LA CULTURE DE « TUZOBIRABA ! NZOKUBWIRA ! » ENTRE LA PERMANENCE ET LE DEVENIR

Abstract: 

This article has focused on language as a vehicle of communication of a people’s culture. It aims to highlight Burundian culture, specifically, the importance of its speeches in society. This is shown in the commonly known expression: «Tuzobiraba! Nzokubwira» that literally translates into, "We will see [implied the feasibility], I will tell you" that is frequently used in Burundians social ties and bears both metaphysical and ethical dimensions. These dimensions oscillate between the culture of permanence and becomingness in peoples’ life relations, while sparking their hope for sustainable progress.  Thus, when Tuzobiraba! Nzokubwira is uttered  in good faith,  it makes  people keep their progress and focus on the future.This communication aspect rhymes well with  various dimensions of people’s developmental projects to the extent of,  fundamentally, activating a brighter future than the now. In this article, the point driven home is that, the individual progress of Burundians should be rooted in their culture as grounded in an authentic belief. This may require a culture of reeducation that reorients their behaviors so that, Kirundi, Burundian national language, depicts both the current and the world to come. Therefore, the culture of “We will see and I will tell you” will house the culture of permanence and becoming in the mindset of each Burundian. 

1. Introduction                                                 

Comme l’épigraphe du livreL’âme du Murundi de Bernard Zuure le dit bien, « la langue est l’âme d’un peuple ». En effet, parmi les éléments constitutifs d’une culture d’un peuple, la langue occupe une place de choix. Même si, dans son étude, l’anthropologue et ethnologue britannique d’origine polonaise, Bronislaw Malinowski, parle de trois composantes fondamentales de la culture à savoir l’économie, la politique et l’éducation, nous remarquons qu’elles ont toutes pour soubassement le langage en général et la langue en particulier. Dans toutes les cultures, il y a des formules significatives qui, avec le temps, finissent par déterminer les mentalités de tout un peuple, devenir un modus vivendi. C’est le cas de l’expression « Tuzobiraba ! Nzokubwira ! » (Littéralement : ‘‘Nous verrons [sous-entendue la faisabilité] ! Je te dirai !’’) dans la culture burundaise, une expression qui, visiblement, nous projette dans l’avenir. Quel est alors le contenu sémantique de cette expression et quel est son impact sur la culture et le progrès du pays ? En tant que projetant dans l’avenir, ne détermine-t-elle pas la réalité qui change, qui devient, tout en gardant un substrat, quelque chose de permanent ?

Cette réflexion vise à montrer combien des expressions qui structurent les mentalités et la culture, sont porteuses d’un poids métaphysique et éthique et de ce fait, influencent d’une manière ou d’une autre le progrès du peuple. Elle traite successivement du concept de ‘‘mentalité ou mentalités’’, des principaux sous-ensembles des mentalités burundaises ainsi que de l’impact des mentalités sur le progrès du Burundi, avec une attention particulière à l’expresion «Tuzobiraba ! Nzokubwira ! ».Le

2. concept de ‘‘mentalité ou mentalités’’  

D’après le Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande, la mentalité est définie comme étant l’« ensemble des dispositions intellectuelles, des habitudes d’esprit et des croyances fondamentales d’un individu ». À cette acception qui nous fait comprendre la mentalité en rapport avec l’individu, il faut ajouter celle fournie par le dictionnaire Le Nouveau Petit Robert, qui la conçoit au sens sociologique, comme l’« ensemble des croyances et des habitudes d’esprit qui informent et commandent la pensée d’une collectivité, et qui sont communes à chaque membre de cette collectivité». Ces définitions révèlent que la mentalité, mieux « les mentalités » – comme on en fait souvent usage –, constituent une réalité très complexe, difficile à circonscrire pour un peuple donné. Cette complexité tient du fait que, dans la plupart des cas, ces croyances et habitudes d’esprit dépendent des composantes ethniques, claniques et les différentes langues du peuple. Fort heureusement, par rapport à la quasi-totalité des peuples africains, le peuple burundais présente une certaine homogénéité surtout au niveau linguistique : le fait d’avoir une même langue, le kirundi, a beaucoup surpris les colonisateurs. Ce n’est pas tout ; ces derniers ont été étonnés de constater qu’au Burundi, il y avait les mêmes pratiques religieuses, presque les mêmes coutumes familiales malgré la présence de trois ethnies (les Hutu, les Tutsi et les Twa). C’est d’ailleurs la présence de ces éléments culturels communs à toutes les composantes ethniques, qui pousse plus d’un à affirmer qu’il n’y a à proprement parler qu’une seule ethnie au Burundi : les Burundais. De fait, selon le dictionnaire ci-haut mentionné (Le Nouveau Petit Robert), le concept « ethnie » est ainsi défini : « Ensemble d'individus que rapprochent un certain nombre de caractères de civilisation, notamment la communauté de langue et de culture ». Ainsi importe-t-il d’analyser les différentes composantes ou sous-ensembles des mentalités burundaises.

3. Les principales composantes des mentalités burundaises

Les mentalités burundaises comme celles tout autre peuple, sont d’une richesse telle qu’il n’est pas du tout aisé d’en établir les contours. Néanmoins, il y a lieu d’y déceler les principaux sous-ensembles. Il s’agit d’abord de la valeur et de la célébration de la vie, c’est-à-dire les mentalités et pratiques en rapport avec les étapes de la vie ; ensuite les pratiques liées à la mort et l’idée de continuité de la vie; et puis, les diverses codifications des valeurs burundaises et l’importance accordée au discours (ijambo), – et c’est ici que  l’organisation politique et judiciaire pour être évoquée ainsi que les métiers et les coutumes y relatives ; enfin, les croyances religieuses.

 3. Valeur et célébration de la vie au Burundi

La vie constitue la valeur des valeurs, la première de toutes les valeurs, ainsi que le reconnaissent les Burundais depuis qu’ils existent comme peuple. En effet, contrairement à certaines théories actuelles qui avancent qu’avant la formation du fœtus il n’y a qu’un liquide qu’on peut évacuer si l’on veut, les Burundais, de par la tradition, affirment l’existence d’une vie humaine depuis la conception. Ils savaient depuis longtemps repérer les signes d’une femme ayant conçu un enfant dans son sein, appelés ‘‘signes sympathiques de la grossesse’’. Ces signes, qui sont entre autres les vomissements, trop de sommeil, les vertiges suite à la chaleur du soleil, la fièvre, se regroupent sous le nom rundi d’irekwe ; cependant, ce ne sont pas toutes les femmes qui présentent ces signes. En plus de ces manifestations, les femmes enceintes se faisaient remarquer par le phénomène d’ugutwaririza,c’est-à-dire le fait de préférer et même d’exiger tel ou tel autre type d’aliment.

Les Burundais d’antan et même ceux d’aujourd’hui témoignent de l’estime qu’ils ont de la vie comme valeur par excellence, à travers le soin dont ils entourent une femme enceinte et la considération qu’ils ont à l’endroit d’une femme capable de mettre au monde des enfants. Pour eux, une femme stérile arrête en quelque sorte la vie puisqu’il lui est refusé la possibilité de perpétuer l’espèce humaine. C’est pourquoi de telles femmes ne sont pas bien vues par leurs époux et leurs beaux-parents, et dans la société en général. Encore que dans le Burundi traditionnel on ne s’imaginait pas qu’un homme peut aussi être stérile. Aussi cette estime se manifeste par la joie, un cri d’ovation (gutera impundu) que les Burundais expriment quand un être humain vient de voir le jour et que la mère s’en est sortie saine et sauve, étant donné que l’un ou l’autre ou les deux à la fois peuvent expirer au moment de l’accouchement.

Malgré cette considération de la vie, il y a des faits, moins fréquents, qui portent atteinte à la vie comme l’empoisonnement et la violence domestique que subissent les femmes dans les ménages.

Quant à la célébration de la vie dans la culture burundaise, la première cérémonie remarquable se faisait après la naissance de l’enfant et consistait à faire sortir la mère une fois que le cordon ombilical a séché, donnant lieu au nombril. La sage-femme qui a accueilli le nouveau-né prenait quelques enfants et allait cueillir des feuilles des plantes considérées comme « pures » (iminyamabuye, imyayi, imishayishayi, etc.) et les mettait dans les aisselles de ces enfants. Au retour, elle se mettait devant eux et entonnait un chant qui fait bon accueil à la mère et l’exalte (Nsanganiye Sebibondo, … Inabavyeyi, … Rugori rubona, …) et les enfants répondaient : « E mama yansanganiye » (Ntahokaja 1978 : 15). En arrivant dans l’enclos le père et la mère du bébé recevaient les feuilles cueillies (urweyo) alternant celles apportées par un garçon à celles apportées par une fille pour qu’ils aient comme progéniture des garçons et des filles. Ils étalaient ces feuilles sur un van (urutaro) contenant des semences de plusieurs sortes et au-dessus ils mettaient le bébé puis ils soulevaient le van avec tout ce qui est dedans, y compris le bébé, le balançaient dans toutes les directions en disant : « Ndakweretse Uburundi bwa Nyaburunga, urakunda umwami wubahe abagabo, urasonera so na nyoko wubahe abakuru » (Ntahokaja 1978: 16). Ce qui veut dire, en s’adressant au bébé : Je te montre le Burundi de Nyaburunga, aime le roi et aie de la révérence envers les notables, respecte ton père et ta mère et aie de la révérence envers les supérieurs.

Il y avait d’autres célébrations liées à l’enfance comme le fait de donner des cadeaux à l’enfant quand il fait sortir les premières dents. Il faudra attendre six naissances pour que l’enfant reçoive d’autres cadeaux, après s’être rasé (gukura ubusage). Pour que le garçon rase pour la première fois sa barbe, il devait offrir une cruche de bière à son père et, après avoir prononcé le discours de circonstance, son père lui donnait un cadeau (une vache, un lopin de terre ou une chèvre pour les moins riches). C’était l’occasion pour le garçon d’annoncer qu’il est temps de lui chercher une compagne.

Pour se marier, contrairement à ce qui se passe aujourd’hui, c’était le père du garçon (ou son oncle paternel si le papa est décédé) qui lui cherchait la fiancée. Le père ou l’oncle appréciait les qualités (l’éducation) de la fille ainsi que les richesses de ses parents sans oublier l’appartenance ethnique comme le fait remarquer Jean-Baptiste Ntahokaja (Ibid. : 26) et il désignait quelqu’un qui se charge d’entreprendre les démarches de demander la main de la fille  pour son fils (umuresha) en s’adressant à la mère de la fille et la mère informait son époux et père de la fille. S’ils sont intéressés, les parents de la fille s’enquéraient discrètement des richesses (vastes terres fertiles, vaches) de la famille du garçon et en cas de satisfaction, ils donnaient leur accord. C’est alors que umuresha fixait un rendez-vous pour apporter la dot ainsi que les cruches de bière autour desquelles des discours de circonstance seront prononcés[1]. Je reviendrai plus loin sur le contenu de ces discours.

La dot variait suivant les possibilités de la famille du garçon et elle reste incontournable même si actuellement, pour certaines familles, elle revêt un autre aspect, devenant de plus en plus un geste de remerciement (agashimwe) pour les parents de la fille. La pratique de gucikira (prendre en mariage une fille dont on n’a pas officiellement demandé la main) se rencontrait surtout chez les Batwa à cause de leur pauvreté.

Quand le jour du mariage approchait, le père du garçon mettait tout en ordre : la bière et la nourriture pour la fête, l’habit nuptial, un lopin de terre, une partie de sa bananeraie, une bête domestique (vache ou chèvre) ainsi qu’un cadeau (une vache pour les riches, une houe pour les moins riches) appelé ishuri yo mu nce à envoyer à la maman de la mariée le jour de son arrivée chez son mari. Le jour du mariage, ceux qui accompagnaient la mariée arrivaient de nuit et restaient près de l’enclos jusqu’à ce qu’on apporte une vache qu’on appelait inka y’irembo avec la baratte (igisabo). Alors la mariée entrait d’abord dans la maison de son beau-père pour recevoir l’habit nuptial après quoi elle entrait chez son mari. Le lendemain, on présentait aux mariés deux morceaux de calebasse (imbaya) contenant des produits odoriférants (imibazibazi) et ils les soufflaient l’un sur l’autre et le mariage venait d’avoir lieu. C’est alors que ceux qui avaient accompagné la mariée retournaient chez eux avec la vache ou la houe pour sa mère.

Il y a d’autres cérémonies qui suivaient le mariage et que je me réserve de détailler ici, entre autres :

  • Impororo (de guhorora) : le fait que les beaux-parents donnaient un cadeau à la mariée pour pouvoir la rencontrer) ;
  • Ugusohora inkinga za mbere : les parents de la mariée apportaient de la bière et de la farine de sorgho pour permettre à la mariée de sortir et de se montrer aux voisins ;
  • Ugutwikurura ou ugusohora inkinga za kabiri : c’est une fête organisée et à la fin de laquelle on annonçait aux parents de la mariée si le mari l’a trouvée vierge en leur envoyant une bière avec un chalumeau non coupé ; au cas contraire, le chalumeau était coupé de part et d’autre et il y avait possibilité de divorce.

Comme tous les Africains, les Burundais constituent un peuple qui manifeste la joie de vivre. Ainsi se créent-ils des occasions pour renforcer l’amitié entre les familles et c’est de cette manière que leur existence est jalonnée par moments de célébration la vie jusqu’à ce que la mort sépare l’individu d’avec les siens. Cependant pour les Burundais il ne s’agit pas d’une séparation totale. En témoignent les pratiques qui entourent cet événement et l’idée qu’ils se font de l’après.

      3.2. De la mort et de l’idée de continuité de la vie

Quand un homme sent qu’il va bientôt mourir, il procède à la pratique d’ukuraga (laisser un testament). Traditionnellement, cette pratique était réservée au chef de famille et cette situation est encore d’actualité, la femme ne pouvant léguer les biens que quand elle est veuve. Dans la culture burundaise, presque toutes les biens appartenaient au mari; la femme ne possédait que les biens qu’elle a apportés de chez ses parents. Pour mettre en œuvre cette pratique, le testateur rassemble ses descendants et désigne le fils le plus obéissant et intelligent comme celui qui veillera à la bonne entente et à la cohésion de la famille; il lui lègue ubugabo (symbolisé par une lance) et ce fils devient Samuragwa (l’héritier de l’esprit rassembleur et défenseur de la famille et de ses biens).

Les Burundais sont convaincus que quand une personne meurt, son esprit (umutima) reste vivant et peut même retourner pour se venger si les membres de sa famille ne respectent pas son cadavre. Le respect et l’attention devaient commencer de son vivant, surtout en l’assistant dans son agonie. Pour qu’il meure dans la sérénité, ceux qui l’entouraient lui demandaient les dettes qu’il a contractées et celles qu’on lui devait et aussi de montrer, s’il y en a, les fétiches qu’il avait cherchées pour se venger (pour les brûler) sans oublier de lui demander de bénir les enfants pour qu’ils croissent dans la paix.

Après le décès, les enfants masculins se succédaient pour venir oindre le cadavre avec de la crème blanche sur le front, la poitrine, l’aine et sur les pieds et ils appliquaient la pierre servant à moudre (ingasire) sur le front en disant: uranyerera (sois favorable envers moi). Les filles quant à elles l’oignaient dans la plante des pieds seulement et appliquaient le même objet sur les lèvres en disant la même parole. Si le défunt avait pratiqué le rite de kubandwa (le culte à Kiranga), ils l’oignaient du kaolin. Après ces pratiques, ils pouvaient pleurer en poussant de grands cris.

L’enterrement est toujours un événement qui démontre la solidarité: les voisins, amis et connaissances viennent pour aider et réconforter la famille éprouvée. Cependant, il y avait une mentalité selon laquelle les jeunes ne pouvaient pas regarder dans la tombe sous peine de devenir aveugle (cf. Nahokaja 1978 : 43). Avant de faire sortir le cadavre, on le faisait précéder par son muzimu symbolisé par une racine d’un ficus. Ils la passaient dans le foyer (iziko) et là où le défunt s’asseyait autour du feu, et ils la déposaient dans la tombe avant le cadavre.

Le cadavre était emballé dans une natte, et si le (la) défunt(e) était jeune ou marié(e) sans progéniture, ils l’enterraient avec un charbon éteint qu’ils mettaient dans sa main pour signifier qu’il (elle) s’éteint (parce que le nom d’une personne se perpétuait dans sa progéniture) et ils mettaient un autre charbon éteint sur son cadavre avant de mettre la terre pour que sa malédiction ne retombe pas sur d’autres membres de la famille. En enterrant un homme ou un garçon, ils le couchaient par le bras gauche, d’où l’expression « kuryamira ukuboko kw’abagabo ». Pour enterrer une femme (une fille), ils la couchaient par le bras droit, dans la position qu’elle tenait de son vivant en regardant son mari. 

La cérémonie d’enterrement est suivie par d’autres pratiques que je me réserve d’expliquer vues les limites de ma contribution. Il s’agit de la pratique d’ugukaraba qui se fait juste après l’enterrement (pour conjurer la mort), du deuil (ukugandara), de la levée de deuil partielle (uguca ku mazi), de la levée de deuil définitive (ukumarirwa ou kunywa amata) et de la cérémonie de mise en application du testament (ugutorana) [cf. Ntahokaja 1978 : 44-48]. Des discours de circonstance sont prononcés car chaque fois que les Burundais se rencontrent il y a un discours pour orienter et donner sens au rassemblement. C’est le sens de l’adage « Umugabo ntavumba inzoga avumba ijambo » (L’homme n’a pas simplement soif de la boisson, il a soif de la parole qu’il l’accompagne).

 

3.3. Codifications des valeurs burundaises et place des discours

Traditionnellement, les Burundais avaient une manière de transmettre à leurs enfants les valeurs chères à la nation : c’était à travers « l’école familiale du soir » ainsi que dans les différents moments de célébration de la vie et d’« intériorisation de l’existence » (Ntabona 1990: 52). Pendant l’école familiale du soir, les parents transmettaient des contes, des anecdotes et des devinettes pleins de leçons morales. L’enfant se montrait coopérateur de sa propre formation culturelle. Les contes, les anecdotes et les devinettes étaient tirées dans le stock de la tradition et constituaient une codification des valeurs morales adaptées dans chaque situation.

Cette codification se remarque également dans les proverbes ou dictons (utujajuro), dans des poésies et des chansons. Les deux premiers jalonnaient la conversation quotidienne pour étayer l’idée émise. À propos de la poésie, il y avait trois principales catégories de poésie qui révèlent combien « la poésie dit la vie parce que la vie est poétique » (Dufrenne 1988 : 163), chantant l’amour ou la haine : la poésie épique qui exalte les exploits des héros), la poésie lyrique qui exprime les sentiments et la poésie dramatique qui raconte une tragédie. Les chansons agrémentent les fêtes et véhiculent tout un message destiné à éduquer le peuple. Les berceuses constituaient un type particulier de chansons : c’est une pratique que les femmes burundaises avaient inventée non seulement pour calmer les bébés en train de pleurer, mais aussi pour exalter la valeur de l’enfant, la supériorité d’une femme ayant des enfants par rapport à la femme stérile. Elles démontraient également la conception que les Burundais ont de Dieu source ultime des enfants (de la vie) et les sentiments de remerciement à son égard.

Concernant la codification des valeurs burundaises, une attention particulière doit se porter sur l’importance du discours dans la tradition burundaise. Tout événement qui rassemble les gens est marqué par un discours de circonstance. Un tel discours est tellement plein de sagesse et de morale que c’est toujours un homme, le plus âgé, qui le prononce.

Selon Aristote, la parole comporte une dimension « apophantique » (du grec avpo,jansiVqui signifie montrer). Heidegger explique ainsi ce point de vue aristotélicien : « L’énoncé est une monstration qui détermine et communique» (Heidegger 1986: 202). Christian Dubois (2000: 57) commente cette assertion en écrivant : « Tout discours est discours sur…, dit quelque chose de ce dont il parle (signification), communique, partage l’être pour la chose dont il parle (communication), et exprime le mode d’être-au-mondede celui qui parle (expression en ce sens)».

Toutes ces fonctions du discours se manifestent sans ambages dans les discours qui donnent sens aux différents rassemblements des Burundais, en particulier les célébrations de la vie qui sont « des occasions créées pour allier mythe et rite, parole et mystère, symboles et gestes, chants et danses, corps et âme… » (Ntabona 1990: 57). Pour rendre compte de la richesse culturelle du discours dans la tradition burundaise, concentrons-nous aux discours prononcés lors des fêtes liées au mariage, et plus spécifiquement, la dot. Le chef de délégation de ceux qui ont amené la dot s’exprimait comme suit en demandant d’être considéré comme un “serviteur” dans cette famille, comme un des leurs (Ntahokaja 1978 : 27).

Dans la culture burundaise, pour prolonger la fête et de la combler d’entrain, les Burundais ne cèdent pas immédiatement ce qui leur est demandé. Ainsi, le père de la fille faisait semblant de rejeter la demande afin d’inviter celui qui venait de prononcer le discours à prendre de nouveau la parole afin d’insister davantage en se faisant plus humble devant lui et plus demandeur. Par ce fait, il donnait plus de valeur à leur fille, en montrant qu’ils n’attendaient pas le premier venu pour s’en débarrasser.

Les discours se poursuivaient et, après que la dot a été reçue, un représentant des invités prononçait un discours pour dire qu’il est témoin de l’alliance qui commence à se nouer entre les deux familles et il invoquait des bénédictions sur la dot et sur le futur couple.

Le patrimoine culturel constitue l’unité d’un peuple. C’est la langue kirundi qui est culturellement articulée et codifiée sous plusieurs variantes notamment amazina y’ubuhizi (poésie), imigani (contes), ibitito (mélodrames), imyibutsa (proverbes), ibisokoranyo (devinettes ou énigmes), imvyino (chansons) et indirimbo (cantilènes) [cf. Ntahokaja 1993 : 28-29] ainsi que amajambo (discours de circonstances).

3.4. De la dimension religieuse dans les mentalités burundaises

Comme parmi les caractéristiques fondamentales de l’homme figure la religion (qui lie les humains à la transcendance), le Burundais ne fait pas exception. Depuis leur existence les Burundais se sont distingués par leur croyance en Dieu unique et Tout-puissant qu’ils appellent Imana. Cela se voit dans les noms qu’ils donnaient à Dieu : Rurema (le créateur), Rugiravyose (le Tout-puissant), Rugaba (le Donateur), etc. Il y a aussi des noms théophores comme Havyarimana (c’est Dieu qui engendre), Hatungimana (c’est Dieu qui protège, qui garde en vie), Maniragarura (Dieu détourne l’homme du mal), Itangishaka (Dieu donne quand il veut), Ikurakure (Dieu sauve d’un grand péril), Iyamuremye[2] (le Dieu qui l’a créé), et bien d’autres. Il en est de même avec les proverbes, notamment Imanga ntimarira Imana (litt. la tombe n’emporte pas tout l’homme, il reste la part de Dieu), Umwansi agucira icobo, Imana ikagucira icanzo (l’homme propose et Dieu dispose »), Agati gateretswe n’Imana ntigahenurwa n’umuyaga (Un arbuste protégé par Dieu ne peut être bousculé par le vent) (voir Hakizimana 2002 : 114-115). Bref, les multiples attributs que les Burundais donnaient à Dieu révèlent que Dieu est une réalité affective, généreuse, voire émotive. Pour exprimer la relation avec le Transcendent les Burundais recouraient à la médiation de Kiranga, personnage mythique.

Ainsi les Burundais avaient des rituels et des cultes pour honorer Dieu. Ils passaient par Kiranga dont l’esprit s’incarnait dans certains hommes à qui les Burundais adressaient un culte dans des circonstances précises : événements heureux (naissance d’un enfant, guérison d’une maladie, etc) ou les événements malheureux (maladies des ancêtres appelées intezi, coup de foudre, …). Ce culte portait le nom de Kubandwa. Lors du culte d’Ukubandwa, les Burundais faisaient des demandes à Dieu par la médiation de Kiranga et faisaient des promesses de ce qu’ils vont faire en guise de remerciement au cas où leurs demandes seraient exaucées. La question qu’on peut alors se poser est celle de savoir si, une fois exaucées, ils se souvenaient d’honorer la promesse. C’est dans le cadre de cette question que s’expression “Tuzobiraba ! Nzokubwira !”, une promesse qui nous renvoie à l’idée de progrès du peuple burundais. 

4. «Tuzobiraba ! Nzokubwira !»: quel impact sur le progrès

Au sein des cultures, bien des expressions sont tellement en usage qu’elles finissent par compter parmi les éléments de la culture elle-même. Il me semble qu’au Burundi, ‘‘Tuzobiraba ! Nzokubwira !’’(Nous verrons [sous-entendue la faisabilité]), je te dirai) fait partie de ces expressions-là. La psychanalyse nous révèle que les paroles qui reviennent souvent dans les échanges interpersonnelles ont un effet puissant sur l’imaginaire de ces gens, c’est-à-dire sur cet élément constitutif de l’état social qui « façonne les mœurs et tend ainsi à s’assimiler à l’opinion publique »[3] (Zarader 2016 : 448), selon le sens que Tocqueville donne à ce terme « imaginaire ». Cela ne peut ne pas avoir un impact sur le développement ou le progrès du peuple. Cette expression qui projette dans l’avenir, peut avoir une incidence sur le progrès mais dans des orientations différentes suivant le sens qu’on y applique. Trois principaux sens prévalent dans cette expression: quand un Burundais: « Tuzobiraba ! Nzokubwira ! », soit il veut se donner du temps pour approfondir et cerner les contours de la question (cette prudence pouvant aboutir à une réponse positive ou négative), soit il te met en confiance et te fait espérer ce que tu lui as demandé (c’est directement une promesse), soit encore c’est une ruse pour se débarrasser du devoir d’être humain, une manière de se tirer d’affaire et éviter de s’engager à satisfaire une requête. Ce dernier sens dérange d’autant plus que la culture devrait être « ce par quoi l’homme en tant qu’homme devient plus homme, “est” de plus, accède de plus à l’“être” » (Jean-Paul II 1980).

Je porte mon  attention sur le deuxième sens en l’inscrivant dans la logique de la permanence et du devenir, une voie susceptible de nous ouvrir une brèche pour un progrès qui prend racine dans la culture (le premier sens pouvant en partie rejoindre le second). Pour y parvenir, je clarifie d’abord les concepts de permanence et de devenir avant d’analyser l’impact de l’expression en rapport avec les métiers, l’organisation politique et judiciaire caractéristique du Burundi traditionnel et leur impact à l’ère de la mondialisation.

 5. Les concepts de permanence et de devenir

« Permanence » et « devenir » sont des notions métaphysiques qui décrivent des réalités antagonistes en ce sens que, est permanent ce qui jouit de la stabilité tandis que le devenir est la caractéristique de ce qui est soumis au changement. Dans la philosophie antique, Parménide d’Élée (VIe-Ve s. av. J.C.) défendait la stabilité, la permanence de l’être au moment où Héraclite d’Éphèse (vers 540-480 av. J.C.) soutenait que tout change et que rien ne demeure. Parménide concevait l’être comme un et immuable, le changement, le devenir n’étant que pure apparence, pure illusion des sens. L’être est cette réalité homogène qui demeure au sein du changement car, s’il n’y a pas de permanence nous ne pouvons pas non plus parler de changement, mais plutôt de destruction complète ou anéantissement. Héraclite, par contre, pensait l’être sous le registre du multiple, du changement, du devenir, le λόγος ou le feu étantce qui donne à l’être d’unir les contraires en conflit. Selon lui, tout penseur qui ne parvient pas à concevoir l’harmonie et l’unité au sein des opposés (comme par exemple le jour et la nuit) ne peut prétendre se démarquer du commun des mortels.

Il a fallu Aristote pour concilier les deux points de vue à travers la conception de la composition puissance/acte au sein de la réalité naturelle, la puissance marquant le devenir et l’acte, la permanence dans la substance corporelle. Définissant d’abord ce qu’est la puissance au sens premier métaphysique, comme pouvoir (force) de produireun mouvement, un changement – c’est la ‘‘puissance active’’ (propriété naturelle de mouvoir une autre chose), Aristote analyse cette notion en rapport avec celle d’acte qui lui est justement corrélative. Par des exemples, il définit ce que sont l’être en acte et l’être en puissance, déterminant ainsi les ‘‘états’’ d’une même réalité.  

L’acte étant le premier terme de ces relations, le second est la puissance. C’est par après qu’il analyse la puissance sous son aspect passif, c’est-à-dire la capacité d’être mû par une autre chose. Par ailleurs, une lumière sur ces notions aristotéliciennes nous est donnée à travers l’interprétation qu’en fait Jeanne Hersch quand elle écrit :

Tout ce qui possède l’être en puissance tend à passer à l’être en acte. Tout ce qui implique des virtualités tend à les actualiser. Tout s’efforce d’impliquer en soi moins d’indétermination (de matière) et plus d’actualisation (de forme). Tous les êtres s’orientent vers plus d’actualité, de détermination, d’être en acte, de forme (Hersch 1993 : 58).

Aussi ce rapprochement de Parménide et d’Héraclite a-t-il été tenté par Martin Heidegger lorsque, faisant une interprétation phénoménologique, il a perçu une corrélation  entre penser et être chez Parménideet le λόγος chez Héraclite, le λόγος et la penséesignifiant le même que l’être. N’avons-nous pas là une percée vers l’argumentation qui nous occupe ? Je veux dire que la manière dont nous pensons et nous nous exprimons, non seulement révèle ce que nous sommes, notre être propre, mais aussi a une influence, un impact sur la façon de concevoir le progrès et comment nous le réalisons. C’est ce que je tenterai de clarifier avec l’expression « Tuzobiraba ! Nzokubwira ! »   

  1.  «Tuzobiraba ! Nzokubwira !» dans le domaine des métiers

Les métiers font partie des techniques, et celles-ci constituent un des éléments de la culture de tout peuple : elles constituent en quelque sorte une extériorisation de la culture,  une implication pratique de la culture. Les techniques sont l’application du savoir théorique au monde de la nature, à l’environnement. C’est pourquoi les techniques en général et les métiers en particulier, varient en fonction des exigences de l’environnement, de la capacité, de la créativité, du niveau de civilisation et du degré scientifique d’un peuple. Au Burundi d’antan, il y avait toute une variété de métiers entre autres l’agriculture, l’élevage, la forge, la vannerie, la poterie, la fabrication des habits et des tambours, la construction des maisons, l’apiculture, la pêche, la chasse et le commerce. Chacun de ces métiers comportait des interdits et autres coutumes que Ntahokaja a inventoriés et analysés en kirundi (Ntahokaja 1978: 49-112). Je me focalise sur l’effet que provoque l’expression « Tuzobiraba ! Nzokubwira !», comment elle constitue une sorte de trait d’union entre la permanence et la devenir.

Pour nous en rendre compte, partons d’un constat : en plus du rôle que jouent les métiers au sein d’un peuple donné, à savoir répondre aux différents besoins de la vie courante, s’autosuffire, ils favorisent aussi les relations interpersonnelles. Ne pouvant pas pratiquer tous les métiers que je viens d’énumérer et pourtant, ayant besoin de l’un ou l’autre produit des métiers autres que ce que l’on pratique, les Burundais s’en procuraient au moyen du troc (commerce traditionnel consistant en l’échange des produits) ou en faisant une commande à l’avance. C’est bien là, dans ces transactions, un des cas les plus fréquents où nous retrouvons l’expression burundaise « Tuzobiraba ! Nzokubwira ! » qui rappelle qu’une commande ne s’effectue pas en un seul jour et qu’il faut s’assurer d’être à la hauteur de la mission. Dans les métiers, beaucoup sont ceux qui acceptaient plusieurs commandes sans les moyens nécessaires pour les réaliser. Néanmoins, dire « Tuzobiraba ! Nzokubwira !» à quelqu’un qui s’adresse préalablement à toi en exprimant un certain besoin ou un projet à réaliser ensemble, c’est le mettre en confiance, lui donner une lueur d’espoir que cela se réalisera. Ainsi, celui qui prononce cette expression doit se montrer sérieux, se montrer un vrai mushingantahe, une vraie mupfasoni selon les qualificatifs burundais, pour s’inscrire dans la logique de la possible et imminente réalisation. Déjà, si à l’avance, on se rend compte de l’incapacité à faire ce qui est demandé, l’honneur et l’honnêteté voudraient qu’on y renonce. Dans ce sens, l’expression « Tuzobiraba ! Nzokubwira !» traduit en quelque sorte une promesse. Elle meut la personne, la faisant passer de l’état de permanence, de stabilité à celui dynamisme. La personne s’active, devient autre tout en restant lui-même pour qu’enfin elle réponde favorablement, autant que faire se peut, à celui (celle) à qu’elle a mis(e) en confiance.

Lorsque l’expression « Tuzobiraba ! Nzokubwira ! » ne devient pas réalité, et que celui ou celle qui la prononce n’en donne pas la suite  favorable ou défavorable, les relations entre les deux personnes se trouvent ternies. Celui qui a fait la promesse perd l’estime que les autres ont de lui. Avec les progrès techniques et le phénomène de la mondialisation, le monde avance rapidement (aucune minute à perdre) et les promesses ne devraient pas faire attendre longtemps. Aussi les technologies d’information et de la communication (TIC) favorisent-elles le rappel à quiconque semble se passer de ces paroles « Tuzobiraba ! Nzokubwira ! ».

  1. « Tuzobiraba ! Nzokubwira »: contexte politique et judiciaire

Chaque peuple se dote d’institutions pour guarantir le déroulement d’une fonction déterminée en son sein. Pour l’éducation, par exemple, la société crée l’institution scolaire, pour la loi l’institution juridique, pour les rapports entre les citoyens et le souci de la patrie la politique et la défense l’armée. Pour l’organisation politique et judiciaire, les Burundais comme tout peuple y ont toujours mis de l’importance car, sans ces deux secteurs il y aurait de l’anarchie, personne ne pourrait respecter le principe ou l’adage selon lequel « la liberté de chacun se limite là où commence celle d’autrui », chacun nuirait à son prochain sans que rien ne l’arrête. Comment comprendre les deux types d’organisation dans la tradition burundaise ? Que faut-il entendre par politique et son rôle dans la société:

Ausens originaire, très large, elle indique ce qui, dans une société donnée, concerne l’organisation de la vie collective. Selon cette conception, la politique implique l’ensemble des rapports humains, et autant plus profondément que la société est organisée, structurée, s’étendant alors jusqu’aux aspects plus “individuels” de l’existence : vie religieuse, vie “privée”, vie familiale, vie sexuelle […][4](Lorenzetti 1977 : 735-736). 

Mais au sens strict, la politique est l’art de gouverner la cité, de gouverner une société humaine. Dans ce sens, avant même la colonisation, le peuple burundais avait érigé des institutions politiques et judiciaires qui faisaient et qui font du Burundi une nation bien organisé. Il suffit de considérer, dans le passé, la présence du roi (umwami) à la tête de la nation, les princes (abaganwa) à la tête des régions et les chefs (abatware) à la tête des chefferies, les différents services qui se faisaient à la cour de ces dignitaires ainsi que le rôle des notables (abashingantahe) dans le règlement des contentieux dans la société burundaise. L’organisation politique et judiciaire étant des secteurs par excellence où l’on fait beaucoup plus recours à l’usage de la parole, on ne peut ne pas se demander l’impact de notre expression  « Tuzobiraba ! Nzokubwira ! ». Ce sont des secteurs de la vie publique où les citoyens se confient à leurs chefs pour obtenir gain de cause : par exemple, l’un ou l’autre faisait un voyage vers la cour royale (gushengera i bwami) pour demander au roi des vaches ; en cas de litige, les Burundais recherchaient justice en confiant le cas à un mushingantahe qui se chargeait d’informer ses pairs afin de fixer la date de trancher le conflit. Dans de tels cas, il était et il est récurrent d’entendre les dignitaires à qui l’on se confie répondre par l’expression  « Tuzobiraba ! [ou “Tuzovyihweza !] Nzokubwira ! ». Qu’en est-il donc de la dimension de promesse qu’elle renferme ? En tant que responsables, ceux qui sont à la tête des autres doivent développer une morale de la promesse.  Pourquoi une telle proposition ? La promesse qui est généralement de l’ordre du verbal, du langage parlé (ce qui cadre bien avec notre expression) comporte un engagement qu’il faut honorer : « Quand on promet quelque chose à quelqu’un, écrit Ladrière, on s’engage vis-à-vis de lui, par une parole que l’on prononce, à poser une certaine action dans le futur » (Ladrière 1997 : 113). Dans le même sens, mais avec une insistance sur les relations interpersonnelles, Paul Ricœur écrit :

Promettre, c’est se placer soi-même sous l’obligation de faire ce que l’on dit aujourd’hui que l’on fera demain. Or, la relation à autrui est ici évidente, dans la mesure où c’est toujours à autrui que je promets ; et c’est autrui qui peut exiger que je tienne ma promesse; plus fondamentalement, c’est lui qui compte sur moi et attend que je sois fidèle à ma promesse (Veyne et al 1987 : 71).   

Ainsi, du moment que la promesse comporte l’idée d’obligation, elle a du coup des implications éthiques qui s’étendent bien évidemment sur le domaine politique et judiciaire. Pour y voir clair, il importe d’analyser cette notion d’obligation morale (ou devoir) et pour cela je m’appuie sur les recherches du moraliste anglais Harold Arthur Prichard (1871-1947). Pour lui, le devoir constitue une motivation suffisante pour susciter la moralité chez les hommes. Aussi, l’intérêt personnel ne saurait être le motif approprié qui incite les hommes à tenir à leurs promesses ou à dire la vérité (Prichard 1949 : 169-170). La question fondamentale que se pose Prichard est celle de savoir comment une parole émise peut créer une obligation, «amener à l’existence l’obligation d’amener quelque chose à l’existence ».

Quand on promet quelque chose, comme dans notre expression « Tuzobiraba ! Nzokubwira !», on pose un acte par lequel on se lie soi-même (binding oneself) : on est obligé à le réaliser, c’est-à-dire pour notre cas, analyser les voies et moyens, la faisabilité de la chose et donner le résultat de l’étude, se prononcer sur la suite à donner à l’affaire (s’il faut encore espérer ou non). Comme le montre Prichard, l’acte de promettre dépasse la simple obligation car il n’a de valeur réelle que dans une communauté qui partage la croyance au même sens de l’obligation et du devoir :

Pour qu’une promesse puisse […] être possible, il faut qu’il y ait un groupe de personnes qui croient avoir une certaine obligation à l’égard d’autres, naturellement cela indépendamment de toute promesse, qui sont et qui sont considérés comme étant parmi ceux qui respectent ce qu’ils considèrent comme des obligations[5](Prichard 1949: 174).

Il y a des implications éthiques surtout en matière politique et judiciaire. Les hommes politiques et ceux qui sont dans le judiciaire doivent éviter la démagogie et la logomachie, c’est-à-dire éviter des paroles flatteuses qui ne sont pas suivies par les faits. Pour être crédibles, – et dans le contexte actuel de la démocratie, pour espérer être reconduit lors des élections – il faut desactes concrets et non pas des déclarations d’intentions. Pour cela il faut se fixer des objectifs bien précis, avoir un programme politique bien clair. Or, se fixer un objectif n’est rien d’autre que se faire une promesse à soi-même et s’engager à la réaliser. Il s’agit finalement de deux promesses qui se croisent et c’est en quelque sorte le cas quand on dit à quelqu’un : « Tuzobiraba ! Nzokubwira ! » La réalisation des promesses faites à soi-même et aux autres, demande d’être responsable dans ses attributions.

A part le sens philosophique «responsabilité» qui renvoie aux conditions d’imputabilité de nos actes et omissions, un autre sens, qui est le plus courant, nous le révèle dans sa référence à des devoirs ou obligations liés à un statut. Il y a trois types de responsabilité, à savoir : la responsabilité objective ou sociale qui est l’obligation de répondre de ses actes devant autrui ou la société ; la responsabilité subjective ou morale, c’est-à-dire la conscience des actes librement voulus et posés, dont on doit rendre compte; et la responsabilité métaphysique qui est la responsabilité en tant qu’elle fait partie de l’essence de l’homme en tant qu’être rationnel (Meynard 1956: 50-53.

De par la conscience morale commune à tout être humain, les politiciens et les juristes en particulier doivent sentir la responsabilité quand il s’agit de tenir la promesse donnée ; d’autant plus qu’il est supposée que cette promesse code dans l’expression « Tuzobiraba ! Nzokubwira !» est émise en toute lucidité (appelée aussi conscience psychologique) et avec la compétence exigée. On ne peut prononcer une telle expression si l’on n’est pas compétent en la matière.   Ce serait se mettre dans un embarras inutile, surtout que la personne à qui l’on a prononcé cette expression a droit de réclamer la suite de l’affaire pour laquelle elle a été libellée.

Selon Friedrich Nietzsche, la notion de responsabilité trouve ses origines dans le même concept de promesse. Le fait que l’être humain est un animal capable de faire des promesses est en même temps une qualité et un véritable problème. C’est une qualité car se lier par une promesse fait de l’être humain un être sur qui l’on peut compter. Pour Nietzsche, cela est le fruit d’un effort de volonté, le travail de l’homme sur lui-même :

L’homme,pour pouvoir ainsi disposer de l’avenir, a dû apprendre à séparer le nécessaire de l’accidentel, à pénétrer la causalité, à anticiper et à prévoir ce que cache le lointain, à savoir disposer ses calculs avec certitude, de façon à discerner le but du moyen – […] l’homme lui-même a dû commencer par devenir appréciable, régulier,[…], pour les autres comme pour lui-même […] pour pouvoir enfin répondre de sa personne en tantqu’avenir, ainsi que le fait celui qui se lie par une promesse (Nietzsche 1964 : 77).      

Il se comprend alors que seul une personne responsable peut promettre et tenir sa promesse, mais l’inverse est aussi vrai et c’est peut-être ce qui vient en premier : l’être humain qui a fait ses preuves de travail sur lui-même, promet et tient sa promesse ; il est responsable. Le respect de la promesse émise librement fait d’une personne  un être responsable, un être qui peut répondre de ses actes, de sa parole et aussi de son avenir. La responsabilité dont il est question ici est celle orientée vers l’avenir en opposition à celle qui est tournée vers le passé que Paul Ricœur analyse sous le mode de la dette. Cependant, ces deux types de responsabilité ne s’excluent pas ; ils « se rejoignent et recoupent pour la responsabilité dans le présent » (Ricœur 1990 : 342). Ici se révèle une liaison sans conteste entre la permanence et le devenir, liaison facilitée par notre expression kirundi véhiculant une promesse : « Tuzobiraba ! Nzokubwira !». Etre responsable présentement c’est « accepter d’être tenu pour le même aujourd’hui que celui qui a fait hier et qui fera demain » (Ricœur 1990 : 342).

À noter que la caractéristique majeure de la responsabilité tournée vers le passé (celle de la ‘‘dette’’, dite encore ‘‘responsabilité rétrospective’’) est que les conséquences des actes posés et des paroles prononcées sont bien déterminables parce qu’ayant déjà eu lieu. Ricœur dit qu’avec ce genre de responsabilité, nous assumons « un passé qui nous affecte sans qu’il soit entièrement notre œuvre, mais que nous assumons comme nôtre. L’idée de dette […] relève de cette dimension rétrospective de la responsabilité » (Ibid.). C’est le cas des politiciens qui doivent honorer les promesses émises par leurs prédécesseurs (en l’occurrence de leur famille politique. À l’opposé, il y a la responsabilité orientée vers l’avenir (celle de la ‘‘promesse’’, dite aussi ‘‘responsabilité prospective’’) dont la caractéristique est d’assumer les conséquences non encore advenues des actes qu’on pose  et des paroles qu’on émet aujourd’hui. Ces conséquences ne sont pas déterminables exactement mais peuvent être soupçonnées. Le grand défenseur d’une telle responsabilité et qui en a élaboré une éthique dite « du futur », est Hans Jonas qui nous avertit sur les dommages que peuvent provoquer, dans l’avenir, les progrès technologiques. Pour lui, l’éthique du futur « ne désigne pas une éthique dans le futur – une éthique à venir que nous imaginons maintenant pour notre postérité future –, mais une éthique actuelle qui se soucie de l’avenir, qui veut le protéger pour notre postérité des conséquences de notre agir actuel» ( in Dupré 2000: 120-121).

Ainsi, l’analyse de l’impact de l’expression « Tuzobiraba ! Nzokubwira !» nous a fait passer, d’une certaine manière, de la responsabilité éthique à l’éthique de la responsabilité. Il s’agit de peser la valeur du langage prometteur (ou langage de la promesse) véhiculée par cette expression, ce à quoi ce langage engage, avant de se prononcer. Encore faut-il bannir les habitudes plus fréquentes actuellement dans le domaine politico-judiciaire, qui font de cette expression une stratégie pour inciter la personne qui demande une faveur de verser dans la corruption: la personne est renvoyée à plus tard pour qu’elle revienne avec une somme d’argent. Dans ce cas, l’intérêt personnel est mis à l’honneur au détriment de la justice.

            Conclusion

Les mentalités burundaises accordent une grande importance à la parole. C’est dans ce cadre que l’expression « Tuzobiraba ! Nzokubwira !  » est étudiée. Cette  expression qui revient souvent dans la vie relationnelle des Burundais est d’une portée métaphysique et éthique insoupçonnée. Elle relie le permanent et le devenir dans la culture burundaise à travers la promesse qu’elle véhicule, surtout lorsqu’elle est prononcée de bonne foi. Etant donné que l’expression « Tuzobiraba ! Nzokubwira ! » est tournée versl’avenir, elle favorise le progrès, le développement, d’autant plus celui-ci comporte en son essence une dimension du projeter, le fait d’avoir une vision pour un avenir meilleur. Aucun développement authentique ne saurait se limiter au temps présent.

Une éducation est nécessaire pour purifier les mentalités et revaloriser la culture burundaise afin qu’elle soit le socle d’un développement de tout Burundais dans le contexte du monde en rapides mutations.

 

 

 

 


[1]Chez les Burundi du Mugamba, il y avait la pratique d’ugukwerera inda iyindi ougukwera ikibondo ikindi : un homme remarquait une famille qui a de belles vaches et dès qu’il arrivait que sa femme soit enceinte concomitamment à la grossesse de la femme de cette famille, cet homme apportait deux veaux dans cette famille sans préciser directement l’objectif. Il disait: « Ndakubikije nzigamira izi nyana ». Si les deux femmes mettent  au monde des garçons, l’homme en question retirait les vaches et les amenait dans une autre famille ayant un bébé féminin en prononçant le même discours (Ntahokaja 1978 : 33). 

[2]Pour ces trois derniers noms, le nom de Dieu n’apparaît pas directement : il est remplacé par une particule ‘‘integuza’’.

[3]Il s’agit d’un commentaire de la pensée d’Alexis de Tocqueville où, dans le deuxième tome de De la démocratie en Amérique, il explique le concept ‘‘imaginaire’’ en le prenant pour synonyme de ‘‘imagination’’.

[4]La traduction est mienne.

[5]C’est la traduction de Mohamed Nachi (2003 : 34-35).

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