LA RECONCILIATION EN COTE D’IVOIRE EST-ELLE POSSIBLE ?

Abstract: 

This article analyses the concept of reconciliation which is often used and misused in post-conflict countries. The concept of reconciliation is defined and then applied to answer three questions in the context of Ivory Coast in the aftermath of the social and political crisis, namely: Whether Ivoirians can be reconciled; the conditions of reconciliation, and whether Catholic leadership can contribute to the success of reconciliation. It defines reconciliation as a fact of remaking relations that are confused. It argues that this reconciliation can be achieved if the Ivoirians throw light on what happened since 1990 and practice justice for all. The process of reconciliation will be difficult, yet it is not impossible. All that is required are certain virtues such as coherence, humility, sincerity, lucidity and patience. The church leadership can help to face this challenge if it is courageous and make serious effort in working for the common good.

  1. Introduction

Depuis quelque temps, on parle de réconciliation en Côte d’Ivoire. Ceux et celles qui usent (et abusent) de ce mot en ont-ils la même compréhension ? Nous commencerons donc par définir le mot. Il s’agira ensuite d’examiner successivement trois questions : les Ivoiriens peuvent-ils vraiment se réconcilier ? Si oui, à quelles conditions ? Comment les « hommes de Dieu » – nous nous limitons ici au clergé catholique  – peuvent-ils contribuer à la réussite de cette réconciliation ?

 

  1. La réconciliation, c’est quoi ?

Selon « Le Petit Larousse illustré » (édition 1997), réconcilier, c’est « rétablir des relations amicales entre des personnes brouillées ». En politique, des individus militant dans des formations politiques différentes peuvent entretenir des relations amicales, c’est-à-dire se fréquenter, partager joies et peines, voire s’entraider, etc. Je dis « peuvent » car ceux  qui aspirent à gouverner ne sont pas obligés de s’aimer. Ce qu’on attend d’eux, c’est qu’ils respectent la Constitution que le peuple s’est librement donnée et qu’ils se respectent mutuellement. Et respecter l’autre, ce n’est pas seulement accepter qu’il diffère de moi dans sa manière d’être, de voir et de faire. C’est aussi résister à la tentation de le diffamer ou d’étaler sa vie privée sur la place publique. C’est surtout refuser de lui donner la mort. Pourquoi, quels que soient les désaccords qu’ils peuvent avoir sur les moyens et stratégies à mettre en œuvre pour la conquête ou la conservation du pouvoir, les politiques doivent-ils se garder de transgresser le commandement divin : « Tu ne tueras pas ! » ?

 

D’une part, parce que Dieu est un Dieu de vie et non de mort (Jn 10, 10). D’autre part, parce que c’est Dieu qui donne la vie. En ce sens, l’idée du poète libanais Khalil Gibran (1990) est d’une incontestable justesse. On peut la résumer comme suit : Les parents ne donnent pas la vie, ils la transmettent. Ils ne sont donc pas propriétaires des enfants qu’ils mettent au monde[1]. Pour saint Paul, ce n’est pas seulement les enfants mais toute la création (les forêts, les océans, l’air que nous respirons, le pouvoir, l’argent, etc.) qui appartient à Dieu. Il en tire la conclusion suivante : les hommes ne sont que des gérants qui, le moment venu, auront à rendre compte de ce que Dieu a bien voulu leur confier : « Qu’as-tu que tu n’aies reçu et, si tu l’as reçu, pourquoi te glorifies-tu comme si tu ne l’avais pas reçu ? » (1 Corinthiens 4, 7)

 

Mais ce n’est pas seulement entre Gbagbo, Bédié et Ouattara, entre les militants du RHDP (Rassemblement des Houphouétistes pour la démocratie et la paix) et ceux de l’ex-MP (Majorité présidentielle), que les relations sont brouillées. Il y a aussi brouille entre les Ivoiriens et les valeurs et principes qui leur ont été inculqués par la famille, l’école et la religion. Depuis un bon moment, en effet, chacun (e) de nous fait ce qu’il veut dans ce pays. Combien d’entre nous respectent-ils vraiment notre devise commune  (« union, discipline, travail ») ? Voler, mentir, tuer, détourner les deniers publics, ne pas respecter la parole donnée, ne rendre service qu’aux gens de son ethnie, religion ou parti politique, payer des salaires injustes à ses employés et servantes, etc., ne sont-ils pas devenus nos sports favoris ?

 

Dans cette optique, la réconciliation peut se concevoir aussi comme une transformation personnelle et collective. C’est toute la Côte d’Ivoire – et pas uniquement les politiciens –  qui est appelée à se transformer, c’est-à-dire à devenir autre (Bour 2009 : 70), à changer de mentalité et de conduite, à se convertir. Le thème de la conversion est si capital qu’il inaugure la prédication de Jésus (Mc 1, 15). Celui-ci, il est vrai, a fait des miracles, s’est montré critique à l’égard de ceux qui aiment faire sentir leur pouvoir et commander en maîtres (Mc 10, 42) mais le plus important, pour lui, était la conversion ; il voulait que les hommes changent leurs cœurs, que l’homme ne soit plus « un loup pour l’homme » (Hobbes 1642) ; il militait, non pour que Pierre remplace Paul, mais pour la transformation des cœurs car on peut changer de députés, de ministres, de président de la République sans que les comportements et les habitudes changent.

 

Que veut dire « se convertir » dans une Côte d’Ivoire en crise depuis 1993 ? A quoi chacun (e) de nous est-il appelé (e) ? Peut-être à ceci : ne pas faire de sa religion ou de son ethnie un absolu, ne pas se croire meilleur que les autres, sortir de la duplicité et du double langage, tourner le dos au mensonge et aux voies tortueuses, passer de l’indiscipline à la discipline, respecter le bien commun, se dire que tout métier a de la valeur et que seul le travail bien fait crée la richesse et assure l’indépendance au lieu de vivre aux crochets des autres ou de vouloir s’enrichir vite et sans effort, savoir se contenter de ce qu’on a plutôt que d’être envieux et jaloux des autres[2], abandonner la course aux biens matériels pour adopter une vie simple et sobre, etc. Sommes-nous prêts à emprunter un tel chemin dont chacun conviendra qu’il est loin d’être facile ? Sommes-nous disposés à nous « purifier du vieux levain pour être une pâte nouvelle » (1ere lettre aux Corinthiens 5, 7) ? Le voulons-nous vraiment ? C’est l’avenir qui nous le dira.

 

Pour l’instant, je voudrais retourner au dictionnaire « Le Petit Larousse » qui définit la réconciliation comme le « rétablissement des relations amicales brouillées ». Je ne sais pas si Bédié, Ouattara et Gbagbo ont jamais été des amis. Ce que je sais, c’est que la réconciliation est l’aboutissement d’un processus dans lequel la vérité et la justice occupent une grande place et qu’elle a un prix. Ce sont ces deux thèmes que je voudrais aborder maintenant.

 

3. Conditions d’une réconciliation sincère et durable

 

3.1. Faire mémoire du passé

 

Faire mémoire du passé revient ici à affronter enfin des questions longtemps éludées ou censurées au nom de la paix (Cf. Mellon 1984)[3]. Ces questions, nous les fuyions parce qu’elles étaient embarrassantes, dérangeantes. Aujourd’hui, elles nous rattrapent. Les voici :Quand le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) soutenait mordicus qu’Alassane Ouattara était ivoirien, était-il dans la vérité ? Pourquoi, quelque temps après, le même PDCI, sous la plume de Konan Bédié, estima que Ouattara était burkinabè et qu’il ne devait pas se mêler de la politique ivoirienne (Bédié 1999 :149) ? Et, si Ouattara était d’origine burkinabè, pourquoi le PDCI le laissa-t-il diriger un parti politique ivoirien ? Pourquoi, après avoir traité Alassane Ouattara d’étranger, le Front populaire ivoirien (FPI) forma-t-il en 1995 le Front républicain avec le Rassemblement des Républicains (RDR) ? Le fait qu’Alassane Ouattara a ssayé d’empêcher l’application de l’article 11 de la Constitution[4] avant l’inhumation d’Houphouët-Boigny était-il acceptable ? Qui sont les vrais auteurs du coup d’Etat contre Henri Konan Bédié en décembre 1999 ? Qui devait en récolter les fruits ? A qui devaient profiter les tentatives de coup d’Etat contre Robert Guéi et Laurent Gbagbo (juillet et septembre 2000, janvier 2001) ? Qui est responsable de l’assassinat de Balla Kéita à Ouagadougou ? Pour prouver qu’il est ivoirien, Alassane Ouattara remit, au bureau du Forum de réconciliation nationale, des passeports ivoiriens qui appartiendraient à ses grands-parents. Ces documents étaient-ils authentiques ou non ? Qui a commandité et financé la rébellion du 19 septembre 2002 ? Le FPI fit-il tout ce qui était en son pouvoir pour éviter au pays d’être attaqué et coupé en deux ? Qui a exterminé la famille de Robert Guéi ? Oui ou non, les prêtres de la cathédrale saint Paul d’Abidjan où le général s’était réfugié avaient-ils les moyens de s’opposer à sa capture ? Si oui, pourquoi ne l’ont-ils pas fait ? Pour accepter la candidature d’Alassane Ouattara, Laurent Gbagbo devait-il prendre l’article 48 ou bien recourir au référendum constitutionnel ? Ceux qui autorisèrent le bateau Probo Koala à déverser des déchets toxiques à Abidjan ne méritaient-ils pas d’être arrêtés et sanctionnés ? Etait-il raisonnable d’aller aux urnes sans le désarmement des rebelles au Centre, au Nord et à l’Ouest ? Au lieu de proclamer Laurent Gbagbo vainqueur du second tour, Paul Yao N’Dré ne devait-il pas appliquer la Constitution qui prévoit une reprise de l’élection en cas de fraude ? Le  pillage de la Banque centrale des Etats de l’Afrique occidentale (BCEAO) par les rebelles à Bouaké était-il quelque chose de normal ? Laurent Gbagbo devait-il s’abstenir de nationaliser la Société générale des banques en Côte d’Ivoire (SGBCI) et la Banque internationale pour le commerce et l’industrie en Côte d’Ivoire (BICICI)[5], après leur fermeture sans préavis ? Etait-il responsable de demander aux fonctionnaires ivoiriens de cesser le travail et de pousser l’Union européenne à décréter un embargo sur les médicaments et les ports d’Abidjan et de San Pedro afin de forcer Laurent Gbagbo à quitter le pouvoir ? Le recomptage des voix, proposé par le candidat de la majorité présidentielle, ne valait-il pas mieux que l’usage de la force qui occasionna des destructions matérielles et humaines ? Sous prétexte de récupérer des armes, les insurgés favorables à Ouattara avaient-ils besoin de terroriser d’honnêtes citoyens avant de voler leurs biens ? Etaient-ils obligés de brûler commissariats et brigades de gendarmerie ? La cupidité et l’âpreté au gain ne nous ont-elles pas poussés à voter Ouattara, Bédié ou Gbagbo alors que nous étions conscients que le pays connaitrait des difficultés si un de ces trois hommes était élu (cf. Platon, La république, VIII 565d)[6]? Etant donné que tous les partis politiques ont gouverné ensemble de 2002 à 2010, est-il juste et honnête d’imputer la « destruction » du pays uniquement au FPI ?

 

Ces questions – d’autres mériteraient certainement de figurer dans cette liste –  n’ont pas pour but de réveiller des souvenirs douloureux ou d’inciter à la vengeance mais de permettre aux Ivoiriens de connaître la vérité sur les blessures et traumatismes subis par la mère-patrie depuis 1993. Deuxièmement, il s’agit, pour chacun (e) de nous, de voir comment il (elle) a contribué à la mise à mal de la cohésion nationale.

 

3.2. Pour une justice réparatrice

 

Comme la vérité, la justice est une condition sine qua non de la réconciliation mais de quelle justice s’agit-il ? Pour nous, la Côte d’Ivoire n’a pas besoin d’une justice qui blanchirait un camp et condamnerait l’autre camp (la justice des vainqueurs) comme si, d’un côté, on avait des anges et, de l’autre, des démons. Quant à la justice pénale, pour nécessaire qu’elle soit, elle n’est pas suffisante parce qu’elle « se focalise sur le fait que l’agresseur doit recevoir la punition qu’il mérite ». La justice pénale doit être complétée par la justice restauratrice qui, elle, « met l’accent sur les besoins de la victime et sur la responsabilité de l’agresseur pour réparer la blessure » (Lecomte 2009 :28). Pourquoi ? Parce que ce qui est recherché, in fine,

 

[c’est] la réparation des dégâts, le rétablissement de l’équilibre, la restauration des relations interrompues, la réhabilitation de la victime mais aussi celle du coupable auquel il faut offrir la possibilité de réintégrer la communauté à laquelle son délit ou son crime ont porté atteinte(Tutu 2000 : 59).

 

La justice à laquelle nous nous référons ici voudrait aussi qu’on ne se limite pas aux crimes et exactions commis après le second tour de l’élection présidentielle. Quand on sait que les « maîtres » d’aujourd’hui sont les rebelles d’hier, il serait injuste d’occulter les crimes économiques et crimes de sang dont les anciens rebelles et leurs commanditaires se sont rendus coupables depuis septembre 2002.

 

 

C’est le lieu de rappeler que la réconciliation ne peut se faire si l’un des protagonistes est emprisonné. Pour se réconcilier avec Nelson Mandela, Frederik Willem de Klerk a dû libérer le leader de l’ANC (African National Congress). Ceci nous permet de passer  à notre second point : la réconciliation a un prix.

 

3. 3. Le prix de la réconciliation

 

Michel Camdessus, ancien directeur du Fonds monétaire international (FMI), a osé comparer Alassane Ouattara à Nelson Mandela. Si je ne suis pas trahi par ma mémoire, ce devait être sur Radio France internationale. Personnellement, je trouve cette comparaison inopportune. Il y a certainement une différence énorme entre les deux hommes. Pourquoi ? D’abord, parce que Mandela n’a pas été installé au pouvoir par la Grande Bretagne, ancienne puissance colonisatrice. Ensuite, parce qu’il n’a pas fait tuer ses frères noirs pour arriver au pouvoir. Enfin, parce que les actes que M. Ouattara a posés depuis sa prise de pouvoir par la force n’ont rien à voir avec l’attitude de Mandela vis-à-vis de ses anciens bourreaux. Certes, Mandela  exigea que la vérité soit faite sur les crimes de l’Apartheid, que les victimes viennent témoigner de ce qu’elles avaient subi et que les coupables reconnaissent leurs fautes mais, quand tout cela fut fait, il offrit l’amnistie et non la prison. Mieux : il invita chez lui le magistrat blanc qui l’avait condamné à perpétuité au bagne de Robben Island avant de déjeuner avec les veuves des fondateurs de l’Apartheid. Ce sont ces gestes qui font de Nelson Mandela un homme respecté et admiré partout. Mandela est grand[7] parce qu’il refusa de se venger ; il est un monument parce qu’il ne jugea pas utile d’humilier ceux qui l’avaient humilié (Lecomte 2009 :16).

 

Alassane Ouattara agit-il de la même façon ? Non, car, tout en disant tendre la main à ses adversaires, il fait emprisonner ceux d’entre eux qui acceptent de sortir de leur cachette ou rentrent d’exil. Lui qui se dit démocrate et parle de liberté d’expression n’a-t-il pas laissé les FRCI occuper pendant cinq mois les sièges de deux quotidiens pro-Gbagbo (« Notre Voie » et « Le Temps ») ? Je ne parle même pas de la télévision nationale qui ne présente que ses activités et voyages. On a ainsi l’impression que le pardon[8] que prône quotidiennement le nouveau président et qu’il prétend avoir accordé à ceux qui l’ont fait souffrir[9] manque de sincérité.

 

Si l’objectivité et l’honnêteté commandent d’admettre que le successeur de Laurent Gbagbo a commencé à faire de bonnes choses (réfection des routes, ramassage des ordures ménagères, destruction des bidonvilles, lutte contre les constructions anarchiques, mise en fourrière des véhicules circulant sans pièces, suivi et évaluation du travail des ministres, etc.), il n’en demeure pas moins vrai que le train de la réconciliation ne se mettra véritablement en route que si le chef de l’Etat veille à ce que la justice soit la même pour tous ceux qui sont coupables de crimes (économiques et de sang) depuis 2002, s’il tient sa promesse de donner du travail aux jeunes et aux femmes, s’il ouvre sans tarder les universités, s’il arrête la persécution des partisans de Laurent Gbagbo à Abidjan et à l’intérieur du pays, etc.

 

S’agissant de la Commission sud-africaine « Vérité et réconciliation », voulue par Mandela et confiée à l’évêque anglican Desmond Tutu, elle n’a rien à voir avec la commission « Dialogue, vérité et réconciliation » dont le président, Charles Konan Banny, est loin d’être indépendant, impartial et neutre[10].  

 

Quel rôle les « hommes de Dieu » peuvent-ils jouer dans cette réconciliation dont le but est l’avènement d’une société où « on ne s’entraînera plus pour la guerre », où « les épées seront transformées en socs de charrue, les lances en faucilles » (Isaïe 2, 1-5) ?

 

  1. Rôle des « hommes de Dieu »

Disons d’entrée de jeu que, si les « hommes de Dieu » ne peuvent pas rester en dehors de la réconciliation, c’est parce que « Dieu leur a confié le ministère de la réconciliation » (2 Corinthiens 5, 18). Ce ministère ne s’arrête pas au confessionnal. Prêtres et évêques ont aussi à réconcilier les hommes entre eux, à jeter des ponts ou à établir des passerelles entre des adversaires ou des ennemis. C’est pour cette raison qu’ils peuvent être considérés comme des pontifes (le mot vient de deux termes latins : « pons, pontis » qui signifie « pont » et « facere » qui veut dire « faire »).  Au début des années 90, certains évêques et prêtres catholiques furent des faiseurs de ponts. Il s’agit d’Isidore de Souza au Bénin, de Basile Mvé au Gabon, de Laurent Monsengwo au Zaïre (aujourd’hui République Démocratique du Congo), d’Ernest Kombo au Congo, de Philippe Kpodzro au Togo, de l’abbé Séraphin Roamba au Burkina Faso. Pourquoi fit-on appel à eux ? Pourquoi eut-on recours à leur médiation ? Peut-être leur reconnaissait-on une certaine autorité morale et une pondération. En tout état de cause, seul l’ancien archevêque de Cotonou réussit, à notre avis, à tirer son épingle du jeu, c’est-à-dire à réaliser ce que les Béninois attendaient de lui : passer, sans effusion de sang, du marxisme-léninisme à la démocratie.

 

D’où vient sa réussite ? Du fait qu’il n’était pas l’homme d’un clan ou d’un parti politique et qu’il avait pris le temps, lorsqu’il était recteur de l’ISCR[11], d’acquérir une formation sur le fonctionnement de la politique à la faculté de droit de l’université d’Abidjan. Si Isidore de Souza n’a pas déçu les espoirs placés en lui, c’est aussi parce que ce qui le préoccupait, ce n’était pas de plaire à tel ou tel camp mais la santé (ou le salut) du Bénin : que les Béninois sortent du marasme dans lequel ils avaient été plongés par dix-sept années de dictature militaire pour renouer avec le progrès.

 

Chez nous, qu’est-ce que prêtres et évêques ont déjà fait et dans quelle direction pourraient-ils agir au cours des mois à venir ? Au plus fort de la crise, ils ont accueilli ceux qui ne pouvaient plus habiter chez eux, leur offrant le gîte et le couvert mais aussi le réconfort et la compassion. Et ils l’ont fait sans calcul et sans regarder la religion, l’ethnie ou l’idéologie politique des personnes qui venaient à eux.

 

Tout en les félicitant pour cette charité sans frontières, on peut souhaiter qu’ils fassent maintenant montre de courage comme Mgr Bernard Yago. Celui-ci, faut-il le rappeler, n’eut pas besoin de la permission d’Houphouët-Boigny[12] pour assister aux obsèques d’Ernest Boka à Grand Morié en 1964[13], ce qui lui valut d’être traité de « fétichiste en tiare » par le premier président de la République (Cf. Baulin 1982 :143). Le même Yago demanda et obtint que les prisonniers d’Assabou ne soient pas exécutés après leur condamnation à mort et que leurs épouses soient autorisées à travailler afin d’élever dignement leur progéniture (Cf. Grah Mel 1998). En 1981, il protesta contre la mort par asphyxie au camp de gendarmerie d’Agban de plusieurs Ghanéens raflés vers l’île Boulay ; le 24 février 1990, il proposa d’être enfermé avec les étudiants envoyés au Commissariat central ; en 1992, il était présent au palais de justice du Plateau pour suivre le procès de Laurent Gbagbo et de ses malheureux compagnons parmi lesquels le professeur René Degny Ségui.

 

S’il était encore parmi nous, Bernard Yago aurait sûrement condamné le bombardement des symboles de l’Etat, l’embargo sur les médicaments et les détentions sans jugement. Parce que le respect de la souveraineté nationale et de la dignité humaine lui était cher. Il aurait protesté énergiquement contre la profanation des mosquées, temples et églises par des individus sans foi ni loi parce qu’il est de ceux qui croient qu’un pays, où des lieux de culte sont attaqués ou profanés, a atteint le summum de la bêtise.

 

Un autre évêque, qui incarna ce que Jacques Ellul nomme « la subversion du christianisme », est Mgr Jules Saliège (1870-1956). L’évêque de Toulouse (France) fut en effet le premier dignitaire de l’Eglise catholique à s’opposer à l’Allemagne nazie en s’élevant publiquement contre les exactions du régime de Vichy[14] (les Juifs étaient traqués, raflés et déportés sous le maréchal Pétain) dans sa lettre pastorale d’août 1942. Intitulée Et clamor Jerusalem ascendit et lue dans toutes les églises de Toulouse malgré l’interdiction du préfet, cette lettre nous apprend qu’« il y a une morale humaine qui impose des devoirs et reconnaît des droits » et que « ces devoirs et ces droits, il n’est au pouvoir d’aucun mortel de les supprimer ». Saliège y parle aussi « de femmes et d’hommes traités comme un vil troupeau, de membres d’une famille séparés les uns des autres et embarqués vers une destination inconnue »  avant de s’interroger : « Pourquoi le droit d’asile dans nos églises n’existe-t-il plus ? Pourquoi sommes-nous des vaincus ? » Pour finir, Mgr Saliège soutient que « les Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes, les étrangers sont des hommes » et que « tout n’est pas permis contre eux ». Yago aurait signé cette lettre, les yeux fermés. Sans encourager l’impunité – car les dirigeants et militants de LMP (la majorité présidentielle) ne sont pas irréprochables – il ne manquerait pas de dire que tout n’est pas permis contre celui avec qui on est en désaccord. 

 

Nos évêques, qui ont eu des paroles fortes en d’autres circonstances, on aimerait qu’ils retrouvent le courage de Yago et de Saliège, que les présents et autres faveurs qui leur sont offerts (villas, jaguar, véhicules 4X4, billets d’avion et billets de banque, etc.) ne les empêchent pas de répercuter le cri des petits et des faibles ; on aimerait tant qu’ils nous parlent, les yeux dans les yeux, qu’ils ne ploient pas l’échine devant le pouvoir temporel qui est temporaire, donc éphémère ; on souhaiterait qu’ils disent haut et fort qu’il sera difficile d’arriver à la réconciliation si un des deux camps continue d’être traqué et emprisonné sans jugement, si ceux qui sont au pouvoir sont allergiques à toute critique et font preuve d’arrogance et de mépris, si certaines pratiques reprochées à l’ancien régime (gouvernement pléthorique, la télévision et la radio nationales au service d’un seul camp, nominations tribalistes, etc.) continuent de marquer l’exercice du pouvoir. Comme à Pierre et à ses compagnons, Jésus leur dit : « N’ayez pas peur ! » (Mt 28, 10) car, pour reprendre les mots du jésuite chilien Alberto Hurtado,

 

rien ne nous autorise à garder le silence face à la misère, à l’injustice, à la discrimination sous toutes ses formes : ni la crainte d’inquiéter ceux à qui nous devons peut-être beaucoup de services, ni la timidité face au pouvoir, ni le danger d’être mal interprétés.

 

Oui, l’heure du courage a sonné ! Le mur de Berlin est tombé en 1989. Il est temps de briser celui de la peur ! Pour l’honneur de Dieu et le bonheur de l’Ivoirien !

 

Conclusion

 

Avec le dictionnaire Larousse, nous avons défini la réconciliation comme le fait de rétablir des relations brouillées. Cette réconciliation, nous avons montré qu’elle n’opère pas magiquement, que, pour y parvenir, les Ivoiriens devront faire la lumière sur ce qui s’est passé depuis 1990 et éviter de pratiquer une justice à double vitesse, c’est-à-dire une justice clémente avec les uns mais sévère avec les autres. Vue sous cet angle, la réconciliation sera difficile. Mais « difficile » ne veut pas dire « impossible ». Nous pouvons nous réconcilier. Non pas en nous gargarisant de mots et de slogans creux[15], c’est-à-dire en discourant sur la nécessité de pardonner pour permettre à notre pays d’aller de l’avant alors que nos actes de tous les jours militent contre la réconciliation mais en faisant preuve de cohérence, d’humilité, de sincérité et de lucidité. Les « hommes de Dieu » peuvent nous aider à relever ce défi s’ils se montrent courageux et soucieux de l’intérêt général. J’ajouterais bien  une quatrième qualité : il nous faudra nous armer de patience car, si les blessures du cœur et de la mémoire ne sont pas guéries, la réconciliation ne pourra pas se faire. Autrement dit, nous devons tenir compte du temps ou compter avec le temps car tout ce qui est fait contre le temps est défait par le temps. « Chi va piano va sano », dit un proverbe italien. Allons donc à la réconciliation lentement mais sûrement !

 


[2]C’est le fait de ne pas vivre au-dessus de ses moyens qui permet de parvenir à la sérénité, cette tranquillité d’âme que le philosophe grec Epicure (341-270 av. J.-C.) appelle « ataraxie ». Cf. Lettre à Ménécée, 129-130.

[3]Laquelle paix n’est pas absence de différends qui ont pour origine nos différences. Car être « le prince de la paix » n’empêcha pas Jésus de fustiger l’hypocrisie et la course aux premières places dans les synagogues des scribes et pharisiens (Lc 11, 37-53). Le même Jésus fut constamment en conflit avec les Juifs qui refusaient de voir en lui le Christ (Jn 9, 1-34), se mit en colère contre ceux qui avaient fait du temple une caverne de bandits (Mc 11, 15-19). Enfin, en demandant à ses disciples d’aimer leurs ennemis (Mt 5, 44), il reconnaissait implicitement que l’on peut en avoir. On comprend dès lors pourquoi Christian Mellon affirme que « l’irénisme, la peur du conflit, la recherche immédiate du compromis qui reste gros de conflits futurs ne sont pas des attitudes recommandées par l’Evangile ». Cf. Ch. Mellon, Chrétiens devant la guerre et la paix, Paris, Centurion, 1984.

[4]Ledit article disait clairement que, si le président de la République venait à décéder, le Président de l’Assemblée nationale terminait son mandat.

[5]Les deux banques sont des filiales de la Société générale et de la Banque nationale de Paris (BNP).

[6]Nous donnons ainsi raison à Platon (427-374 av. J.-C.) qui pense que c’est le peuple qui nourrit et accroît la puissance de ceux qui se présentent au début comme les protecteurs du peuple. Cf. République, Livre VIII, 565d.

[7]Il reçut le prix Nobel de la paix conjointement avec Frederik De Klerk en 1993.

[8]Si la réconciliation passe par le pardon, celui-ci n’y conduit pas toujours car la victime peut bien accorder son pardon sans se sentir la force de rencontrer son bourreau. Or la réconciliation nécessite que la victime et le bourreau se rencontrent un jour ou l’autre. Comme Mandela et  De Klerk.

[9]Le mandat d’arrêt international lancé par Konan Bédié contre lui l’obligea à s’exiler momentanément. C’est Laurent Gbagbo qui mit fin à cet exil.

[10]C. K. Banny est effectivement membre du Rassemblement des Houphouétistes pour la démocratie et la paix (RHDP), ancien directeur de campagne d’Alassane Ouattara dans la région des Grands lacs. Le pire, c’est que, quand certains de ses partisans ont affirmé que seuls les Baoulés, son ethnie, étaient dignes de diriger la Côte d’Ivoire, il ne les a jamais désavoués. Boikary Fofana et Siméon Ahouana, que Banny a nommés comme vice-présidents, on peut douter de leur représentativité et crédibilité. Pour nous, il aurait été plus sage de demander aux communautés musulmane et catholique de désigner elles-mêmes les personnes qui parleraient en leur nom.

[11]Institut supérieur de culture religieuse devenu depuis Université catholique de l’Afrique occidentale.

[12]Un évêque ne reçoit pas ses ordres du président de la République mais uniquement du Christ, son maître et seigneur ; c’est en effet le Christ qui demande aux évêques et aux prêtres d’être la voix des sans-voix, de rendre visite aux malades et aux prisonniers, de prendre la défense des petits et des pauvres. Quand Alassane Ouattara affirme qu’il a envoyé l’évêque d’Odienné rencontrer Simone Gbagbo (voir  La Croix du 28 avril 2011, p. 2), on est donc dans le faux ; en outre, cela est contraire à la laïcité qui refuse que l’Etat s’ingère dans la mission de l’Eglise et inversement.

[13]L’archevêque d’Abidjan battait ainsi en brèche la thèse officielle selon laquelle Boka  s’était donné la mort.

[14]Pour avoir pris la défense des Juifs persécutés, Saliège sera fait compagnon de la libération par le général de Gaulle en 1945. L’année suivante, il sera créé cardinal. Son chapeau lui fut remis à Toulouse par le nonce apostolique, Mgr Angelo Roncali (le futur pape Jean XXIII), parce que  l’évêque de Toulouse était incapable de se déplacer.

[15]Les slogans creux, on en trouve aussi dans le clergé catholique ivoirien où les évêques et prêtres qui parlent le plus d’« Eglise famille » et de « fraternité sacerdotale » sont ceux qui n’accueillent et ne respectent que les gens de leur ethnie. Ces tribalistes primaires doivent savoir qu’ils n’ont rien compris à l’Evangile et qu’ils ne seront pas éternellement au poste qu’ils occupent actuellement car tout passe. Un jour, ils auront besoin de l’aide de ceux qu’ils méprisent et négligent aujourd’hui. On leur rafraîchira alors la mémoire.

 

 

 

Référence Bibliographique: 

Gibran, K 1990. Le prophète. Paris : Albin Michel.

Baulin, J 1982. La politique intérieure d’Houphouët-Boigny. Paris: Editions Eurafor-

Press

Bédié, H K 1999. Les chemins de ma vie. Entretiens avec Eric Laurent.Paris : Plon

Bour, A 2009. La réconciliation dans le christianisme : Don de Dieu et œuvre

humaine. In Mouvement international de la réconciliation (MIR), L’espérance insoumise. Les religions, moteurs de la réconciliation sociale et politique. Bruyères-le-Châtel : Nouvelle Cité.

Clément, J-L 1994 Monseigneur Saliège, archevêque de Toulouse 1929-1956.  Paris:

Beauchesne

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