A LA DÉCOUVERTE D’UN ACTEUR AMBIVALENT : LES ORGANISATIONS DE LA SOCIÉTÉ CIVILE DANS LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME AU BURUNDI POST-CONFLICTUEL (2005-2015)

Abstract: 

Without questioning its essential role in the defense of the rule of law, and the values that it underpins, this article attempts to demonstrate that Burundian civil society cannot be confined to idealist conception. To this end, it highlights its ambivalence to identify the conditions that can effectively defend human rights. Thus, in the context of post-conflict Burundi (2005-2015), the article argues that, despite the nature of the current political regime to test local civil society, intrinsic arguments have hindered its effectiveness. Rather, they are linked, in particular, to the prevalence of ethnic anecdotal evidence based on a gain to ponder wealth in this sphere of civil society. Therefore, by strengthening the intercommunity dimension, and objectively defending the interests of citizens, Burundian civil society may bypass government accusations and make its claims better understood.

1. Introduction

L’usage à profusion du concept de société civile pourrait préfigurer une définition claire de celle-ci. Fruit d’une longue maturation, la société civile est, cependant, un concept flottant, difficilement fixable dont la définition a fait l’objet de maintes reformulations selon les époques et selon les réalités que dictait le contexte politique de la période concernée.

Il est impossible par conséquent de dégager une définition exempte de toute aporie scientifique à cause de la diversité des « logiciels de lectures » (Mappa 2009 : 64). C’est pourquoi notre réflexion allie deux définitions pour des raisons que nous mettrons en évidence par la suite. Ainsi, Maurice Kamto aborde la société civile comme une sphère sociale distincte de celle de l’État et des partis politiques, formée de l’ensemble des organisations et personnalités dont l’action concourt à l’émergence ou à l’affirmation d’une identité sociale collective, à la défense des droits de la personne humaine ainsi que des droits spécifiques attachés à la citoyenneté (Kamto 1994 : 48)

Quant à la définition utilisée par the London School of Economics and Political Science, elle envisage la société civile comme un Ensemble des institutions, organisations et comportements situés entre l’Etat, le monde des affaires et la famille. Plus précisément, ceci inclut des organisations volontaires et sans but lucratif de différents types, des institutions philanthropiques, des mouvements sociaux et politiques, autres formes de participation et engagement social et les valeurs et caractéristiques culturelles associées à eux (Palmans 2006 : 209).

Ces deux définitions se complètent et ont le mérite l’une de mettre en exergue la défense des droits de l’Homme et l’autre de distinguer la société civile, l’Etat et le marché. Ainsi, au sens de cette réflexion, la société civile renvoie à toutes les organisations, en dehors de l’Etat et du marché, qui œuvrent dans le domaine des droits de l’Homme et inclut donc les associations sans but lucratif comme les groupes de la presse privée, les syndicats, les confessions religieuses, etc.

Une littérature luxuriante sur la société civile permet de faire le constat que le discours dominant la présente comme un concept monosémique qui renvoie à des regroupements volontaires des citoyens pour la défense des droits de l’homme et plus globalement la consolidation de l’Etat de droit (Tocqueville 2010 (1835), Habermas 1992). Néanmoins, la société civile n’est pas univoque. Gramsci (1978), tout en reconnaissant que la société civile constitue une sphère d’émancipation par rapport à l’ordre existant, la considère également comme une sphère dominée par les forces sociales reflétant les idées et les valeurs du plus fort. C’est dans le sillage de cette conception critique de la société civile que des travaux de recherche abordent l’idée «d’une mauvaise société civile» (Chambers & Kopstein 2001 : 837). La société civile en tout temps et en toute société ne saurait se concevoir comme un acteur homogène orienté uniquement vers la défense de la démocratie et des droits de l’Homme (Putnam 1995: 231). Elle constitue une sphère hétérogène, incluant des organisations, dont les objectifs sont aux antipodes des valeurs démocratiques (Edwards 2009). Cette dimension ne peut être occultée au risque de s’engouffrer dans un idéalisme contreproductif. Nous mettons en évidence la pertinence de ce débat à la lumière de l’expérience de la société civile burundaise.

Ainsi, l’objet de cette réflexion est d’examiner la capacité de la société civile burundaise à défendre les droits de l’Homme, dans un contexte post-conflictuel. Nous nous proposons à cet effet de mener une réflexion sur les conditions sous lesquelles la société civile peut être un défenseur efficace des droits de l’Homme dans de tels contextes. Cette tâche exige une appréhension basique du contexte et une démarche méthodologique précise. Par ailleurs, il nous paraît pertinent de démontrer en quoi le contexte post-conflictuel au Burundi constitue une particularité pour la société civile, avant d’explorer dans quelle mesure la conception critique ci-haut évoquée peut se révéler heuristique dans la compréhension son caractère ambivalent.

2. Recentrage contextuel et aspects méthodologiques

Après son indépendance en 1962, le Burundi a été le théâtre des violences cycliques. Le processus de paix d’Arusha a abouti en 2000 à un accord qui aurait pu conjurer le retour au conflit. L’ouverture de l’espace politique que cet accord consacre a conduit à la régénération de la société civile. Dans une perspective normative assumée, cette réflexion tente de comprendre l’action de cette dernière en faveur du respect des droits de l’Homme.

2.1. L’accord d’Arusha pour la paix et la réconciliation ou l’espoir d’un peuple

Quoique révoltants, les travaux qui affirment que l’Histoire du Burundi post-colonial est écrite en lettres de sang (Muzima 2016 : 272), défient toute contradiction. En effet, le Burundi post-colonial a connu des violences cycliques, à caractère politico-ethnique (1965,1972, 1988,1991, 1993) (Vandeginste 2009 : 595). La guerre civile qui débute en 1993 pour prendre fin en 2006 a été la plus violente occasionnant près de 300 000 morts, 800 000 réfugiés et 400 000 déplacés à l’intérieur du Burundi (Brachet et Wolpe 2006 :12, International Crisis Group 2003 :1). Elle s’est déroulée sous la marque de l’opposition entre d’une part, les hutus, ethnie majoritaire (environ 85%), dont certains membres avaient formé des mouvements rebelles et d’autre part les Tutsi, ethnie minoritaire (environ 14%), mais majoritaire au sein des forces armées burundaises. Les pertes en vies humaines ont été importantes de part et d’autre.

Le 28 Août 2000, le processus de paix engagé depuis plusieurs années, d’abord sous la houlette de l’ancien Président tanzanien Julius Nyerere et suite au décès de ce dernier, de Nelson Mandela, aboutit à la signature d’un accord de paix entre les acteurs politiques burundais. Connu sous la dénomination de l’Accord d’Arusha pour la Paix et la Réconciliation au Burundi, ce texte historique peut être qualifié de fondateur d’un Burundi nouveau, réconcilié et engagé sur la voie de la démocratisation. Il a été négocié en conformité à « la boîte à outils » de l’agenda international de la reconstruction de l’Etat fondé entre autres sur une démocratie pluraliste, l’Etat de droit et une société civile dynamique (Leclercq 2018 :4). Ainsi, il avait suscité des espoirs réels d’une stabilité politique pérenne.

En 2005, des élections jugées libres, transparentes et démocratiques par la communauté internationale (Vandeginste 2011) ont conduit à la mise en place des nouvelles institutions dont le nœud de l’agenda est constitué entre autres par le renforcement de l’Etat de droit et ses valeurs. Grâce au pluralisme qu’instaure l’accord d’Arusha, les garanties constitutionnelles et d’une manière générale, le contexte apparent d’une stabilité retrouvée, la société civile a renoué avec son dynamisme d’avant la guerre. Le nombre de groupes associatifs est passé de 116 en 1993 à environ 2342 en 2006 (Ngayimpenda et Al, 2011 : 39). Près de 10 % œuvrent dans le domaine de la gouvernance politique spécifiquement pour le renforcement de l’Etat de droit et le respect des droits de l’Homme.

Mais dès les premières années de cette période de post-conflit, les relations entre l’Etat et la société civile se sont détériorées sur fond des dénonciations des cas de violations des droits de l’Homme. L’année 2015 a marqué un tournant décisif. A la suite de la controverse autour de la représentation du Président Pierre Nkurunziza à un nouveau mandat, les prises de position et les actions de la société civile n’ont pas fait l’unanimité. Sa crédibilité a été entamée aux yeux d’une certaine opinion, surtout celle proche du pouvoir, en fonction des positionnements des uns et des autres au cœur de ce débat. L’avenir de la société civile voire même de l’agenda démocratique au Burundi suscite dans ces circonstances, des questionnements.

2.2. Questions de méthodologie

Examiner l’action de la société civile dans le domaine des droits de l’Homme au Burundi post-conflictuel implique une étude conséquente de ses interactions avec l’Etat. Au Burundi comme ailleurs, la société civile se situe dans un champ de rapports différenciés à l’égard de l’Etat soit en s’opposant pour exiger plus de respect des droits de l’Homme, soit en adoptant une posture complaisante pour justifier les actes de l’Etat (Matanga 2004 :6). Le champ des droits de l’Homme étant vaste, le Programme de Recherche interdisciplinaire sur les causes profondes des violations des droits de l’Homme « PIOOM » relève trois catégories de droits dont la protection doit être permanente et accrue en période de « fragilité » (Brendalyn 1994 : 104). Il s’agit des droits relevant des articles 3, 5 et 9 de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme incluant le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne humaine, l’interdiction de la torture ou les traitements cruels, inhumains ou dégradants, et également l’interdiction de l'arrestation, la détention ou l'exil arbitraires. Notre réflexion porte une attention particulière à ces droits. Ainsi, du point de vue ontologique, elle se situe aux confluents entre la société civile, l’Etat et les droits de l’Homme dans le cadre précis du Burundi post-conflictuel.

La délimitation du contexte post-conflictuel ne peut pas se faire sans susciter un débat. Certains acteurs estiment que la période post-conflictuelle se limite à l’année 2015 avec le début de la crise déclenchée à la suite de la controverse liée au nouveau mandat du président Pierre Nkurunziza et ses conséquences. D’autres acteurs estiment, par contre, qu’il n’y a pas lieu de parler d’une crise et affirment par conséquent que le Burundi poursuit la consolidation démocratique amorcée en 2015. Si nous nous limitons à 2015, c’est parce que la situation sociopolitique qui prévaut depuis trois ans ne permet pas objectivement de parler d’une situation de post-conflit mais plutôt de conflit. En effet, depuis 2015, le Cour pénale internationale fait état de près d’un millier de morts, de près de cinq cents cas de torture, trois milliers cas d’arrestations ou détentions arbitraires et de quatre cents mille réfugiés (Cour pénale internationale 2017 :72).

Cette conflictualité que recèle la lecture des évènements au Burundi n’a pas épargné la société civile dont l’action est mise ici, sous analyse. Depuis 2005, le constat est que les acteurs de la société civile engagent des lignes de défense divergentes face à des violations des droits de l’Homme rapportées. Si certaines organisations considéraient qu’il s’agit des abus qui entament la démocratisation post-conflictuelle, d’autres leur trouvaient des justifications ou les niaient tout court. C’est donc cette intrigante ambivalence que nous tentons de comprendre.

Du point de vue épistémologique, nous partons de la prémisse que les connaissances, les interactions des acteurs (société civile, acteurs politiques), le contexte de post-conflit en soi, conditionnent les actions et le positionnement de la société civile sur la question des droits de l’Homme. Ainsi, nous nous inscrivons dans une approche constructiviste pour dire que les actions de la société civile sont façonnées par des facteurs cognitifs qui se déclinent dans les significations que les acteurs de la société civile donnent aux facteurs matériels en présence (Coman et al 2016 : 19, Milliken 1999 :231). La littérature existante sur la société civile met en exergue les facteurs explicatifs de son action binaire. La segmentation des groupes en fonction des appartenances communautaires, le caractère utilitaire de l’engagement civique, mais aussi la nature du régime politique sont les plus évoqués (Habermas 1997, Chambers et Kopstein 2001). Nous tentons de voir dans quelle mesure ces éléments a priori théoriques se déploient dans les organisations de la société civile qui se sont assignées la mission de défendre les droits de l’Homme au Burundi, dans un contexte de post-conflit qui s’est avéré singulier pour lesdites organisations. Il serait impossible d’y arriver sans recueillir les points de vue des différentes parties prenantes au processus de reconstruction post-conflictuelle. Ainsi, nous avons réalisé une dizaine d’entretiens avec les acteurs de la société civile, les acteurs politiques et les diplomates accréditées à Bujumbura. Une documentation inédite sur le sujet existe sous forme de travaux scientifiques, de rapports diversifiés, de discours médiatiques sans oublier des événements dont nous avons été témoin ou des discussions informelles auxquelles nous avons pris part.

3. Le contexte post-conflictuel: une épreuve pour la société civile ?

Les contextes de post-conflit se caractérisent par une fragilité dans tous les domaines de la vie de l’Etat concerné. Les institutions mises en place consécutivement au conflit armé ne répondent pas nécessairement aux attentes de la population pour plusieurs raisons dont notamment le manque de volonté des acteurs dans la mise en œuvre des accords signés, la survivance des attitudes de la guerre et l’exploitation des nouvelles structures normatives et institutionnelles à des fins non avouées (Yilmaz 2009, Leclercq 2018). Comme nous le montrons par la suite, ces éléments structurels ont des incidences réelles sur l’action de la société civile.

3.1. Accords de paix au Burundi: asymétrie entre la lettre et l’esprit

Les violations des droits de l’Homme constatées dès les premières heures de la période post-conflictuelle confortent les doutes sur l’engagement réel des différents acteurs à bâtir un Burundi démocratique respectueux des droits de l’Homme. Parlant de l’Accord d’Arusha pour la Paix et la Réconciliation au Burundi, Philipps Reyntjens évoque un « non-accord » (Reyntjens 2006 :118). Trois raisons justifient son point de vue. D’abord, les parties l’ont signé sans souscrire à sa portée, en témoigne le jeu des réserves sur l’accord. Plusieurs signataires de l’accord avaient en effet émis des réserves sur l’une ou l’autre clause essentielle de l’accord. Ensuite, les élites signataires ne croyaient pas vraiment en la paix et la réconciliation. Elles étaient plus animées par le souci de se neutraliser mutuellement que de faire la paix. Enfin aucun des principaux mouvements armés encore actif ne l’a signé (Leclercq 2018 :10).

Par la suite, des accords de cessez-le-feu ont été signés entre le Gouvernement et les mouvements rebelles, respectivement en 2003 pour le Conseil National pour la Défense de la Démocratie-Forces de Défense de la Démocratie (CNDD-FDD) et en 2006 pour le Parti pour la Libération du Peuple Hutu-Forces Nationales de Libération (Palipehutu-FNL). Mais ces accords ne relèvent pas non plus du souci des acteurs de stabiliser le pays pour assurer la paix et la démocratie. Plus spécifiquement pour le CNDD-FDD qui nous intéresse en tant que gestionnaire principal de la période post-conflictuelle, une contingence de facteurs peut justifier sa signature de l’accord de cessez-le-feu. D’une part, les combattants étaient d’abord épuisés mais aussi démoralisés par une victoire militaire qui devenait de plus en plus illusoire. Ensuite, le coût de la guerre devenait insupportable pour les citoyens qui ravitaillaient les combattants dans un contexte de pauvreté grandissante et qui subissaient la répression de l’armée régulière. Enfin, le CNDD-FDD craignait d’être qualifié de force négative par la communauté internationale (Leclercq 2018 :11). D’autre part, il était convaincu que le gouvernement avait subi une pression suffisante et que l’administration parallèle mise en place à travers tout le pays allait être rentable au cours du processus électoral post-conflictuel (Rufyikiri 2016 :17-18).

Ainsi, la signature des différents accords de paix entre les protagonistes du conflit burundais traduit moins la volonté d’asseoir une paix durable qu’un jeu politique visant à poursuivre les mêmes objectifs dans un cadre différent de celui de la belligérance. La partage du pouvoir a supplanté l’attachement aux principes démocratiques et constitutionnels (Nimubona 2007 :73). Nous pensons que cela a eu un impact négatif sur la gestion politique de la période post-conflictuelle dans la mesure où la foi des acteurs politiques dans l’agenda de démocratisation peut légitimement être questionnée au regard de ce qui précède. La situation des droits de l’Homme ayant prévalu et la complexité de la tâche des organisations de la société civile engagées dans la défense de ces droits peuvent être partiellement analysées à partir de cette « incompatibilité contextuelle » (Leclercq 2018 :2). La société civile a, en effet, fait face à deux catégories de pratiques de l’élite au pouvoir qui toutes, entamaient dans une large mesure le renforcement de l’Etat de droit et la protection des droits de l’Homme. Il s’agissait d’une part du recours aux pratiques autoritaires classiques et d’autre part de la mise en œuvre des tactiques subtiles pour « renforcer le pouvoir et affaiblir les autres » par le mécanisme d’« adaptations secondaires intégrées » (Gardella 2003 :30).

3.2. Les pratiques autoritaires classiques

L’une des caractéristiques de l’autoritarisme est le recours à la force pour réduire l’expression et le développement de toute voix dissonante. L'autoritarisme se caractérise par un mécanisme « d’exclusion et de limitation du pluralisme politique » (Droz-Vincent 2004 :947) et d'« hypertrophie des appareils répressifs » (Camau 2006 :60). La période post-conflictuelle a été caractérisée par l’usage de la force par les institutions de l’Etat pour faire taire les voix dissonantes qui pouvaient s’exprimer sous forme de critiques sur la façon dont la gestion de l’Etat est conduite. Sans chercher à faire un inventaire des différents cas de violations des droits de l’Homme, il y a lieu d’évoquer les cas les plus emblématiques du fait de la mobilisation nationale (société civile et opposition) et internationale qu’ils ont déclenchée.

En Août 2006, l’ancien Président de la transition, Domitien Ndayizeye, son Vice-Président Alphonse Marie Kadege et d’autres personnalités politiques et militaires ont été arrêtés, accusés de fomenter un coup d’Etat. Plusieurs témoignages font état de torture à l’égard de ces détenus qui finiront par être blanchis et libérés par la justice en janvier 2007 (Organisation Mondiale Contre la Torture 2006). Les activistes de la société civile ont parlé d’un montage dès le moment de l’arrestation de ces personnalités, ce qui s’est avéré réel par la suite (RFI 2006). Mais, ce dossier a entraîné l’emprisonnement des journalistes qui avaient eu à commenter ce dossier en démontrant les intentions du pouvoir de faire taire les voix dissonantes à travers un coup monté contre lesdites personnalités. C’est notamment le cas de Serges Nibizi, Domitile Kiramvu de la RPA et Mathias Manirakiza de la Radio Isanganiro.

En juin 2006, près d’une trentaine de membres du FNL, ont été arrêtés, détenus dans le camp militaire de Mukoni et ont été retrouvés morts dans la rivière de Ruvubu. Des enquêtes menées par des organisations de la société civile, en avant-garde l’Association pour la Protection des Droits Humains et des personnes détenues (APRODH) ont fourni une description détaillée des circonstances d’exécution de ces détenus. La justice s’est saisie du cas en traduisant en justice certains accusés mais n’a pas pu mettre la main sur l’accusé principal en la personne du Colonel Vital Bangirinama qui aurait bénéficié de la complicité des autorités gouvernementales pour prendre le large (Human Rights Watch 2007).

Les défenseurs des droits de l’Homme ont aussi été victimes des violations des droits de l’Homme. Ernest Manirumva, vice-président de l’OLUCOME, assassiné dans la nuit du 8 au 9 Avril 2009 est devenu le symbole d’une société civile muselée. Les organisations de la société civile ont mené des enquêtes minutieuses sur les circonstances de son assassinat (Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’Homme 2012). Celui-ci serait lié à une mission d’investigation qu’il aurait menée à propos d’armes qui auraient été achetées par le ministère de la sécurité publique et auraient été acheminées en République Démocratique du Congo pour les membres des FDLR, un groupe rebelle en conflit avec les forces armées rwandaises et congolaises. La communauté internationale a largement appuyé les défenseurs des droits de l’Homme en quête de justice pour leur collègue, mais la sensibilité du dossier n’a pas permis de mettre la main sur les commanditaires de cet assassinat. Le vide laissé par l’opposition politique à la suite du boycott des élections législatives et présidentielles de 2010 a empiré les relations entre l’Etat et la société civile. Celle-ci s’est retrouvée dans une posture où elle doit assumer en quelque sorte le rôle de l’opposition politique et l’Etat l’a considérée en tant que tel (Amnesty international 2014). Plusieurs cas d’intimidations des acteurs de la société civile ont été rapportés. L’emprisonnement des journalistes Jean Claude Kavumbagu et Thierry Ndayishimiye dans la seconde moitié de l’année 2010, suivi de celui du journaliste Hassan Ruvakuki en novembre 2011 témoignent d’une volonté étatique de contrôle intégral de l’espace public (Human Rights Watch 2012).

Difficile de passer sous silence, la mise en détention à la mi-mai 2014 du très emblématique activiste de la société civile burundaise, Pierre Claver Mbonimpa. Fondateur de l’APRODH, il a été sur tous les fronts pour la défense des droits de l’Homme au Burundi post-conflictuel. Arrêté sur fond du dossier sensible d’armement et de formation militaire de la jeunesse du parti au pouvoir en R D Congo, il sera libéré 6 mois après, à la suite d’une forte pression des activistes de la société civile et des acteurs internationaux (Human Rights Watch 2015). La contestation du nouveau mandat de l’actuel président de la République en 2015 aura été très pénible pour cet activiste des droits humains. Visé lui-même par une attaque qui a failli lui coûter la vie, son gendre et son fils ont été assassinés au moment où il vit actuellement en exil (Human Rights Watch 2016).

Les événements de 2015 ont entraîné une recomposition du secteur de la société civile au Burundi. A la suite de ce mouvement de contestation, la répression s’est révélée disproportionnée. Des cas d’exécutions extrajudiciaires ont été reportés. Les manifestations qui étaient, au départ, pacifiques ont tourné à la violence. Les manifestants se sont organisés en groupes armés (Commission d’enquête sur le Burundi 2017). Il est à noter également que la tentative du coup d’Etat le 13 mai 2015, est venue bouleverser l’image de ce qui était soutenu par les activistes de la société civile comme une contestation légitime. Dans l’euphorie que cette tentative de prise de pouvoir par l’armée et la police, a déclenché dans les milieux contestataires, certains activistes de la société civile se seraient montrés enthousiastes (Entretien avec un responsable du parti au pouvoir). Cela a servi de motif pour le pouvoir qui a lancé des mandats d’arrêt à l’encontre de près d’une vingtaine d’activistes de la société civile et ce, aux côtés des personnalités de l’opposition politique. De nombreux leaders de la société civile se sont donc exilés en Europe ou dans les pays de la sous-région. Dans la foulée de cette tentative de putsch, les médias privés ont été incendiés engendrant une limitation de la liberté d’expression et du droit à l’information (HRW 2016). Ainsi depuis avril 2015, le Burundi est plongé dans une crise sécuritaire et humanitaire. La conflictualité a remplacé l’ère post-conflictuelle au cours de laquelle nous avons tenté à partir des éléments factuels ci-haut évoqués de montrer que les interactions entre l’Etat et la société civile étaient relativement tendues. Essayant de dénoncer les cas de violations des droits de l’Homme, les activistes en ont parfois été victimes à leur tour. L’hypertrophie des appareils répressifs (justice, police, service national de renseignement) s’est déclinée en « l’arbitraire des incriminations pénales » (Dormagen et Mouchard 2015) et en d’autres pratiques autoritaires. Mais, les autorités étatiques ont aussi fait recours à des tactiques plus subtiles pour contenir l’activisme de la société civile tout en restant dans le cadre de l’agenda de démocratisation.

3.3. Restriction de l’espace politique par le système « d’adaptations secondaires intégrées»

Utilisé par Erving Goffman ( 1961), le concept « adaptations secondaires intégrées » désigne l’ensemble des pratiques auxquelles les individus font recours pour atteindre leurs propres objectifs sans pour autant rejeter les normes et les objectifs de l’institution qui les encadre. Il s’oppose aux adaptations secondaires désintégrantes qui se traduisent par les attaques à l’institution, ses normes et ses objectifs (Gardella 2003 : 30). Sidney Leclercq (2018 : 6) évoque ce concept « d’adaptations secondaires intégrées » pour éclairer les tactiques de subversion mobilisées par le CNDD-FDD afin d’utiliser l’agenda international de reconstruction de l’Etat, initialement destiné à instaurer la démocratie libérale, à des fins antidémocratiques.

En effet, le CNDD-FDD n’a jamais rejeté la mise en œuvre de l’agenda de démocratisation du Burundi post-conflictuel. Le discours politique officiel est resté ancré dans l’agenda de la démocratisation par le renforcement de l’Etat de droit, du pluralisme politique et de la société civile (Leclercq 2018 :9). Particulièrement en matière des droits de l’Homme, de nombreuses initiatives ont été prises du moins au niveau légal et institutionnel. On peut noter à titre d’exemple la révision du code pénal en 2009 ou plus notablement la mise en place de la Commission Nationale Indépendante des droits de l’Homme en 2011. Cet alignement officiel sur l’agenda démocratique promu par la communauté internationale, se justifie triplement par la présence des acteurs internationaux au Burundi, la forte dépendance de l’extérieur sur le plan financier et le souci de légitimité externe et interne (Leclercq 2018 :2). Aucun pays ne voudrait porter l’étendard des pratiques antidémocratiques, encore moins celui qui sort d’un long conflit.

Par des tactiques subtiles « d’adaptation secondaires intégrées », le pouvoir a restreint l’espace politique en affaiblissant la société civile d’une part et en se consolidant davantage d’autre part. A partir de 2010, au moment où l’opposition politique était quasi-inexistante à la suite de son retrait du processus électoral, la société civile s’est retrouvée dans un segment oppositionnel consistant. Le pouvoir, tout en restant dans le cadre de l’agenda démocratique, a de son côté durci le ton contre une société civile considérée comme étant à la solde des occidentaux. Il a ainsi fait recours à des tactiques subtiles se profilant de deux manières.

Premièrement, la promulgation de la loi sur les réunions et les manifestations publiques a réduit la marge de manœuvre pour les organisations de la société civile par la soumission de leurs activités à un régime d’interdiction par l’autorité sur base d’une notion très vague en l’occurrence « l’ordre public ». Deuxièmement, le pouvoir a affaibli la société civile par la pratique de « Nyakurisation » qui a fini par s’imposer dans l’évolution politique du Burundi post-conflictuel. Approxima-tivement, elle se traduirait littéralement par le fait de rendre vrai, authentique. Elle a consisté factuellement à créer des contre-courants au sein de la société civile. Ainsi, en mai 2014, une nouvelle coalition de la société civile, La Société Civile Civique « SOCIC» en sigle a vu le jour. Elle se veut représentante des intérêts des citoyens et « adjuvent de la politique en cours ». Le représentant de cette organisation n’a pas hésité à qualifier les autres organisations de la société civile en place comme étant des enfants des anciennes dictatures militaires, bénéficiant des financements extérieurs pour perturber la paix et la démocratie (Kazihise 2014). Ces déclarations, qui cadrent avec le discours politique du parti au pouvoir, démasquent les accointances de cette organisation avec ce dernier. Dans le même sillage, d’autres organisations de la société civile seront créées. Ce phénomène de « Nyakurisation » justifie partiellement l’augmentation exponentielle des organisations de la société civile qui, tout s’accordant à la démocratisation, ne généraient pas un plaidoyer consistant en faveur de l’Etat de droit et des droits de l’Homme.

La société civile burundaise a fait front à de nombreux obstacles liés à la gestion du pouvoir politique pendant la période post-conflictuelle. A part les pratiques typiquement autoritaires, des pratiques plus subtiles qui, ne s’écartent pas de l’agenda démocratique, ont été mises en œuvre pour lui empêcher de jouer son rôle de contre-poids.

Loin de nousl’idée de laisser entendre que seuls les facteurs externes altèrent les capacités de la société civile burundaise à défendre efficacement les droits de l’Homme. Des considérations intrinsèques sont également à l’origine de ses difficultés et surtout de son caractère ambivalent.

4. La société civile burundaise, un acteur ambivalent ?

Avant la crise de 2015, la société civile burundaise était considérée comme la plus dynamique de la région des Grands-Lacs (Human Rights Watch 2016). Tant il est vrai que par son activisme, à travers les dénonciations, les enquêtes et les alertes sur les cas de violations des droits de l’Homme, elle tranchait avec les autres sociétés civiles de la sous-région. Cependant, elle accuse d’une double ambivalence. Structurelle d’abord du fait de l’existence de deux courants au sein de la sphère des organisations de la société civile qui s’occupent des questions ayant trait à la gouvernance politique. Les propos du représentant de la société civile civique l’illustrent parfaitement quand il soulève l’existence de « deux sociétés civiles », une qui est formée par les enfants des anciennes dictatures militaires et une autre « silencieuse, laborieuse » aux services des intérêts du peuple et adjuvant de la politique de développement en cours » (Kazihise 2014). De même, en juin 2014, lors de la visite du Secrétaire Général des Nations Unies aux droits de l’Homme, Ivan Simonovic, Pacifique Nininahazwe, un des leaders les plus actifs de la société civile qui se dit « indépendante » (i.e. indépendante des acteurs politiques), a manifesté son intention de boycotter les activités auxquelles les organisations « pro-gouvernementales » seront associées (Burundi forum 2014). Idéelle ensuite par une sorte de défense catégorielle des droits qui se manifeste par une sensibilité différenciée en face des éléments matériels similaires des violations des droits de l’Homme.

On l’aura remarqué à la suite de l’attaque de Cibitoke en décembre 2014 qui s’est soldée par la neutralisation des membres du groupe armé qui en était à l’origine et dont une grande partie a été tuée. Au moment où un groupe d’organisations de la société civile (FORSC, FOCODE, ACAT, …) parlait des violations massives des droits de l’Homme, d’autres organisations (SOCIC, ACOPA, PISC-Burundi, …) saluaient la bravoure des forces de l’ordre qui ont anéanti « l’ennemi » (Jeune Afrique 2015). C’est donc une ambivalence évidente dont nous tentons de comprendre les fondements dans les lignes suivantes.

4.1. Violence comme composante de la culture politique burundaise

L’histoire politique du Burundi se caractérise par la violence qui est devenue une ressource importante pour accéder au pouvoir, s’y maintenir ou plus généralement faire prévaloir ses désiderata. La culture de participation, qui va de pair avec le système démocratique, et repose sur l’idée d’une participation possible et souhaitable des citoyens au pouvoir politique, n’est pas encore ancrée dans les processus politiques au Burundi. La confrontation d’idées vire facilement au conflit. La société civile éprouve donc des difficultés à trouver des interlocuteurs acquis au dialogue et à la contradiction (Entretien avec un membre de l’opposition politique, 5 mai 2018). Ainsi, tout au long de la période post-conflictuelle, les dénonciations de la société civile se sont heurtées à des propos virulents du pouvoir qui refusait systématiquement d’en débattre. Les activistes de la société civile, porteur de ces dénonciations ont dû faire face aux intimidations ou aux emprisonnements (Entretien avec un membre de la société civile «indépendante », 20 Mai 2018).

Cependant, La société civile aussi n’est pas à l’abri du spectre de violence qui plane sur la participation politique au Burundi. Les manifestations qu’elle a organisées contre la candidature au nouveau mandat du président actuel et qu’elle qualifie de « pacifiques », sont considérées par le parti au pouvoir et ses alliés comme une « insurrection » (entretien avec un membre de la société civile « citoyenne », 29 Avril 2018). Si ce débat reste vif jusqu’aujourd’hui, il serait à notre avis imprudent de les qualifier d’exclusivement pacifiques. Des actes de violences de la part des manifestants, certes sporadiques, ont été évoqués. C’est le cas notamment de ce jeune homme, membre du parti au pouvoir qui, le 7 mai 2015, aurait été brûlé vif par des manifestants, répondant à l’appel lancé entre autres par la société civile (Iwacu 2015). Par ailleurs, la culture de sujétion prévalant encore au Burundi entrave l’action de la société civile qui a du mal à aligner une masse critique de citoyens derrière ses revendications. Le « pouvoir exclusif incorporé dans le chef » est encore ancré dans l’imaginaire social (Tar 2014). La logique d’une société civile pouvant remettre en cause le pouvoir qu’elle juge illégitime, s’adapte difficilement à la société burundaise (Entretien avec un membre de l’opposition politique, le 5 mai 2018). Cela justifie d’une part, l’existence des organisations de la société civile inféodées au pouvoir et d’autre part, la faible mobilisation des citoyens pour la défense des causes mises à l’agenda par la société civile.

4.2. Conditions matérielles et Production des idées

La paupérisation grandissante et le chômage, engendrés en temps normal par la montée du libéralisme, deviennent encore plus virulents dans les contextes post-conflictuels. Les conflits armés laissent généralement les populations dans une précarité extrême (Paffenholz et al 2006 : 15). Le Burundi ne déroge pas à cette réalité et la société civile n’a pas été épargnée. Le mouvement associatif a connu une expansion sans précédent passant de 116 associations en 1993 à 2342 en 2006, atteignant plus 6500 aujourd’hui (Ngayimpenda et al 2011). La question qui se pose est celle de savoir si cet élan associatif traduit un sens élevé de l’engagement civique ou s’il ne s’agirait pas de l’expansion de l’engagement utilitaire. Certes, certaines organisations de la société civile ont effectivement investi l’espace public pour exiger des politiques une prise en compte réelle des défis de démocratisation et d’amélioration des conditions de vie de citoyens mais d’autres brillent par leur absence. Ces dernières se retrouvent structurées par des normes économiques reposant sur l’adhésion des membres qui ne sont guidés ni par la raison ni par les projets politiques, ni par des valeurs morales mais par des intérêts matériels. La société civile est considérée donc par certains de ses membres comme une réponse aux problèmes de chômage et de pauvreté. Les autorités au pouvoir ont souvent épinglé certaines organisations de la société civile comme étant des « boutiques » qui assurent la survie de leurs membres (Entretien avec un membre du parti au pouvoir, le 9 mars 2018). Cette accusation, pour essentialisante qu’elle peut être, n’est pas dénuée de tout fondement.

De même, la société civile peut constituer une sphère de reconversion politique. Dans le Burundi où l’exercice du pouvoir politique permet d’accéder aux ressources matérielles (Ngayimpenda et al 2011 :39), les activistes de la société civile se satisfont difficilement de leur mission initiale de défense de l’Etat de droit et des droits de l’Homme. Le ministre de l’intérieur, Edouard Nduwimana, n’a pas cessé de qualifier les activistes de la société civile de politiciens déguisés (OAG 2009). Si c’était une façon de contourner le débat sur les questions réelles posées par ces activistes, certains exemples nécessitent une réflexion sur l’authenticité de l’engagement de certains activistes au sein de la société civile. Au cours de l’émission en toute intimité sur la radio RPA, Pacifique Ninahazwe, une grande figure de la société civile burundaise a déclaré qu’il finira par exercer une carrière politique. Ce genre de déclarations jette le flou sur la nature de ses activités. Rentrent-elles dans le cadre de son activisme au sein de la société civile ou dans la préparation d’une carrière politique future ? La même confusion a resurgi quand le même activiste et son collègue Vital Nshimirima, ont temporairement intégré les organes du CNARED-Giriteka , une plateforme composée principalement des membres des partis politiques. Les leaders de la société civile qui se dit représentante des intérêts des citoyens, les plus en vue, comme Pierre Claver Kazihise, Gilbert Bécaud Njangwa, à leur tour, reproduisent systématiquement le discours du pouvoir. Ces attitudes dévoilent dans tous les cas la réalité des accointances entre la société civile burundaise et la sphère des partis politiques. L’engagement au sein de la société civile burundaise comporte ainsi des écueils quant à son désintéressement vis-à-vis de la réalisation du gain matériel et de la conquête du pouvoir.

4.3. La tropicalisation du concept de la société civile

Appliqué aux contextes non occidentaux, le concept de la société civile, fondamentalement issu de la philosophie politique occidentale, bute sur des réalités différentes dont il ne peut pas se défaire (Tar 2014 :254). Il prend ainsi la couleur locale. En effet, la société civile suppose dans ses fondements et ses actions la liberté de choix de ses membres indépendamment de leurs appartenances ethniques, claniques, familiales, etc. (Tocqueville 2010 (1835)). Or dans les sociétés africaines en général, l’individu dès le bas âge est engagé dans une relation « quasi-fusionnelle » avec l’autorité du groupe familial qui attend de lui, l’obéissance, le respect et la soumission (Mappa 2009 :70). La personnalité qu’il acquiert ne résulte pas d’un contact avec l’extérieur mais elle lui vient des membres de son groupe. La finalité et les fondements des groupes surplombent la volonté individuelle. L’individu se trouve sous la forte emprise du groupe naturel sous l’œil duquel il agit.

Cette réalité est encore renforcée dans les sociétés comme le Burundi qui ont vécu de fortes violences interethniques. Si les négociateurs d’Arusha se sont convenus de qualifier le conflit burundais de fondamentalement politique, ils lui ont également reconnu des dimensions ethniques extrêmement importantes . Les fractures ethniques sont donc encore importantes dans la société burundaise post-conflictuelle et les logiques ethniques se déploient dans une certaine mesure dans la sphère de la société civile (Entretien avec un membre de la société civile indépendante, le 30 mai 2018). Ainsi, les leaders du segment de la société civile dite indépendante sont majoritairement Tutsi et ceux de la société civile qui se dit représentante des intérêts des citoyens sont majoritairement Hutu. Les exceptions existantes se justifieraient par le souci d’engranger des soutiens au sein du groupe ethnique minoritaire dans l’un ou autre segment de la société civile. A titre d’exemple, un Hutu comme Pierre Claver Mbonimpa, président de l’APRODH, permettrait aux Hutus d’avoir un minimum de confiance dans la société civile indépendante. Il en vaut de même pour un Tutsi comme Gilbert Bécaud Njagwa, président de l’ONELOP, dans l’autre sens (Entretien avec un diplomate, le 6 Avril 2018).

Bien que les différents acteurs s’abstiennent d’aborder cet aspect officiellement dans le discours politique, des prises de position allusives sur cet aspect se manifestent (Entretiens avec les acteurs au pouvoir, ceux de l’opposition et de la société civile). Mais les propos de Pierre Claver Kazihise, représentant de la SOCIC, qui qualifient l’autre versant de la société civile, d’enfant des anciennes dictatures sont à peine voilés (Kazihise 2014). Les anciennes dictatures militaires étaient en effet dominées par les Tutsi. La crise de 2015 a poussé d’autres acteurs à parler ouvertement d’une société civile qui voudrait le retour au pouvoir des anciens dictateurs, allusion faite à l’ancien Président Buyoya ayant dirigé à deux reprises le Burundi (Jeune Afrique 2016, CNDD-FDD 2016). Les alignements systématiques de la société civile « représentante des intérêts des citoyens » sur le discours du pouvoir, sont considérés dans certains milieux des politiques et des activistes eux-mêmes, comme une façon de sauvegarder les intérêts des Hutus (Entretien avec un membre de la société civile « citoyenne », le 1 avril 2018). La société civile burundaise a donc du mal à dépasser les fractures identitaires et cela entame sa capacité à défendre objectivement les droits des citoyens.

4.4. La société civile, appareil idéologique au service des intérêts géopolitiques ou des priorités gouvernementales ?

Depuis la fin des années 80, la redynamisation de la société civile figure au premier plan des conditionnalités de l’aide pour les pays en voie de développement. La société civile constituerait une panacée aux crises de l’Etat. Ainsi, la société civile est perçue par certaines analyses comme une imposition de « occidentaux » au service de qui elle agit pour promouvoir les valeurs qu’ils veulent voir prospérer en Afrique, sans qu’elles répondent nécessairement aux besoins des citoyens (Pirotte 2010 :7).

La période post-conflictuelle au Burundi a cristallisé, par des discours croisés, un débat sur la plus-value des actions de la société civile dans la reconstruction post-conflictuelle. Les tenants du pouvoir n’ont cessé d’accuser certaines organisations de la société civile (APRODH, FORSC, FOCODE, ACAT, …) d’être à la solde des occidentaux (Entretien avec un membre du parti au pouvoir, le 9 mars 2018). Cependant, sous l’étiquette de la société civile, donc a priori autonomes, certaines organisations (SOCIC, ACOPA, ONELOP), véhiculent systématiquement des prises de position du parti au pouvoir, qui ne cadrent pas nécessairement avec les aspirations des citoyens en termes de respect des droits de l’Homme ou de la gouvernance politique plus globalement (Entretien avec un diplomate, le 6 Avril 2018). Donc, ces organisations peuvent être aussi considérées comme étant à la solde du parti au pouvoir. En toile de fond de cette polémique se trouve la problématique des ressources des organisations de la société civile. Ne fût-ce que pour leur fonctionnement, il est admissible que les organisations de la société civile aient besoin des ressources financières et matérielles. Mais parfois, elles reçoivent ces dernières de la part des bailleurs de fonds étrangers ou des acteurs politiques internes, en échange des engagements dont la symétrie avec les intérêts objectifs des citoyens n’est pas toujours vérifiée.

4.5. Le Déficit démocratique interne

Par principe, la société civile constitue le terreau des valeurs démocratiques. Une société civile authentique, entendue au sens d’une société civile guidée réellement par le souci de promouvoir les valeurs démocratiques, est indissociable de la démocratie pluraliste et des valeurs que celle-ci présume (Tocqueville 2010 (1835). En acteur « autolimité » (Haarscher 2004 :154), elle se doit d’être elle-même d’être démocratique et de fonctionner sur des valeurs communes légalement promues et mises en œuvre.

Au sein de la société civile burundaise, certaines pratiques qui contrarient la gouvernance démocratique peuvent être relevées. Ainsi, il ne serait pas erroné de dire que l’alternance à la tête des organisations de la société civile n’est pas toujours de mise. La plupart des représentants des organisations de la société civile prétextent un défaut de nouveaux candidats chaque fois que les élections sont organisées (Entretien avec un membre de la société civile indépendante, le 24 mai 2018). Cet argument n’est pas sans rappeler les motifs avancés par les partis politiques pour maintenir les mêmes personnes à des postes de responsabilité. L’alternance politique est pourtant, communé-ment considérée comme un indice de vitalité démocratique.

La transparence dans la gestion des organisations de la société civile burundaise n’est pas toujours de mise. Le 10 novembre 2011, la demande de fournir les statuts, les règlements et les preuves de financement des radios privées (RPA, Isanganiro, Bonesha) adressées par le parquet de la Mairie de Bujumbura à leurs directeurs, s’est heurtée au refus de ces derniers (Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’Homme 2012). Si, cette demande rentrait dans la logique d’exercer une certaine pression sur les voix dissonantes, il aurait été sain de la part de ces responsables de les fournir. Du moins pour une question de transparence. L’idée de base ici est que les organisations de la société civile reposant sur une organisation incompatible avec les valeurs démocratiques ont du mal à participer au projet démocratique global (Chambers et Kopstein 2001 :855). Le déploiement des logiques néopatrimoniales de gestion du pouvoir dans la sphère de la société civile entrave son efficacité.

Conclusion En guise de conclusion, notre réflexion a tenté de comprendre les dynamiques qui structurent l’action de la société civile burundaise dans la défense des droits de l’Homme dans le contexte particulier de post-conflit. La société civile est envisagée comme un acteur incontournable dans le renforcement de l’Etat de droit et le respect des droits de l’Homme, qui, sous certaines conditions, peut dévoyer ses missions initiales. Cette conception dichotomique se déploie dans une certaine mesure dans le cadre de la société civile burundaise. Le contexte particulier de post-conflit a mis à l’épreuve la société civile du fait du régime en place, enclin à la considérer plus comme un opposant qu’un partenaire. Mais également, son dynamisme salué a été bridé par certains défis intrinsèques liés à la prévalence des logiques ethniques et de la logique de quête du profit personnel. Pour que la société civile puisse être efficace dans sa mission de défense des droits de l’Homme, le régime politique en place doit être ouvert au dialogue, au débat et à la contradiction. A son tour, cette société civile doit transcender les fractures communautaires et articuler son agenda aux intérêts des citoyens. Elle se mettrait, à ce titre, dans une posture stratégique en évitant les accusations de sectarisme et de non-représentativité et par conséquent, ses revendications peuvent être objectivement prises en compte.

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