REPENSER LA LOGOCRATIE POUR UNE VIE BONNE EN AFRIQUE

Abstract: 

This article advocates for the public space as a platform for a consensual vision by public debate. Indeed, genuine democracy carries this price tag because, in today’s diversified and unique Africa, a crisis of both its reference and fundamental values are paramount. The feedback of those values constitutes the essence of African existence via oral tradition, namely, logocracy; the ruling power of words. Far from idealizing traditional Africa, public argumentation has always characterized African peoples. Thus, debates express freedom of speech and demonstrate equality among citizens. Unfortunately, in some cultures, the youth, women and foreigners have been marginalized; they have no room for talks, whereas public debate should involve every mature citizen that can logically articulate thoughts at a forum. In that regard, therefore, public debate should open opportunity to anyone, to express their thinking on a common issue, for the survival of peoples’ freedom and rights that confirm democracy. Otherwise, logocracy should be rethought for Africa’s welfare fate in search for democracy

1.Introduction

De nos jours, la gestion du pouvoir politique en Afrique pose un sérieux problème éthique. L’on assiste, ici et là, à toutes sortes de représailles sur les citoyens, à la confiscation des libertés individuelles et des appareils de l’Etat, aux abus du pouvoir, à la l’instrumentalisation, la chosification de l’homme réduit à n’être qu’un électeur : le troupeau électoral. La parole donnée, les promesses faites au peuple pendant la campagne électorale deviennent de la cendre, de beaux discours dans le vent. La fidélité des systèmes de représentation du peuple reste problématique. Le peuple se sentant lésé dans les prises de décisions de ceux qu’il a élus, qui au final, ne servent que les intérêts de leurs partis politiques ou de leur clan. Le pouvoir est concentré dans les mains d’un groupuscule qui en use comme bon lui semble. Ainsi, on assiste à un totalitarisme sans nom en Afrique.

Or, l’éclatement du pouvoir politique a permis de voir que le peuple est désormais souverain. Souverain, le peuple confie le pouvoir politique à un individu à des fins tout à fait nobles oubliant que le risque que celui-ci en abuse, qu'il le détourne à des fins autres que ceux visées par ceux qui le lui ont confié est grand. C’est, par ailleurs, une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser (Montesquieu 1995 : 326).

Dans le déploiement de la vie ordinaire, ne disons-nous pas que la vérité jaillit de la discussion ? La vérité n’est ni à moi, ni à l’autre. Elle est entre nous. Pour reconstruire l’Afrique des grandes civilisations, ne devons-nous pas donner à la discussion sa base éthique ? La discussion ne serait-elle pas un moyen pacifique pour régler les conflits en Afrique? Ne faille-t-il pas alors convier le peuple et son représentant à une logothicité, c’est-à-dire, à une recherche commune du sens de l’existence, susceptible de freiner ce mal politique? Pour enrayer le mal politique, la logocratie n’en serait-elle pas le paradigme politique à restaurer dans l’Afrique moderne ?

A partir d’une méthode phénoménologico-herméneutique, notre communication tentera de montrer la nécessité de concevoir et d’organiser les structures d’usage public de la raison, de discussion publique en vue de la vie bonne en Afrique.

2. De la logocratie et de la gouvernance politique en Afrique

2.1. Pour une approche de la logocratie

La logocratie émane du grec logos, qui signifie parole, raison et kratos qui renvoie à pouvoir, autorité. Dans la logocratie, le pouvoir émane du logos. C’est le régime de la langue de bois. De cette conception, la logocratie serait la souveraineté de la raison ; le régime idéologique fondé sur la parole, sur le discours. Ce qui laisserait comprendre le diktat de la parole d’une personne, d’une autorité sur les autres. La logocratie serait dans ce cas une sorte d’hégémonie, de dictature, de totalitarisme, d’exercice du pouvoir sur autrui moyennant les mots, le langage. Le langage apparaît alors comme un instrument de domination, un instrument du pouvoir.

Si dans une première approche au sujet, le logos est réduit au seul sens de la raison, de la parole, il importe de noter que ce concept est polysémique. Son infinitif, du grec legein, veut dire rassembler, unir, recueillir. Par extension, il renvoie à la raison, au discours, au langage, qui lient les choses entre elles et font apparaître leurs relations. La raison rassemble, elle unit. En rassemblant et en unissant, elle ne fait rien d’autre que dire ce qui est. Il en découle que la raison doit se mettre à l’écoute de ce qui est simple. Se mettre à l’écoute de ce qui est simple, c’est chercher à saisir le sens de ce qui se passe autour de soi, c’est-à-dire penser concrètement la réalité, aller au-delà du simple constat des phénomènes qui s’offrent à la perception pour chercher la rationalité sous-jacente à leur manifestation.

Dès lors, chercher la rationalité qui sous-tend la manifestation des phénomènes, c’est promouvoir le dialogue authentique des esprits, le « dépassement de l’insularité quasi-monadique qui conduit chacun dans une sorte d’auto-satisfaction de ce qu’il est et de ce qu’il sait » (Zongo 2011: 64) pour un être-ensemble-avec les autres. Ce vivre-ensemble collectivement vécue et assumée procède du logos, de la raison. La raison favorise le vivre-ensemble. La raison crée et restaure l’harmonie. Vivre selon le logos ou selon la raison c’est vivre dans l'harmonie, pas seulement l'harmonie cosmique ou l'harmonie sociale, mais vivre dans l'harmonie créée à la suite d'une prise de conscience de sa vie. Le logos implique le rassemblement sur soi, l'union avec soi-même et avec les autres que soi. Le logos favorise l’ouverture au monde commun des hommes. Il est une modalité du pouvoir, de l’autorité appréhendée comme kratos.

La logocratie telle que nous l’appréhendons n’a rien à avoir avec le totalitarisme, encore moins, le sophisme, la rhétorique. La rhétorique est justement cet art utilisé par le rhéteur en vue de convaincre. Dès lors, la rhétorique c’est cette faculté que l’on a de produire un raisonnement logique en vue de persuader. S’il est vrai que politique et rhétorique font apparemment bon ménage, ou la rhétorique vient au secours de la politique et la politique donne de l’autorité à la rhétorique, le sens que nous conférons ici à la logocratie est de l’ordre de la poétique. La poétique n’est pas à comprendre comme ce qui est lyrique. Elle est aussi une volonté créatrice de l’imaginaire social.

La poétique est donc une disposition intérieure pour la quête du vivre-ensemble par l’entremise de la parole, du langage. Le langage étant une faculté propre à l’homme pour exprimer et communiquer sa pensée au moyen d’un système de signes vocaux ou graphiques. Cà n’est pas superfétatoire de le signifier, l’homme est un être qui parle, qui s’exprime dans et par le langage. Il est un homo loquens. Il parle le langage dans le langage. Cela nous de comprendre que la logocratie comme le pouvoir de la parole conférée au peuple. A ce titre, loin d’être un régime idéologique ou l’art de la persuasion, la logocratie se veut un espace de rassemblement, d’échange véritable entre des citoyens en vue du vivre-ensemble. Elle n’est guère un régime totalitaire, mais la recherche commune du consensus. La logocratie est le lieu de l’exaltation du dialogue, de l’échange mutuel, de la consultation avant toute délibération. La logocratie telle que nous l’entendons est un mécanisme de la vie sociale qui prône à tous égard le consensus. La logocratie est avant tout l’expression de la démocratie telle que pratiquée dans l’Afrique d’antan. Concept universel, la démocratie est le propre de l’Afrique (voir Sen 2006). En effet, dans l’Afrique traditionnelle, aucune décision n’était prise sans qu’on ait écouté tous les partis en présence. La décision était le fruit d’une longue discussion. Le chef avait pour rôle de récapituler tout ce qui avait été dit et de trouver un consensus pouvant faire l’unanimité. L’Afrique a un héritage qui est celui de la discussion publique : la logocratie. Nous en voulons pour preuve cette description de Nelson Mandela :

Tous ceux qui voulaient parler le faisaient. C’était la démocratie sous sa forme la plus pure. Il pouvait y avoir des différences hiérarchiques entre ceux qui parlaient, mais chacun était écouté, chef et sujet, guerrier et sorcier, boutiquier et agriculteur, propriétaire et ouvrier. Les gens parlaient sans être interrompus et les réunions duraient des heures. Le gouvernement avait comme fondement la liberté d’expression de tous les hommes, égaux en tant que citoyens (Mandela 1996 : 24).

2.2. Aperçu du pouvoir politique dans l’Afrique précoloniale

Dans les sociétés traditionnelles, le pouvoir, lié à l’autorité personnelle, a un caractère global. On ne peut dissocier le pouvoir de son détenteur. Elle a exporté le régime parlementaire qui ne correspond pas au pouvoir de fait de son chef. Ainsi, dans la société traditionnelle, ne devenait chef qui veut, comme cela se laisse voir avec l’avènement de la démocratie exportée où chacun pense être apte à gouverner.

Dans l’Afrique traditionnelle, l’autorité était exercée par le roi ou l’empereur. Il exerçait un pouvoir politique, militaire et religieux qui n’est point autoritaire et arbitraire mais plutôt contrebalancé par les conseils et les coutumes ancestraux. Le pouvoir n’était pas concentré dans les mains d’une seule personne. Pour éviter le despotisme et pour que la liberté soit préservée, l’Afrique traditionnelle appliquait déjà la séparation des pouvoirs. L’on avait compris qu’il faut que le pouvoir arrête le pouvoir. Nullement, le roi ne décide tout seul. Des consultations, des heures de discussion sous l’arbre à palabre pour parvenir à la vérité caractérisaient le pouvoir politique traditionnel.

Ce mécanisme politique conciliait la liberté individuelle du citoyen et l’autorité politique. Le roi avait, certes, la primauté du pouvoir, même si le pouvoir était géré par un collectif qui rendait compte de leur gestion au peuple. Malgré la détention plénière du pouvoir par le roi ou l’empereur, il ne pouvait en abuser pour confisquer les libertés individuelles. Le pouvoir politique dans l’Afrique traditionnelle, en dépit des zones d’ombres de dictature, de despotisme, de totalitarisme, dont on pourrait lui reprocher, l’on avait quand même conscience qu’un abus de pouvoir est une atteinte grave à l’intérêt public en ce qu’il implique le non-respect des normes.

L’Africain se conformait aux traditions, aux mœurs, à la réglementation sociale de son groupe. Il n’y avait pas de prison ni tout l’appareil judiciaire mis en place par les colonisateurs pourtant il régnait dans le groupe un climat d’ordre et de justice estimable. Le vol était presqu’inexistant : une simple écorce d’arbre ou un assemblage de feuillage servait de porte dans le but d’empêcher les animaux domestiques de pénétrer dans la maison ; il n’y avait pas de cadenas, pas de serrures, pas de portes en fer, pas d’antivols ni tous les autres dispositifs ingénieux que nous voyons aujourd’hui et qui ne réussissent pas à contenir les voleurs ni à endiguer le mal devenu un véritable fléau social.

L’esprit de lois qui était dans l’âme de l’Africain est une valeur dans la mesure où l’individu connaissait les limites de ses droits et devoirs, il avait de sa vie et de sa société une idée claire et précise : chacun avait sa foi pour surveiller sa conscience. En tout état de cause, dans l’Afrique traditionnelle, l’espace public constituait un frein au déchaînement chaotique des passions. C’est dire que l’Afrique avait une pleine connaissance du pouvoir politique et de sa régulation. Malheureusement, la colonisation va fragiliser ce pouvoir politique par la suppression des institutions traditionnelles qui régulait la vie sociétale :

L’administration coloniale a modifié le système traditionnel, mais les structures qu’elle a instituées ne s’intègrent le plus souvent qu’imparfaitement ; elle a créé un cadre politique et administratif qui reste souvent plaqué. La structuration verticale issue du colonialisme est juxtaposée à côté d’une structuration horizontale qui demeure (Hugon1968 : 50-51)

Ainsi, avec la colonisation, l’Afrique s’est trouvée comme déracinée, dépouillée de son conatus, de ses valeurs fondantes, ses repères, sa moelle épinière. C’est ce que traduit Philippe Hugon en ces termes : « L’Afrique par la colonisation s’est trouvée coupée de son histoire pour être rattachée à celle de l’Europe. Les institutions trouvaient leur signification comme prolongement du système métropolitain » (Hugon 1968 :55). On assiste ainsi à une désagrégation des structures traditionnelles.

2.3. Le pouvoir politique dans l’Afrique postcoloniale

Après la période coloniale, l’on a pensé que la souveraineté politique apporterait ou devrait apporter la liberté, l’unité, le développement tant économique que politique. Cette euphorie des indépendances s’est rapidement transformée en désespoir à cause des dirigeants liberticides. Pour ces dirigeants, la vie humaine importe moins que le trône. Ce qui importe, c’est le pouvoir et ses avantages : la suprématie, l’honneur, les richesses. Le pouvoir devient la domestication ou l’assujettissement des hommes. C’est la cristallisation des ambitions personnelles. Ce qui fera dire à Tidiane Diakité que les « hommes politiques africains apparaissent ainsi comme une nouvelle classe d’hommes d’affaires africains. L’exemple ainsi donné du matérialisme, de l’affairisme, de l’arrivisme, s’imprime au peuple tout entier (…) Tous s’emploient à se servir » (Diakite 1986 : 83). Le pouvoir n’est plus égal à un service mais plutôt à un moyen d’enrichissement illicite d’une poignée de personnes. Le bien public est détourné à des intérêts égoïstes, personnels, claniques.

Le pouvoir devient synonyme de domination et d’enrichissement rapide et comme le souligne Sophia Mappa, en Afrique, « l’Etat est perçu comme moyen du pouvoir personnel des gouvernants. » (Mappa 1998 : 174). Le pouvoir se transforme en une « une foire d’empoigne, le lieu où la quête et la conquête du pouvoir ou sa conservation pousseraient des individus à faire des coups bas, à tricher, à mentir voire à tuer » (Djereke 2001 : 88). Pour se maintenir au pouvoir, les chefs d’Etat ont tendance à modifier les constitutions. L’armée est détournée de sa vocation républicaine pour brimer la population qu’elle était censée protéger. Les médias d’Etat sont à la solde du détenteur du pouvoir et servent à faire son apologie. Le pouvoir politique devient l’expression de la recherche de la gloire personnelle et de la sujétion de l’individu.

On dira des hommes politiques africains qu’ils n’ont pas le sens de l’Etat « mais celui de leur poche et rien en eux ni dans les actes ni dans les propos n’exprime le devoir-être africain » (Diakite 1986 : 135). De toute évidence, l’espace public comme fondement de la démocratie est transformé en domaine privé. La démocratie occidentale qui a nourri l’espérance des peuples africains durant presqu’un demi-siècle est manipulée par des politiciens accrochés à leurs propres intérêts. Kä Mana traduit bien cette réalité en ces termes : « Espérée, dansée, glorieusement incantée dans un lyrisme de plus en plus charmeur, elle prend l’allure d’un rêve abstrait dont on peut craindre qu’il aboutisse comme ont abouti tous les rêves de l’Afrique depuis les indépendances : dans la désillusion amère et le désenchantement sans fond» (Kä Mana 1991 :104). Par ailleurs,

Loin d’être une conquête radicale et une volonté de novation intégrale de la vie et de la pensée, la démocratie s’instaure comme une orchestration nouvelle d’un partage des pouvoirs entre les dictateurs « convertis » au pluralisme politique et les nouvelles figures politiques soucieuses de l’intérêt national et de leur propre intérêt qu’elles veulent sauvegarder sans heurt (Kä Mana 1991: 105).

C’est dire que la démocratie, censée être le chemin de la liberté, de l’égalité, du progrès social, de miasme de bonheur des Africains, est devenue démocrise ou démocrisie, démodictat. Par "démocrise" ou "démocrisie", "démodictat", il faut entendre par là, que la politique démocratique africaine, séduite par les beaux discours, piétinant dans les tâtonnements d’un savoir-faire médiocre et instable n’est rien d’autre que la démonstration d’hypocrisie, l’oppression du peuple par les représentants qui se prennent pour les amis du peuple. En conséquence, la manipulation du jeu démocratique par des politiciens accrochés à leurs propres intérêts fait muer la démocratie en « démoncratie ».

3. De la logocratie comme processus rationnel et communautaire

3.1. De la culture africaine comme valeur fondante de la logocratie

Avant tout déploiement sur la logocratie africaine dans sa compréhension comme processus rationnel et communautaire, il n’est pas sans fondement d’épiloguer sur la culture. La culture est une valeur fondante de la logocratie en tant qu’espace public; lieu d’échange, de discussion publique, de dialogue, de recherche de la vérité et de la dignité de tout personne. Signe singulier d’une chose plurielle, la culture est ce qui forge l’âme, le caractère, la personnalité et l’identité de l’homme. Elle représente, pour l’homme, « la source de son inspiration pour la créativité et l’inventivité, autrement dit sa vision du monde, sa relation avec la vie » (Ayoun N’dah 2003 : 134). Nous pouvons affirmer sans ambages de la culture qu’elle est la modalité de l’activité spirituelle et créatrice de l’homme. Elle est tout ce grâce à quoi et par quoi l’homme existe et subsiste :

L’avenir des valeurs de la culture, c’est l’avenir même de l’Homme, car seules elles permettent à l’Homme d’être créateur, créateur de son destin, créateur de l’histoire, créateur au sens plein du mot, de la technologie. Seules elles portent pour l’Homme les promesses d’immortalité, et sans elles, il n’y a point d’avenir (Hazoume & Hazoume 1988 : 43).

A cet égard, en tant que modalité de l’existence, la culture est le moule de toute hominisation. De toute évidence, « l’hominité » de l’homme s’acquiert par la culture. Nous en voulons pour preuve les propos d’Achiel Peelman qui considère que « chacun de nous, dès le premier jour de sa vie, a été programmé, éduqué ou endoctriné dans une seule façon d'être humain » (Peelman 1988 : 42). La culture façonne l’homme. Il est donc nécessaire que l'homme soit situé dans le réseau de ses appartenances culturelles. Le sens d'appartenance culturelle se veut un impératif catégorique à ne jamais perdre de vue. Malheureusement, l’Afrique, nous le savons, est déracinée parce que la façon d’être, de penser et d’agir des Africains empêche toute dynamique de progrès et autorise à parler, sans excès, de l’existence d’une culture de régression dans le continent noir.

Or, comme l’affirme les frères Hazoumé, « un peuple ne peut aller de l’avant que s’il dispose de point de référence dans le passé, s’il sait qu’il perpétue un certain génie, une spécificité respectée par les autres peuples » (Hazoume & Hazoume 1988 : 16). Il va sans dire que la culture apparaît comme « le point d’équilibre de toute société pour son développement» (Ayoun N’dah 2003: 134). La culture est la manière d'être et de faire propre à une personne, à une société. C’est le mode de vie d'une société. Ainsi, une société n’a de sens que si elle se réfère à sa culture qui constitue sa colonne vertébrale. Figure particulière de l’histoire de l’humanité, la culture fait l’homme. Le faisant, elle invite à la coexistence pacifique de tous les individus et de tous les peuples.

3.2. De la logocratie comme effectivité de «quand dire c’est faire»

La logocratie en tant que cadre de réflexion n’a pas pour prétention de nommer ici et là des personnes ou personnalités africaines faisant montre de la déréliction du langage. Que ce soit en Afrique Centrale, en Afrique du Nord, en Afrique du Sud, en Afrique de l’Est et en Afrique de l’Ouest où nous vivons, les hommes politiques promettent monts et merveilles aux populations lors des joutes électorales. Une fois élu, ces hommes politiques ignorent les promesses faites et par voie de conséquence abusent de la naïveté des populations. En Côte d’Ivoire, le Président Alassane Dramane Ouattara avait promis la construction d’universités chaque année. Aucune n’est sortie de terre jusqu’à ce jour, depuis la promesse faite en avril 2011. Il avait aussi promis enrayer le chômage, améliorer la condition de vie des citoyens. Aujourd’hui, le taux de chômage est cinq fois plus élevé que par le passé en raison de la politique du rattrapage ethnique en vogue. Les citoyens meurent de faim parce que la vie devenant chaque jour de plus en plus chère. Ici et là en Afrique, l’on assiste au non-respect des engagements, de la parole donnée. Fort de cela, notre réflexion, en tant que cadre théorique de la logocratie a pour visée l’éveil de conscience. Aujourd’hui, en Afrique, l’on a besoin d’hommes et de femmes de parole et d’action. Il ne suffit pas seulement de parler, de promettre, mais d’adjoindre l’acte à la parole. La parole donnée d’un homme doit être aussi inséparable que le feu et la flamme. La valeur d’un homme réside dans la fidélité à ses engagements, dans la fidélité à la parole donnée. Qui n’est pas homme de parole n’est pas un homme. Un bon citoyen est loyal et fidèle à sa parole. Qui manque à sa parole est le plus honteux des hommes. Qui n’est pas homme de parole, n’est pas un homme. Celui qui qui ne fausse pas sa parole, celui-là est véritablement un homme. La parole révèle l’être. La parole dit ce qu’on est, qui on est : on connait l’oiseau par son nid. Et par les paroles, l’esprit. Certains disent que nos vies sont définies par la somme de nos choix. Mais ce ne sont pas vraiment nos choix qui distinguent qui nous sommes. C'est notre engagement pour eux. La parole est comme de l’eau. Une fois versée, l’on ne peut plus la ramasser. La parole engage. La parole donnée est un engagement à respecter. Qui donne sa parole doit la tenir à quelque prix que cela puisse être. La parole donnée et tenue est premièrement une question d'honneur.

Comme le dit Hannah Arendt, « c’est par le verbe et l’action que nous nous insérons dans le monde humain et cette insertion est comme une seconde naissance dans laquelle nous affirmons et assumons le fait brut de notre apparition physique original » (Arendt 1983: 233). Pour Hannah Arendt, l’action est une sorte d’initiative, un commencement sous un mode de « l’archein ». C’est finalement une mise en mouvement qui fait de l’homme un novateur par le fait même de sa naissance qui l’ouvre à l’action. Elle est par ailleurs la voie par laquelle le soi peut être saisi : « En agissant et en parlant, les hommes font voir qui ils sont, révèlent activement leurs identités personnelles uniques et font ainsi leur apparition dans la moindre activité, dans l’unicité de la forme du corps et du son de la voix » (Arendt 1983 : 236). La coexistence exige la fidélité à soi et à la parole donnée. Hannah Arendt dira que la pluralité humaine est « condition fondamentale de l’action et de la parole » (Arendt1983 : 27). C’est cela que les hommes politiques africains doivent comprendre. L’homme politique doit « être un homme d’action, incarner une volonté qui dépasse l’individuel » (Diakite 2011: 23).

3.3. De la logocratie comme reconstitution du forum

Les crises politiques que vivent l’Afrique ne sont pas une fatalité. Les pays africains peuvent se relever et sont déjà en train de se relever. Et cela n’est possible si les leaders incarnent les valeurs éthiques, car « l’Afrique a besoin de se libérer du néocolonialisme» (Kacou 2012 : 16). Les autorités africaines ont une lourde responsabilité, celle de rendre les sociétés africaines viables. Il s’agit de favoriser l’épanouissement des personnes dans une société elle-même épanouie et porteuse des valeurs d’humanisme. Par la logocratie, les Africains doivent cultiver une véritable du vivre-ensemble, d’une vie épanouie et restaurer le dialogue interculturel. Il s’agit de rompre avec la petite politique qui est une politique mesquine, égoïste au bénéfice de la grande politique ; une politique de consensus.

L’Afrique attend beaucoup de ses enfants. Le pluralisme et la démocratie ne doivent pas être des slogans pour se donner bonne conscience et donner une bonne image à l’internationale, mais doivent être de la réalité. Pour ce faire, le respect de la légalité constitutionnelle, des institutions de la légalité électorale doivent devenir quelque chose de normal et d’ordinaire en Afrique. Le nom du « berceau de l’humanité » ne doit plus être associé au terme de fraudes constitutionnelles, de tueries en masse, de répressions sanglantes des manifestants, de contrôle absolu des institutions étatiques par les partis au pouvoir, de la promotion du droit de cuisage et de l’appartenance ethnique au détriment des compétences avérées.

La déification des autorités politiques doit s’estomper en vue de renforcer la notion de la responsabilité de ces chefs d’Etat. Ainsi, ils prendront conscience que pèsent sur eux l’obligation de rendre compte de leur gestion. Les leaders politiques africains doivent avoir une hauteur d’esprit qui leur permette de placer l’intérêt général, l’intérêt national au-dessus de leurs intérêts intestinaux. Ils doivent agir dans le sens de la restauration de l’espace public.

Il s’agit dans la perspective de la culture de la logocratie d’amener les citoyens « à apprendre ensemble à penser autrement et donc à agir différemment pour un vivre-ensemble harmonieux » (Doumbia 2011 : 121). L’une des solutions en vue de la vie bonne que préconise Paul Ricœur, c’est de « rassembler en colloque des compétences, des responsabilités, des sensibilités diverses. Cela, dit-il, c’est démocratique, c’est-à-dire qu’il faut qu’il y ait une discussion publique » (Ricœur 2017 : 156). La discussion publique s’avère indispensable pour une cohésion sociale. Les appareils de l’Etat doivent servir pour la recherche de l’unité, de la paix et non à étayer les pseudo- réalisations d’hommes politiques. Pour une logocratie en Afrique, « il faut, en effet, attacher beaucoup d’importance à la publicité, à l’usage public, de la raison » (Ricoeur 2017 : 157). Par la publicité et l’usage public de la raison, l’on parviendra à établir une société de confiance qui favorisera l’innovation, la croissance exponentielle. Cela permettra de mettre fin aux abus de tous ordres, à la violence généralisée.

3.4. De la logocratie comme sagesse pratique

La logocratie entendue comme sagesse pratique, est, en effet, une sagesse exercée par soi-même, mais avec et pour les autres dans des institutions justes. La logocratie comme sagesse tente de réarticuler la visée éthique et la norme morale. A ce titre, la sagesse pratique, en tant qu’exercice du jugement prudentiel ou jugement moral en situation, négocie le meilleur équilibre entre l’universalité des normes et la particularité des situations humaines en tant de concilier l’hubris (la démesure, l’excès) et la phronèsis (la juste mesure, la prudence).

Cette sagesse « consiste à inventer les conduites qui satisferont le plus à l’exception que demande la sollicitude en trahissant le moins possible la règle » (Ricoeur 1990 : 312). Discussion publique, la logocratie est précisément le champ politico-éthique de l’exercice de la phronèsis à plusieurs. C’est la réponse socio-politique à bien délibérer, à penser juste, à exercer le discernement en prenant en compte la possibilité de tous les citoyens de participer aux débats politiques. N’excluant personne, la logocratie, « ce concept beaucoup plus vaste et riche comprend la possibilité pour tous les citoyens de participer aux discussions politiques et d’être ainsi en mesure d’influencer les choix relatifs aux affaires publiques. ». (Sen 2006 : 12). La logocratie comme sagesse pratique est l’exercice de la raison publique avec pour principe fondamental le débat public, c'est-à-dire la participation politique liée à deux idéaux forts, à savoir la tolérance et l'ouverture à la discussion. La discussion publique constitue un remède contre tous les abus. Elle circonscrit la violence politique. Elle prône la tolérance, l’acceptation de la différence, la solidarité, la fraternité, l’honnêteté qui sont toutes des valeurs caractéristiques des sociétés africaines. Avec Paul Ricœur, nous pouvons sans ambages affirmer que la logocratie « n’est pas un régime politique sans conflit, mais un régime dans lequel les conflits sont ouverts et négociables selon des règles d’arbitrage connues » (Ricoeur 1990 : 300). Perçue comme une pratique rationnelle et raisonnable, un processus rationnel et communautaire, la logocratie est la sagesse pratique, mais alors une sagesse exercée en commun en vue de la vie bonne pour soi et pour autrui dans des institutions justes.

Conclusion

La démocratie telle que vécue aujourd’hui en Afrique a besoin d’être repensée. C’est dire que pour une vie épanouie en Afrique, les Africains ont nécessairement besoin de recourir à un modèle de démocratie qui tient compte des valeurs telles que la discussion publique, l’exercice de la raison pratique ou l’usage public de la raison. Cela pourrait favoriser la liberté d’expression, l’accueil de la différence, la tolérance, le pardon, l’honnêteté, la fidélité à la parole donnée et le partage équitable du pouvoir. Sans une assise profonde de ces valeurs dans la vie des Africains, le continent demeurera toujours à la traine, avec des foyers incandescents ouverts sur tous les fronts : Aujourd’hui, l’Afrique est bouleversée et chaque mot de notre texte se veut le récit renouvelé de ce bouleversement. Notre texte devient le théâtre d’un affrontement sans confusion, champ de bataille des idées dans une Afrique dont l’unité s’effrite et qui ne trouve plus à se nommer qu’à partir des calamités, des meurtrissures, des dictatures qui l’ont si violemment déchirée (Diakite 2011 : 188). Il importe donc de recourir à la logocratie puisqu’elle pose les bases d’une réelle réflexion sur la cohabitation, sur le vivre-ensemble. L’espace public en tant que lieu de la recherche de la vérité, de l’épanouissement de tout homme et de tout l’homme est la voie par excellence pour enrayer « la tromperie, la falsification délibérée et le mensonge pur et simple employés comme moyens légitimes de parvenir à la réalisation d’objectifs politiques » (Arendt 1972 :10). Antidote contre la barbarie, la logocratie est, par ailleurs, ce qui permettra aux citoyens de se réconcilier avec eux-mêmes, avec leur histoire personnelle et collective ainsi qu’avec leurs semblables. La logocratie exige, par conséquent que l’on se réapproprie l’histoire. Se réapproprier l’histoire, c’est se libérer de la malédiction du passé pour se sentir porteur d’une tâche qui concerne le futur. C’est pourquoi, l’Africain est invité à comprendre que [P]ersonne ne peut développer l’Afrique mieux que nous-mêmes, par cette approche alternative de la culture qui fait appel à la mémoire, à l’estime, au respect et à la confiance. Il ne s’agit pas de rejeter l’Autre ou tout apport extérieur, mais de disposer du temps et de l’espace pour identifier et reconnaître les éléments épars de notre moi éclaté. C’est en étant en paix avec nous-mêmes que nous contribuerons à la diversité créatrice (Traoré 2002: 196). Au demeurant, la logocratie en tant qu’espace public du déploiement de l’humanité de l’être humain promeut une éthique de la cohabitation du vivre-ensemble capable de sortir l’Afrique et les Africains de l’impasse dans laquelle ils s’y trouvent.

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