AUTONOMISATION DU CHAMP DES ONG IMPACT SUR LE DÉVELOPPEMENT PARTICIPATIF EN AFRIQUE SUBSAHARIENNE

Abstract: 

This article reiterates the importance of NGOs in the development process of Africa. As part of the discipline of sociology and based on Bourdieu's field theory, its purpose is to highlight how NGOs influence and reconfigure the world of development. Indeed, they are perceived as independent fields in relation to other development actors.  This claim is particularly evident from the perspective of participatory development and leads to questioning the NGOs approach to grasp the notion of "participation" and interpret it.

Based on the Ivorian and Malagasy contexts, the idea is to present the dynamics of the field of NGOs and to identify their characteristics at different scales. This analysis concludes on the impact of such autonomy on the implementation of development policies, and proposes redeployment of the State in its regulatory role. This will ensure better harmonization of NGOs with development policies for a more efficient public action. Therefore, NGOs are key actors in the development of Sub-Saharan Africa.

  1. Introduction 

Comment parler des ONG en Afrique Subsaharienne face à la nébuleuse qui semble caractériser ces organisations ? Plus encore comment aborder leur implication dans le développement participatif qui, depuis l’avènement de l’approche participative dans les années 1970, est devenue une mode ces trente dernières années. Cet article aborde les deux concepts, ONG et développement participatif, à travers le cas de l’Afrique Subsaharienne.

Les organisations non gouvernementales, connues sous le sigle de ONG sont présentes dans la région subsaharienne de l’Afrique depuis les 1960, mais n’ont pas connu de véritable foisonnement que dans les années 1980. Deux caractéristiques spécifiques ont marqué cette époque. D’un côté, l’aide au développement a été guidée par un élan néolibéral avec les institutions de Bretton Woods qui ont initié des politiques d’ajustement structurel, conditionnées par la mise en place de réformes institutionnelles dont le désengagement de l’État de certaines entreprises publiques. D’autre part, la pauvreté constituait une tare dont l’État (en tant qu’organisation politique) et les structures traditionnelles d’entraide n’arrivaient pas à éradiquer. Les ONG se présentaient alors comme une sorte de trait d’union venant s’articuler entre les populations pauvres et la promesse de meilleures conditions de vie. Ces dernières années, cette tendance semble inchangée. Plus encore, les ONG sont souvent considérées comme l’étendard de la société civile africaine, et s’activent soit sous une initiative locale, soit impulsées par des ONG internationales. Pour autant, les ONG diffèrent des autres formes d’organisations de la société civile à travers l’existence d’un cadre législatif auquel elles se réfèrent. Elles sont particulièrement visibles dans plusieurs domaines de la lutte contre la pauvreté tels que la santé, l’éducation, l’amélioration du revenu, etc. L’importance de leurs activités fait qu’elles forment un espace social qui tend à s’autonomiser face aux autres acteurs du développement. Dans cette perspective, cet article propose d’analyser les ONG sous l’angle de la théorie du champ afin de répondre à cette question : comment les ONG se saisissent du concept de développement participatif et se l’approprient ?

Pour ce faire, les prochaines parties proposeront, dans un premier temps, de parler du champ des ONG et de ses caractéristiques. A la lumière de ce qui précède, il sera ensuite question de montrer à partir de la situation de crises socio-politiques qui a prévalu en Côte d’Ivoire, le rôle majeur joué par les acteurs de la solidarité internationale ainsi que les ONG dans l’optique de faire émerger une problématique de santé mentale relevant des politiques publiques, et d’y apporter des réponses dans le cadre d’une démarche participative et communautaire. Enfin, il s’agira de dépasser l’image générique de la « participation » pour la saisir dans une perspective qu’une ONG locale (organisation réputée « de proximité »), proposant du microcrédit (exemple par excellence d’un outil de développement relevant de l’approche participative) participe à la construction d’une notion finalement non figée.

  1. Le champ des ONG : les caractéristiques

Le champ auquel cet article fait référence est celui que Bourdieu a développé (Bourdieu 1979; 1994; 2000). Pour ce sociologue, le champ est un espace social composé d’acteurs dont les relations sont régies par les normes communes et dynamisées par le mode de gestion du capital dont ils sont porteurs. Le capital est en quelque sorte l’apport des agents sociaux au champ tels que le capital économique, le capital social ou bien le capital symbolique, qui conditionnent en même temps leur position en fonction du capital spécifique du champ, c’est-à-dire celui qui est propre à un champ (économique, social, etc.).

Pourquoi donc aborder les ONG en tant que champ ? Bon nombre d’ONG œuvrent en Afrique Subsaharienne et souvent, il est bien ardu de ne les saisir qu’en termes de dynamiques relationnelles avec les autres acteurs du développement, essentiellement l’État. Une telle approche semble pourtant réductrice au regard de la multiplicité d’acteurs agissant sous ce sigle, et oscillant entre une logique militantiste et une approche institutionnaliste. D’ailleurs, c’est en considérant ce flou qu’il est choisi dans cet article de les considérer comme un champ qui s’autonomise. En d’autres termes, ce qui est intéressant dans le concept de champ c’est la possibilité d’appréhender l’apparente nébuleuse des ONG en « microcosmes sociaux » ayant « leur propre structure et leurs propres lois » (Bourdieu 1994: 68). A partir de là, il faudrait donc distinguer les frontières de ce champ et les capitaux, ainsi que la position des agents sociaux (il est choisi dans cet article d’utiliser le terme acteur au lieu d’agent social).

 

  1. Les frontières du champ des ONG

Comme mentionné, il sera évidemment question de mettre un doigt sur les limites du champ des ONG. En effet, ces organisations appartiennent au large champ du développement, mais elles peuvent aussi être considérées comme une sorte de sous-champ régi par ses propres normes. Dans cette perspective, la suite de cette partie consistera à considérer tous les acteurs qui se saisissent des discours complexes du développement mais qui ne relèvent pas des pouvoirs publics. Cette considération couvre essentiellement des acteurs de la société civile portant le sigle ONG (Langer 2009).

Au-delà d’une telle conception, il est bien difficile de trouver une définition unanime de ce qu’est une ONG au risque de ne l’appréhender qu’en tant qu’un bloc uniforme faisant face aux autres acteurs du développement. Elle semble fréquemment être catégorisée selon ses types d’activités (Atlani-Duault 2005; Hours 2005; Langer 2009; Bris 2017; Guillermou 2003; Quéinnec 2007; Sentilhes-Monkam et al. 2019)ou dans son implication à la gouvernance internationale (Charnovitz 2002). En termes de ce qui se rapproche d’une définition consensuelle, il est bien souvent plus aisé de saisir celle fournie par la législation en vigueur dans le/les pays dans lequel/lesquels l’ONG est active. Bien régulièrement, il est question d’une structure identifiable par des activités à but non lucratif.

Dans la littérature académique, la définition de l’ONG varie selon les auteurs témoignant de la complexité de ces organisations. Des caractéristiques communes émergent toutefois de sorte que l’ONG est parfois associée à un groupement d’individus rassemblés autour d’un objectif commun qui a trait à un ou plusieurs objectifs de développement (Couprie 2012). Ceux du Développement Durable (ODD) constituent, en quelque sorte, les références les plus reconnues actuellement. La référence aux ODD renforce ainsi l’appartenance du champ des ONG au champ du développement. Une telle situation tend à en entretenir la fragilité ou la souplesse des frontières du champ des ONG.

Cette implication dans le développement n’est pas toutefois un fait nouveau. Au regard de l’évolution du concept de développement, ces organisations étaient déjà en œuvre dès les années 1960, mais n’ont connu une véritable visibilité dans l’arène internationale que dans les années 1970 et 1980 (Thioune 2015; Charnovitz 2002). Ces organisations ont été particulièrement actives dans la diffusion d’une vision du développement partant de la base tout en étant elles-mêmes assidues dans l’adoption d’une approche de proximité (Sivignon 2015). Elles se positionnent aussi en tant que lien nécessaire entre les populations et les acteurs publics sur lequel elles fondent leur légitimité dans le processus du développement (Guillermou 2003; Thioune 2015).

Outre ces éléments qui distinguent les ONG des autres acteurs du vaste champ du développement, la capacité des ONG à mobiliser des capitaux, surtout économique, et à les gérer de manière efficace et pérenne, constitue également une des caractéristiques indéniables qui fonde le champ de ces institutions non gouvernementales.

 

  1. Les capitaux du champ des ONG

La caractérisation des capitaux qui composent le champ des ONG n’est pas facile à dégager. Avant tout, les ONG font partie des acteurs de la société civile (Atlani-Duault 2005; Langer 2009), dont les activités sont généralement encadrées par des règlementations spécifiques. Le mode de gouvernance des ONG tend aussi à s’institutionnaliser (Couprie 2012; Quentin 2012), afin d’atteindre un objectif d’efficacité économique, ou du moins de pérennité économique. Cela s’effectue souvent au détriment de l’image humaniste dont elles se targuent (Atlani-Duault 2005). A partir de là, il est donc judicieux de désigner le champ des ONG comme étant caractérisé par le capital économique dont les paramètres peuvent être définis selon l’importance des fonds disponibles pour le financement des activités ou encore la capacité à gérer efficacement ces fonds.

Même si ce champ repose sur des enjeux économiques, cela n’implique pas forcément l’inexistence d’autres types de capitaux capables de dynamiser les relations au sein de celui-ci. Lorsqu’on jette un coup d’œil sur le capital social, celui-ci renvoie à l’importance des réseaux dans les activités des ONG (Langer 2009; Sentilhes-Monkam et al. 2019; Guillet 2015)et peut influencer ainsi le volume des financements provenant des partenaires.

Quant au capital symbolique, cela peut se lire dans la capacité des ONG à faire émerger un problème public ou encore à saisir la « mode du développement du moment », c’est-à-dire le problème public qui a acquis le plus de visibilité dans l’arène internationale (Sivignon 2015; Langer 2009). En l’occurrence, le cadre du développement peut être saisi actuellement à travers les ODD qui cristallisent les paramètres à partir de l’énoncé d’objectifs spécifiques à atteindre comme dans le domaine de la santé ou de l’éducation par exemple.

Ces types de capitaux induisent aussi la reconnaissance des ONG et convergent vers la captation de financement, et donc au renforcement du capital économique. 

Enfin, le capital spécifique du champ des ONG est, quant à lui, plus difficile à mettre en exergue. Celui-ci peut être saisi à travers une articulation entre trois caractéristiques des ONG : le militantisme en faveur de la participation des populations à la vie socio-politico-économique, la capacité à mettre en place des approches induisant une amélioration des conditions de vie des populations cibles ainsi que le caractère non lucratif des activités. Dans cette perspective, les ONG qui sont dotées du capital économique le plus significatif peuvent prétendre à une plus grande légitimité dans le champ en influençant les valeurs qui dynamisent celui-ci, tout en prélevant du capital spécifique dans le but de renforcer leur position de dominant. En d’autres termes, les ONG les plus nanties sont alors considérés comme des acteurs majeurs (Atlani-Duault 2005)et qui, en quelque sorte, « imposent les règles du jeu et mènent la danse » dans le champ. Il devient donc utile de jeter un regard réflexif sur la position des acteurs sociaux qui œuvrent dans le champ des ONG.

 

  1. La position des acteurs

De ce qui précède, il en ressort que la position des acteurs dépend de l’importance des capitaux dont chacun d’eux dote le champ des ONG. Quand on analyse les différentes positions en termes d’échelle, il en ressort deux perspectives.

D’un côté, les ONG internationales tendent à disposer de moyens financiers plus importants et sont capables d’intégrer plusieurs domaines dans diverses localités du monde (Atlani-Duault 2005). Ces acteurs jouent aussi un rôle primordial dans le débat international concernant les problèmes publics précis tels que la pauvreté ou les changements climatiques, et tendent à justifier leur logique d’action par rapport à leur capacité à capter du capital spécifique. Les ONG restent donc des organisations qui militent pour un objectif précis tout en développant des approches qui participent au processus du développement.

D’un autre côté, les ONG nationales et locales évoluent sur le terrain du développement en adoptant une approche de proximité à travers leur interaction directe avec les bénéficiaires des projets de développement (Guillermou 2003; Sentilhes-Monkam et al. 2019). Le degré de cette proximité peut être sujet à des questionnements, mais cette caractéristique précise permet à ces ONG locales de prétendre à des financements, étant donné leur tendance à agir en collaboration avec des ONG internationales dans le cadre de financement de leurs activités. La proximité au terrain leur offre ainsi une garantie de financement dont leur survie dépend (Guillet 2015; Couprie 2012; Sentilhes-Monkam et al. 2019). Cette proximité s’est conceptualisée par l’approche participative dont le développement participatif s’est construit.

Chaque acteur du champ tient donc un rôle précis autour du capital économique et en fonction de la distance au terrain. En ce sens, les acteurs en relation directe avec les populations bénéficiaires de projets de développement dépendent souvent des financements apportés par des acteurs internationaux qui, pour se justifier de leur appartenance au champ du développement actuel, ont aussi besoin de maintenir cette relation avec les ONG locales (Sentilhes-Monkam et al. 2019). Or, cette réciprocité n’est pas toujours de mise lorsque les ONG internationales s’impliquent directement dans une approche de proximité en établissant des agences au niveau local.

En somme, la multiplicité des ONG aussi bien au niveau international qu’aux échelons national et local, peut s’interpréter comme un facteur d’autonomisation du champ des ONG dans le cadre plus général du développement. Bien qu’il soit difficile de dissocier les ONG du militantisme auquel elles se targuent, il est évident que ces organisations tendent à s’institutionnaliser (Quentin 2012; Couprie 2012)faisant du capital économique la principale caractéristique du champ. Pour autant, la proximité reste la panacée des ONG et en même temps la stratégie dans laquelle elles puisent leur logique d’action. Comment se passe donc concrètement ces processus ? Les prochaines parties traiteront d’abord de la capacité des ONG à faire émerger un problème public en parlant du cas concret de la santé mentale en Côte d’Ivoire. Puis, il sera question de la « participation », une notion en construction, saisie dans le cadre d’une ONG de microcrédit à Madagascar.

 

  1. ONG dans l’espace public : une légitimité à toute épreuve

Dans la partie précédente, il a été question de présenter le cadre conceptuel dans lequel s’inscrit cette contribution. Maintenant, il s’agira de montrer comment dans le cadre d’une situation d’urgence humanitaire, des bailleurs de fonds et des ONG se mobilisent et se saisissent d’un problème de santé public relevant, d’ailleurs, de politiques publiques et de l’action publique (Delville 2017), pour en faire une priorité de leurs interventions.

Cette section comporte trois parties. La première sera consacrée au contexte social, politique et sanitaire qui a déclenché l’intervention des acteurs de la solidarité internationale ainsi que des ONG dans l’Ouest de la Côte d’Ivoire, durant près deux décennies de crises socio-politiques. Nous nous intéresserons également aux pratiques, aux logiques d’actions et aux ressources (sociales, économiques et symboliques) mobilisées par les acteurs sociaux de la solidarité internationale pour faire face à une réalité sociale perçue par ces derniers comme une situation d’urgence humanitaire. Quant à la deuxième sous-partie, elle s’intéresse à la dynamique relationnelle entre bailleurs de fonds, ONG internationales, ONG locales et bénéficiaires de l’aide d’urgence. Elle sera consacrée à la manière dont les bailleurs de fonds octroient des financements aux ONG internationales, et comment ces dernières collaborent-elles avec les ONG locales dans le cadre d’une approche participative. La dernière sous-partie portera sur les logiques d’actions qui sous-tendent le retrait des ONG internationales de l’Ouest de la Côte d’Ivoire, voire du champ humanitaire, ainsi que les conséquences de ce retrait à la fois sur les ONG locales et les populations bénéficiaires de l’aide d’urgence et l’aide au développement.

  1. Crises socio-politiques, entre défaillance de l’État et intervention des ONG

Pendant près de deux décennies, la Côte d’Ivoire a connu une série de crises socio-économiques et militaro-politiques pour diverses raisons, dont l’une des principales a trait à la conquête du pouvoir exécutif. En effet, dès son accession à l’indépendance le 07 août 1960, la Côte d’Ivoire a été dirigée par le président Félix Houphouët Boigny dans le cadre d’un régime de parti unique. Quelques années après l’accession à la souveraineté, le pays a connu une stabilité sociale, politique et une forte croissance économique. Cette situation de prospérité, marquée dans les années 1970 par le slogan du « miracle ivoirien », a fait de la Côte d’Ivoire un modèle de stabilité socio-politique et économique en Afrique de l’ouest. Malheureusement, cette stabilité va connaître son déclin au début des années 1980, à la suite de l’effondrement brutal du prix des matières d’exportation (café et cacao) du pays sur le marché international.

Ainsi, quelques années après le « miracle ivoirien », apparaissait dans les années 1990, une période de récession économique importante. La grande pauvreté de de la population induite par cette récession économique, conjuguée à la conquête du pouvoir par les héritiers du père de la nation ivoirienne, décédé en décembre 1993, vont basculer le pays dans une série de crises militaro-politiques, jusqu’en avril 2011. Les crises qui ont le plus mis en mal la cohésion sociale et le fonctionnement de l’Etat, concernent le coup d’Etat militaire du 24 décembre 1999, la tentative de coup d’Etat du 19 septembre 2002, qui se mua en une rébellion armée scindant le pays en deux entités pendant près d’une décennie, et la crise post-électorale de novembre 2010 à avril 2011. Cette dernière crise, la plus dévastatrice et la plus meurtrière (plus de 3000 morts) de l’histoire du pays, a conduit à de graves violations des droits de l’homme, (Programme National de Santé Mentale (PNSM) 2011). La Commission Nationale d’Enquête a révélé que de graves atteintes à l’intégrité physique et psychique, à la dignité humaine[1] et des crimes de guerre ont été commises en Côte d’Ivoire, entre le 30 octobre 2010 et le 15 mai 2011 (Commission Nationale d’Enquête 2012).

Au-delà des violations des droits humains, les populations de toutes les régions et de tous les âges ont été exposées à diverses formes de traumatismes, mais les acteurs de cette commission d’enquête n’ont pas pris en compte dans leur évaluation, sans doute pour des directives liées à leur mission, les nombreuses personnes en situation de détresse psychosociale. Or, Anne Lovell (2000) a déjà mis en avant le rôle étiologique des situations extrêmes, telles que les conflits armés et d’autres contextes de violence, ponctuels, répétés ou continus, dans la survenue de désordres psychiques dans les populations (Lovell 2000: 261).

Ces différentes formes de violences et d’atrocités perpétrées lors de la crise post-électorale a eu des conséquences considérables sur le bien-être physique et psychosocial des populations.

Ainsi, les conséquences des différentes crises associées à l’impuissance de l’État de Côte d’Ivoire à assurer le fonctionnement des services publics de base et à répondre aux besoins essentiels des populations éprouvées, ont déclenché une mobilisation des bailleurs de fonds, ainsi qu’une prolifération tout azimut d’ONG dans l’Ouest de la Côte d’Ivoire, la région la plus éprouvée par la crise. En ce sens, cette région concentrait, en 2011, près de 113 ONG, intervenant dans six domaines principaux relevant des politiques et des actions publiques: santé, éducation, assainissement, protection, eau et sécurité alimentaire (Adou 2016).

Ce « marché de l’humanitaire » ayant prospéré en faveur des crises socio-politiques, a mis en jeu trois groupes d’acteurs distincts en interaction. Le premier groupe est détenteur du capital économique, comprend les bailleurs de fonds, dont les principaux sont : le Service d’Aide Humanitaire et de Protection civile de la Commission Européenne (ECHO), l’Agence des Etats Unis pour le Développement International (USAID) et le Conseil Norvégien pour les réfugiés (NRC). Le deuxième regroupe est celui des exécutants. Ils sont dotés de capital symbolique, de compétence et de savoirs expérientiels dans le champ de l’urgence humanitaire. Ce groupe d’acteurs est composé principalement des ONG internationales, telles que la Croix Rouge Française, Médecin du Monde, Terre des Hommes Italie, etc. Toutefois, dans le cadre d’une logique participative, ces ONG internationales ont délégué la réalisation de certains services publics essentiels aux ONG locales en raison de leur proximité avec les populations bénéficiaires, à travers des contrats de sous-traitance. Ainsi, la survie et la visibilité des ONG locales dans ce champ dépendaient non seulement des axes d’interventions définis par les ONG internationales, mais aussi par les financements octroyés par ces dernières. Le troisième groupe d’acteurs sociaux, moins visible, représente les bénéficiaires de l’aide d’urgence ou des projets de développement (Adou 2016). Il est composé majoritairement d’individus en situation de détresse psychosociales et des communautés villageoises durement touchées par les crises.

En effet, il est utile de retenir que ce sont les ONG internationales qui ont joué un rôle prépondérant dans la prise en charge des communautés et des individus. Cette position majeure occupée par ces ONG internationales, dans le champ ivoirien de l’humanitaire, est due en grande partie à leur capacité à mobiliser des ressources économiques et symboliques. Toutefois, il est utile de retenir que le capital économique constitue l’instrument fondamental de l’autonomisation des ONG et la pérennisation des projets de développement local.

 

2.2. Le capital économique comme facteur de légitimation de l’action humanitaire

Depuis le déclenchement de la série de crise qu’a connu la Côte d’Ivoire, les bailleurs de fonds internationaux se sont inscrits dans une démarche sélective quant à l’octroi des fonds aux ONG. Ainsi, ces acteurs sociaux de la solidarité internationale ont préféré allouer des fonds qu’aux seules ONG internationales au détriment des organisations locales. Cette discrimination se justifiait par le fait que les ONG locales ont été créées, pour la plupart, lors de la situation de crise humanitaire qui prévalait en Côte d’Ivoire. Ainsi, ces ONG, en raison de leur manque d’expérience et de professionnalisme, n’ont pas pu obtenir de financement direct de la part de ces donateurs internationaux. Ainsi, pour exister dans le champ de l’humanitaire, ces ONG locales ont dû développer des stratégies comme la sous-traitance avec les ONG internationales, afin d’exécuter certaines de leurs activités (Adou 2016).

Bien que la sélection des ONG bénéficiaires des financements internationaux soit consécutive à des appels d’offres en rapport avec le domaine d’intérêt des donateurs ou encore à des procédure de choix directs, force est de constater que d’autres critères tels que la proximité géographique et l’affinité culturelle avec le bailleur, l’expertise, l’expérience des procédures exigeantes et la performance dans l’exécutions des activités, ont joué également un rôle significatif dans le choix des exécutants des projets de développement ou de l’aide d’urgence. Ces derniers critères s’inscrivent plus dans une logique de confiance que de transparence. Car les variables structurantes telles que les affinités, la reconnaissance de la compétence et de l’expertise de l’autre, etc., peuvent être considérés comme des éléments facilitateurs de la confiance qui s’est établi entre les bailleurs de fonds et les ONG internationales.

A titre d’exemple, pendant la crise ivoirienne, l’USAID a octroyé des financements exclusivement aux ONG américaines. Dans ce cas précis, tout porte à croire que la préférence de cet organisme d’aide au développement pour les ONG américaines se fonde sur la proximité géographique et l’affinité culturelle, donc sur la confiance établie. De manière générale, seules les ONG internationales (Croix-Rouge française, Terre des Hommes Italie et le Comité International) et des agences spécialisées (UNICEF, PAM, FAO) des Nations Unies ont pu bénéficier des financements des organismes donateurs. Tandis que les ONG locales ont été exclues du processus d’appel d’offre (Ibid., 2016). Cela signifie que les ONG locales du fait de leur manque d’expérience et de professionnalisme, n’inspirent pas encore la confiance des donateurs internationaux.

Par ailleurs, les axes d’intervention des ONG bénéficiaires sont conceptualisés en fonction des domaines d’intérêt des partenaires financiers. De ce fait, il est à noter que ce sont les donateurs qui posent les règles du jeu et définissent les priorités du moment. Cette pratique a pour conséquence le surinvestissement de certains domaines (tels que l’aide d’urgence et la santé) par les ONG, au détriment d’autres secteurs aussi importants.

Dans cette perspective, près de 90% des financements de l’USAID étaient concentrés dans le seul secteur de la santé, plus particulièrement dans le domaine de la lutte contre le VIH/Sida, contre seulement 10% pour le renforcement de la démocratie et de la bonne gouvernance en Côte d’Ivoire. Depuis 2003, c’est plus de 140 millions de dollars US, que l’USAID a consacré au champ de l’aide humanitaire (Adou 2016).

Dans la même veine, le Service d’Aide Humanitaire et de Protection civile de la Commission Européenne (ECHO), a financé des projets de développement qui ont trait au secteur de la santé et celui de la sécurité alimentaire. Depuis le déclenchement de la crise post-électorale, en novembre 2010, jusqu’au 30 juin 2011, l’ECHO a investi près 119, 7 millions d’Euros dans l’aide humanitaire en faveur des populations les plus affectées par les conflits armés. Dans le secteur de la sécurité alimentaire, l’ECHO avait comme principaux partenaires le PAM, la FAO et le gouvernement de Côte d’Ivoire. En ce qui concerne le secteur de la santé, cette commission a financé les ONG internationales telles que la Croix-Rouge française, Terre des Hommes Italie et le Comité International de secours (Ibid., 2016).

Ainsi, la Croix-Rouge française présente dans l’Ouest de la Côte d’Ivoire depuis 2011, après le déclenchement de la crise post-électorale, a bénéficié d’un financement d’un montant de près de 3 825 000 Euros de l’ECHO dans le cadre de l’exécution du Projet de Renforcement du système sanitaire ivoirien. Le volet exécuté par la Croix-Rouge française avec la collaboration de la Croix-Rouge de Côte d’Ivoire était axé sur l’amélioration de la qualité et l’accessibilité aux services de santé maternelle et infantile dans cinq districts sanitaires situés dans l’ouest du pays, à savoir : Duékoué, Guiglo, Blolequin, Toulepleu et Tabou. Ce projet a permis à la Croix-Rouge française d’assister près de 310 865 personnes[2]. En outre, de 2012 à 2013, elle a piloté un projet de soutien psychosocial, financé par l’ECHO, dans ces cinq districts sanitaires de l’Ouest du pays. Elle a mise en œuvre un dispositif de soutien psychosocial en faveur des populations affectées par la crise, et a renforcé les capacités de la Croix-Rouge de Côte d’Ivoire, dans la mise en place d’activités de soutien psychosocial adaptées[3].

Au-delà des interventions sanitaires d’ordre général, bien d’autres actions ont concerné plus spécifiquement le bien-être psycho-sociale des populations, dans la mesure où toutes les couches sociales sans exception ont été durement éprouvée par la crise.

 

2.3. Santé mentale des communautés rurales au cœur des interventions des ONG

En ce qui concerne plus particulièrement les interventions majeures en faveur de la santé mentale, le CICR, en collaboration avec la Direction de Coordination du Programme National de Santé Mentale (DC-PNSM), a réalisé, en 2013, un projet de promotion de la santé mentale à travers la formation des agents de santé toujours dans l’Ouest de la Côte d’Ivoire. Ainsi, cette collaboration s’inscrivant dans le cadre de l’approche participative et communautaire, a permis de former et de renforcer les compétences en matière de soutien psychologique de base, des personnels soignants de quatre centres de santé à base communautaire (Doké, Zéablo, Sahibi et Péhé) et des hôpitaux généraux tels que ceux de Toulepleu et Blolequin. Cela a permis à ces agents de santé de premier contact d’identifier près de 226 patients en situation de détresse psychosociale au cours des consultations curatives et de les prendre en charge. En outre, le CICR a formé et encadré 64 agents de santé communautaire dans le domaine de la sensibilisation communautaire sur la santé mentale. Le CICR en partenariat avec la Croix-Rouge de Côte d’Ivoire, a formé aux premiers soins de base et premiers secours psychologique, près de 79 individus répartis entre onze villages (CICR 2013).

L’exemple particulier de ces deux ONG internationales présage non seulement de l’ampleur et la précarité de la situation sanitaire des régions durement éprouvées par la crise, mais aussi, il illustre les réponses mobilisées pour faire face à la détresse psychologique et psychique des populations. Il faut reconnaître aussi que les efforts accomplis dans le secteur de la santé, et plus particulièrement celui de la santé mentale par les ONG internationales œuvrant dans le cadre humanitaire, parfois avec la collaboration des ONG locales ou des institutions publiques spécialisées, telles que la Direction de Coordination du Programme National de Santé mentale, ont uniquement porté sur la gestion ponctuelle de la détresse psychosocial des individus au détriment d’autres problèmes de santé mentale à caractère chronique couramment rencontrés dans les consultations psychiatriques et pédopsychiatriques tels que la Schizophrénies, la dépression, les psychoses et les troubles de développement psychomoteurs.

Si la mobilisation des acteurs de l’humanitaire a permis de faire face à certaines préoccupations de santé mentale et de sortir de la situation d’urgence sanitaire, depuis quelques années, avec le retrait de la grande majorité des ONG, les besoins non satisfaits en matière de soins de santé mentale, se sont accrus considérablement. En outre, il convient de souligner que l’aide humanitaire n’a pas pu favoriser l’autonomisation des ONG locales, ni des populations bénéficiaires, provoquant ainsi chez ces acteurs sociaux, un sentiment d’abandon et une situation de dépendance de ceux-ci vis-vis de l’aide internationale (Adou 2016). Ainsi, le retrait des acteurs internationaux a entrainé la disparition de nombreuses ONG locales et/ou nationales et révélé en même temps l’incapacité des organisations locales survivantes, ainsi que les structures publiques ivoiriennes à prendre le relais.

Depuis 2012, la Côte d’Ivoire sort progressivement de la situation d’urgence et les acteurs internationaux se sont tous presque retirés. Cette situation exige de l’État la reprise de ses fonctions régaliennes de promotion, de protection et de rétablissement de la santé mentale aussi bien des individus que de l’ensemble des populations ivoiriennes. Toutefois, en dehors des activités ponctuelles en termes de promotion de la santé mentale et de soutien psychosocial, réalisées par les autorités sanitaires, en partenariat avec des ONG internationales, surtout dans les régions durement touchées par la crise (les parties Sud et Ouest du pays), force est de constater qu’il n’existe pas jusqu’à présent de véritables politiques ou d’interventions publiques dignes de ce nom, en faveur de la santé mentale sur l’ensemble du territoire national.

En somme, le conflit post-électoral avec son cortège d’agressions sexuelles et de violences meurtrières généralisées, a rouvert les blessures silencieuses mal cicatrisées et a réveillé les souvenirs douloureux des traumatismes consécutifs aux tensions précédentes. Le déplacement massif des populations, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, ont entrainé la dislocation de nombreuses familles ainsi que le bouleversement des trajectoires de vie individuelle et collective, aggravant ainsi les difficultés socio-économiques et les problèmes de santé mentales auxquelles ces personnes étaient déjà confrontées. Si cette situation sanitaire alarmante a contribué à la mobilisation des acteurs de la solidarité internationale, ainsi que l’explosion d’un marché d’aide humanitaire en Côte d’Ivoire, afin de faire face à la détresse psychologique des populations, force est de reconnaître que le retrait des ONG internationales, a provoqué chez les populations bénéficiaires une sorte dépendance vis-à-vis de l’aide d’urgence, ainsi que la disparition de la grande majorité des ONG locales. Pourtant, la capacité de l’État ivoirien à assurer son devoir régalien de fournisseur de services publics essentiels aux populations éprouvées reste encore très limitée.

 

  1. La « participation » : une spécificité en construction dans le champ des ONG

Il est utile de rappeler ici que la « participation » peut s’interpréter à travers une relation à plusieurs échelles. Néanmoins, ses modalités de mise en œuvre semblent souvent floues par rapport à la définition générique de l’approche participative qui se réfère à la participation des populations locales au développement. En ce sens, cette perspective découle de l’existence d’une volonté de faire interagir directement les techniciens du développement et les populations bénéficiaires. Ces dernières devraient même être incluses aux différentes étapes du processus de conceptualisation et de la réalisation du projet les concernant, de sorte que la dualité « techniciens ou chercheurs » versus paysans « archaïques » devrait être dépassée au profit d’une dynamique relationnelle basée sur le « co-apprentissage » (Lavigne Delville 2007).

Pour appréhender au mieux la « participation », le cas concret d’une ONG œuvrant dans le cadre de l’amélioration du revenu des populations pauvres, peut servir de terreau pour une réflexion sur la « participation ». Il s’agit de la relation directe entre l’ONG et les populations pauvres bénéficiaires. En ce sens, à l’aune du processus du développement, la pauvreté constitue un problème fondamental qui cristallise continuellement toutes les attentions, dont celle des ONG. 

Ainsi, dans cette troisième partie, l’analyse de la « participation » sera déclinée en trois sous-parties : il sera d’abord question de présenter l’approche participative qui est mise en perspective par le microcrédit. Ensuite, la position d’une ONG active dans le secteur du microcrédit sera déterminée et analysée, à l’aune du champ des ONG. Enfin (et corolairement), une tentative de positionnement face à la notion de « participation » sera effectuée.

 

  1. Approche participative, microcrédit et développement : une corrélation avérée

L’évolution de la théorie du développement a fait en sorte que plusieurs positionnements par rapport à la pauvreté ont émergé, dont l’insuffisance du revenu constitue une constante quant aux paramètres définis pour la mesurer. Depuis les années 1990, il est particulièrement question du développement participatif fondée sur l’approche participative. Dans la théorie, cette dernière implique une démarche bottom-up par laquelle les populations pauvres sont censées participer au processus de développement. Elle est issue des constats d’échecs de l’aide au développement dans les années 1960-1970, qui était basée sur une vision top-down. Depuis les années 1990, cette approche participative a été réinterprétée par les institutions internationales pour constituer une « bonne pratique » du développement international, allant jusqu’à devenir une conditionnalité des financements des initiatives locales par les institutions internationales (Parizet 2016).

Le microcrédit représente l’exemple par excellence de l’approche participative. Depuis les années 1990, le microcrédit est adoubé en tant qu’outil « efficace » pour lutter contre la pauvreté, et cette vision a été particulièrement impulsée par les institutions internationales. Actuellement, celui-ci vacille entre outil de lutte contre la pauvreté et outil d’inclusion financière. Cette différence a particulièrement connu un écho depuis une dizaine d’années avec l’apparition des crises des microfinances liées à des crises de surendettement survenues dans plusieurs pays du monde (Servet 2011; Mahajan; Navin 2012; Laudier et al. 2014). Très récemment, même les institutions internationales ont commencé à pointer du doigt le rôle de l’accès au crédit dans ces crises de surendettement (United Nations 2020),  induisant ainsi un scepticisme sur l’impact supposé du microcrédit dans la lutte contre la pauvreté.

Face à ces critiques, le microcrédit, dont la perspective d’inclusion financière tend à prendre le dessus sur la lutte contre la pauvreté, se base sur l’idée que le renforcement du système financier aurait un impact positif sur le développement économique (Beck, Levine, et Loayza 2000). L’approche consiste à faciliter l’accès à un système de financement par les populations pauvres et s’intéresse aux moyens de subsistance de ces dernières. A ce titre, Yunus Muhammad, fondateur de la Grameen Bank (Bangladesh), membre fondateur de la Campagne du Sommet du Microcrédit et lauréat du prix Nobel de la Paix en 2006, dans son livre autobiographique intitulé : « le banquier des pauvres », disait qu’il fallait s’approcher des populations pauvres pour connaître leur besoin en financement (Yunus et Jolis 2012). Et à partir de là, il était question d’adapter les offres en service micro-financier selon les besoins identifiés et s’éloigner des pratiques des banques traditionnelles qui tendraient à bâtir un fossé entre la finance et les populations pauvres.

Cette proximité offre donc l’opportunité à ces populations défavorisées d’énoncer leurs besoins puis d’agir en conséquence. Cela a été saisi comme étant un empowerment induit par l’accès au microcrédit. D’ailleurs, les institutions internationales ont largement diffusé cette « vertu » au même titre que l’approche participative dans laquelle le microcrédit s’inscrit. Le discours complexe du microcrédit, qui a été construit dans l’arène internationale autour de concepts comme le genre ou l’entreprenariat, renforce dans le même temps la diffusion de la « participation » dans le sillage du success story de la Grameen Bank de Yunus Muhammad. Le terme succes story est une qualification portée par les institutions internationales pour distinguer les approches « efficaces » dans le champ du développement.

Il existe aujourd’hui une multitude d’acteurs qui ont adopté le microcrédit. La forme la plus courante est celle de l’ONG, qui, sous la forme d’institution de microfinance, tend à présenter une image parfaite de l’équilibre entre la finance et les objectifs sociaux. La partie suivante analysera donc de plus près cette implication de l’ONG dans le microcrédit.

 

  1. La légitimité chancelante de l’ONG du microcrédit

Considérer la pauvreté en termes d’insuffisance de revenu se conçoit dans le cadre d’une approche du développement basée sur la croissance économique. En d’autres termes, pour agir sur la pauvreté, cette approche veut dire qu’il faudrait accroitre le revenu afin d’induire une croissance économique qui influencerait par la suite le développement économique. Or, l’impact positif de la croissance sur la pauvreté est encore sujet à débat. La vision multidimensionnelle de la pauvreté proposée par Amartya Sen et matérialisée par le calcul de l’Indice de Développement Humain (IDH) vient renforcer ce débat sans pour autant faire dépérir cette conception du développement. L’amélioration du revenu constitue même un domaine dans lequel les acteurs du développement sont particulièrement actifs. C’est le cas du microcrédit qui, depuis son avènement dans les années 1970, puis sa diffusion accélérée au cours des années 1990, constitue un outil majeur de cette approche basée sur l’amélioration du revenu. D’ailleurs, le concept du microcrédit a émergé dans le cadre de l’avènement de l’approche participative, de sorte à se représenter en un porte étendard majeur.

« Il vaut mieux leur apprendre à pêcher que de leur donner du poisson ». Cette citation d’un responsable d’une ONG malgache active dans le secteur du microcrédit, dans la région des Hauts-Plateaux, présente une vision d’ensemble sur laquelle les activités de cette ONG reposent. Or, c’est la législation malgache qui fournit un cadrage plus précis de ses caractéristiques. En effet, dès 1960, les organisations agissant sous le sigle ONG étaient d’abord considérées comme étant une association à but non lucratif pour être reconnue, par la suite, en 1996, dans leurs spécificités par une loi sur les ONG. Selon cette loi, la notion de ONG renvoie à une organisation particulièrement structurée intégrant la gestion de ses propres fonds dans le cadre d’activités administratives ayant pour finalités la réalisation des objectifs précis. Son financement peut reposer sur la cotisation des membres, les financements externes et les dons répondant à législation malgache (ordonnance 96-030 de 1996).

En fournissant des services de micro-finance, l’ONG est aussi soumise à la loi portant sur la réglementation de la microfinance. En ce sens, elle poursuit l’objectif d’amélioration des revenus de ses bénéficiaires tout en ayant le statut d’institution de microfinance de premier niveau, c’est-à-dire que dans les règles de l’art, les activités de l’ONG se cantonnent exclusivement au microcrédit, de sorte à réduire les risques pour les bénéficiaires. D’ailleurs, en ciblant une population vivant avec moins de 2 dollars par jour, cette organisation met en exergue à la fois un objectif humanitaire et la recherche d’une meilleure performance économique. Cette dernière est mesurée par le taux de remboursement des prêts. Avec un niveau élevé, ce taux pourrait lui garantir, à terme, une indépendance financière et la capacité de se défaire de ses partenaires financiers dont une ONG internationale.

Ainsi, il est judicieux d’affirmer que l’ONG de microcrédit, en tant qu’acteur du champ des ONG, est caractérisée par le capital économique valorisée dans ce champ et tend à réaffirmer puis à capter le capital spécifique, défini en amont comme une relation entre des activités relevant du militantisme en faveur de la participation des populations à la vie socio-politico-économique, la capacité à mettre en place des approches induisant une amélioration des conditions de vie des populations cibles ainsi que le caractère non lucratif de ses activités. Le militantisme de cette ONG se distingue dans le choix d’une population vivant en dessous de 2 dollars, c’est à dire les catégories vulnérable et extrêmement pauvre, et dans la participation pour le plaidoyer en faveur d’une finance responsable qui se fait par l’intégration à l’association nationale des institutions de microfinance.

Quant à la deuxième et la troisième caractéristique, l’implication du microcrédit dans l’amélioration des conditions de vie reste grandement discutable, voire sujet à critique, et le caractère non lucratif peut-être largement remis en cause par non seulement la pratique d’un taux d’intérêt très élevé dans le microcrédit mais aussi de la tendance à l’institutionnalisation de l’organisation. D’ailleurs, plus ses activités augmenteront (nouvelles offres, accroissement progressif du nombre de bénéficiaires), plus son statut légal tendra à évoluer menaçant par la même occasion celui d’ONG.

Une telle situation résulte généralement d’une volonté d’indépendance financière entrainant la commercialisation du microcrédit, qui, elle-même entraine à son tour un délaissement du ciblage des plus pauvres au profit des moins pauvres. La législation prévoit ainsi une évolution de l’institution de microfinance vers la banque de microfinance.

Finalement, l’ONG de microcrédit est un acteur majeur du champ des ONG, mais sa posture est quelque peu paradoxale. Déjà, le discours sur sa capacité à concilier idéalement la finance et les objectifs sociaux est réfuté par cette position de domination qui valorise le capital économique. De plus, la recherche de la pérennité de ses activités pourrait entrainer sa perte de légitimité dans le champ des ONG de sorte que son statut légal pourrait changer selon l’évolution de ses activités.

 

  1. La « participation », une autre interprétation

Autant le microcrédit est un outil considéré comme relevant de l’approche participative, autant la « participation » demeure une notion floue souvent sujette à plusieurs interprétations, notamment dans la pratique. Le microcrédit implique en général l’octroi de micro-prêts à des populations pauvres, afin de financer leurs activités économiques pour, à terme, espérer l’amélioration de leurs revenus. « Espérer » car cet outil se fonde sur une croyance forte entre le bien-être et la finance (Servet 2015).

Dans une ONG proposant du microcrédit, ce que l’on peut considérer comme la « clé » de la « participation » des bénéficiaires de ses activités repose sur la relation entre l’agent de crédit et les bénéficiaires. La littérature sur le microcrédit traite largement de cette relation à travers des cas concrets, mais dans le cas d’une ONG de microcrédit malgache dont il est fait mention en amont, détecter les caractéristiques de cette participation revient d’abord à connaître la modalité de mise en œuvre de l’approche participative par rapport à l’octroi du microcrédit. Plus concrètement, la « participation » s’apprécie autour de la question de l’éducation financière qui est matérialisée par un manuel d’octroi du microcrédit contenant non seulement les objectifs des agents de crédits, les « manières d’éduquer » comme l’octroi d’une formation sur la gestion de projet à de futurs emprunteurs, mais aussi les attitudes à adopter face à ces derniers.

L’éducation financière relève de l’économie comportementale qui privilégie un changement de comportement à travers des actions précises. Celle-ci peut se définir ainsi comme une approche visant à permettre aux bénéficiaires du microcrédit une lecture compréhensive des différentes notions, pratiques et offres relatives aux services micro-financiers. Le but est ainsi d’évoluer de manière plus sécurisée dans le secteur financier.

A cette échelle interpersonnelle, cette dynamique relationnelle entre l’agent de crédit et les bénéficiaires peut s’interpréter comme reprenant le sens d’une vision top-down en imposant un changement de comportement à travers l’inculcation de pratiques financières jugées « rationnelles » et efficaces. L’adoption de ces comportements est conditionnelle à l’octroi des prêts dont le processus est largement standardisé.

La « participation » des bénéficiaires se limite donc à l’expression d’un besoin en financement face aux agents de crédits qui sont perçus comme des « techniciens du microcrédit » venus apporter toute leur connaissance en matière de processus de prêt. Pourtant, pour qu’il y ait un certain équilibre dans cette dynamique relationnelle, la « participation » devrait être poussée vers une dynamique de « co-apprentissage » (Delville 2007), mais pas d’un apprentissage à « sens unique ». Le constat de déséquilibre est néanmoins parfaitement assumé dans les activités de l’ONG tendant ainsi à remettre en cause l’approche participative.

Il en ressort que la « participation » est une notion élastique qui s’interprète selon l’acteur qui la saisit. Une approche standardisée de l’éducation financière tend non seulement à réduire la possibilité de dialogue entre les agents de crédit et les bénéficiaires concernant les réalités socio-économiques qui se révèlent plus complexes, mais aussi à institutionnaliser la « participation » de sorte que la notion s’en retrouve réduite à des réunions d’information et de formation auxquelles les bénéficiaires sont tenus d’assister avec l’octroi d’un prêt. La « participation » revêt alors un rapport asymétrique entre les techniciens de l’ONG et les bénéficiaires.

Bien que l’approche participative se soit conceptualisée progressivement dans une même dynamique que sa diffusion, la notion de « participation » ne s’est finalement pas figée dans une définition stricte. Elle se retrouve plutôt réinterprétée selon les réalités du terrain. Il n’existe pas d’ailleurs de paramètres de mesure de la « participation » pour l’apprécier pleinement dans les activités des acteurs du développement.

 

            Conclusion 

Les ONG ont participé historiquement à l’émergence et à la diffusion de l’approche participative. Cette contribution peut s’interpréter comme une empreinte de ces organisations dans l’évolution historique du développement marquée actuellement par l’engouement pour la « participation » des bénéficiaires des projets de développement. Celle-ci découle de la proximité qu’ont les ONG avec les populations bénéficiaires à une échelle locale/nationale, mais aussi à une échelle internationale par un jeu de mobilisation du capital social articulant ONG locales/nationales et ONG internationales.

L’autonomisation du champ de ces organisations est donc un fait indéniable en s’insérant dans des secteurs de l’action publique délaissés par l’État. Cette incursion lui confère par la même occasion la capacité de « participer » à la « démocratie participative », et donc d’intégrer l’arène politique dans le contexte du gouvernement collectif du développement qui prévaut avec le « nouvel esprit de l’action publique » (Blondiaux et Sintomer 2002). Mais ces organisations au niveau local/national font face à un problème de pérennisation dû à des défis de financement alors que le champ des ONG valorise surtout la mobilisation du capital économique qui fait défaut souvent à l’État.

Au-delà des ONG internationales, la possibilité de financement s’est pourtant élargie avec l’existence d’une multitude de sources de financement comme le crowdfunding ou l’entrepreneuriat collective par exemple. Face à ces perspectives et à la présence accrue des ONG dans les espaces de débat public, l’autonomisation d’un champ des ONG dans le large champ du développement se justifie.

Cette autonomie n’est toutefois pas absolue dans la mesure où celle-ci s’apprécie au niveau de la relation de ce champ avec celui l’État. En ce sens, même si les ONG tendent à renforcer de manière exponentielle leur position dans le débat public sur le développement, autant dans l’arène politique (en tant que contre-pouvoir, mais aussi dans l’idée de l’empowering (Atlani-Duault 2005)que dans l’arène sociale (domaine non pris en compte par le marché (Atlani-Duault 2005)) entrainant ainsi le mouvement de dépérissement de l’exclusivité des actes d’autorités dont semblait détenir l’État (Aldrin & Hubé 2016), ce dernier dispose encore pourtant de la capacité de participer et de capter le capital spécifique du champ des ONG.

Ce capital spécifique se résume par le militantisme en faveur de la participation des populations à la vie socio-politico-économique, la capacité à mettre en place des approches induisant une amélioration des conditions de vie des populations cibles ainsi que le caractère non lucratif des activités. En d’autres termes, l’État peut encore entretenir le lien avec le champ des ONG étant donné l’importance du rôle représentatif dont il revêt et les capacités dont il est doté, notamment dans la définition des problèmes publics. L’enjeu est bien le renforcement de son rôle régulateur, à défaut de participer au financement de ces organisations et donc de garantir leur pérennité, afin d’harmoniser les ONG de sorte à les faire aligner à l’agenda politique du développement national et local.

Dans le contexte de la prédominance de la « démocratie participative » marquée souvent par « une critique frontale de l’État, de la centralisation et de la bureaucratie » (Aldrin et Hubé, 2016), le renforcement du rôle régulateur de celui-ci pourra certainement être interprété comme une forme de redéploiement de cet État fortement critiqué dans des domaines désormais de prédilection des ONG. Néanmoins, ce redéploiement revêt une nouvelle forme grandement marquée par  l’autonomisation du champ des ONG influant par la même occasion sur les modalités de définitions des problèmes publics caractérisés désormais par la concertation.

 


[1]La Commission Nationale d’Enquête (CNE) a enregistré près de 8 441 cas de violations de droit relatives aux atteintes physique et à la dignité humaine.

[3]https://unjobs.org/vacancies/1350702331627 consulté le 03 décembre 2018

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