LA DÉMOCRATIE EN AFRIQUE AU DÉFI DE LA RESPONSABILITÉ POLITIQUE

Abstract: 

This article identifies key aspects of ethics such as the necessity of "worry" for the situation of Africa. This situation emphasizes the victory of general interest over particular interests and the best economic and social avenue for Africa. Indeed, apparently, democracy has made progress in Africa for thirty years.  Constitutions have been adopted on a consensus among political leaders. Thus, pluralistic elections are organized here and there, and military coups are discouraged by all means on international and African levels. On the other hand, however; it is clear that democracy does not develop well in most African countries. Human rights are regularly violated; constitutions are not respected; very often, results of elections are not reliable; military coups have replaced “civil coups”. All those political infringements demonstrate that democracy in Africa suffers from articulated   democratic governance. Political responsibility is one   major issue of democracy in Africa. The argument  undertaken here is the concept of political responsibility that the German philosopher, Hans Jonas, developed in his famous book translated into English under the title of: “The Imperative of Responsibility: In Search of an Ethics for the Technological Age”. In this book, Hans Jonas postulates that,   political leaders assume special responsibility in countries they lead. Thus, they are accountable for all what may happen to them in the present and in future since they have a global responsibility on public affairs. Leaders have to assume this responsibility, especially; when countries face challenges like technology in developed countries today. In Africa, however; the challenges are different. Indeed,   poverty has increased even though Africa is extremely rich despite the general economic growth of Africa today. Violence is the major concern: Africa is the continent of wars, refugees, internally and externally displaced people, impunity, injustice and corruption. In brief, Africa is a continent “in distress”. Therefore, to face those challenges, political leaders need to engage in the ethics of political responsibility that will engender authentic democracy.

2. Introduction

Mon propos dans cet article est de montrer que la responsabilité politique est un des enjeux majeurs de la démocratie en général et de la démocratie en Afrique en particulier. Bien qu’elle n’apparaisse pas parmi les éléments constitutifs de la démocratie, elle en est la base, le cœur et un des présupposés sans lequel il n’y a guère de démocratie véritable. Telle est l’hypothèse qui court à travers les lignes qui suivent.

3. La Démocratie en Afrique aujourd’hui

Depuis une trentaine d’années, l’Afrique s’essaie à la démocratie. On fait généralement remonter le déclenchement des processus démocratiques africains au fameux discours de la Baule prononcé par le Président français François Mitterrand le 20 Juin 1990. On sait que, dans ce discours, le Président français liait désormais l’aide française à ces pays aux efforts consentis par ces derniers dans la démocratisation. De fait, des amorces de multipartisme apparurent ici et là en Afrique à partir de ce moment. Une autre étape fut franchie lorsque, 10 ans plus tard, deux sommets successifs de l’Organisation de l’Unité Africaine, celui d’Alger en 1999 et celui de Lomé en 2000 ont pris des résolutions condamnant toute prise du pouvoir par des voies anti-constitutionnelles. Désormais les coups d’Etat qui étaient devenus les moyens privilégiés pour changer les gouvernements depuis les indépendances sont désavoués. Ils entraînent même automatiquement la suspension du pays concerné des instances de l’Union africaine jusqu’à la restauration de l’ordre constitutionnel. Les choses en sont encore là théoriquement.

Cela veut-il dire que la démocratie est en marche en Afrique ? Si l’on ne veut être ni pessimiste ni injuste, il faut dire que quelques pas sont déjà réalisés. Il y a de fait des essais heureux de démocratisation en Afrique et qui commencent à devenir paradigmatiques : Sénégal, Ghana, Nigéria, Tanzanie, Zambie, Botswana… pour ne citer que les principaux pays.

Il faut ajouter cependant qu’il y a beaucoup de marches sur place et même des retours en arrière. Certes, un peu partout des constitutions multipartistes ont été adoptées. Des élections pluralistes sont devenues la règle. Mais, d’un côté, ce sont les deux seuls indicateurs qui caractérisent la démocratie en Afrique presque à l’oubli de tous les autres ; de l’autre côté, le mauvais usage de ces deux mécanismes est en train de devenir à la fois légendaire et caricatural dans le fonctionnement des démocraties actuelles africaines. Presque partout, des tripatouillages constitutionnels dont le seul but est de maintenir les mêmes individus et les mêmes groupes au pouvoir et d’empêcher toute alternance; des élections truquées et contestées, dont les résultats ne sont pas acceptés, à tort ou à raison. Pour une partie de l’Afrique, comme en Afrique Centrale, nous avons largement affaire à ce que des auteurs ont qualifié de « démocraties autoritaires » (Guichaoua, Ntakarutimana & Straus 2016). Ailleurs, on peut parler de dictatures sous couvert d’un semblant de démocratie. Bref, pour beaucoup, les coups d’Etat militaires ont tout simplement été remplacés par des coups d’Etat civils. Pire encore, on voit se développer un réflexe dangereux de protection mutuelle des chefs d’Etat africains pris en flagrant délit d’opprimer leurs peuples dans la revendication de vouloir résoudre les problèmes africains en Afrique et notamment à travers l’Union Africaine, alors qu’elle s’est montrée aujourd’hui incapable de le faire.  

Je voudrais donc, comme annoncé, amorcer une réflexion guidée par la notion de responsabilité politique. L’hypothèse est que, quelle que soit la façon dont la marche de la démocratie est conduite, elle doit être guidée et constamment aiguillonnée par le principe de la responsabilité. Il me semble que, à l’horizon de la démarche démocratique et de son exercice se trouve surtout le pouvoir et ce qu’il entraîne, mais rarement la responsabilité que les  hommes et femmes d’Etat africains sont appelés à assumer pour leurs pays et leurs citoyens aussi bien dans le présent que dans le futur.

 4. Le principe responsabilité chez Hans Jonas

Le philosophe allemand Hans Jonas ([1979]1995) nous a laissé une œuvre majeure intitulée Le Principe Responsabilité. Cet ouvrage a été édité plusieurs fois depuis lors, traduit dans beaucoup de langues et il a même reçu le prix de la paix des libraires allemands[1]. Comme l’indique son sous-titre l’auteur est à la recherche d’une éthique pour la civilisation technologique. Il fait le constat que la nature subit aujourd’hui une agression fort inquiétante de la part de la technologie. Cette agression est irréversible; elle ne peut être arrêtée tellement la technologie a pris de la place dans l’organisation du monde. La nature est ainsi devenue tellement fragile qu’elle est constamment menacée d’être manipulée et altérée à volonté. Elle a donc besoin d’être défendue et protégée. C’est là que se pose la question d’une éthique de la responsabilité. Il revient à l’être humain d’assurer cette défense et cette protection de la nature. Il en occupe une place centrale et éminente. Jonas s’emploie donc à articuler cette responsabilité tout au long de son ouvrage.

La première chose, c’est de faire comprendre que cette éthique de la responsabilité à l’égard de la nature se caractérise par une dissymétrie radicale entre le sujet et l’objet de la responsabilité. La nature est dans un tel état de fragilité et de détresse par rapport à la technologie qu’elle appelle au secours et l’homme est en devoir de lui porter ce secours, il est celui-là même qui doit porter ce souci et le mener à une bonne fin. Pour Hans Jonas, la responsabilité est à sens unique; elle n’est pas réciproque…Cela veut dire aussi que cette responsabilité est « verticale » et que, à ce titre, elle doit être de tout instant, permanente. Dans ce sens, elle ne saurait souffrir d’aucune forme d’irresponsabilité, y compris cette »irresponsabilité » passive qui peut consister dans « le laisser faire » inactif (Jonas 1995 : 135).

Cette responsabilité globale de la nature par l’homme remonte immédiatement à l’homme/la femme politique. Pour mieux faire ressortir la responsabilité propre à l’homme/la femme d’Etat, Hans Jonas procède par un rapprochement intéressant entre les parents et les hommes politiques qu’il présente tous les deux comme « paradigmes éminents » de la responsabilité (Jonas 1995 : 140-152). En définitive, il apparaît que la responsabilité parentale elle-même s’achève dans la responsabilité politique puisque l’enfant qui est éduqué l’est aussi en vue de devenir un citoyen (Jonas 1995 : 151).

En effet, fait remarquer Hans Jonas l’homme/la femme politique a cette responsabilité globale au premier chef : « l’homme d’Etat »au sens plénier du terme porte pendant la durée de son mandat ou de son pouvoir la responsabilité pour la totalité de la vie de la collectivité, ce qu’on appelle le bien public. » (Jonas 1995 : 145). Hans Jonas a d’ailleurs rappelé d’abord que le chef de l’Etat est quelqu’un qui a choisi de son propre gré d’être responsable de la chose publique, assumant ainsi la responsabilité premièrement dévolue à tous (Jonas 1995 : 136-138). En régime démocratique, il/elle a accepté de concourir avec les autres pour accepter cette responsabilité et être celui qui l’endosse. Et même lorsqu’il n’est pas passé par la compétition, considère Hans Jonas, dès lors qu’il a accédé au pouvoir, il endosse la responsabilité : « L’usurpation elle-même procure avec le pouvoir la responsabilité », dit-il (Jonas 1995 : 145).

Hans Jonas insiste sur le fait que cette responsabilité est totale dans l’objet parce qu’elle en recouvre tous les aspects, mais également dans le temps dans la mesure où elle s’étend du présent au passé et à l’avenir. Elle s’étend sur le passé de la communauté qu’elle doit assumer et promouvoir comme une identité et un patrimoine de son peuple; elle s’exerce sur le présent de ses contemporains immédiats et surtout elle s’étend à l’avenir de la communauté que l’homme/la femme d’Etat doit préparer le mieux possible (Jonas 1995 : 150-152).

Ne s’agit-il pas là de préoccupations pour tous les pays démocratiquement et technologiquement avancés ? Certes, Hans Jonas a entrepris cette réflexion en ayant en vue ces pays-là et leur avancée technologique.

Mais, il faut considérer tout d’abord le système mondial auquel aucune partie du monde n’échappe : ce qui vaut pour les pays technologiquement avancés vaut certainement pour le reste du monde. C’est ainsi que le réchauffement climatique ou la pollution en général touchent la planète entière. De plus,  par rapport à  l’Afrique et à son état d’avancement démocratique et technologique, il y a une sorte de loi de l’a fortiori. La situation de détresse de l’Afrique appelle une responsabilité accrue de ses responsables. De même l’entrée dans la jungle technologique avec ses heurs et malheurs exige une vigilance beaucoup plus grande encore que dans les pays qui ont eux-mêmes développé ces technologies et qui les maîtrisent mieux.

5. Un continent en détresse

Ce n’est pas exagéré de dire que l’Afrique est un continent en quête de responsabilité. Le déficit de responsabilité notamment dans la gestion de la chose publique est tellement grand qu’il est peut-être ou sans doute la base de tout le reste, notamment de la détresse généralisée dans laquelle l’Afrique se trouve plongée.

Même dans les tentatives démocratiques les plus louables, beaucoup de problèmes qui demeurent demandent plus de responsabilité à leur égard. A fortiori dans des régimes où la démocratie balbutie encore ou est mise à mal. Je prendrais deux exemples de cette détresse qui frappe l’Afrique. Ils en enveloppent beaucoup d’autres: la pauvreté économique et la violence.

6. La pauvreté économique

De tous les pays du monde, l’Afrique est de loin le continent le plus pauvre. Alors que, selon les prévisions de la Banque mondiale, « le nombre de personnes dans le monde vivant dans l’extrême pauvreté devrait passer sous la barre des 10 % en 2015 », au même moment, ce taux était de 35%  pour l’Afrique. A titre indicatif, ce taux était de 13,5% pour l’autre partie du monde la plus pauvre, l’Asie du Sud. La Banque mondiale trouvait alors que « la concentration grandissante de la pauvreté mondiale en Afrique subsaharienne est préoccupante » (Banque Mondiale 2015).

Dans le même temps, l’Afrique vit une situation paradoxale. Alors que ce taux de pauvreté est tout de même en recul partout, y compris en Afrique malgré qu’il soit encore élevé, dans ce continent la situation veut que le nombre de pauvres continue à augmenter. En effet, alors que les personnes souffrant de l’extrême pauvreté étaient de 284 millions en 1990, en 2015, ils étaient passés à 347 millions. Ainsi au moment même où le pourcentage d’africains vivant dans la pauvreté diminue, leur nombre augmente du fait de l’accroissement démographique. Le Rapport de la Banque Mondiale sur la pauvreté en Afrique exprime sa perplexité devant une « Évolution de la pauvreté dans une Afrique en plein essor » (Banque Mondiale 2016.

Dans ces conditions, il sera sans doute difficile voire impossible que l’Afrique puisse atteindre l’objectif fixé par la Banque Mondiale pour mettre fin définitivement à la pauvreté en 2030. L’Afrique est même le seul continent qui risque de ne pas pouvoir y parvenir. N’est-ce pas un véritable sujet de préoccupation et donc de responsabilité ?

Nul n’est besoin de recourir à l’argument de la pauvreté elle-même en prétendant que la pauvreté appelle la pauvreté. Car en réalité, l’Afrique vit une véritable contradiction. En même temps qu’elle vit une situation endémique de pauvreté, l’Afrique est un des  continents le plus riche.

Un certain nombre de pays africains sont producteurs de pétrole. En 2016, deux pays de l’Afrique subsaharienne se classaient parmi les 15 premiers pays producteurs de cette matière première: le Nigéria et l’Angola. Il est vrai que ce produit a perdu de sa valeur ces derniers temps et que ses producteurs sont en difficulté, cela n’est le cas que pour les pays africains qui ne se préoccupent pas de réinvestir les bénéfices engrangés lorsque les cours montent.Les pays du golfe ont réussi à monnayer la seule richesse qu’ils ont, le pétrole, pour en faire un tremplin pour plus de développement. Pourquoi l’Afrique n’y réussit-elle pas ?

En ce qui concerne les minerais, l’Afrique est tout simplement un scandale géologique. Elle regorge de minerais de toutes sortes. Mais cela est devenu plutôt une malédiction qu’une bénédiction pour ce continent. Selon Kingsley Ighobor, qui reprend ce jugement dans le magazine en ligne des Nations Unies, Afrique Renouveau :

Des pays riches en ressources naturelles comme la RDC, la Zambie, le Mozambique, la Mauritanie ou la Guinée, vivent un paradoxe troublant de pauvreté dans l’abondance. La Guinée est dotée de « certaines des réserves de minéraux les plus convoités de la planète, écrit leFinancial Times, dont 40 milliards de tonnes de bauxite, la plus grande réserve du monde, plus de 20 milliards 0.25 de tonnes de minerai de fer, des diamants, de l’or et des quantités indéterminées d’uranium. Mais 55 % des 11 millions d’habitants de la Guinée vivent avec moins de 1,25 dollar par jour, indique la Banque africaine de développement (BAD), et le pays se classe 178ème sur 187 pays selon l’Indice de développement humain 2013 du PNUD qui mesure le niveau de vie des pays (Ighobor 2014)

Les richesses de l’Afrique sont donc indéniables. Mais elle est indéniable également sa grande pauvreté au milieu de cette richesse. Cette contradiction requiert une attention et un souci permanents, une prise en charge hautement responsable. Comment accepter qu’un continent aussi riche soit en même temps aussi pauvre ? Qu’il voit ses richesses disparaître en le laissant pauvre ou même en l’appauvrissant davantage? Qui est responsable de cet état de choses ? qui doit en répondre ? 

On invoque souvent la croissance démographique des pays africains comme étant la raison principale à la base de cette situation d’augmentation de la pauvreté malgré la richesse réelle des pays africains. Sans doute a-t-elle sa part d’influence. Il faut néanmoins considérer tous les autres fléaux qui conduisent à l’appauvrissement de l’Afrique et dont les autorités sont les premières responsables. C’est la corruption, la mauvaise gestion, les détournements des deniers et des biens publics…Nous avons en Afrique des situations où l’ensemble d’un pays peut croupir dans la misère alors que ses chefs et leurs familles ou leurs groupes se classent parmi les premières richesses mondiales. On a fini par créer le délit des « biens mal acquis » qui est défini par le droit belge comme

Tout bien meuble ou immeuble, tout avoir ou fonds susceptible d’appropriation privative soustrait illégalement du patrimoine public et qui a pour effet d’appauvrir le patrimoine de l’État.  [Ainsi] Mobutu, dirigeant du Zaïrede 1965 à 1997, a une fortune personnelle estimée à sa mort en 1997 entre 5 et 6 milliards de dollars, et a laissé à l’État une dette publique de 13 milliards (Wikipedia 2017).

L’ancien président zaïrois n’est pas le seul dans ce cas, puisqu’il y a aujourd’hui un certain nombre de procès en France contre des présidents africains en exercice ou des membres de leurs familles accusés du délit des biens mal acquis. La réalité est que les responsables politiques les plus concernés par ce délit sont principalement des Africains.

7. Les violences

La violence est l’autre domaine de la détresse qui frappe particulièrement l’Afrique et qui interpelle la responsabilité de ses autorités politiques.

Résumons simplement. L’Afrique est le continent qui connait aujourd’hui le plus de guerres civiles à caractère interethniques ou politiques. Peu de pays peuvent s’enorgueillir de ne pas avoir connu de tels affrontements durant ces cinquante dernières années.

C’est le continent des tueries de masse. Le génocide contre les Tutsi du Rwanda en 1994 en est une des illustrations.  L’Afrique est le continent qui compte le plus de réfugiés et de déplacés intérieurs dans le monde. D’après un reportage de Jeune Afrique du 21 Juin 2016, « l’Afrique subsaharienne est à elle seule la terre d’asile de 4,41 millions de réfugiés (sur un total de 21,3 millions dans le monde) » (Jeune Afrique 2016). Il s’agit ici des réfugiés et non des déplacés intérieurs qui sont encore plus nombreux.  Et parmi les 10 pays qui accueillaient le plus de réfugiés, la moitié se trouvait en Afrique à cette époque.  [G1]

A la base de ces formes de violence se trouvent toutes formes de solidarités négatives à base tribale, ethnique, clanique, régionale. Nous savons combien ces solidarités négatives paralysent tous les pays engendrent corruption, impunité, injustices ; marginalisent et excluent ceux qui ne sont pas de notre côté ; et nuisent à la qualité du travail en tout ; créent des frustrations qui, à leur tour, provoquent encore de la violence.

A ces formes de violence s’ajoutent d’autres fléaux qui frappent l’Afrique et qui sont engendrés par ces formes de violence: la faim, les maladies, le chômage, sans oublier tous les traumatismes causés par ces violences qui laissent des traces durables pour plusieurs générations.  

On est en droit de se demander à qui incombe la responsabilité de cet état de choses… 50 ans après les indépendances, c’est faire montre de grande incapacité que de continuer à l’attribuer aux colonisateurs seuls. Les vrais responsables, ce sont les Africains eux-mêmes et en particulier les responsables politiques africains et tous ceux qui sont chargés d’éclairer et de guider les autres. Il est temps, juste et même salutaire de le reconnaître.

  1. Pour une éthique de la responsabilité politique en Afrique

La situation de détresse dans laquelle se trouve l’Afrique est un fait connu de tous. Elle est même acceptée comme tel comme si l’Afrique était appelée à habiter ce lieu comme le sien dans le reste du monde. En réalité, il s’agit d’une situation plutôt dramatique qui doit interpeller tout le monde, surtout les africains eux-mêmes, surtout les responsables africains. Elle indique le lieu d’une requête de responsabilité pour l’Afrique d’aujourd’hui et de demain.

Il serait évidemment présomptueux de vouloir s’attaquer seul à cette question en l’espace de quelques lignes. Je voudrais simplement évoquer quelques pistes de responsabilité qui prolongent la réflexion qui précède. Je le ferai en m’appuyant encore une fois sur la pensée de Hans Jonas. J’en retiendrai trois.

  1.  Se faire du souci pour l’Afrique

A la fin de son ouvrage Le Principe Responsabilité, Jonas introduction une notion que l’on pourrait croire inattendue : la notion de « Crainte » ou de « Peur » comme faisant partie de l’éthique de la responsabilité. Il précise :

 …sans doute la crainte fait-elle partie de la responsabilité tout autant que l’espérance et puisqu’elle a le visage moins attrayant, et que dans les milieux bien-pensants elle jouit d’une certaine mauvaise réputation morale et psychologique, nous devons ici encore une fois nous en faire les avocats, car elle est aujourd’hui plus nécessaire qu’à un certain nombre d’autres époques, où, faisant confiance à la bonne marche des affaires humaines, on pouvait la mépriser comme une faiblesse des pusillanimes et des craintifs(Jonas 1995 : 300).

Il précise encore: la peur qui fait essentiellement partie de la responsabilité n’est pas celle qui déconseille d’agir, mais celle qui invite à agir» (Jonas 1979: 300). C’est pour cela que Hans Jonas l’appelle encore « le courage d’assumer la responsabilité ». Cette peur est une condition de la responsabilité agissante.

L’objet de la peur pour les africains n’est évidemment pas d’abord la grande agression de la technologie sur la nature, encore que celle-ci ne doit pas être négligée avec les effets de la pollution sur l’environnement et les perturbations climatiques. C’est surtout la détresse extrême de l’Afrique dont il vient d’être question : sa pauvreté extrême en dépit de la richesse, sa violence multiforme qui la débilite.  Fait-elle peur aux Africains, à leurs responsables notamment pour qu’elle les amène à agir, à faire quelque chose pour orienter la situation vers une meilleure destinée ? Cela ne semble pas lorsque nous entendons nos responsables politiques prétendre que tout va très bien alors que tous les maux frappent l’Afrique. Cela ne semble pas le cas non plus lorsque nous voyons l’inaction, voire l’ « action contraire»…qui les caractérisent.

Il s’agit de nous « faire du souci » pour l’Afrique. Citons encore Hans Jonas : « la responsabilité estla sollicitude, reconnue comme un devoir, d’un autre être qui, lorsque sa vulnérabilité est menacée devient « un se faire du souci » (Jonas 1995: 301).

Que « l’Afrique va mal » devrait donc nous causer du souci. Tous ceux qui se proposent d’orienter son destin devraient porter ce souci afin de l’aider à s’en sortir. C’est la première responsabilité à assumer,  le premier devoir qu’ils devraient se donner et par rapport auquel ils sont redevables devant leurs concitoyens d’aujourd’hui et devant l’histoire.

Ecoutons encore et enfin  Hans Jonas :

La peur elle-même devient donc la première obligation préliminaire d’une éthique de la responsabilité. A celui qui estime que sa source, « crainte et tremblement » -…- n’est pas assez digne du statut de l’homme, on ne peut pas confier notre sort (Jonas 1995: 301).

Porter le souci de la détresse qui frappe l’Afrique pour l’aider à en guérir devrait donc être une attitude première, fondamentale, de tous ceux qui aiment l’Afrique et lui veulent du bien.

  1. Intérêt général et  intérêt particulier

On connaît assez la tension qui existe entre l’intérêt général et l’intérêt particulier dans la gestion de la chose publique et le rôle qu’elle joue dans  l’exercice de la démocratie. La ligne de conduite que s’imposent les démocraties est de privilégier l’intérêt général sur l’intérêt particulier chaque fois que les deux sont en concurrence.

Or c’est le grand défi de la gouvernance en Afrique,  là où les démocraties africaines rencontrent le plus de difficultés.  L’intérêt particulier a tendance à primer sur l’intérêt général.  La plupart des problèmes qui engendrent la mauvaise gouvernance ou qui sont à l’origine des violences tiennent à cela. C’est le règne d’un groupe ethnique,  régional ; le règne de l’armée, d’un parti ;  voire  le règne d’une famille et tout cela au détriment de tous les autres. C’est l’accumulation de tous les biens dans les mains de quelques-uns ; les vols, la corruption sont organisés sous les auspices de la dominance de l’intérêt particulier. Ces pratiques ont fini  par concentrer toutes les ressources du pouvoir et de la richesse dans des cercles fermés exclusifs de tous les autres.

 Julien Nimubona  (2009 : 82) a décrit, pour ce qui est du Burundi, le mécanisme conduisant à cette appropriation progressive des sources du pouvoir et des ressources économiques par voie de particularisation ethnique, régionale et/ou clanique. La mise en route de ce mécanisme finit par restreindre l’intégralité du pouvoir et des ressources  « entre les mains d’une petite élite composée de technocrates, de militaires et de civils liés au « chef-président » (Nimubona 2009). Ainsi :

Alors que les représentations idéales de l’autorité sont demanderesses d’une autorité équitable (« Sebarundi » ; « Père de tous les Barundi »), les pouvoirs « excluants » post-indépendance, par leur clientélisme politique, firent apparaître l’Etat comme  une «chose de certains ». A la place de la figure paternelle idéale, les pouvoirs ont pris les attributs de « Sebatutsi », « Sebanyabururi », « Sebahutu »,etc. » (Nimubona 2009 :82).

On peut même descendre plus bas. Le pouvoir tend tellement à se particulariser en Afrique qu’il se personnalise en se confondant avec la personne du chef de l’Etat. Les choses se terminent tout naturellement dans le culte de la personnalité et c’est l’effilochement progressif de l’Etat.

Comme le dit Elias Sentamba, un autre politologue burundais cité par JulienNimubona, « la course pour l’accumulation des biens est devenue plus qu’un « mode de conduite normal », une « culture politique » tout à fait « normale » (Nimubon 2009 : 82-83). Les groupes au pouvoir en viennent jusqu’à vouloir occuper symboliquement tout l’espace après s’être accaparés des biens et du pouvoir. Le parti CNDD-FDD, au pouvoir actuellement au Burundi, construit dans tous les quartiers et sur toutes les collines des monuments à la gloire du parti avec des slogans aux messages non équivoques de volonté d’occuper exclusivement les lieux, faisant de ce parti un parti unique de fait et excluant tout autre.

Le Burundi n’est certainement pas le seul dans ce cas. Ainsi  l’idée de « la chose publique/chose commune » disparaît, l’Etat est détourné « au profit de quelques-uns ».  Tout cela engendre « frustrations » et « contestations » et leurs éternels retours.

Le devoir de responsabilité dans ce climat devient d’une évidence quasi tragique. Il s’agit de sauver un pays. La question devient celle de savoir comment  faire pour instaurer une culture de l’intérêt général durable dans la gestion de la chose publique en Afrique.       

C’est certainement un grand défi. Mais c’est surtout une tâche de longue haleine à accomplir. Voilà donc la responsabilité qui nous incombe tous, mais d’abord et avant tout ceux qui se proposent de gouverner et de guider les autres : les hommes/les femmes d’Etat. Leur responsabilité est de contribuer à faire des pays qu’ils dirigent des Etats de droit et non des Etats d’exclusion, de gouverner pour tous, y compris pour leurs adversaires, leurs opposants, ceux qui n’appartiennent pas à leurs groupes, voire même leurs ennemis. C’est à ces seules conditions que ces pays pourront atteindre la prospérité et la paix et avoir une place dans le concert des nations et dans l’histoire.

  1. Préparer un avenir meilleur

Un autre chantier de l’éthique de la responsabilité en Afrique est la préparation d’un avenir meilleur pour du pays. Il s’agit d’une idée fondamentale chère à H. Jonas qu’il développe tout au long de son ouvrage. Concernant la responsabilité explicite des hommes/femmes d’Etat à ce sujet, Hans Jonas dit : 

Une des responsabilités de l’art de gouverner consiste à ce que l’art de gouverner reste encore possible dans l’avenir… Le principe est ici que chaque responsabilité totale à côté de ses tâches particulières, comporte également la responsabilité que par-delà son propre accomplissement subsiste encore la possibilité d’un agir responsable dans l’avenir (Jonas 1995: 165).

La formulation est lourde et même quelque peu obscure. Ce que veut dire Hans Jonas, c’est que le gouvernant doit veiller à léguer à la postérité les meilleures conditions possibles pour pouvoir continuer à gouverner le pays. Non seulement, il ne doit pas laisser un pays ingouvernable, mais il doit le préparer à continuer à être gouverné.

Cette responsabilité est loin d’être banale. Souvent les pays africains sont gouvernés suivant le principe : « après moi, le déluge ».  Soit les gouvernants  ne préparent pas de relève politique valable, soit ils s’incrustent au pouvoir jusqu’à en être chassés par la force, soit ils le laissent exsangue au point de ne pas faciliter la tâche aux successeurs. Mais surtout ils laissent des conditions qui compromettent l’avenir du pays.

Parlons des richesses d’un pays. Beaucoup de gouvernements accumulent des dettes extérieures et intérieures qu’ils laissent à la postérité alors qu’elles n’ont même pas servi à enrichir le pays, mais que la postérité devra rembourser nécessairement. Les richesses peuvent être bradées et s’épuiser sans qu’elles aient servi à quelque chose ou sans que leurs ressources aient été réinvesties. C’est le cas des minerais. On laisse souvent l’environnement et tout le patrimoine naturel se dégrader en n’en prenant pas soin, ou même en contribuant à le dégrader. C’est le cas de nos sources d’eau, de notre sol, de nos lacs, de nos forêts, mais également de nos plantes vivrières, médicinales etc.

Parlons de la jeunesse. Tout d’abord ces jeunes sont ceux qui devront subir les conséquences de ces dettes en les remboursant alors qu’elles ne leur ont pas servi à grand-chose ; ensuite, ils  héritent des conditions mauvaises de vie du fait de ce devoir de remboursement. Mais c’est aussi à eux qu’est imposée une mauvaise préparation à assumer la relève plus tard à travers des mauvaises conditions d’éducation, de vie, de santé, d’emplois, etc. qui les handicaperont nécessairement dans le futur lorsqu’il s’agira d’assumer convenable leur rôle? C’est cette jeunesse même qui est parfois embrigadée et mise au service d’idéologies partisanes, divisionnistes et intolérantes, à laquelle on fait accomplir des sales besognes   qui rendent  cette jeunesse complètement aveugle et inconsciente de son rôle futur. Souvent cette jeunesse voit tout son avenir bouché ou totalement compromis pour s’être mise au service de mauvaises causes, mais c’est trop tard.

La responsabilité par rapport à l’avenir a même une exigence particulière. L’avenir est inconnu. Nul n’en est le maître, sinon Dieu. On peut alors prendre ce prétexte pour le négliger, pour ne pas s’y engager. Mais en réalité, il y a quelque chose qui est connu : il  y a un devoir de continuité. On sait que l’Etat doit continuer, que les citoyens doivent continuer à jouir de conditions d’existence décentes. L’éthique de la responsabilité par rapport à l’avenir revient donc d’abord à se soucier de cet avenir, mais aussi à prévoir et même d’épargner pour les générations futures, de créer les conditions pour une meilleure existence dans l’avenir…

J’ai essayé de faire  entrevoir la place nécessaire et fondamentale de la responsabilité dans tout projet de gouvernance de l’Afrique aujourd’hui. Je dirais pour finir qu’il me semble qu’une véritable gouvernance démocratique apparaîtra en Afrique le jour où ceux qui voudront prendre en main son destin le feront en prenant la mesure de la gravité de toutes ces situations et en assumant pleinement toutes les préoccupations et toute la détresse qu’elles contiennent; qui auront pris la ferme résolution de s’y attaquer ; le jour également où ces mêmes responsables voudront avoir comme souci permanent la prospérité et le bien-être de leurs pays et de leurs peuples au lieu de chercher les leurs propres et ceux de leurs groupes ou familles ; le jour où ils mettront l’intérêt général avant l’intérêt particulier ; le jour où ils accepteront de combattre tous les maux qui minent le continent : la corruption, l’impunité, l’injustice, etc. et qu’ils feront la promotion de l’Etat de droit leur cheval de bataille politique.

 

            Références bibliographiques

Guichaoua,  A ; Ntakarutimana et Scott Straus (sous dir.) 2016.  Aspirations

démocratiques et « Démocraties autoritaires » en Afrique Centrale.  Revue Tiers Monde, 228 (Octobre-Décembre) : 9-21.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Bien_mal_acquis. (Consulté le 1 octobre 2017).

https://fr.wikipedia.org/wiki/Bien_mal_acquis#Fonds_Mobutu(consulté le 1 octobre

2017)

Ighobor, K 2014. Les ressources minières : la fin d’une malédiction ? Afrique

Renouveau, Avril 2014. 

Jonas, H 1979. Das Prinzip Verantwortung,Versuch einer Ethik für die technologische

Zivilisation., Frankfurt: Suhrkamp. Traduit en Français par Greisch, J 1995. Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique. 3ème édition.  Paris: Cerf.

Tazi, C 2016.“Carte: l’Afrique, premier continent d’accueil des réfugiés ».

www.jeuneafrique.com/335208/société/carte-se-situent-camps-de-réfugiés-afrique/

www.banquemondiale.org/fr/about/annual-report/regions/afr#4(consulté 28

septembre 2017).

www.un.org/africarenewal/fr/magazine/avril-2014/ressources-minières-la-fin-d’une   malédiction (Consulté le 2 octobre 2017).

 

 


[1]Présentation de la traduction française, p.11.


 [G1]Source d’information!!!!!!!

Français

Revue Ethique et Société
Fraternité St. Dominique
B.P : 2960 Bujumbura, Burundi

Tél: +257 22 22 6956
Cell: +250 78 639 5583; +257 79 944 690
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