LE PLURALISME POLITIQUE ET LA QUETE DE LA DEMOCRATIE CONSOCIATIVE BURUNDAISE

Abstract: 

This article has traced back Burundi return to multipartite democracy renewalsince 1990s.  In the 1960s, during the struggle against colonization, political parties did not escape from   the original sin, that is, identity and ethnic cleavages. This consideration was reinforced by the October 1993 crisis that exposed the weakness of political organizations, now seen as instruments that serve the interests of their respective leaders. Nevertheless, despite this misreading, Burundian political parties merged as outstanding players by signing a post-war Agreement through a consociation of democratic regime of Arusha in August 2000.  Thus, built on the principle of power-sharing between politico-ethnic groups and consociation, Burundi’s democracy paradoxically confers political parties the prerogative to propose its candidates. This will allow them to occupy various leadership positions.  Nevertheless, the risk of supremacy of identity over absolute ethnographic society of those political parties may threaten this consociative democracy in Burundi. 

Introduction

Depuis leur apparition sur la scène politique burundaise, fin des années 1950-début des années 1960, c’est-à-dire à la veille de l’indépendance du Burundi, et tout au long de leur histoire, les partis politiques burundais n’ont jamais eu bonne presse auprès des Burundais. Beaucoup de commentaires ont été faits sur eux. Tantôt, ce sont des porteurs de divisions ethniques et donc des « semeurs de pleurs » ; tantôt, ce sont des porte-malheurs ; tantôt, ce ne sont que des outils « inutiles » au service des intérêts de leurs leaders « ventriotes »; ou pire encore, ils ne méritent que d’être rayés du paysage politique burundais, etc. Pourtant, à certaines périodes bien précises de l’histoire du pays – notamment lors de la lutte pour l’indépendance ou au moment du renouveau démocratique des années 1990 ainsi que lors des élections générales post-conflit de 2005 – ces organisations « pas comme les autres » n’ont cessé de marquer des succès et montrer leur importance en politique.

Pourquoi cette méfiance des Burundais envers leurs partis alors qu’ils font toujours recours à eux ? Pourquoi ces derniers continuent toujours à occuper le devant de la scène politique burundaise alors qu’ils sont considérés comme des « mal-aimés » des Burundais ? Nous voulons à comprendre les raisons qui font que, malgré leur faiblesse et leur impopularité, les partis politiques burundais, autant que leurs homologues des autres pays africains ou d’ailleurs, ont déjà conquis le terrain politique burundais et se présentent comme un mal à apprivoiser plutôt qu’à éradiquer. L’on peut affirmer sans crainte que l’adoption du système consociatif par les acteurs politiques burundais réunis à Arusha (Tanzanie) en 2000 est venu réconforter ces « enfants du suffrage universel et de la démocratie » dans leur rôle de faiseurs de pluie et de beau temps au Burundi et leur offrir la plus-value qui les fait (sur)vivre. Les partis politiques étant des organisations qui doivent se bâtir autour d’un projet de société, ce consociationnisme burundais risque de les détourner et les confiner dans la logique qui privilégie l’identitaire au détriment de l’idéologie.

Partis politiques en mal de popularité au Burundi

Les partis politiques sont les mal-aimés des Burundais. Mais méritent-ils toutes ces considérations négatives ? Ces dernières sont-elles le propre des seuls partis politiques burundais ? Sinon, comment les comprendre ? Pour répondre à ces trois questions, somme toutes complémentaires, essayons de comprendre le sens du mot parti politique ou « umugambwe » en kirundi.

 Au niveau sémantique : ce que « umugambwe » ou le « parti » veut dire

Du point de vue étymologique, les mots « parti », « partido », « party », « partito », « partei », « partia » en russe ou en polonais, « part » en hongrois, dérivent tous d’un verbe français aujourd’hui disparu : « partir » qui signifiait faire des parts, une action de diviser une totalité quelconque. De même, dans certaines langues slaves comme le tchèque, le serbe, le croate, le mot qui désigne les partis dérive lui aussi de la racine française qui renvoie au nom « côté » (strana en tchèque). Les deux conceptions se recoupent donc, car il s’agit d’un côté défini par opposition à un autre, un camp par opposition au camp adverse (Seiler 2011 : 48).  Par contre, en analysant l’étymologie du mot utilisé pour désigner le parti en kirundi, cette idée de division porteuse de conflits n’apparaît pas. Le substantif kirundi « umugambwe », équivalent de « parti » en français, n’a rien de « diviser » comme sens. Même s’il n’est pas très aisé de trouver avec certitude l’étymologie du mot, le « mugambwe » serait le résultat de la combinaison de 3 aspects, à savoir : discours, conseils/avis et groupement.

Premièrement, dans son sens de discours, « umugambwe » (« imigambwe » au pluriel) s’apparenterait au verbe « kugamba » qui, selon le Dictionnaire rundi-français de Francis M. Rodegem (1970 : 97), signifie « parler », « exposer », « discourir » ; avec comme synonyme « kuvuga » en kirundi : parler. Si ce verbe est très couramment utilisé dans la région de Buha en Tanzanie, au Burundi, il est très peu usité et ne se rencontre que dans quelques régions, dont principalement celle du Kumoso frontalière de celle du Buha, à l’Est du Burundi. Bien plus, le même verbe est aussi présent au Rwanda, pays situé au nord du Burundi, où « kugaamba » a la même signification que celle relevée pour le cas du Burundi ; c’est-à-dire « kuvuga », « parler » (Jacob 1983 : 317). Le « giha », le « kimoso » et le « kinyarwanda » utilisent donc fréquemment ce verbe ainsi que d’autres mots de même famille que lui tels que : amagambo (les mots, les paroles, les discours), kugambisha (faire parler quelqu’un), kugambana (parler avec quelqu’un), etc.

Deuxièmement, les sens de conseils et groupement se rencontrent dans les langues du kirundi et kinyarwanda soit avec le mot « umugambwe » ou les mots qui lui sont proches ou synonymes. D’après toujours F. M. Rodegem, « umugambwe » renvoie à la « tenacité » ou encore aux mots « parti » et « société » ; « kugira umugambwe » signifierait « poursuivre jusqu’au bout », « créer un parti ». Quant à « umugambi », dérivé du verbe « kugambika », il signifierait dans un premier temps se regrouper, se masser, synonyme de « kurundana », puis, dans un deuxième temps, renverrait à la « décision ferme », l’« intention arrêtée », l’« opiniâtreté » ou encore au « groupement » (Rodegem : 98). Cependant, même si le verbe « kugamba » a le même sens en kirundi qu’en kinyarwanda, c’est le mot « ishyaka » qui a été préféré pour désigner le « parti » au Rwanda. « Ishyaka » (amashyaka au pluriel) signifierait zèle, ardeur, entrain, émulation et, « kurwana ishyaka » ne serait autre que militer, lutter, rivaliser, ce qui, somme toute, revient au registre de parti politique (Jacob, 1983 : 147). « Umurwanashyaka » est donc un militant ou un adhérent d’un parti politique.

Dans tous les cas, au cas où ces différentes racines étymologiques viendraient à être confirmées,  « umugambwe » deviendrait un lieu/cadre où l’on parle, où l’on se rassemble pour (s’) adresser les paroles, les discours, où l’on s’exprime peut-être pour se donner des conseils, des avis, afin de se mobiliser pour atteindre un objectif que l’on s’est fixé ; où l’on se redynamise et s’engage pour aller jusqu’au bout.

Enfin, faisons remarquer que même si « umugambwe » se présenterait comme un lieu de paroles pacifiques, au Burundi, son sous-entendu rôle de diviser la société n’a pas tardé à lui être collé et, dans la mémoire de certains Burundais, les partis politiques sont les « semeurs de divisions », les sources de tous les malheurs que le Burundi a connus. Le parti politique burundais diffère sémantiquement de son homologue occidental tout en opérant socialement et politiquement comme lui. Jean-Pierre Chrétien semble se rapprocher de cette réalité, lorsque, s’interrogeant sur ce que signifiait à l’époque des années 1960 la vie politique et l’adhésion à un parti et partant du mot « urugamba », il faisait remarquer que les terminologies en langues nationales qui évoquent le militantisme de partis de masse : umugambwe en kirundi et ishyaka en kinyarwanda font référence à l’ardeur, à une attitude presque belliqueuse (Chrétien 2000 : 485-486).

 Le « péché originel » des partis politiques burundais 

Le militantisme partisan au cours des trois premières décennies au Burundi a été jalonné par des faits historiques qui laissent penser que les partis politiques burundais sont des « produits mal nés » et qui ont « mal grandi ».

Des partis mal nés

Contrairement à la conception occidentale qui place la naissance des partis politiques au terme d’un processus de développement politique inscrit dans le long terme, l’histoire du multipartisme dans le monde africain en décolonisation a connu des dimensions singulières. Dans ces pays, les partis sont considérés comme des « factions rivales se disputant le pouvoir en utilisant les votes comme une pâte molle qu’on pétrit à son gré » ; ils « prennent un caractère formel » et ne sont pas des « partis authentiques » (Duverger, cité par Deslaurier : vol. 2 : 392). Sans toutefois rester prisonnier de cette conception occidentalo-centriste – mais en ne niant pas non plus que les partis politiques sont des produits exportés de l’Occident vers le reste du monde – nous devons tout de même admettre qu’il existe certains critères qui font qu’un groupement donné prenne le qualificatif de parti politique, en dehors du rôle classique de vouloir conquérir le pouvoir et l’exercer. Ainsi par exemple, mises sous les feux des quatre critères de Joseph LaPalombara et Myron Weiner, en l’occurrence :

  • Organisation durable dont l’espérance de vie est supérieure à celle de ses fondateurs ou dirigeants en place ; 
  • une organisation perfectionnée à tous les échelons du pays ;
  • Organisation ayant une volonté de prendre et exercer le pouvoir
  • Organisation qui cherche le soutien populaire à travers les élections ou toute autre manière (LaPalombara & Weiner 1966 : 5-7), les formations politiques de cette période n’y résisteraient pas du tout, y compris l’UPRONA. Au moins deux raisons peuvent être avancées.
  • Partis structurés autour des clivages socio-régionaux

Au cours de la période de la lutte pour l’indépendance, plusieurs partis étaient les résultats d’une initiative purement personnelle et non d’un groupe. A titre d’exemple, voici ce qu’écrit  celui qui se réclame comme étant le premier initiateur et fondateur du premier parti politique « véritablement » burundais, l’Association des Progressistes Barundi (APRODEBA), le Prince Boniface F. Kiraranganya :

(…) en moins de trois heures, je terminai la rédaction des statuts de mon parti : l’APRODEBA (…) En moins de quinze jours, je reçus avec stupéfaction une lettre officielle signée de Monsieur de Fays en personne (le Résident Adjoint du Burundi) et dans laquelle le célèbre Résident belge me signifiait que le parti APRODEBA était reconnu (…) Le premier parti politique de toute l’histoire du Burundi venait de naître (Deslaurier : vol. 2 : 417-418).

Kiraranganya de se vanter de son exploit et de son droit d’aîné politique en matière des partis politiques en affirmant qu’il éprouve un sentiment de satisfaction et de fierté d’une intensité rare, rien que pour avoir ouvert la danse aux partis politiques du Burundi (Harroy 1988 : 347).

Dans le cas où les partis étaient le résultat du groupe, ils restaient coincés dans des clivages qui affectaient leurs leaders respectifs. C’est peut-être ce qui aurait poussé René Lemarchand à les envisager comme des factions ou des cliques groupées autour d’un individu. Lemarchand tient cette observation à partir de l’analyse qu’il fait sur deux principaux partis politiques, le PDC et l’UPRONA, qu’il trouve être les organes de l’expression politique de la vieille rivalité princière entre Batare et Bezi, et dont les chefs de file sont leurs fondateurs, en l’occurrence Joseph Birori et Jean-Baptiste Ntidendereza (PDC) et Louis Rwagasore.D’ailleurs, pour cet auteur, depuis tout au début, la politique burundaise était dominée par l’opposition entre leParti de l’Unité et du Progrès National (UPRONA) et le Parti Démocrate Chrétien (PDC), dont les leaders étaient associés aux familles respectivement des Bezi et des Batare (Lemarchand 1970 : 324)[1].

 

De même, rien qu’en examinant le sens et les racines historiques de leurs appellations en langue nationale, cette dualité éclate au grand jour.  Selon Ellen K. Eggers, Abadasigana qui était l’appellation des membres du parti UPRONA faisait référence au personnel de l’entourage du Mwami, spécialement Mwezi IV Gisabo tandis que pour le parti Démocratique  Chrétien « PDC » s’appellait Amasuka y’umwami, nom qui était associé au Mwami Ntare II Rugamba  (Eggers 1997 : 7).

Cette situation de création des partis sur bases des personnalités identifiées par clivages familiaux faisait que la disparition du leader signait la fin, ou presque, de l’organisation politique dont il était le chef et ouvrait des épisodes de successions très conflictuels. C’est ce à quoi on a assisté après la mort du Prince Louis Rwagasore pour l’UPRONA, mais également pour le PDC après la peine capitale infligée à ses deux co-fondateurs, les frères Birori et Ntidendereza. Après avoir affirmé que la famille des Bezi était devenue le seul héritier légitime lors du remplacement de Rwagasore, Shibura mène un raisonnement qu’il trouve « sans faille » en ces termes :

L’UPRONA était de Rwagasore. Rwagasore est un Mwezi, fils de Mwambutsa. Le légataire universel est la famille des Bezi. L’UPRONA, le Palais, le Gouvernement, l’Assemblée Nationale, le pays tout entier constituait un héritage familial … L’ordre ancien devait régner » (Shibura 1993 : 44).

A côté de cette structuration des partis autour des clivages claniques et/ou familiaux, on note une sorte de régionalisation des partis, suivant notamment l’origine de leurs leaders. Si les grands partis comme l’UPRONA, le PP, le PDC et le PDR étaient d’envergure nationale et avaient des adhérents un peu partout, quelques autres organisations politiques étaient cantonnées dans certains territoires ou régions. C’étaient les cas de l’UDP (Union Démocratique Paysanne) dans la région du nord de l’Imbo, de la DNB (Démocratie Nationale du Burundi) autour de Gihanga, de l’AB Abanyamajambere b’i Burundi) en territoire de Ngozi, du MRB (Mouvement Rural du Burundi) en territoire de Bururi, etc. (Deslaurier 2002 : vol. annexe).

 Rôle « trouble-fête » de l’Autorité coloniale

Parmi les 26 partis politiques des années 1960, il y en avait qui étaient l’œuvre des autorités coloniales dans le but de combattre la poussée nationaliste que représentaient l’UPRONA et ses alliés. Au moment où A. Shibura les qualifie de « partis créations de l’occupant » (1993 : 36), A.  Mariro, qui considère que la première tentative de création de ce genre d’organisation par la Tutelle fut l’Association des Progressistes Démocrates Barundi (APRODEBA), les appelle « les partis de la collaboration ». En effet, « suscitée par le colon belge Albert Maus et ses amis afin d’avoir un « parti d’évolués » essentiellement hutu à opposer aux princes de sang dirigeant encore les chefferies et également membres du Conseil Supérieur de Pays » Mariro (1998 : 77), l’APRODEBA connut néanmoins une existence éphémère et certains de ses leaders fondateurs dont le président Pascal Mbuziyonja lui-même, furent récupérés par le PP qui fut considéré comme la créature du même Albert Maus. D’autres formations politiques collaboratrices de la Belgique allaient être rapidement créées dont le PDC créé avec l’appui du Résident Reisdorf en février 1960.

Plus de la moitié des partis de cette période sont des créatures de la Tutelle dans le seul but de barrer la progression du groupe Rwagasore. Cette création des partis « burundais » par des « Burundais » mais au service des autres (ennemis du Burundi) n’a pas permis aux Burundais de se réapproprier ce produit venu d’ailleurs et qui sentait déjà l’odeur des divisions de tous genres. Cet élément ou cette conception d’« exogénéité » ou d’« étrangéité » des partis politiques burundais n’a pas encore complètement disparu.

Partis mal partisou le double sectarisme région/ethnie

Cette naissance pour le moins mal engagée des premiers partis burundais n’allait pas leur permettre de s’enraciner profondément dans les mœurs politiques des Burundais et, par voie de conséquence, de jouer convenablement leur rôle dans l’organisation politique qui se profilait à l’horizon du Burundi post-indépendant. Des « hommes politiques » comme Arthémon Simbananiye et Shibura avaient compris que la fibre régionaliste, combinée avec la sensibilité ethniste, serait plus efficace qu’une mobilisation idéologique pour manipuler l’armée et le parti unique dont le rôle était devenu décisif au Burundi comme ailleurs en Afrique. Pour Jean-Pierre Chrétien et Jean-François Dupaquier, la cristallisation du

groupe de Bururi » ne doit pas être comprise comme étant de nature réellement géographique. Elle relève plutôt « d’une logique factionnelle, voire maffieuse, fondée sur l’emboîtement calculé de deux sectarismes. On assiste à un double verrouillage, celui de la classe politique sur la primauté non dite des milieux « bururiens », « fondateurs de la République », et celui de l’ensemble du pays sur le clivage tutsi/hutu, des identités banales sur les collines devenues comme des tabous dans la capitale(Dupaquier 2007 : 28).

La classe politique en général, les leaders du parti et de l’armée en particulier, s’est laissé emporter par cette obsession ethniciste devenue la « référence incontournable, la grille de lecture, l’argumentaire au moins officieux et aussi un moyen d’action pour contrôler le pouvoir » (Dupaquier 2007 : 51-52). Pour ces deux auteurs, le lobby de Bururi n’a laissé aucune trace d’un corpus idéologique, sinon la référence générale à un nationalisme « progressiste » affilié au vocabulaire des couloirs de la guerre froide. Il s’agit d’un groupe informel et pourtant très soudé dans les épreuves comme dans la conquête du pouvoir et l’élimination de ses ennemis. Sa doctrine se réduit en fait à une connivence de clan pour le partage des places de premier plan, selon une conception matrimoniale de l’Etat : la politique est l’occasion et le moyen de « manger », le clientélisme prédominant sur les considérations d’intérêt général. Cette « géopolitique » a pesé sur le destin du pays jusqu’aux années 1990 (Idem).

 

En novembre 1968, le commandant Martin Ndayahoze, un des derniers officiers hutu qui qualifiait déjà le tribalisme de « cancer de division » ou de « fléau chronique », mettait en exergue de façon clairvoyante ce ver qui rongeait le « fruit politique burundais » en ces termes :

Nous pouvons affirmer que c’est la classe aisée qui renferme le virus du tribalisme. Effectivement le mal vient d’en haut. Ce sont des cadres peu méritants qui, pour se maintenir, pour se hisser à certains postes convoités, ont besoin de piston, d’astuces et d’artifices. Ce sont aussi des responsables insatiables qui, pour faire aboutir leurs ambitions inavouables, font de la division ethnique une stratégie politique. Alors qu’ils sont tutsis ils dénoncent au besoin avec des combats tactiques à l’appui un péril hutu à contrer. S’ils sont hutus ils dévoilent un apartheid tutsi à combattre (Ndayahoze 1968).

Dans l’entre-temps, ce « fléau » de division gagne du terrain : d’en haut, il atteint le bas à l’intérieur du pays au sein de la petite élite des provinces et des communes, les enseignants, les fonctionnaires et les gradés de l’armée, ceux-là même que l’on voit réunis le matin au lever des couleurs devant le bureau communal ou le bureau de la province, dans la cour de l’école ou au camp militaire (Chrétien et Dupaquier 2007 : 28). Or, c’est tout ce monde qui constituait l’élite intermédiaire du parti unique UPRONA.

S’étant annoncé tout au début comme un phénomène prometteur, le multipartisme burundais des années de l’indépendance n’a pas tardé d’être tributaire des clivages claniques/familiaux, ethniques et régionalistes qui minaient la vie politique des années 1960 avant de céder sa place au monopartisme autoritaire caractéristique de la gestion politique de la quasi-totalité des pays africains à cette époque. Institué parti unique en 1966 et au fur et à mesure que le Burundi était secoué par différentes crises sous les différents régimes militaires, l’UPRONA s’est transformé en une « machine-instrument » au service d’une composante ethno-régionaliste pour s’approprier et garder le pouvoir après en avoir écarté les autres.

 Persistance des sensibilités ethno-politiques à l’endroit des partis politiques

Au Burundi, même s’il est difficile d’avoir des données fiables en matière de perceptions des citoyens envers les partis, selon la Commission constitutionnelle, nous savons que, de par l’expérience du passé, certains des Burundais se méfient beaucoup des partis qu’ils accusent d’être des « porte malheurs », sources de divisions ethniques (Commission constitutionnelle 1991 : 54). Pour les tenants de cette thèse, l’expérience malheureuse de 1993 est venue confirmer celle des années 1960. En effet, la variable de liens sociaux mais aussi personnels est beaucoup présente dans la quasi-totalité des partis de toutes les générations. Les leaders partisans comptent parfois recruter les adhérents de leurs organisations politiques au sein de leurs ethnies, régions d’origines, clans et familles. De même, tout leader partisan se voit obligé de prendre, bon gré malgré, une casquette ethno-politique pour qu’il ait des alliés sûrs « au cas où… ». Pour les partis politiques issus des anciens Partis et Mouvements Politiques Armés (PMPA), des solidarités du maquis s’observent là où, ailleurs, ce sont les proximités de niveaux de cultures (anciens camarades d’écoles comme les énarques en France, les lauréats de grandes Universités, etc.) qui sont mises en avant.

En mai 2004, dans une étude réalisée par Julien Nimubona sur la perception de l’identité ethnique dans le processus électoral au Burundi pour le compte de la Ligue des Droits de la personne dans la région des Grands Lacs (LDGL), il ressort que,  quatre ans après la réhabilitation des partis par l’Accord d’Arusha et à la veille des élections générales de 2005, l’appartenance à un groupe social (ethnique) reste déterminante dans les soutiens des Burundais à leurs leaders partisans. Les dirigeants politiques burundais étaient toujours soutenus ou rejetés en fonction de leurs appartenances ethniques ainsi que celles des électeurs potentiels comme nous le montre le tableau ci-après.

 

 

 

 

Tableau des préférences présidentielles selon l’ethnie (à l’échelle nationale)

Personnalités, ethnies et partis politiques

Soutiens

Hutu

Tutsi

Twa

Ganwa

?

01

Nkurunziza Pierre (Hutu ; CNDD-FDD)

272

44

4

3

81

02

Ndayizeye Domitien (Hutu ; FRODEBU)

114

58

3

 

40

03

Minani Jean (Hutu ; FRODEBU)

25

1

 

 

18

04

Nyangoma Léonard (Hutu ; CNDD)

7

 

 

 

2

05

Manwangari Jean-Baptiste (Tutsi ; UPRONA)

5

14

 

 

6

06

Bagaza Jean-Baptiste (Tutsi ; PARENA)

12

88

 

2

 

07

Buyoya Pierre (Tutsi ; UPRONA)

17

22

 

 

9

08

Bayaganakandi Epitace (Tutsi ; MRC)

8

73

3

 

19

09

Kamatari Estella (Ganwa)

3

6

 

 

3

10

Ne se reconnaissent pas

331

235

14

 

332

Source : Julien Nimubona, La perception de l’identité ethnique dans le processus électoral au Burundi, Rapport final, LDGL, mai 2005, extrait du tableau n°1, p. 14. Pour plus de clarté, nous y avons ajouté les appartenances ethniques et politiques des candidats.

En analysant le tableau ci-dessus, nous constatons que 44 électeurs tutsi (soit 14%) seulement apportent leur soutien à P. Nkurunziza contre 272 électeurs hutu (86%), au moment où Bagaza bénéficie du soutien de 88 Tutsi (88%) contre 12 Hutu (12%) seulement. Par ailleurs, exception faite pour Buyoya et Ndayizeye dont les rapports de soutiens sont dans l’ordre d’1 électeur sur deux suivant leurs ethnies respectives, pour les autres candidats présidents des partis politiques, les préférences sont radicalement ethniques ; les Hutu ne récoltant rien chez les électeurs tutsi et les candidats tutsi ne bénéficiant d’aucun soutien de la part des électeurs hutu. Selon toujours cette analyse, le soutien en terme de légitimité dont bénéficient Nkurunziza et Bagaza dans leurs camps ethniques respectifs attesterait de la sanction ethnique du système conventionnel et transitionnel. Le soutien accordé au CNDD-FDD et à son président Nkurunziza s’expliquerait par le fait que ce mouvement a poussé la lutte « hutu » plus loin que les autres (Nimubona 2005 :14). Cette situation est dommageable pour l’organisation interne et le fonctionnement du parti qui se retrouve bâti sur des sensibilités uniquement d’ordre sentimental, d’où la place peu importante accordée à l’idéologie.

Comme on le voit, les soutiens personnels accordés aux partis ne sont pas toujours de même taille. Dans certains cas, le soutien personnel est, si l’on peut dire, « à l’état pur » : l’enthousiasme pour le leader explique complètement l’existence du parti. Ce cas peut être illustré au Burundi par le soutien que la plupart des Burundais ont accordé au leader charismatique de l’UPRONA au moment de l’indépendance, au leader fondateur du FRODEBU M. Ndadaye au début des années 90 ainsi qu’à P. Nkurunziza lorsque son mouvement le CNDD-FDD sortait du maquis avec le crédit et la légitimité d’avoir fait la guerre pour « la restauration de la démocratie assassinée en 1993 ». Dans d’autres cas, au soutien personnel s’ajoutent des sentiments liés à certains problèmes ressentis de manière relativement vague : il y a alors « populisme ». De tels partis sont basés surtout sur le soutien donné aux leaders, mais il peut être plus marqué à l’intérieur de certains groupes.

Le soutien populaire donné au leader se trouve combiné, probablement à des degrés divers, au soutien dû à l’identification à un groupe. C’est la situation qui a marqué le phénomène partisan au cours du premier processus de démocratisation des institutions au Burundi dans les années 1990 dès ses débuts, pendant la campagne électorale et, surtout, au cours de la crise qui a suivi l’assassinat du président Ndadaye. Il y avait deux camps farouchement opposés : celui des Hutu incarné par le leadership FRODEBU sous Ndadaye d’abord, sous J. Minani ensuite ; et celui des Tutsi incarné par le leadership UPRONA. Plus tard en 2003, P. Nkurunziza a bénéficié du soutien des Hutu qui le voyaient en libérateur, en commandant d’une armée qui allait les libérer de l’oppression des Forces Armées Burundaises (FAB) accusées d’être monoethniques.

  1. La légitimité des partis politiques malgré leurs faiblesses

Par « légitimité », il faut entendre l’acceptabilité sociale fondée sur des croyances partagées (Braud 2011 : 746). Par extension, l’on peut dire que la notion de légitimité fait appel à la reconnaissance par les gouvernés du droit qu’ont les gouvernants d’exercer sur eux une autorité. La « légitimité » désigne le caractère de toute domination qui se donne pour justifier, normale, conforme aux valeurs dominantes dans une société. Elle n’est pas une substance mais un processus, le résultat de l’action des gouvernants mais aussi d’un état des rapports entre société et pouvoirs (Weber 1971).

Pour le cas des partis politiques, leur légitimité consiste en leur acceptation et reconnaissance par les citoyens comme institutions ayant un rôle clé à jouer dans l’organisation et la conduite de la vie sociale et politique de leur collectivité et que, de ce fait, ils méritent leur soutien. Qu’il soit donc d’ordre social ou personnel, le soutien accordé à un parti politique renvoie également à une sorte d’expression d’une légitimité qu’on lui accorde ainsi qu’à ses dirigeants. La légitimité vient donc s’ajouter aux trois premiers paramètres « objectifs » de l’institutionnalisation des partis politiques, à savoir l’ancienneté, la dépersonnalisation de la structure partisane et sa différenciation organisationnelle.

Suivant les époques et le type de systèmes politiques en place, les partis politiques burundais ont bénéficié d’une légitimité tantôt forte (période du Renouveau démocratique, période post-Accord d’Arusha, etc.) tantôt très faible (moments de crises socio-politiques). Cependant, force est de constater que chaque fois qu’apparaissaient les moments où les partis politiques sont en position de force et fortement soutenus, il s’en suivait une période de turbulences politiques où ils étaient vilipendés, accusés de tous les maux. Mais, qu’est-ce qui a fait donc que malgré leur légitimité contestée et leur impopularité avérée, ces partis ne soient toutefois pas empêchés de rester des acteurs incontournables du jeu politique et de continuer à mobiliser des soutiens ? A notre avis, il est à distinguer des facteurs généraux pour tout système qui se veut démocratique et des facteurs particuliers pour le cas du Burundi.

  1.  Les facteurs généraux ou l’inévitable « Etat des partis »

 

Le système démocratique – ou supposé comme tel – en vigueur dans plusieurs pays africains depuis les années 1990 et tout ce qui va avec lui en matière de structures institutionnelles, leur mode de fonctionnement, de gestion et d’élection, ne permettent plus la mort définitive des partis politiques. Même là où le multipartisme n’existe qu’en apparence, les partis politiques existent quel que soit leur niveau d’institutionnalisation et de tolérance. On l’a dit plus haut, cette appréhension négative des partis politiques ne les empêche guère de se poser toujours comme les seuls garants du régime démocratique. Il est d’usage de lier le développement des partis politiques à celui des démocraties modernes, qui sont des démocraties libérales. Dans l’ensemble, le développement des partis paraît lié à celui de la démocratie, c’est-à-dire à l’extension du suffrage populaire et des prérogatives parlementaires. Le phénomène partisan est devenu incontournable dans les démocraties car les partis politiques constituent la condition sine qua non du fonctionnement du régime représentatif.  Les partis politiques sont pratiquement les frères jumeaux de l’Etat démocratique moderne, dont ils sont indissociables, puisque la démocratie ne se conçoit pas et ne peut fonctionner sans ces groupements de citoyens, seuls susceptibles d’élaborer des programmes, de sélectionner et de soutenir des candidats, d’animer le rituel électoral, puis d’occuper le pouvoir ou d’en contester l’exercice (Boutin et Rouvillois 2005 : 7).

Parlant de l’intérêt pour l’étude des partis (africains) indépendamment de la préoccupation normative centrée sur leur effectivité, l’existence des programmes clairs ou de leur faible apport à la consolidation de la démocratie, Larry Diamond et Richard Gunther avaient raison de montrer que même si la confiance dans les partis tend à baisser partout dans le monde, ils demeurent des organisations centrales de la démocratie car c’est par leur intermédiaire que se font le recrutement des leaders, la structuration des choix électoraux et la formation des gouvernements (Diamond et Gunther 2001).

Beaucoup plus que cela, les partis politiques ont acquis désormais une légitimation institutionnelle qui leur permet de s’imposer comme les garants de la paix dans une société démocratique. C’est d’ailleurs ce que confirme Ernest Duvergier de Hauranne pour qui

il n’y a qu’un moyen pour assurer la paix au sein d’une société démocratique, c’est de permettre et de favoriser autant qu’on le peut la formation de grands partis politiques […]. L’organisation des partis n’est pas seulement le correctif nécessaire des défauts de la démocratie, elle en est aussi le seul remède efficace (cité par Poirmeur et Rosenberg 2006 : 65).

Les partis politiques sont aussi considérés comme des écoles de civisme. Ils assurent en effet l’éducation civique de leurs militants, l’apprentissage des règles et valeurs démocratiques. Seules formations à même d’accéder au pouvoir, les partis politiques apparaissent aussi comme une réunion d’acteurs grâce auxquels l’expression démocratique est vraiment ouverte, le choix des citoyens éclairé par les débats qu’ils engagent et sans lesquels la vie démocratique serait étriquée et atone. Ils sont ipso facto les instruments collectifs de la concrétisation des libertés individuelles d’opinion, d’expression et du droit subjectif à participer à des élections libres.

De même, acteurs indispensables de la vie politique, leur concurrence et leur participation permanente au débat politique garantissent le pluralisme et la démocratie (Poirmeur et Rosenberg 2006 : 221). Ce point de vue est également corroboré par le juriste autrichien Hans Kelsen lorsqu’il affirme, en 1932, que la démocratie ne peut sérieusement exister que si les individus se regroupent d’après leurs fins et affinités politiques, c’est-à-dire que si, entre l’individu et l’Etat, viennent s’insérer ces formations collectives dont chacune représente une certaine orientation commune à ses membres, nommant par là un parti politique. Ainsi, devait-il conclure : « La démocratie est donc nécessairement et inévitablement un Etat de partis » qu’il nomme « parteienstaat » (Kelsen 1932 : 30). Un siècle avant Kelsen, Alexis de Tocqueville, qui déplace le regard porté sur les partis de la vie politique à la vie sociale, fait remarquer qu’en prenant la vie entière de tout un peuple, on en arrive à la conclusion selon laquelle la liberté d’association en matière politique est favorable au bien-être et même à la tranquillité des citoyens (Tocqueville 1835 : 511).

Toujours dans ce cadre de socialisation politique, Samuel Huntington considère que dans les pays en voie de modernisation, les partis sont des institutions de stabilisation de l’ordre politique. Il existe une relation causale entre participation politique, institutionnalisation et stabilité politique en ce sens que la stabilité d’une société avec un faible niveau de participation politique dépend dans une large mesure de la nature des institutions politiques avec lesquelles elle fait face à la modernisation. Or, les principales institutions politiques pour organiser l’expansion de la participation politique sont les partis politiques et le système de partis. (Huntington 1968 : 398). L’auteur américain postule ainsi une relation causale entre parti institutionnalisé et stabilisé et montre, par exemple, que les coups d’Etat qui sont synonymes d’instabilité sont plus fréquents dans les sociétés n’ayant pas au moins un parti fortement institutionnalisé ou sans partis que n’importe où ailleurs ; (Huntington 1968 : 407). De ce fait, les partis politiques africains sont également considérés comme des instruments centraux de la modernisation (Apter 1965 : 179).

Aujourd’hui, quelle que soit la nature du système en place (autoritaire, hybride, etc.), tous les Etats s’arrachent le label « démocratie » et acceptent tant bien que mal suivant les pays l’existence des partis politiques pour l’accompagner et le rendre crédible. C’est comme si l’on ne pouvait plus vivre ou gouverner tranquillement sans s’appuyer au moins un parti sur un parti. Voici 3 exemples pour illustrer notre propos.

Le premier nous vient de la France. Au lendemain de sa victoire, le président Emmanuel Macron a vite fait de transformer son mouvement politique « En Marche » (EM) qui l’a porté à la Présidence de la République en mai 2017, en un parti politique « La République en marche » (LREM). Pourtant, lancé fin août 2016, EM n’était qu’un mouvement social-libéral qui ne se voulait ni de gauche ni de droite. Le mouvement « En Marche » s’est vu obligé de se transformer en parti pour répondre impérativement aux exigences du fonctionnement de la Vème République en matière de gestion politico-administrative.

Le deuxième exemple nous vient de l’Afrique de l’Est, en Ouganda. Après avoir accédé à la présidence de la République au terme d’une victoire militaire en 1986, le président Yoweri Museveni et son National Resistance Movment (NRM) ont imposé au pays un « no-Party regime », qu’ils n’hésitaient pas d’appeler une « démocratie sans partis », pendant une vingtaine d’années. Néanmoins, à partir de 2006, Museveni a dû revoir son système et introduire un multipartisme de façade pour tenter de sauver ses apparences politiques aux yeux du monde (Golaz et Médard 2014).

Le troisième exemple est celui du Mali, en Afrique de l’Ouest. Après s’être présenté en « personnalité indépendante » aux élections de 2002 qu’il a gagnées pour accéder à la présidence de la République, Amadou Toumani Touré, a été obligé de gouverner avec l’appui des partis. En effet, loin de gouverner dans l’esprit a-partisan, le président Touré s’est appuyé sur les principaux partis politiques et s’est appliqué à intérioriser les structures du jeu partisan et à satisfaire même aux exigences clientélistes des partis politiques pour  conforter sa position et asseoir sa légitimité politique. Selon Virginie Baudais et Grégory Chauzal, malgré l’irruption de groupes d’« indépendants » dans le champ politique, à la faveur des élections présidentielles et législatives de 2002, les partis [ont demeuré] des acteurs incontournables du jeu politique (Baudais et Chauzal 2006 : 62).

Autant même se demander si Touré avait gagné réellement l’élection présidentielle sans partis politiques derrière lui !

  1.  Facteurs particuliers pour le Burundi 
  2. Légitimation électorale 

A part ces facteurs d’ordre général, il y en a d’autres que nous pouvons qualifier de « spécifiques » pour le Burundi même s’ils existent également dans d’autres pays. Contrairement à ce que les dirigeants de l’époque du parti unique (1966-1993) appelaient « monopartisme démocratique », le système démocratique burundais introduit par la constitution de 1992 instaure le système multipartite comme support de la démocratie. Or, cette dernière a ses pratiques et interdits. Alors que la période d’avant 1993 était caractérisée par des coups d’Etat comme mode d’accès au pouvoir, avec parfois quelques échéances électorales épisodiques dans une compétition fermée aux mains du parti unique, désormais, ce sont les élections libres, multipartites, transparentes et régulières qui constituent l’unique mode de dévolution du pouvoir, du moins pour le président et le parlement. Avec l’Accord d’Arusha, ce procédé s’étendra de la base (colline) au sommet de l’Etat (présidence de la République), en passant par les conseils/administrateurs communaux et les députés et sénateurs. Cette idée de dirigeants élus qui va avec le principe de la représentation est au cœur même de la démocratie multipartite. Selon Yve Mény et Yve Surel, « l’acte électoral est tout à la fois la marque principale de l’appartenance du citoyen à sa communauté politique et le mécanisme de consécration des élites politiques à qui sont délégués les pouvoirs de décision selon le principe représentatif » (Mény et Surel 2000 : 173).

Désormais, l’on admettra que les règles du jeu démocratique visent à transmuer la violence et les conflits des rapports sociaux en un combat symbolique, invitant, ipso facto, les partenaires concernés à accepter cette transformation et à s’accorder sur les cadres institutionnels et juridiques qui vont consacrer le principe représentatif. Mény et Surel sont rejoints dans leur réflexion par Olivier Ihl pour qui la supériorité du vote est proclamée par toutes les chartes constitutionnelles et célébrée comme un modèle universel d’accès au bien commun ; ce qui fait que le vote soit perçu comme le seul moyen d’exprimer l’assentiment collectif, de produire des verdicts souverains, en un mot, d’assurer l’alternance politique qui est parmi les firmaments de la démocratie moderne (Ihl 1996 : 11). Le vote fait du citoyen, non plus l’objet, mais le sujet du politique. Synonyme de prise de parole, il sert de porte-drapeau de la démocratie représentative. Enfin, selon toujours le même auteur,

Principe arbitral, le vote ordonne de nouvelles règles d’affrontement. Il est à l’origine d’une compétition qui met aux prises des organisations spécialisées dans la conquête des suffrages. Depuis son apparition, le développement d’une activité presque continue de mobilisation: celle à laquelle se livrent les partis politiques dans le but d’accumuler les chances de pouvoir (Ihl 1996: 16).

Pris dans ce sens, les partis politiques burundais se présentent comme étant les premiers et principaux – mais pas les seuls – canaux de diffusion d’idées politiques autour desquelles les citoyens peuvent se rassembler. Ils participent à la socialisation politique des citoyens et sont pourvoyeurs d’hommes et femmes politiques privilégiés pour occuper des positions de pouvoir au sein des différentes institutions. A leur tour, ces hommes et femmes politiques adoptent des stratégies pour accéder à ces postes ou les conserver en protégeant leurs entreprises politiques qui sont les partis politiques, tremplins de leur évolution dans leur carrière politique ainsi que les avantages qu’elle leur procure – histoire de ne pas scier la branche de l’arbre sur laquelle on est assis. Bien encore, pour eux, le parti devient cet arbre fruitier qu’il faut tirer des pépinières pour le diffuser à travers tout le pays, vanter ses bienfaits, l’entretenir à tout prix tout en surveillant sa croissance afin que d’autres ambitieux ne s’en approprient pour en cueillir les fruits le moment venu.

  1. Exigences d’une démocratie consociationnelle

 

Comme corollaire à ce mode de dévolution du pouvoir, il y a les exigences du consociationnalisme, du « power sharing » à la burundaise. Les textes post-Arusha redonnent de la force aux partis politiques dans ce sens qu’ils leur réservent le statut d’investisseurs de candidats aux différentes élections. La démocratie consociationnelle conçue à Arusha prévoit le partage des postes de responsabilité et de représentation entre les deux principales ethnies au Burundi.

Néanmoins, les textes ne confèrent pas aux ethnies ni la personnalité juridique et encore moins le pouvoir ou la prérogative nécessaire pour désigner les différents candidats, même si ces derniers en portent les étiquettes. Ce travail revient exclusivement aux partis politiques qui doivent accorder leurs investitures à leurs militants-candidats sur des listes parfois bloquées sans possibilités de panachage. Ce rôle reconnu aux partis de désigner les candidats contraint toute personne désireuse d’occuper une quelconque fonction au sein de l’appareil étatique de prendre la carte d’un parti afin de maximiser ses chances d’être désignée « quelque part ». De ce fait, bon gré malgré, les partis politiques continuent à s’imposer comme étant toujours incontournables dans la conduite des affaires de la République au Burundi. Cette contrainte a été confirmée par l’embarras ressenti par le président Nkurunziza au moment de la formation de son gouvernement en août 2015.

Au terme d’élections générales très controversées de 2015 gagnées par le CNDD-FDD (avec 69,28% et 86 sièges à l’Assemblée nationale) suivi de la Coalition d’indépendants « Amizero y’Abarundi » (avec 17,38% et 30 sièges à l’Assemblée nationale), le président Nkurunziza s’est vu obligé de composer avec cette dernière dans les institutions, le gouvernement en tête. Or, selon l’article 129 de la constitution de mars 2005, le Gouvernement est ouvert à toutes les composantes ethniques. Il comprend au plus 60% de ministres et de vice-ministres Hutu et au plus 40% de ministres et de vice-ministres Tutsi. Il est assuré un minimum de 30% de femmes. Les membres du gouvernement proviennent des différents partis politiques ayant réuni plus d’un vingtième des votes et qui le désirent. Ces partis ont droit à un pourcentage, arrondi au chiffre inférieur, du nombre total de ministres au moins égal à celui des sièges qu’ils occupent à l’Assemblée Nationale.

De ce fait, la Coalition d’Indépendants « Amizero y’Abarundi » n’étant pas un parti politique, le président Nkurunziza s’est trouvé dans une situation d’impasse politique dans la mesure où, en se servant scrupuleusement du prescrit de la constitution de 2005, il se serait trouvé en face d’un gouvernement monocolore : c’est-à-dire du seul parti politique CNDD-FDD. C’est pour cette raison que, par sa lettre n°100/P.R./101/2015 du 12 août 2015, le Président de la République a saisi la Cour constitutionnelle en interprétation des dispositions de l’article 129 conformément au 3ème tiret de l’article 228 de la constitution du Burundi.

Dans son interprétation, la Cour s’appuie sur l’article 169 qui ouvre l’Assemblée Nationale aux partis politiques et aux autres forces politiques. En effet, cet article 169 stipule que « les candidats présentés par les partis politiques ou les listes d’indépendants ne peuvent être considérés comme élus et siéger à l’Assemblée Nationale que si, à l’échelle nationale, leur parti ou leur liste a totalisé un nombre de suffrage égal ou supérieur à 2% de l’ensemble des suffrages exprimés ». Et, dans l’entendement de la Cour, cette disposition met sur un même pied d’égalité toutes les parties prenantes au processus électoral en exigeant un pourcentage de 2% pour entrer au parlement ; ce qui veut dire, selon toujours la même Cour, que le constituant n’a pas établi de distinction entre les partis politiques et les autres forces politiques ayant participé aux élections législatives. Ainsi, il ne restait à la Cour qu’à cheminer tout doucement mais sûrement vers les conclusions qui s’imposent.

Selon la cour constitutionnelle, en basant le calcul du pourcentage proportionnellement au nombre de sièges à l’Assemblée Nationale, le constituant voulait que le gouvernement reflète les « forces politiques » présentes dans cette première. Le constituant n’a donc nullement voulu exclure du Gouvernement aucune « force politique » présente à l’Assemblée Nationale, qui a réalisé un vingtième de votes et qui le désire. Au contraire, il a voulu exclure celles qui n’ont pas une représentativité forte sur l’échiquier national ; c’est-à-dire qui n’ont pas pu avoir plus d’un vingtième des votes. D’où, dans sa décision, la Cour, « interprétant l’article 129, dit pour droit que cet article veut dire que le gouvernement est ouvert à toutes les forces politiques présentes à l’Assemblée Nationale qui ont totalisé plus d’un vingtième lors des élections législatives et qui le désirent. Cet article veut également dire que le gouvernement est ouvert à d’autres composantes ethniques du BURUNDI à côté des HUTU et des TUTSI ».

En analysant le cheminement ayant mené à cette décision de la Cour, on constate que cette dernière a abandonné progressivement le terme « partis politiques » pour le remplacer par celui de « forces politiques » plus généraliste et englobant que le premier mais qui ne s’en éloigne pas substantiellement. Ainsi, la Cour réussit à « transformer » la Coalition d’indépendants Amizero y’Abarundi en une « force politique » présente à l’Assemblée nationale au même titre que le CNDD-FDD et qui a le plein droit d’entrer au gouvernement au même titre que le parti CNDD-FDD. Autrement dit, le CNDD-FDD et la Coalition d’Indépendants Amizero y’Abarundi sont tous deux des « forces politiques » synonymes de « partis politiques » nécessaires à la formation d’un gouvernement d’une « large union nationale » étant donné que « le terme de parti ne doit pas être pris dans le sens strict », selon toujours le même Arrêt, à sa 4ème page.

Conclusion

Au Burundi comme ailleurs dans d’autres pays, surtout ceux dits « démocratiques », les partis politiques restent la pièce maîtresse du système politique malgré les représentations négatives que certains ont envers eux. Mais au Burundi et beaucoup plus ailleurs, les perceptions identitaires, ethniques notamment, confèrent à ces organisations politiques une sorte de légitimité supplémentaire. Le système politique burundais bâti sur la démocratie consonciative exige un partage de pouvoir politique sur base des critères ethno-politiques. C’est pour cette raison que, en l’absence d’organisations purement ethniques légalement reconnues, les partis politiques se retrouvent seuls au centre de ce système dans la mesure où ils sont les seuls pourvoyeurs d’institutions conformément à l’Accord d’Arusha pour la Paix et la Réconciliation d’août 2000. Par ailleurs, comme on ne peut plus vivre sans partis politiques, autant dire qu’au lieu de les malmener ou vouloir les chasser, mieux vaudrait d’apprendre à les apprivoiser afin de les rentabiliser, car les véritables bien structurés sont les véritables piliers de la démocratie et de la cohésion nationale.

 


[1]Notre traduction libre, l’original est en anglais.

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