L’ESPRIT DU DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE OU L’ECONOMIE DE L’ESPRIT

Abstract: 

This paper has argued that the ultimate foundation of economic development is the human being as self-transcendent or as Heidegger has put it: a being-ahead-of-itself; a creature which is neither satisfied by what it is or has acquired, nor finds economic security in the present. Obviously, pretending “to be more, to have more” which structures ontological insecurity reflects a failure in human possession and extra-being. Thus, economic development is an aspect of human integrity or the development of the person as a whole and every individual person as Joseph Louis Lebret and the Catholic Church advocate for it. On the other hand, the paper draws on Sen’s and Nussbaum’s capabilities approach, which is rooted in the tradition of Aristotle, Adam Smith and Karl Marx who were convinced that  human development  resides in  life activity and participation in  society. Therefore, this article has attempted to answer various questions that debilitate Africa’s development to the extent of compromising its security.  Four premises are outlined for the development of African countries in order to give it a new impetus and face, namely:

-          From extroversion to the freedom of Africans to lead lives they value;

-          From development as an autonomous process to agency-based development;

-          From development as an end-product delivered to the people to development as expansion of capability;

-          From capability to an inclusive process of economic development.

Security in our countries carries such a price tag.

  1.  La question du développement dans son contexte

Je commence cette réflexion par une observation faite par  Martha Nussbaum, une professeure de l’Université de Chicago sur le développement économique d’aujourd’hui. Elle dit :

Notre époque vit dans l’obsession du profit et la quête angoissée de la réussite économique nationale. Et pourtant, même si la croissance économique est un des éléments d’une politique publique avisée, elle n’en est qu’un aspect purement instrumental. Seuls les individus comptent ; les profits ne sont que des instruments au service de la vie humaine. L’objectif du développement mondial, tout comme l’objectif d’une politique intérieure est de permettre aux individus de mener des vies pleines et créatives en développant leur potentiel et en créant une existence sensée, qui exprime la dignité humaine, égale pour tous… Le véritable objectif du développement est le développement humain  (Nussbaum 2012 : 245).

Cette idée de Nussbaum véhicule une préoccupation qui m’habite depuis un certain moment de mes réflexions sur le développement économique dans le contexte de la mondialisation économique. Comme Africain, comment parler du développement économique d’une manière qui touche également l’Occident l’individu est le chauffeur du développement (surtout dans le contexte néolibéral) et l’Asie Orientale l’Etat pilote le développement. Cette question est d’autant plus importante qu’elle est au centre même de l’éclectisme économique de notre continent si l’on en croit au Rapport de la Commission Economique pour l’Afrique de 2011 : Gérer le développement: Le rôle de l’État dans la transformation économique :

Étant donné que les approches appliquées par le passé qui étaient impulsées par l’État et tirées par le marché, n’ont pas permis de promouvoir la transformation économique, il est nécessaire que les États développementistes africains utilisent le marché comme instrument plutôt que comme « mécanisme », afin de promouvoir un investissement à long terme, une croissance économique rapide et soutenue, l’équité et le développement social dans le contexte de cadres de développement nationaux transparents et globaux (Commission Economique pour l’Afrique 2011 : xiii).

Comme le thème de ce volume 11 de la Revue Ethique et Société traite de la question de la sécurité, il va sans dire que l’éclectisme dans les modèles de développement reflète aussi l’insécurité au plus profond de nous-mêmes. Appelons-le une insécurité ontologique. Cette insécurité peut être positive si on est à la recherche du mieux ou négative si elle est l’effet de ce que nous doutons de nous-mêmes, une pauvreté de l’estime de soi. Ce que je pourrais appeler une insécurité psycho-épistémologique.

Ma deuxième préoccupation concerne un aspect du développement économique qui est très souligné aujourd’hui, à savoir la pauvreté. Comment parler de la pauvreté d’une manière qui nous touche tous que nous soyons Africains, occidentaux, orientaux, noirs, blancs  ou jaunes, développés ou pas, peu importe la culture ? Aujourd’hui, le développement est compris comme étant un processus qui permet de s’arracher à la pauvreté ou simplement synonyme de la lutte contre la pauvreté. Or nous avons tendance à distinguer entre les pays pauvres et les pays riches. Pouvons-nous dire que les pays riches ne se développent plus si bien que le jour les pays dits pauvres seront arrivés au même niveau, ils n’auront plus besoin de se développer ? Je ne sais pas jusqu’à quel point nous pouvons entretenir un argument en faveur de l’égalité sur ce type de rêve.

Ma troisième préoccupation est la question de l’ambition morale de (nous) développer qui peut aller jusqu’à être un mythe (Loriaux 1999). Vouloir se développer est une ambition morale qui se retrouve chez tous les peuples, de tout temps, de tout lieu, même si le concept de développement ne date que de 1945, et est, pour certains, associé avec la fin de la colonisation. D’où nous vient cette ambition morale de nous développer ? Sur quoi se fonde-t-elle ?   

Nous ne pouvons pas répondre à ces trois questions sans redéfinir d’abord l’être humain pour donner un tapis anthropologique au développement. L’idée contemplée entre les lignes est que le développement économique est un aspect du développement humain. Beaucoup de perspectives de développement échouent parce qu’elles ne sont pas couchées sur une base anthropologique bien établie. Nous ne pouvons redéfinir le développement économique que sur ce fondement essentiel. Dans ce processus, je me sers de la perspective d’Amartya Sen et Martha Nussbaum, l’approche par capabilités dont les racines remontent à Aristote (au 4ème siècle), Adam Smith (18ème siècle) et Karl Marx (19ème siècle). L’avantage de cette approche est qu’elle nous rapproche intelligemment de la conception de l’Eglise catholique du développement authentique comme développement intégral ou le développement de tout l’homme et de tout homme, et donc le développement humain. Cette analyse évolue sur les trois points suivants:

-          L’homme comme point de départ et fin du développement

-          Quelle conception du développement : approche par capabilités ?

-          Approche par capabilités et notre développement comme Africains

 

  1.  L’homme comme point de départ et fin du développement

Beaucoup disent à juste titre que l’être humain est un mystère. En proposant une définition de l’être humainmon objectif n’est pas de décoder ce mystère, mais de proposer une conception de l’être humain qui nous permette de savoir par commence le développement économique,  et pour quelle finalité, si vous voulez bien, l’esprit même du développement. Parmi les nombreuses conceptions de l’être humain proposées, je suis séduit par celle du philosophe allemand Martin Heidegger qui a influencé certains théologiens catholiquesparticulièrement le jésuite, Karl Rahner. L’être humain est une créature qui « a à être », qui aspire à être, un être-en-avant-de-soi. L’être humain est toujours un projet. Il est doté d’une capacité de se dépasser dans ses limites et ne peut jamais trouver de repos dans ce qu’il a acquis.  Il s’agit d’une créature essentiellement et toujours en mouvement. Pas n’importe quel mouvement ! Mais un mouvement de perfection. Karl Rahner parle de ce mouvement de perfection en termes d’auto-communication de Dieu, c’est-à-dire, Dieu se fait le constitutif le plus intérieur de l’homme (ce-à-partir de quoi), en même temps qu’il est « ce-vers-quoi » l’être humain tend (Rahner, 1983, p. 139ss). Nous ne pouvons pas parler de l’être humain comme une créature qui « a à être » sans parler de sa perfectibilité. C’est cela que l’on appelle l’auto-transcendance humaine, un saut du dedans de soi, mais aussi un saut au-delà de soi. L’être humain est sans cesse dans un mouvement d’auto transcendance. Il est l’être qui a, à la fois, le pouvoir de se déterminer lui-même et de dépasser ses déterminations. Il construit son avenir, et peut devenir plus. Il demeure une possibilité et non pas une réalité statique ou figé. Il est capable de devenir toujours plus, de toujours se construire et devenir… L’être humain est toujours à la recherche de lui-même, il est toujours en avance par rapport à ce qu’il est aujourd’hui. Nous ne sommes jamais satisfaits ni de ce que nous sommes ni de ce que nous avons. Nous continuons à nous chercher à l’horizon qui nous fuit au fur et mesure que nous avançons, à nous perfectionner

Cependant le mouvement d’auto-transcendance peut être retardé, freiné, voir même arrêté par des circonstances comme le manque des biens de base (la nourriture, le logement, l’éducation, la santé, etc.) qui nous donnent la survie ; l’exploitation, l’oppression, la violence, le manque de liberté, le manque d’opportunité qui peuvent nous dérober de notre estime, etc. Pour s’en rendre compte, Adam Smith nous dit qu’être privé d’éducation mutile et déforme chez l’être humain un aspect essentiel du caractère de la nature humaine.

Alors comment comprendre le développement sur ce tapis anthropologique ? C’est ce que nous allons voir.

  1.  Le développement : quid est ?

Le développement revêt plusieurs sens et est loin d’avoir une convergence conceptuelle.  Pour certains, il signifie plus de prospérité matérielle (avoir beaucoup d’argent, terre ou maison, beaucoup de biens matériels), pour d’autres, le développement signifie la libération de l’oppression ; pour d’autres encore, le développement est un nouveau concept pour le néocolonialisme (Kabou 1991 ; Goldsmith 1997), pour d’autres encore, le développement est un projet holistique du progrès social et spirituel personnel (Alkire & Deneulin 2009 : 3-4). Et même plusieurs approches sont envisagées pour parler du développement. Certains empruntent l’approche de la croissance économique et vise l’objectif du taux de croissance élevé et cette croissance est évaluée en termes de revenu (Produit Intérieur Brut ou Produit National Brut). D’autres encore se concentrent sur la satisfaction des biens de base. A ce moment, le développement est celui qui offre aux citoyens la santé, l’éducation, l’emploi, le logement, le débat démocratique, etc. Evidemment, ici la question reste de savoir si les gens se procurent eux-mêmes ces choses, ou si elles leur sont offertes par d’autres. En essayant de répondre à cette question, nous avons des réponses comme développement participatif, développement avec mobilisation communautaire, un développement basé sur les droits humains, un développement de libération (Amérique Latine) (Alkire & Deneulin 2009 :23). De plus en plus on parle même de l’économie ubuntu ou en Anglais, ubuntu economy (Tyagi & Ntibagirirwa 2013).

Le développement économique est un aspect ou plutôt l’effet de l’auto-transcendance humaine, unedimension de ce que l’homme est une créature  qui aspire à être, un être-en-avant-de-soi, un être en devenir. Nous pouvons même le percevoir dans la définition que Raymond Barré a proposée treize ans après l’usage du concept en économie : 

Le développement est un processus de transformation des structures économiques, sociales, politiques et mentales, qui ne peut s’accomplir en un temps bref. Il suppose que, dans l’économie en voie de développement, la volonté de développement soit amenée par une élite sociale et politique courageuse, qui s’assigne pour règle d’action la restitution du capital productif. Il implique que dans les économies évoluées se réalise un abandon des conceptions mercantiles des relations économiques internationales  (Barre 1958 :81).

Louis Joseph Lebret, l’architecte de l’idée du développement authentique comme développement intégral de tout homme et de tout l’homme, le dit ainsi : Il y a toujours eu dans l’humanité une aspiration à un état meilleur[1] ; que cet état meilleur soit obtenue par le « plus avoir », le « plus savoir », le « plus valoir » ou le « plus être » (Lebret 1967 :33). Il s’agit de l’aspect positif de l’insécurité ontologique.

Pour Lebret, les termes utilisés pour désigner le développement expriment aussi le fait que l’homme est un être-en-avant-de-soi. Il s’agit des termes comme le progrès, la mise en valeur, croissance (économique), expansion, maximation, optimation, etc. Dans l’Encyclique, Populorum Progressio, le Pape Paul VI (1967)  parle de la vocation au progrès qui pousse les hommes d’aujourd’hui « à faire, connaitre, et avoir plus pour être plus » à condition que cela s’inscrive dans le cadre de l’épanouissement et de la promotion de tout homme et tout l’homme (Caritas in Veritate, 18). Dans l’encyclique Caritas in Veritate. Le Pape Benoit XVI (2009) parle du développement comme une vocation parce que le développement « … naît d’un appel transcendant…incapable de se donner par lui-même son sens propre ultime » Benoit XVI 2009 : par.16. Martha Nussbaum parle du développement économique comme le déploiement des pouvoirs, (une réalisation de soi) que les êtres humains apportent avec eux dans le monde (Nussbaum 2012 :43).

Selon Michael Todaro et Stephen Smith (2009), le développement est en même temps une réalité physique, en tant que nous pouvons le percevoir dans des choses quantifiables (infrastructures, les biens matériels dont nous jouissons) et un état d’esprit dans lequel une société s’équipe des moyens pour obtenir une meilleure vie à travers des combinaisons des processus sociaux, économiques et institutionnels. . Autrement dit, le développementest la contemplation de nous-mêmes, au-dedans de nous-mêmes (esprit) et en dehors de nous-mêmes (réalité physique). Ainsi, le développement économique incarne trois valeurs qui structurent la vie humaine s’il est vraiment humain, à savoir :

 

 

3.1.La Survie

Il s’agit de la capacité d’avoir les biens de base (alimentation, logement, santé et sécurité, bref toutes les conditions matérielles et matérialisables). En l’absence de ces biens de base, les gens vivent dans les conditions de sous-développement ou dans l’indigence, et peuvent mourir. Sur ce point, le développement veut promouvoir la qualité de la vie.

3.2.L’estime de soi (être une personne)

Le développement doit renforcer la fierté, la dignité, le respect de soi et des autres. Le disciple de Lebret, Denis Goulet, disait que « le Développement est légitime parce qu’il est une voie importante et même indispensable  d’accroitre l’estime ».

3.3.La liberté

La liberté consiste en la capacité de choisir. Le développement doit éliminer les conditions de servitude de la nature ou des autres gens, de la misère, de l’exploitation, de l’oppression, et de la pauvreté (Todaro & Smith 2009 : 20-21).

Le développement authentique qui se veut une dimension de l’auto-transcendence humaine poursuit trois objectifs majeurs :

Accroitre la disponibilité et élargir la distribution des biens de basepour la survie, tels que la nourriture, le logement, la santé, l’éducation et la protection (tout ce qui a trait à la justice sociale) ;

Accroitre le niveau de vie :En plus du revenu, cela inclut l’emploi, une meilleure éducation, l’attention aux valeurs humaines et culturelles, tout cela pour renforcer le bien-être matériel et augmenter plus d’estime collective, nationale et individuelle ;

Elargir la base des choix économiques, politiques et sociauxdont les individus et les nations disposent déjà en nous libérant de la servitude et de la dépendance pas seulement en relation avec les autres personnes et les autres nations-états, mais aussi par rapport aux forces de l’ignorance et de la misère humaine (Todaro & Smith 2009 : 20-21).

Mais alors, comment atteindre ces objectifs? Comme le développement authentique se conçoit comme une dimension de notre auto-transcendance, le point de départ pour les atteindre doit-être nous-mêmes ; le processus c’est nous-mêmes, et les bénéficiaires, c’est nous-mêmes. S’ils sont atteints sans nous, le développement n’est plus authentique, puisque le développement ainsi atteint ne nous affecte pas véritablement. Pour s’assurer que le développement commence par nous, continue avec nous, et que nous soyons sa finalité, Armartya Sen et Nussbaum ont proposé une approche qui est aujourd’hui incontournable dans la définition et l’évaluation du développement, de ses méthodes et les politiques qui le conditionnent. Il s’agit de l’approche par capabilités. Bien qu’elle a émergé comme théorie dans les années 70, cette approche à une longue histoire. Elle remonte à Aristote qui réfléchissait sur les conditions de l’épanouissement humain. Selon Aristote, l’épanouissement de l’être humain réside dans sa vie d’activités dans la société. L’être humain atteint son bien quand il mène une vie d’activités (Sen 1992 :5).

Sen retrace aussi l’approche par capabilité à Adam Smith et Karl Marx d’autant plus que les deux discutent de l’importance de l’activité humaine dont parle Aristote et la capabilité de fonctionner comme déterminant du bien-être. Par exemple, l’économie politique de Marx parle du succès de la vie humaine en termes de satisfaction des besoins de l’activité humaine. De même, Marx parle du besoin de remplacer la « domination des circonstances et la chance sur l’individu par la domination de l’individu sur les circonstances et la chance ».

Maisqu’est-ce que la capabilité ? La capabilité est simplement une aptitude à la réalisation ? Ainsi, l’approche par capabilité commence par une simple question : qu’est-ce que les gens sont réellement capables de faire et d’être (Nussbaum 2012 :10).  Il s’agit de combiner agir et devenir, ou plutôt agir pour devenir. Par exemple, être en mouvement, pouvoir lire, écrire, être informé, participer dans la vie de la communauté, ne pas avoir honte de soi, etc. En peu de mots, les capabilités sont tous les aspects de la vie, qui nous permettent de fonctionner comme être humain individuellement et collectivement comme société. Comme nous pouvons le pressentir, il n’y a pas de capabilités sans libertés. D’ailleurs, Sen parle de capabilités comme étant des libertés substantielles, un ensemble de possibilités de choisir et d’agir, ou mieux encore des opportunités réelles dont une personne dispose au regard de la vie qu’elle souhaite mener. La capabilité est une sorte de libertéde choisir la vie que l’on souhaite mener:

Il ne s’agit pas donc simplement des capacités dont une personne est dotée, mais des libertés ou des possibilités créées par une combinaison de capacités personnelles et d’un environnement politique, social et économique(Nussbaum 2012 :39).

Il y a deux concepts fondamentaux dans la théorie des capabilités, à savoir: fonctionnement (functionning) et agentéité (agency). Le mot fonctionnement vient du verbe « fonctionner ». Fonctionner c’est être en activité. Selon Aristote, le bien-être ou l’épanouissement de l’être humain dépend de sa capacité de fonctionner ou d’être en activité. Le fonctionnement c’est la réalisation active d’une ou de plusieurs capabilités. Donc, les fonctionnements sont des états (être) et des actions (faire) qui résultent de la mise en œuvre de capabilités.  Par exemple, jouir d’une bonne santé, être logé, échapper à la maladie ou la mort prématurée, être éduqué, être heureux, participer dans la vie communautaire, être respecté, vivre dans la société sans honte ou rester digne à ses propres yeux, etc. 

Les fonctionnements de la personne reflètent les caractéristiques de la personne ; ce qu’elle fait ou ce qu’elle est. Ils sont constitutifs de l’être ou de l’existence d’une personne, et l’évaluation de son bien-être est jugé sur base de ces composantes (Sen 1992 :39). Les capabilités de fonctionner reflètent ce qu’une personne peut faire ou peut être. Un fonctionnement est une réalisation tandis qu’une capabilité est une aptitude à la réalisation (Reboud 2008 :45).

Un autre mot important dans la théorie des capabilités c’est l’agentéité (agency), le fait d’être un agent. En fait, nous ne pouvons pas parler de fonctionnement sans parler d’agentéité. Le mot « agence » vient du verbe agir. Agentéité est la capacité d’une personne à agir. Dans le langage ordinaire, nous parlons d’une agence de voyage, d’un agent de renseignement, d’un agent de terrain. Dans ces cas, agent veut dire que des gens agissent pour le compte des autres. Cependant dans la théorie des capabilités, l’agentéité consiste en la réalisation des objectifs et les valeurs qu’une personne poursuit lui-même par lui-même et pour lui-même  (Sen 1992 :56). L’agent est quelqu’un qui agit en vue d’un changement de telle sorte que l’action finale est jugée en fonction des valeurs et des objectifs poursuivis par cette personne (Sen 1999 :19). Ainsi Sen parle de voir les gens comme des agents plutôt que des patients de leur développement.

Nous venons de faire deux choses. La première d’abord de dérouler un tapis anthropologique sur lequel asseoir une définition du développement. En deuxième lieu nous avons défini le développement sur cette base en empruntant la théorie des capabilités.

En quoi tout cela peut nous aider à comprendre notre propre développement (économique) dans notre propre contexte?

  1.  Capabilités et notre développement comme Africains

 

En regardant le panorama du développement en Afrique, nous pouvons remarquer au moins quatre choses qui débilitent le développement (Ntibagirirwa 2014). En premier lieu, il y a la dépendance. Il s’agit d’une dépendance en développement dont les racines remontent loin dans une dépendance ontologique et épistémologique comme je l’ai montré ailleurs dans ma réflexion (Ntibagirirwa 2001). Le développement de l’Afrique est tourné vers l’extérieur : les modèles de développement sont venus d’ailleurs, les moyens nous les attendons d’ailleurs, les ressources humaines sont venues d’ailleurs, etc. Comment le cadre définitionnel que nous venons de proposer peut nous aider à résoudre ce problème de la dépendance ?

En deuxième lieu, il y a des conceptions égoïstes du développement. Dans les années 60/70, nous avons connu le développement dirigé par l’Etat (le dirigisme économique) sous l’influence des idéologies socialistes et communistes. Depuis les années 80, nous connaissons le développement prôné par le marché et prêché par les néolibéraux du Consensus de Washington. Le développement issu de ces deux perspectives est orienté de haut en bas avec comme réaction un développement alternatif orienté de bas en haut (aujourd’hui nous parlons de développement communautaire). Ainsi, souvent le développement est conçu comme un produit que l’Etat ou le marché délivre à la population sans sa participation (sans exercice de leur agentéité). Or le développement n’est pas une entité autonome.  Comment notre cadre définitionnel peut nous aider à faire de nos populations des agents et non des patients du développement ?

En troisième lieu, la conception du développement comme une sorte d’entité autonome est aussi un problème en soi, celui de la définition même du développement. Or Sen définit le développement comme l’expansion des capabilités ou des libertés réelles dont jouissent les individus (Sen 1999). Les capabilités libèrent le développement et le développement obtenu renforce les capabilités qui deviennent les vecteurs de plus de développement dans lequel la population est plus créative et plus innovatrice. Comment l’approche par capabilités peut renforcer les libertés des Africains pour qu’ils puissent se créer et se recréer ou plutôt jouir d’une fierté créative ?

Enfin, il y a la dualité dans les processus du développement. Par rapport à la dualité « développement de haut en bas/ de bas en haut (cf deuxième question), comment les grands acteurs du développement, à savoir, l’Etat, la population et le marché peuvent travailler ensemble en synergie comme des agents qui participent au processus de développement d’où ils sortent renforcés mutuellement  (voir Ntibagirirwa 2010)?

4.1.De la dépendance à la liberté des Africains à mener une vie qu’ils souhaitent mener

 

Fondamentalement, la capacité des gens à mener une vie qu’ils souhaitent mener commence par la question d’autodéfinition qui, en retour conduit à la conscience de soi, la conscience de son contexte, ainsi que les opportunités et les potentialités dont on dispose. Il s’agit des questions comme : Qui sommes-nous comme peuple ? Comment devons-nous vivre étant donné qui nous sommes ? Quelles sont les meilleures voies pour faire face à nos propres situations et aux circonstances du monde qui nous entoure. Ces questions concernent l’identité d’un peuple, sa manière unique d’être et de vivre, ses conception du monde, et leur manière de faire sur base de leur être et de concevoir le monde. Cette manière unique d’être, de vivre et de faire concerne aussi la capabilité  des peuples d’envisager le développement économique dans le projet d’eux-mêmes. 

 

Ainsi, l’importance de la capabilité comme liberté des gens à mener une vie qu’ils souhaitent mener réside dans deux aspects : Le premier aspect est que cette liberté à mener une vie que l’on souhaite pourrait stimuler chez les Africains la conscience de leur texture ontologique (valeurs et croyances) comme base de leur développement économique. En deuxième lieu, il pourrait stimuler l’indépendance de l’esprit du peuple africain comme base de leur élan spirituel et de leur fierté créative. Ces deux aspects constitueraient la richesse que les Africains pourraient amener à ce que Sen (2009)  appelle discussion publique ou raisonnement public sur les politiques dans le processus de leur développement économique (Sen 1999). Ce raisonnement public veut dire que les Africains exercent déjà leur agentéité, tout au moins dans un cadre politique.

4.2.Du développement comme processus autonome au développement basé sur l’agentéité

Le lien entre le développement et l’agentéité concerne la relation entre la population et le développement économique qu’elle désire atteindre. Cela demande de changer la conception du développement comme autonome et un produit fini offert à la population sans sa participation comme le point de départ de leur propre développement qui renforce leur capacité en retour. Nous avons dit que le développement doit être conçu en termes d’agentéité. Agentéité veut dire qu’on agit et qu’on est autonome, qu’on est libre. Dire que les gens agissent, veut dire qu’ils sont impliqués activement dans l’avenir de leur destinée et donc qu’ils ne sont pas des bénéficiaires passifs des fruits des programmes de développement (Alkile 2003 :15).

Cependant, un manque d’agentéité peut survenir quand les gens ne sont pas disposés à agir ou sont privés d’opportunités d’agir. Mais en général, dans les conditions normales, quand les gens ne souffrent de déficience physique ou mentale, il est difficile de dire qu’ils peuvent être dans une disposition naturelle de passiveté. L’être humain est créé avec une capacité de se chercher constamment au-delà de lui-même, à être. Les circonstances externes comme l’exclusion, la pauvreté, l’exploitation, et le manque de certaines dispositions telles que l’éducation, la santé, la nourriture qui sont supposés augmenter la capabilité matérielle et spirituelle peuvent priver une personne de cette possibilité. Ainsi, Alan Giwirth (2007) soutient que les gens peuvent perdre la capacité d’agir comme agents parce que leur liberté et leur bien-être sont minés par le manque de moyens de subsistance. Ils sont forcés à prendre des décisions qu’ils  ne pourraient pas prendre si les besoins de base étaient satisfaits.

Or l’agentéité suppose l’autonomie. L’agentéité comme capacité d’agir et l’autonomie sont la base sur laquelle on peut construire le développement participatif. Ce qui n’a pas toujours été le cas ; il importe de voir les Africains comme agents et fin du développement. Selon Claude Ake :

Si les gens sont des agents du développement, c'est-à-dire ceux qui ont la responsabilité de décider ce qu’est le développement, les valeurs à maximiser et les méthodes pour le réaliser, ils doivent aussi avoir les prérogatives de faire la politique publique à tous les niveaux(Ake 1996 :126).

 

4.3.Du développement comme produit délivré à la population au développement comme expansion des capabilités

Sen (1999) définit le développement comme “un processus d’expansion des capabilités, c'est-à-dire des libertés réelles dont jouissent les individus. » Autrement dit, le développement doit être évalué en termes de comment il renforce la liberté de gens de choisir la vie qu’ils souhaitent mener et ont raison de mener d’une part, et d’autre part comment ces libertés stimulent plus de développement. La définition du développement comme expansion des capabilités peut être interprétés de trois manières.

Premièrement, nous pouvons comprendre l’expansion des capabilités comme l’accomplissement actuel d’une politique donnée de développement. Dans les termes même de Sen, il serait question de savoir si une telle politique de développement renforce ce que nous appelons les libertés substantives, c'est-à-dire les capabilités élémentaires (être nourri, logé, échapper à la maladie évitable et à la mortalité précoce, savoir lire et compter; participation politique, liberté d’expression, etc). Si la définition de Sen devait se comprendre de cette manière, et que la planification du développement suive cette perspective, l’expansion des capabilités pourrait être un objectif déterminé sans que les bénéficiaires soient nécessairement des agents.

L’implication serait que les gens resteraient dans l’état où ils sont des patients du développement plutôt que des agents. C’est le cas des approches du développement de haut en bas. Les gens peuvent être nourris sans participer à la production de la nourriture, ils pourraient étudier sans utiliser le savoir et le savoir-faire acquis, dans l’économie mondiale certaines gens peuvent être des consommateurs au lieu d’être des producteurs et des consommateurs. En discutant du concept de la participation au développement, Denis Goulet parlait des « gouvernements forts qui peuvent facilement mobiliser de larges populations pour donner l’impression qu’ils ont un soutient de leurs politiques ou de leurs leadership » (Goulet 1989 :168).

La deuxième perspective est le cas où les institutions structurelles impliquées dans la planification du développement considèrent l’expansion des capabilités comme un moyen pour atteindre plus de développement. Les politiques de développement doivent inclure le renforcement des capacités des gens pour leur permettre de participer dans le processus du développement pour plus de développement. Il s’agit de l’interaction entre l’agence et les institutions structurelles. Cependant, même si l’implication des gens est possible, le risque de les traiter comme un moyen plutôt que des agents au sens instrumental reste grand. Nous nous retrouvons alors dans un type de participation où les décideurs déterminent les objectifs et les moyens pour les atteindre en ne laissant à la population qu’un rôle limité de travailler et de décider les tactiques d’arriver aux objectifs dont elle n’est pas l’auteur.

La troisième perspective est la combinaison de la première et de la deuxième. L’expansion des capabilités est à la fois la fin et le moyen du développement. La planification du développement, la décision des politiques et l’exécution de ces politiques sont l’affaire des institutions structurelles et de la population. Plus la population participe dans son développement, plus elle est impliquée dans les structures institutionnelles de sa société ; et plus les institutions structurelles impliquent la population, plus ces institutions fonctionnent mieux (aujourd’hui nous parlons de bonne gouvernance). Nous sommes ici dans le sens social et politique du développement. Duncan Green (2009) parle du mouvement de la population de la pauvreté au pouvoir pour nous montrer comment des citoyens actifs et des états effectifs peuvent changer leur société. C’est d’ailleurs de cette manière nous pouvons échapper à la dualité développement de haut-en-bas, ou bas-en-haut.

Table 1 : Interaction entre capabilités et institutions structurelles

 

   


 Des capabilités au développement comme un processus inclusif: Cuire le gâteau ensemble 

 

Ce principe dérive du fait que l’approche des capabilités est telle que le processus de développement économique est un processus inclusif. Dans l’approche des capabilités, aucun acteur ne doit être exclu ou être patient

du développement. L’idée de cuire le gâteau ensemble exprime l’idée de la collaboration en Afrique traditionnelle et la coopération pour un objectif donné. Le processus de développement est tel que tout le monde doit contribuer à la préparation du gâteau et en jouir non pas simplement parce qu’il est bon, mais parce qu’on a contribué à sa préparation. Ce qui est intéressant dans ce principe est que nous sommes ramenés à une structure du développement qui cadre avec le système africain de valeur. Aucun acteur ne doit être exclu du processus qui doit l’impliquer. C’est la signification même de la collaboration, de cheminer ensemble, et la coopération qui caractérisent la communauté africaine. Les trois grands acteurs dans la dynamique du développement sont trois : l’Etat, la population et le marché. La structure suivante représente une structure de développement économique africain qui répond à l’approche par capabilités.

Evidemment ce triangle de l’Etat, population et le marché n’est pas original comme  tel. Michael Todaro et Steven Smith soutiennent que :

Un développement économique demande une amélioration du fonctionnement entre les secteurs public, privé et l’ensemble des citoyens. Chacun de ces acteurs joue un rôle essentiel et complémentaire pour arriver à un développement équilibré, partagé et durable(Todaro & Smith 2009 : 20-21)

De 1998 à 2002, le gouvernement de Costa Rica a utilisé le modèle appelé Triangle de Solidarité pour avoir une gouvernance participative en vue de lutter contre la pauvreté  (Smith, 2004). Une approche similaire peut être trouvée dans les pays d’Amérique Latine qui essayent de créer des espaces publiques pour le débat politique et ce qu’ils appellent l’économie de solidarité. En Afrique du Sud, il y a ce qu’on appelle le triangle d’or qui consiste en une alliance entre le gouvernement, les affaires et la société civile. Mais bien que notre triangle présente des similarités avec ces différents triangles, il en diffère par le fait qu’il dérive d’une expérience africaine de collaboration, coopération et l’entraide mutuelle. Quand les trois acteurs travaillent en synergie, chaque acteur en sorte agrandi et renforcé dans le processus de développement comme on peut le voir dans cette représentation (Ntibagirirwa 2014 :309).

Figure 2Ce que les 3 acteurs dans la synergie pour le développement

 

Conclusion

Dans cette réflexion, j’ai tenté de montrer que le développement économique authentique est enraciné profondément dans l’être humain comme une créature qui a « à être », toujours en devenir en recourant à l’approche par capabilités. Si mon argument est convainquant, les acteurs et les décideurs en développement économique devraient doivent s’évertuer à écarter les obstacles qui peuvent nuire au processus du « devenir » humain ou à l’activité humaine comme condition d’épanouissement. Le développement économique est à ce prix.

 

 

 


[1]Italique dans l’originale.

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