Abstract:
This article has developed a panoramic view of Islam and Muslims today. The aim is to understand the difference in meaning between Muslims and non-Muslims. It points to the confusion between Muslims and non-Muslims and invites the critic to a watchful debate to discover appropriate answer to the question of Islam. Similarly, it calls for a genuine analysis of the shade in response from both Muslims and non-Muslims about Islam and avoid panic and naivety in understanding the reality of Islam. The state of Islam is questioned in order discover whether or not it is a genuine religion. Therefore, this article suggests four conclusions that should lead to a better knowledge of Islam, dissipate fear and further tolerance vis-à-vis Muslims wherever they are:
- Reconsider our communion of faith in God;
- Deal with the concern about the Islamic State and its dream of a caliphate world;
- Take seriously the intellectual movement within Islam which, despite being a minority in a bigger community, breaks new grounds and gives hope;
- Consider the urgent need of education aimed at young Muslims and their parents who are ignorant of their faith on the one hand, and at the European public on the other.
These conclusions should fuel a certain debate and dialogue in the present context where the issue of security is at stake.
1.La question de l’Islam : inquiétude, malaise et peur !?
En Europe, l’islam est ressenti par beaucoup comme une menace. La présence importante des musulmans dans plusieurs pays européens inquiète. La violence de l’islam dans le monde inquiète aussi. Certains disent que nous sommes naïfs et aveugles en prônant le dialogue : notre Europe va devenir à majorité musulmane, et la sharia va être imposée à tous (et pour cela on manipule des statistiques démographiques)… Cet alarmisme est l’expression évidente d’un malaise et de peurs. Il est frappant d’observer que, en Belgique, en France ou en Suisse, les votes pour les partis les plus clairement antimusulmans sont les plus marqués dans les régions où leur présence est la plus faible. Signe qu’il y a du phantasme dans ce tableau menaçant. Comment y voir un peu plus clair, avec nuances et sans naïveté ?
2.Autour de la figure de Mohammed
La personnalité historique de Mohammed est complexe, la qualité historique des sources objet de controverses. Le Coran ne donne quasi aucune indication biographique: les sources sont hagiographiques et tardives (de ce point de vue, il y a beaucoup plus de distance entre les récits et la personne de Mohammed qu’entre les évangiles et Jésus). Mais il y a quelques points assez assurés.
Mohammed naît à La Mecque vers 570. Du point de vue du contexte religieux, il y a dans la région des tribus arabes païennes et polythéistes, il y a aussi des Juifs et des chrétiens arabes. Ces derniers ne semblent pas être très nombreux et semblent aussi être des chrétiens déviants par rapport à la grande tradition, et qui se fondent sur des textes apocryphes, pour lesquels peut-être Marie avait pris la place de l’Esprit dans la Trinité… Ce contexte explique l’importance que Mohammed attache au monothéisme et au mystère de Dieu. Il nous invite aussi à ne pas caricaturer les allusions du Coran aux chrétiens.
Il y a en tout cas deux visages de Mohammed. Mohammed est commerçant et caravanier. Vers 610, il fait une expérience spirituelle et mystique très forte : expérience de la transcendance de Dieu, de son unicité, expérience critique par rapport à toute représentation et toute forme d’idolâtrie. Il rassemble autour de lui des disciples à La Mecque, mais se heurte rapidement à une forte opposition et à la persécution. En 622 probablement, il se réfugie à Médine, où la situation change du tout au tout : la ville se convertit, et Mohammed y instaure un régime théocratique. À partir de ce moment, religion et politique se confondent : Mohammed devient à la fois chef religieux et chef politique et militaire pour défendre cette nouvelle réalité politique. Très rapidement, par conversions et conquêtes, l’islam s’étend.
Mohammed est dès lors considéré comme le dernier prophète, précédé par les grands prophètes juifs et Jésus.
Ces deux visages de Mohammed, spirituel et mystique, d’un côté, chef religieux, politique et militaire, de l’autre, expliquent les tensions au sein de l’islam dans la référence faite au Prophète. Mais cela explique aussi une référence spirituelle à Mohammed au sein de l’islam plus difficile que la référence à Jésus pour les chrétiens. Ces deux visages expliquent aussi les réactions et les images des chrétiens par rapport à l’islam. Comme le dit Abdennour Bidar, un théologien musulman ouvert et très critique au sein de l’islam : « S’il est capable de la plus grande magnanimité, Muhammad est également un chef de guerre. »
Jusque aujourd’hui, les études critiques du Coran, selon les méthodes utilisées pour l’étude critique de la Bible par les chrétiens, sont principalement le fait de non-musulmans, car de telles études sont considérées comme sacrilèges, le Coran étant supposé directement dicté par Dieu. Il commence cependant à y avoir des essais musulmans en ce sens dans le monde universitaire. Pour les commentateurs critiques du Coran, celui-ci puise, plus ou moins largement, dans des écrits plus anciens, à commencer par la Bible. Il y a sûrement eu des parties du Coran écrites avant la fin du 7e siècle; il est sûr aussi qu’il y a eu plusieurs recueils, et que le Coran tel que nous le connaissons n’a été fixé qu’au 9e s.
3.L’islam historique est multiple
La question de la succession de Mohammed va se poser assez rapidement. Une institution est créée, le califat. Mais dès le départ, des luttes de pouvoir éclatent. En 632, Abou Bakr, cousin de Mohammed, lui succède comme calife, mais il meurt deux ans plus tard. Entre 634 et 661, trois califes se succèdent et sont tous les trois assassinés.
Il y a eu une première dissidence : les kharidjites, mouvement très minoritaire qui s’est lui-même fractionné. Actuellement, il en reste une toute petite minorité : les ibadites.
Une fracture beaucoup plus importante éclate et va progressivement se structurer après 661 entre ceux qui sont partisans d’une succession héréditaire, les chiites, et ceux qui défendent un processus électif, les sunnites. Numériquement, les sunnites l’ont emporté : 90% des musulmans sont aujourd’hui sunnites (il n’y a en Europe que quelques mosquées chiites). Le chiisme est un peu plus structuré : le pouvoir religieux s’impose davantage au pouvoir politique (cf. l’Iran aujourd’hui, et le rôle de l’ayatollah), mais il est dans l’ensemble plus souple.
Au cours des premiers siècles de l’islam, il y a une large marge d’interprétation, et la philosophie y joue un rôle très important : Avicenne ou Averroès sont l’expression de cette esprit critique... Mais à partir du 10e s., la porte de l’interprétation est fermée : ce sont les écoles juridiques qui s’imposent et la pratique rituelle devient la référence principale, avec ses cinq piliers : la confession de foi du Dieu unique et de Mohammed son prophète ; la prière cinq fois par jour ; le jeûne du Ramadan ; l’aumône ; et le pèlerinage à La Mecque. S’y ajoutent les interdits alimentaires.
Au sein des deux courants principaux, il y a différentes écoles juridiques en concurrence. Par ailleurs, au sein tant du sunnisme que du chiisme, il y a historiquement un mouvement spirituel très important celui des confréries, qui entretiennent un culte des saints de l’islam. L’un des plus importants de ces mouvements est le soufisme.
Nous avons souvent tendance à identifier islam au monde arabe. Non seulement il y a l’islam turc, mais les musulmans asiatiques sont nettement plus nombreux à l’heure actuelle que les arabo-turcs. Et il y a aussi un islam africain.
4.L’islam d’aujourd’hui
1.1. Au niveau géopolitique
Le monde musulman arabe et turc est profondément marqué par un traumatisme : l’effondrement d’un monde autonome et puissant, riche civilisationnellement, en raison de la colonisation et l’occupation européennes, avec la fin du califat. En résulte un profond ressentiment, alimenté par la pauvreté, la corruption des élites, le caractère dictatorial des pouvoirs en place.
Dramatiquement, il y a actuellement une sorte de « guerre généralisée des musulmans contre les musulmans », selon une expression de Guy Sorman. Je le cite, dans un article daté du 27 mai :
Il ne se passe pas de jour où le monde nous renvoie en écho quelque catastrophe, dont des musulmans sont à la fois les principaux acteurs et les plus nombreuses victimes. Comme une collection macabre, voici collectées au hasard d’une seule semaine quelques-unes de ces tragédies intérieures au monde musulman, commises par des musulmans contre d’autres musulmans et toujours perpétrées au nom de l’Islam. À Kaboul, des Talibans attaquent un hôtel fréquenté par des Afghans. Au Pakistan, des pèlerins ismaélites, une secte chiite, sont assassinés par des Sunnites. Au Yémen, un conflit intérieur oppose des Chiites locaux soutenus par l’Iran contre des Sunnites armés par les Saoudiens qui se réclament du Wahhabisme. En Syrie, les Alaouites affiliés aux Chiites massacrent des Sunnites et des Kurdes. Par milliers, des Rohingyas, musulmans de Birmanie, agressés par les Bouddhistes (qu’à tort on imagine pacifistes), gagnent par la mer la Malaisie et l’Indonésie, deux pays musulmans qui les rejettent. En Égypte, l’ancien Président Morsi, démocratiquement élu mais membre de la confrérie des Frères musulmans (en principe non violente) est condamné à mort par un tribunal à la solde de son successeur, un dictateur militaire. Au Bangladesh, un blogueur athée – car il se trouve aussi des musulmans laïcs et des musulmans athées – est assassiné au nom de l’Islam. Au Mali et au Nigéria, la guerre continue entre factions qui toutes se réclament de l’Islam (Sorman 2015)[1]. »
Dans tous ces cas, se mêlent conflits religieux et conflits de pouvoir, où le plus souvent la religion est instrumentalisée au profit d’intérêts politiques ou particuliers.
Dans ce contexte, les minorités religieuses sont des victimes collatérales. C’est le cas en particulier des chrétiens : dans plusieurs pays où les Églises chrétiennes sont implantées depuis le 1er ou le 2e siècle, elles sont menacées de disparition. C’est dramatique. Et on ne sait pas que faire pour les sauver.
L’islam moyen-oriental du Pakistan au Maroc est marqué, d’autre part, par un important conflit d’influence politique et religieuse, entre l’Arabie saoudite et l’Iran, tandis que la Turquie se veut de son côté acteur politique autonome.
Cet islam moyen-oriental est aussi marqué par l’effondrement et la désagrégation des États en Irak et en Lybie, suite aux interventions occidentales, et actuellement aussi en Syrie.
1.2. Les printemps arabes
En décembre 2010, éclate en Tunisie un puissant mouvement de contestation populaire, qui en suscitera d’autres dans la suite, et qu’on nomme les printemps arabes.
Il s’agit d’un mouvement porté par les jeunes générations et par des militants plutôt laïques, qui en appellent à plus de justice et de dignité, contre l’inégalité et la concentration des richesses, à plus de démocratie, contre les pouvoirs en place corrompus et dictatoriaux. Ce mouvement touche successivement l’Égypte, la Lybie, le Yémen, le Bahreïn, l’Algérie, la Jordanie, le Maroc…, mais de manières différentes.
Plusieurs dictateurs sont obligés de démissionner : Ben Ali en Tunisie, Moubarac en Égypte ; en Lybie, Kadhafi est éliminé, et cela conduit à la guerre civile. En Syrie c’est une répression brutale. En Jordanie et au Maroc, la monarchie agit habilement en faisant des concessions et en ouvrant un peu le régime.
En Tunisie et en Égypte, les islamistes, pratiquement les Frères musulmans, seule force d’opposition plus ou moins clandestine organisée, s’emparent du pouvoir. En Tunisie, ils sont obligés de le partager et de négocier. En Égypte, ils s’imposent via les urnes, mais cherchent brutalement à islamiser toute la société. Cela suscite la révolte, et c’est l’armée qui prend le pouvoir.
Partout, c’est une énorme frustration pour les jeunes et pour les mouvements démocratiques non religieux. Mais les sociétés sont devenues explosives.
Par ailleurs, dans un pays comme l’Égypte, face à une politique islamisant de la société, on voit se développer un courant athée. C’est tout à fait nouveau.
1.3. Le salafisme
Le mot vient de salaf, les ancêtres. Le salafisme a des racines anciennes, mais il s’appuie surtout sur différents penseurs à partir du 18e s., qui prônent un islam pur, c’est-à-dire conforme à celui qui était vécu et prôné par Mohammed et ses compagnons. Ce retour s’appuie non seulement sur le Coran, mais aussi sur la sunna, c’est-à-dire l’ensemble des paroles du prophète et de ses pratiques tels qu’ils sont recueillis dans les hadîts, les traditions postérieures au Coran.
Pour asseoir son pouvoir et s’imposer mondialement au monde musulman, l’Arabie saoudite s’appuie dès sa fondation sur cette doctrine salafiste et la diffuse sous le nom de wahhabisme. Il s’agit d’un islam rigoriste dans sa pratique et excluant tout esprit critique. Depuis plus de cinquante ans, ce salafisme est devenu la doctrine commune du sunnisme, enseigné partout dans les mosquées et les écoles coraniques. Il peut prendre des formes violentes, c’est le djihadisme guerrier que nous connaissons aujourd’hui, mais ce n’est pas sa dominante. Dans les pays de tradition musulmane, il s’agit de conformer l’ensemble de la société à la tradition musulmane des ancêtres, qui s’exprime dans la sharia ; dans les pays où des musulmans se sont implantés, mais ne sont pas de tradition musulmane, il s’agit de constituer une communauté close, rigoriste dans son mode de vie, pour laquelle tous les non-musulmans sont des mécréants, condamnés par Dieu.
En ce sens, le salafisme a fourni le terreau, dans les pays musulmans et en Europe, à partir duquel une radicalisation a pu se développer et les idées du djihad guerrier ont pu s’implanter et se développer chez certains, principalement parmi des jeunes, non seulement musulmans, mais aussi des convertis. Et ce ne sont souvent pas les plus défavorisés socialement.
1.4. L’État islamique ou Daech
C’est au sein de ces sociétés profondément ébranlées qu’émerge un nouvel acteur : l’État islamique, ou Daech, ou d’autres mouvements qui s’y rallient, comme Boko Haram.
Dans les années 2000, un acteur violent était apparu : Al-Qaïda, dont l’ennemi est essentiellement l’Occident, mais aussi les musulmans infidèles, ceux qui collaborent avec l’Occident... C’est le drame des deux tours jumelle de New-York le 11 septembre 2001, l’attentat dans un train de banlieue à Madrid en mars 2004, un attentat à Londres en juillet 2005. Et d’innombrables attentats dans les pays musulmans. Mais Al-Qaïda n’est pas porté par un véritable projet politique. Avec l’État islamique, on est dans un tout autre paradigme : une force militante, très organisée, brutale, qui vise à s’organiser en État. Une force qui dispose d’énormes moyens financiers, matériels, logistiques. Qui a mis en place un système de communication publique et de propagande très sophistiqué et professionnel. Et qui à partir de là recrute largement en dehors de ses lieux d’opération, entre autres en Europe. Face à cette force, tant l’Europe que les États-Unis sont quasiment paralysés, ne sachant pas comment intervenir, et n’étant pas prêts à se battre sur le terrain.
L’État islamique ou Daech a une tout autre signification qu’Al-Qaïda. L’anthropologue Alain Bertho fait sans doute justement remarquer, je pense, que ce phénomène est moins une radicalisation de l’islam qu’une islamisation de la révolte radicale. La racine n’est pas dans la théologie de l’islam, mais dans l’expérience d’impasse des jeunes : la vie politique est corrompue, les gouvernements ne cessent de mentir, l’avenir de la planète est menacé. Il s’agit d’une révolte sans avenir : l’État islamique n’a pas de vrai projet révolutionnaire, mais il utilise l’islam pour son projet destructeur, en cherchant à imposer une société qui nie toutes les libertés, mais qui capitalise la désespérance à son profit. Si cette analyse est juste, au moins partiellement, elle fait écho à la révolte des Grecs, ou à celle de Podemos en Espagne : c’est notre société qui n’a plus de projet et qui est radicalement contestée, et elle est contestée dans une perspective suicidaire chez les jeunes qui vont se battre en Syrie ou en Irak.
1.5. L’islam ici et maintenant en Europe occidentale
Les premières générations de musulmans, importés comme travailleurs dans les mines et les industries lourdes, avant d’être engagés dans les métiers de la construction et dans différents services (métro et bus, service des ordures, etc.), étaient généralement très peu formés et ont cherché à s’intégrer en essayant de ne pas se faire voir. La provenance de cette immigration varie fortement selon les pays : Algériens, Marocains ou Tunisiens en France, Marocains et Turcs en Belgique, surtout Turcs en Allemagne, Pakistanais en Angleterre. Plus récemment, ce sont les immigrations musulmanes africaines dans les différents pays.
Actuellement, une classe moyenne d’entrepreneurs marocains, algériens, tunisiens, turcs, pakistanais, etc., se développe, signe d’intégration d’une fraction de cette immigration.
Les deuxième et troisième, voire quatrième générations sont marquées par une profonde crise identitaire. En raison d’un chômage massif, beaucoup n’arrivent pas à s’intégrer, surtout les jeunes. Du fait du contexte international, marqué par la violence, ils ressentent, à juste titre souvent, que le regard porté sur eux manque de bienveillance. Le discours salafiste aidant contribue à une crispation identitaire : une volonté de s’affirmer tel qu’on est et différent. Cela s’exprime par de multiples revendications nouvelles : le voile (ou hijab) pour les filles et les femmes, voire le niqab (tout le visage couvert, sauf les yeux), la djellaba et la barbe pour les hommes, la nourriture halal, des lieux de prières, séparation des hommes et des femmes dans les services de santé, etc., et une visibilité nouvelle des mosquées.
Mais qu’est l’islam tel qu’il est aujourd’hui vécu en Europe ?
Il y a d’abord l’islam des mosquées : les musulmans sont plus pratiquants que les chrétiens, mais ils ne le sont pas tous, loin de là. Cet islam des mosquées est un islam pieux, plus ou moins rigoriste, mais très inculte, caractérisé par ce qu’Olivier Roy appelle une sainte ignorance (qualificatif qu’il utilise aussi pour les nouveaux mouvements évangéliques). Un islam rétif à tout esprit critique, opposé aux cours de biologie, à la théorie de l’évolution, etc. Il y a quelques mosquées qui développent un discours radical et politique, mais elles sont minoritaires.
Pour les jeunes générations, l’influence réelle des mosquées est devenue marginale. Ils ne comprennent pas réellement les prêches qui souvent sont donnés en arabe ou en turc. Par contre des prédicateurs itinérants hors mosquées et Internet sont beaucoup plus déterminants. Ces prédicateurs sont majoritairement fondamentalistes.
Parmi les jeunes, il y a un courant sécularisant : on ne fréquente plus guère les mosquées, mais on pratique en famille le ramadan et les grandes fêtes. La prière quotidienne ou l’exigence halal n’ont plus guère de place. Une petite minorité s’affirme aussi athée.
On constate que dans l’ensemble, les filles réussissent beaucoup mieux que les garçons, tant au niveau secondaire qu’au niveau universitaire. Et qu’un certain nombre d’entre elles subissent difficilement le contrôle que cherchent à exercer leurs frères. Le machisme familial n’est pas mort.
Une minorité parmi ces jeunes font des études universitaires et s’insèrent professionnellement. Certains se sécularisent davantage, d’autres s’enracinent davantage dans leur foi…
Il y a aussi un courant d’approfondissement spirituel, marqué ou non par le soufisme : un chemin d’intériorité et de foi dont, pour certaines, le port du voile est une expression.
À l’inverse, parmi les jeunes, il y a aussi une petite minorité qui se radicalise, et qui va combattre en Syrie ou en Irak, et parmi eux nombre de convertis : désespérance et condamnation de la société occidentale décadente et pervertie, protestation contre le capitalisme dominant, sens de la solidarité pour des communautés opprimées et persécutées, idéalisme très idéologisé. Les motivations sont donc diverses.
Des événements et des initiatives attisent les tensions, comme la publication, il y a quelques années, des caricatures de Mohammed au Danemark.
Et il y a la radicalisation violente qui s’exprime aussi en Europe. La tuerie au musée juif à Bruxelles en mai 2014 ; la tuerie à Charlie Hebdo et à l’Hyper Cacher en janvier 2015… Le paysage est donc très contrasté.
- Nouvelles questions et nouvelles approches
Dans les pays où les musulmans sont fortement implantés, en France et en Angleterre d’abord, il y a une nouvelle génération d’intellectuels musulmans. Ceux-ci, philosophes, anthropologues ou théologiens, mais aussi académiques dans diverses branches, développent une réflexion plus critique sur leur propre foi, pour ceux qui continuent à se définir comme musulmans croyants. Jusqu’à présent, il y a peu de lien entre ces intellectuels et l’ensemble de la population musulmane qui se méfient d’eux : ils ne sont donc pas représentatifs. Avec une exception : Tariq Ramadan, qui a une forte influence en milieu de jeunes éduqués. Il est souvent diabolisé, accusé de double langage. Ceux qui le connaissent mieux, disent qu’il a effectué tout un parcours intéressant, en essayant sincèrement d’articuler foi traditionnelle et modernité en vue d’une véritable intégration des musulmans en Europe.
Il y a surtout, au niveau de la pensée, un fait très récent, dans nos pays, mais aussi dans certains pays arabes. La violence et les revendications de l’État islamique ou Daech sont une sorte de détonateur pour la pensée. Beaucoup de responsables musulmans ont déclaré : cela n’est pas l’islam, l’islam est religion de paix. Ces penseurs prennent distance par rapport à ce genre d’affirmation trop simple. La violence fait aussi partie de l’islam, et il y a dans la tradition des racines à cette violence (de même nous devons dire que la violence de l’Inquisition ou celle des guerres de religion en Europe font partie de notre christianisme). L’urgence est donc de décoder les racines de cette violence et de les désarmer par un travail de contextualisation et de lecture critique et interprétative du Coran. Ces penseurs disent aujourd’hui, ce que quelques islamologues disaient depuis quelques années, que la violence du djihad trouve son enracinement dans le salafisme, c’est-à-dire dans l’enseignement commun de l’islam qui a prédominé dans les pays arabo-musulmans et à l’extérieur : ce salafisme n’est pas violent en lui-même, mais il a répandu le terreau dans lequel a pu se développer une pensée radicale, en raison de sa prétention à posséder seul toute la vérité et de son regard d’exclusion vis-à-vis de l’autre, non seulement le non-musulman, mais aussi le musulman autrement : chiite, soufi, etc.
Au Maroc, le roi développe clairement la perspective d’un islam tolérant, et différentes réforme sont en cours, en faisant entre autres davantage place aux femmes. À Rabat, il y a une importante école de formation d’imams, qui attire des étudiants de divers pays d’Afrique. Le tiers de ces étudiants sont des femmes. Il y a aussi une école de formation de formateurs d’imams, et là aussi il y a des femmes. Quant au conseil national des oulémas, c’est-à-dire des théologiens, par lequel passe tout la législation, et qui est présidé par le roi, une minorité de ces oulémas sont aussi des femmes… Et une question qui y est à l’ordre du jour est la suppression de l’interdiction légale de l’apostasie. Cela dit, le Maroc n’est pas non plus le paradis en ce qui concerne les droits de l’homme : la répression politique y est très dure.
En Égypte, à l’heure actuelle, après l’épisode Morsi, qui sous l’égide des Frères musulmans, a cherché à imposer une islamisation à toute la société, les militaires ont pris le pouvoir. De bons observateurs au Caire font remarquer que, à leur avis, s’il n’y avait pas eu cette prise de pouvoir, cela aurait été la guerre civile, la résistance de secteurs importants de la population à cette islamisation forcée étant très importante : entrepreneurs, intellectuels, jeunes qui avaient été porteurs de la révolution. Avec un double résultat. D’une part, une véritable dictature où il n’y a plus aucune liberté politique, un état policier et beaucoup de répression. Mais d’autre part, une étonnante libération de la parole du point de vue religieux, mouvement directement soutenu par le président al-Sissi : appel à une modernisation de la pensée, de la lecture du Coran, de l’enseignement. Il y a quasi tous les jours des débats théologiques dans la grande presse.
Conclusion
Je tire quatre conclusions. D’abord une conclusion personnelle. Dans la rencontre avec des musulmans, dans le dialogue, dans l’écoute mutuelle, je fais l’expérience de rejoindre la foi et la spiritualité qui anime ceux et celles que je puis ainsi rencontrer. C’est vrai aussi d’un certain islam populaire dans les pays arabes et turcs. J’ai été touché lors de la visite de tombeaux de saints de la piété et de l’attitude de prière dans le silence des pèlerins. J’ai été touché au cours d’un voyage en Turquie et d’un autre au Maroc par la façon discrète dont des amis faisaient leur prière quotidienne, par la piété aussi dans certaines mosquées quand j’ai été invité à assister à la prière. J’ai ressenti une profonde communion de foi en Dieu. Tout en disant, que pour une part, il y a un monde de différence entre certains aspects de cet islam vécu et notre foi. En particulier, l’attachement aux observances, mais aussi le rapport homme - femme, avec la séparation rigoureuse dans les mosquées.
Beaucoup d’analystes et politologues disent qu’on n’en finira pas de sitôt avec l’État islamique et sa perspective de califat mondial. Sa dimension nihiliste pourrait faire qu’à moyen terme, il s’effondre de l’intérieur, alors qu’on ne sait pas comment le combattre efficacement.
Ensuite, je pense qu’il y a un mouvement profond en cours. Un mouvement de pensée porté par des intellectuels. Ils ouvrent des chemins nouveaux. C’est un processus lent, minoritaire. Mais souvenons-nous de tout le travail théologique, plus ou moins public, difficile et souvent réprimé, qui a préparé les changements profonds apportés par Vatican II pour le catholicisme. De ce point de vue, je suis convaincu qu’il y a une espérance. Qu'il faut pouvoir faire confiance à ces penseurs, hommes et femmes, et les soutenir, parce qu’ils rencontrent aussi beaucoup d’opposition. Parce que leur position est difficile au sein de leur propre communauté, il est important qu’ils soient soutenus.
Et il y a un énorme travail éducatif à effectuer. Un travail éducatif qui vise les jeunes musulmans, qui sont en fait ignorants de leur foi ; un travail éducatif vis-à-vis des parents, dont la majorité sont tout aussi ignorants. Et bien sûr un travail éducatif et informatif vis-à-vis du public européen, tant dans les pays où les musulmans sont fortement présents, comme la France, la Belgique, l’Allemagne ou l’Angleterre, etc., que dans les pays où les musulmans ne sont pratiquement pas présents. Il s’agit de déconstruire les fantasmes, de donner à connaître, de décrisper vis-à-vis des peurs, d’ouvrir à la tolérance… Ce travail est considérable et urgent.
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