FACE A LA CRISE DU POUVOIR POLITIQUE EN AFRIQUE L’ENERGIE DE LA RENAISSANCE AFRICAINE

Abstract: 

This article attempts to search for the best ways to understand and jugulate political crises that trap Africa. It aims to question certain trends that have locked Africa in four fallacious approaches, thus obscuring the horizons where the intelligentsia tries to analyze correctly events that happen in their countries. These fallacious approaches include:

- The approach which tends to separate the present African disorders from their insertion in the whole tragic history of modern times;

- The isolation of internal political dramas of Africa from their insertion in  global dynamics  of  neoliberal globalization;

- The transformation of political management into confrontation between the state in power and opposition to avoid complex problems. For example, resorting to poor designation of political forces in   those who are right and wrong;

- The tendency to often ignore the popular vicious imagery in which populations live.

Distancing from the fallacious trends, the paper offers a global approach to political crises in the perspective of a greater and indispensable project, namely; African renaissance

  1. Introduction

Dans le fracas des crises politiques qui ont secoué et qui secouent encore beaucoup de nos pays depuis les indépendances des années 1960, les universitaires africains, chercheurs en sciences politiques, spécialistes en géostratégie et experts en philosophie et en psycho-socio-anthropologie, sont confrontés à la tâche de déterminer les causes de ces crises, de définir les dynamiques qui les caractérisent, d’analyser les jeux et les intérêts des acteurs en présence et d’ouvrir les horizons d’une nouvelle destinée où l’Afrique se libérerait des conflits, des turbulences, des pathologies et des violences absurdes qui ont rendu la vie politique africaine inapte à s’orienter vers ce qui compte vraiment pour nos peuples. A savoir : le bonheur de nos populations, le rayonnement de notre génie créateur, la grandeur de nos cultures et de nos civilisations ainsi que la puissance de nos capacités inventives pour enrichir l’humanité tout entière.

Aujourd’hui, la tâche qui s’impose est de pouvoir faire le point sur toutes les recherches entreprises par les universitaires d’Afrique en vue de relancer le débat sur les crises politiques dans nos pays et de saisir les nouvelles exigences dans la recherche de nouvelles voies face à l’avenir. Cette tâche comporte quatre dimensions dont je me propose de présenter les significations et de clarifier la portée :

  • la dimension de ce que les universitaires aiment désigner par le terme de paradigme, cadre général d’émergence et de production des théories et des perspectives pour comprendre et expliquer les réalités ;
  • la dimension de luttes concrètes autour desquelles, dans le cadre d’un paradigme  donné, se définissent les enjeux de la conquête, de l’exercice et de la conservation du pouvoir politique dans nos pays ;
  • la dimension des imaginaires où s’enracinent profondément les acteurs en lutte et s’épanouissent les utopies au nom desquelles s’exerce la gouvernance au sens global du terme ;
    • la dimension des conditions réelles pour un changement d’imaginaire, d’orientation politique  et de structures de pouvoir qui imposent leur loi à l’Afrique contemporaine.

 

  1. Sortir du paradigme de la défaite

Sur la situation globale de l’Afrique et les dynamiques politiques qui gouvernent les sociétés africaines, l’approche universitaire qui me semble fondamentale aujourd’hui  est celle proposée par le chercheur angolais José Do-Nascimento (2017, 2000) dans ce qu’il nomme le paradigme de la renaissance africaine. Ce paradigme, je l’oppose à un autre paradigme : celui de la défaite de l’Afrique face à l’Occident au début des temps modernes.

Il n’est pas possible de comprendre les crises politiques de l’Afrique contemporaine si l’on ne prend pas la peine de bien analyser ces deux paradigmes et leurs significations pour l’exercice du pouvoir politique dans nos pays.

Le paradigme de la défaite est bien connu. Ses stations essentielles sont devenues des véritables scansions conceptuelles et des slogans sociopolitiques dont s’irise tout discours africain qui veut expliquer les malheurs du continent. Il s’agit de la traite des Nègres, de la colonisation de l’Afrique, de la néo-colonisation que subissent nos nations aujourd’hui et du système néolibéral qui nous tient dans ses griffes féroces et cruelles. Les universitaires africains en ont tellement parlé qu’ils ont lassé les analystes à l’échelle internationale et vidé de leur sens véritable les combats africains liés à ces réalités de notre histoire. Certains Africains refusent même désormais de s’inscrire dans ce qu’ils appellent les jérémiades inutiles et proposent de ne regarder l’Afrique que dans les nouvelles dynamiques du monde, dans le tout-monde qui est à leurs yeux le seul espace pour inscrire l’Afrique vers le futur.

Ce que l’on oublie souvent dans la lassitude causée par le discours sur la tragédie de la traite des Noirs, sur la colonisation, sur la néo-colonisation et sur la mondialisation néolibérale, c’est qu’il s’agit non pas de thème d’un discours, mais des structures fondamentales du paradigme de la défaite. Dans la mesure où ce paradigme constitue le cadre global à l’intérieur duquel se produisent les théories qui induisent les pratiques sociales,  il mérite une attention toujours renouvelée. En fait, comme l’a vu le philosophe camerounais Fabien Eboussi Boulaga (1997 : 94), ils désignent un véritable cataclysme à partir duquel beaucoup de réalités africaines d’aujourd’hui se comprennent et peuvent être comprises dans une nouvelle dynamique de sens. Particulièrement : le cataclysme politique dont les crises actuelles de la gouvernance dans nos pays sont des manifestations. Ce cataclysme qu’est la défaite a créé des traumatismes historiques dont José Do-Nascimento a compris qu’ils ne relèvent pas de l’ordre du superficiel dont on peut se débarrasser en changeant simplement de discours comme le font les grands passionnés du « tout-monde » en Afrique, mais de l’ordre de ce que Balandier aurait appelé les paliers plus en profondeur.  C’est-à-dire : l’univers des valeurs, des normes, des conceptions du monde, des mythes et des rites fondateurs qui forgent l’humanité de l’homme et l’énergie de l’être-ensemble.

A ce niveau la défaite a été pour l’Afrique et continue à être aujourd’hui encore la destruction de l’humanité africaine non seulement dans son pouvoir d’initiative historique, mais dans toute son énergie créatrice, dans toute sa puissance d’humanité. J’ai proposé que ce qui est arrivé à nos sociétés puissent alors être caractérisé par des concepts-dynamiques et des images-forces qui rendent compte du paradigme de la défaite dans la profondeur de sa destruction de l’homme africain, de l’humanité africaine et de ses énergies de force de vie. La défaite signifie alors un processus psychique et sociale dont les lames de fond essentielles sont celles-ci :

  • La déshumanisation : épuisement de ce qui fait de l’homme un homme et réduction de l’homme au statut d’animal ou de chose ;
  • l’inhumanisation : adoption des comportements de sauvagerie sans aucune commune mesure avec ce que l’on peut attendre des êtres humains véritables ;
  • l’impuissancisation : la destruction de tout pouvoir de créativité propre et de toute capacité d’initiative historique ;
  • la zombification : être réduit à travailler toute sa vie pour des maîtres qui vous ont volé votre âme et votre conscience en vous transformant en pure force brute à leur profit ;
  • l’imbecillisation : perte de tout usage de la raison, de toute référence aux valeurs humaines et de tout recours à de rêves toniques  et à des utopies tonifiantes ;
  • la néantisation : transformation en rien du tout, en un non-être indicible enfermé dans son propre vide (Kä Mana et Solange Gasanganirwa 2016).

Dans une large mesure, ces six lames de fond de la défaite africaine face à l’Occident moderne peuvent être considérées comme le principe explicateur fondamental de toutes les crises politiques africaines.  En eux s’enracinent  les dynamiques de déchéance culturelle, d’appauvrissement matériel et anthropologique, d’extraversion, d’aliénation et de mimétisme asservissant qui ont empêché jusqu’ici les sociétés africaines de se penser autrement qu’en relation avec l’Occident perçu sous la triple dialectique que Cheikh Anta Diop (2017), V.Y. Mudimbe (1982) et  Amadou Hampâte Bâ (1994) donnent à conceptualiser dans l’analyse de l’être africain.

Cheikh Anta Diop a évoqué la dialectique du maître et de l’esclave, non pas au sens hégélien où l’esclave, à force de travail et de maîtrise du champ concret de domination de l’espace où son effort s’accomplit au service du maître, finit par dépasser celui-ci, mais au sens purement africain des esclaves qui ne savent quoi faire  de leur liberté quand on la leur octroie et qui finissent par rentrer chez le maître, tout simplement parce qu’ils ne sont plus capables d’assumer réellement les enjeux de leur libération.

Vincent Mudimbe a parlé dela dialectique du père et du fils, en voyant en l’Afrique un fils qui cherche à se détacher du père sans savoir ce qu’il en coûte réellement de se détacher de lui, au risque de le retrouver, « immobile et ailleurs », là même où l’on a cru l’avoir abandonné, c’est-à-dire, au fond de soi-même.

Quant à Amadou Hampâte Bâ, il évoque le complexe de « Oui, mon commandant » où se tisse la relation entre le chef et son subalterne, dans une dialectique du dominant et du dominé qui finit par créer  des liens profonds de structuration anthropologique de l’être dans le fonctionnement de la société (Voir Ka Mana1993).

Dans  la manière dont l’Afrique a vécu son traumatisme historique au cœur du paradigme de la défaite, toute la grille théorique constituée à la fois par les lames psychiques de néantisation, d’imbécillisation, de zombification, d’impuissancisation, d’inhumanisation et de déshumanisation, par les chaînes de déchéance culturelle et d’appauvrissement anthropologique, par les structures d’extraversion économique, d’aliénation culturelle et de mimétisme castrateur et par les dialectiques du maître et de l’esclave, du père et du fils, du dominant et du dominé, c’est tout le champ politique de l’Afrique contemporaine qui livre son essence même.

On ne comprend rien à ce qui se passe dans l’univers du pouvoir politique actuel en Afrique si on ne le prend pas comme le résultat du complexe de la défaite. C’est ce qui arrive aux chercheurs qui en ont marre des références constantes des Africains à leur passé de défaite. Ces chercheurs sont poussés à insister sur le fait que l’Afrique n’est pas la seule culture, la seule civilisation et la seule terre à avoir été dominée. Ils veulent que les Africains abandonnent leurs références au passé pour s’occuper seulement des enjeux de l’avenir. Ils oublient seulement que le passé dont ils veulent se couper n’est pas un passé simple, mais un passé présent en nous Africains et Africaines, un passé composé de tous les traumatismes historiques qui sont les nôtres et dont on ne se débarrasse pas tout simplement par enchantement discursif, surtout lorsque la gestion quotidienne de nos pays et la gouvernance qui la caractérise nous rappelle fortement tous les jours d’où nous venons et quelles tragédies nous avons subie. Quand bien même nous aimerions oublier le passé pour ne voir que l’avenir, un marché moderne d’esclaves en Lybie et les drames quotidiens des jeunes Africains que la Méditerranée avale dans son ventre et recrache sous forme de cadavres livides désespérants nous rappelle la grande nuit d’où notre continent n’est pas encore sortie. 

Les crises politiques apparaissent alors dans leurs sources historiques dont elles sont des manifestations. Pour les comprendre et les juguler,  la voie qu’il convient d’ouvrir ne peut être que la voie que les universitaires désignent par le terme de changement de paradigme. Il voir dans cette expression la rupture irréversible avec le cadre tracé par la défaite. Il faut surtout y voir l’exigence de construction d’un nouveau cadre, celui que José Do-Nascemento appelle le paradigme de la renaissance africaine.

  1. C’est quoi le paradigme de la renaissance africaine ?

Pour comprendre le paradigme de la renaissance africaine, il faut imaginer que les sociétés africaines ont décidé, une fois pour toutes, de ne plus se penser, de ne plus agir, de ne plus vivre et de ne plus rêver à l’intérieur des déterminismes de la défaite avec toutes les pathologies qu’ils imposent à chaque Africain et à chaque Africaine. Ce qui changerait à partir de ce moment, c’est le regard que l’Afrique porte sur sa propre histoire, le langage qu’il tient concernant ses propres réalités, la vision qu’il a de sa propre destinée et l’état d’esprit qui est le sien quant à sa place dans le monde, aujourd’hui et demain,comme l’ont bien perçu le Sénégalais Felwine Sarr (2016), le Djiboutien Abdouramane Wabéry dans son roman Aux Etats-Unis d’Afrique (2005) et le Congolais Awazi Mbambi Kungua dans son livre De la post-colonie à la mondialisation libérale(2015).

  1.  Changer notre regard africain sur l’histoire africaine

Si la défaite cesse d’être le cadre à l’intérieur duquel se construit l’ordre du discours africain sur l’Afrique, c’est l’œuvre de Cheikh Anta Diop qui devient le phare de la vision africaine de l’histoire de l’Afrique. Il s’agira alors de l’histoire de l’Afrique des Africains et non l’histoire des Africanistes occidentaux sur l’Afrique et de leurs fabrications locales que sont les africanistes africains dont V.Y. Mudimbe parle avec mépris dans  ses livres L’autre face du Royaume et L’Odeur du père. On retrouvera en même temps la grande la  prophétie politique de Patrice Emery Lumumba, celle de voir l’histoire de l’Afrique s’écrire en Afrique même, par des Africains, et non par les historiens de Bruxelles, Paris ou Washington, dont les œillères resteront toujours déterminées par les complexes de Maître, de Père  ou de dominateur, c’est-à-dire par le mensonge au sens où, à la suite des antiques penseurs grecs, Vincent Mudimbe entend ce mot. Il l’utilise en effet pour parler des malignités cachées et tissées dans le texte, avec des a priori négatifs, des préjugés destructeurs pour l’Afrique et tout un impensé d’infériorisation du Nègre au profit de la royauté de l’homme occidental et de son champ épistémique. L’histoire conçue par les Africains eux-mêmes serait alors un récit africain qui fait sens, qui produit ses propres mythologies existentielles et sacrent la royauté propre de l’Afrique par rapport à elle-même, en inscrivant toutes les dimensions de la trajectoire historique africaine dans le long terme, depuis l’Egypte pharaonique jusqu’à nos jours, selon la vision de Cheikh Anta Diop, (1981 ;1954) de Joseph Ki-Zerbo (2005) ou de Fabien Kange Ewane (1999), historien camerounais récemment disparu. Dans cette perspective à long terme, les grandeurs et les splendeurs du continent africain seraient perçues et situées à leur juste valeur, en relation avec toutes les civilisations que l’Afrique a eu à croiser dans des batailles et des inter-fécondations où la défaite par rapport à l’Occident serait relativisée et placée face à l’avenir vu sous le soleil de nouvelles batailles et de nouvelles inter-fécondations avec de nouvelles puissances telles que les dragons asiatiques et les pays aujourd’hui émergents tels la Chine et les Brics.

  1. Changer le langage de l’Afrique sur elle-même 

Dans le paradigme de la renaissance africaine, il ne sert de rien de s’enfermer dans le discours négatif et démobilisateur sur les pathologies africaines, sur les crises, les misères, les désordres et les désespoirs multiples dont souffrent les Africains. Ce qui compte, c’est de comprendre que toutes ces atrocités et cruautés vécues et subies sont des épreuves initiatiques dont nous devons sortir plus forts et plus vigoureux pour construire l’avenir lumineux dont nos peuples rêvent. Pour construire un tel avenir, il faut un langage de résilience et non un langage de défaite. Il faut un langage de foi en soi et non un langage de doute sur soi. Il faut surtout un discours nouveau de l’Afrique sur l’Afrique : discours d’optimisme et non de pessimisme, discours de volonté de réussir et non discours de la défaite, discours de puissance d’être et non discours de fatalisme. Dans la mesure où la parole crée l’être et détermine son action, le discours dont il s’agit est force de création de soi dans un être nouveau à mettre au cœur de l’éducation de nouvelles générations africaines.

  1. Forger une nouvelle vision de la destinée africaine

Au lieu de rester enfermés, dans une idée de nous-mêmes qui nous réduit à un destin d’esclaves, de colonisés, de néo-colonisés et de parents pauvres d’une mondialisation appauvrissante, nous avons pour devoir de nous imaginer comme forces d’une destinée créatrice et innovante: celle de nouveaux Africains et de nouvelles Africaines épris de liberté et déterminés à ne plus jamais être victimes d’un quelconque complexe de la défaite.

 

 

  1. Opérer un grand changement d’état d’esprit

Ce dont il s’agit, en fait, c’est de construire un nouvel état d’esprit résolument tourné vers le futur que nous voulons construire, en considérant comme enjeu radical de notre être et de notre devenir la question que Vincent Mudimbe avait posé dans L’autre face du royaume (1982) : « Comment les Africains pourraient-ils entreprendre chez eux  un discours théorique qui soit producteur d’une pratique politique ? »

Le paradigme de la renaissance africaine, il convient de le comprendre comme l’ensemble des conditions de possibilité pour répondre à cette question de la manière la plus fertile possible et la plus concrète qui soit. Il s’agit, au fond, de naître dès maintenant nous-mêmes à notre avenir dans l’énergie de la nouvelle Afrique qu’il faut absolument construire en nous ré-enracinant dans le limon d’une tradition dont nous assumons le suc et dont nous dépassons les traumatismes.

C’est cette naissance à notre nouvel être qui devrait déterminer la manière dont nous devrions penser la politique et la gouvernance africaines aujourd’hui, non pas selon les structures de la crise et de la défaite, mais selon l’ordre de ce que V.Y. Mudimbe appelle la réinvention de l’Afrique, une exigence dont la renaissance africaine est à la fois l’idée régulatrice et l’utopie. Dans cette mesure, renaître signifie naître de nouveau, accéder à un une nouvelle vérité de soi et à un nouveau pouvoir sur soi pour produire de nouvelles lignes de destinée dans le monde, avec de nouvelles lames de fond pour vivre et de nouvelles structures d’existence pour agir.

  1. Les luttes concrètes contre les crises politiques dans la société africaine

En définissant comme je l’ai fait le paradigme de la défaite et le paradigme de la renaissance, j’ai, en fait, tracé le cadre d’ensemble pour comprendre ce qui détermine les lignes de fond de la politique telle qu’elle se vit dans l’Afrique actuelle, à travers les grandes luttes qui en déterminent les configurations de base.

C’est dans le paradigme de la défaite que les crises politiques de l’Afrique actuelle s’inscrivent. Elles sont l’expression des rémanences, des permanences et des dynamiques d’auto-régénération des chaînes du destin subi par l’Afrique depuis la période de l’esclavage jusqu’à nos jours.

Quand on observe le fonctionnement global des univers politiques africains à travers les acteurs qui s’y déploient, on ne peut pas s’empêcher d’y voir les rémanences de la traite des Noirs dans les structures du pouvoir, dans le mental des populations et dans les modes d’être et de pensée telles qu’ils configurent la société. Fondamentalement, il y a comme une force de violence matérielle et symbolique qui rappelle les temps sombres de la souffrance des Nègres livrés à la déshumanisation et à l’inhumanisation. Les pouvoirs politiques ont tendance à s’appuyer sur des structures inhumaines et des comportements déshumanisants dans les répressions qui rappellent la traque et la capture des Nègres et les cruautés des forces qui l’opéraient au nom du système d’esclavage, pour reprendre les mots d’Achille Mbembe (2010). L’espace des Etats africains d’aujourd’hui recèle toujours quelque chose de la traite comme force de terrorisation des corps et des esprits dans les populations. S’y pratique la fragmentation sociale où une certaine partie de ces populations est mise à contribution par des pouvoirs féroces et cruels pour imposer un ordre violent d’une élite politique qui travaille au service de ce que l’universitaire congolais  américain Nzongola Ntalaja (2017) appelle les réseaux criminels mondiaux. Pouvoir politique et criminalité institutionnalisée fonctionnent ainsi comme réalités d’une nouvelle traite négrière qui ne dit pas son nom et qui se cache derrière le vocabulaire de souveraineté nationale et de quête du développement du peuple. Il y a ainsi, contrairement à ce qu’affirment tous les universitaires qui prétendent que l’Afrique est seule responsable et seule source de ses malheurs après bientôt près de 60 ans d’indépendance, un enchâssement du destin actuel des Africains dans le dramatique système mondial dominé par les mafias de tous bords et les réseaux économiques et financiers qui instrumentalisent les pouvoirs africains pour le malheur de nos peuples.

Le peuple lui-même ne s’y trompe pas. Il applique, face aux forces de domination, de prédation et de spoliation dans l’ordre politique et dans l’ordre économique et financier où l’Afrique est enchaînée de gré ou de force, les formes de résistance qui furent celle du temps de la traite. Pour les uns, on recourt à la fausse obéissance dans l’espoir d’échapper à la violence ; pour les autres, les comportements désespérés et souvent suicidaires des révoltés au fond des bateaux négriers que sont devenus nos pays sont repris pour affronter les montres de la police, de l’armée et des service de renseignement ; pour certains autres encore c’est la fuite qui sert de modèle, non pas la fuite au fond des forêts et vers les montagnes inaccessible, mais dans une intériorité qui refuse de collaborer avec le système ; et pour ceux qui n’en peuvent plus, l’exil vers d’autres contrées est devenu la voie dans laquelle on espère échapper à la violence sauvage ou à l’esclavage volontaire qui se traduit dans l’acceptation de la violence symbolique des discours, des slogans, des rites et des conditionnements psychologiques exercés par les pouvoirs des médias.

On peut voir aussi dans le fonctionnement des Etats africains certaines rémanences de la colonisation, avec les systèmes de disciplination fondés surl’appauvrissement matériel et l’appauvrissement anthropologique des populations par la chicotte et la carotte : la chicotte pour tous ceux qui se laisse entraîner dans des velléités de libération et la carotte pour ceux qui acceptent de collaborer avec le système, ces « évolués » qui ont servi les colons en voulant leur ressembler au point d’en devenir des pires caricatures. La chicotte a servi à asseoir l’acceptation de la pauvreté matérielle entretenue et le travail forcé pour enrichir les métropoles. La carotte a servi, en revanche d’appauvrissement anthropologique dont a parlé Engelbert Mveng (1986), une opération psychique qui vide l’individu et la société de toute capacité de créativité autonome, d’initiative historique et d’innovation pour l’enrichissement endogène. On peut dire que la carotte et la chicotte ont en fait réussi à plonger les populations dans une véritable déchéance culturelle destinée à casser toute résistance et à asseoir une culture de la soumission à l’oppression.

Ce sont ces réalités que la néo-colonisation a maintenues et entretenues en donnant le pouvoir politique à une élite de ceux qu’on appelle aujourd’hui en République Démocratique du Congo les « médiocres »[1], des dirigeants sans vision dont la gouvernance dans son ensemble ne sert que des intérêts individuels à court terme, au détriment de tout projet collectif de libération du peuple et d’enrichissement de la population. Les « médiocres » se gavent des richesses de l’Etat en l’appauvrissant et en le mettant au service d’un système mondial de division du travail dont les principes d’enrichissement servent en réalité soit les réseaux criminels mondiaux, soit les pouvoirs mafieux des nations riches, soit les pouvoirs politiques économiques et culturels qui dirigent ces pays, soit le système mis en place par ces pouvoirs pour leur hégémonie sur le monde.

C’est là qu’on peut percevoir le lien entre néo-colonisation et mondialisation néolibérale actuelle. Dans une Afrique néo-colonisée dont les systèmes de gouvernance sont chargés de veiller aux intérêts étrangers, les pouvoirs politiques locaux recourent à trois cadres de disciplination pour bien arrimer nos pays au système mondial actuel :

  • L’instauration de ce que José Do-Nascimento (2000) appelle le pouvoir libertaire, c’est-à-dire un système où les dirigeants n’ont rien de supérieur au-dessus d’eux : ni la constitution garantissant un ordre de justice et de respect des droits, des pouvoirs et des devoirs des citoyens ; ni les contre-pouvoirs qui limitent les tendances à l’autocratie ; ni les références éthiques pour guider la politique vers le bien commun et le mieux-vivre ensemble.
  • La mise en place de ce que le chercheur camerounais Achille Mbembe (2013) nomme zonages. Il faut entendre par là la création des véritables zones de nouvel esclavage dans les pays africains, des espaces  où le néolibéralisme impose ses lois d’airain sur des populations soumises à un système de travaux forcés, encadrés par des véritables systèmes de violences sans limites. Dans ces zones sans droits sont organisées des pratiques d’un autre âge : la soumission des corps et des esprits, la suppression de toute possibilité de liberté réelle, l’écrasement de toute possibilité de penser par soi-même et de penser des résistances au nom de l’humanité.
  • Le maintien d’une balkanisation de fait du continent africain pour éviter l’émergence d’une Afrique unie dont Nkrumah avait dessiné les grandes lignes théoriques sur lesquelles Kadhafi voulut, sans succès, greffer des mécanismes pratiques concrètes : une banque centrale commune, une structure commune d’information et de communication, une armée commune, une agence spatiale commune, un système éducatif unifiée autour de la recherche scientifique et technologique, un service commun de relations extérieures et une vision commune de ce que l’Afrique doit être dans le monde.

Dans la réalité politique dramatique que l’Afrique organisée ou désorganisée par les structures néolibérales est devenue, les traumatismes psychiques causés par la grande nuit dont parle Achille Mbembe pour caractériser la période qui va de la traite à la mondialisation actuelle ont imposé leur ordre desséchant et tari les possibilités de sortir des ténèbres. On voit ainsi, dans les crises de nos pays, un véritable travail politique d’impuissancisation, de zombification, d’imbécillisation et de néantisation comme phénomènes qui s’auto-régénèrent et prennent de plus en plus d’ampleur au point de constituer une véritable psycho-socio-anthropologie africaine de la gestion des pays et de la gouvernance de nos Etats.

Disons-le plus clairement : aujourd’hui, nous avons dans l’ensemble en Afrique des politiques impuissantes, des politiques imbéciles, des politiques de zombification et de néantisation déployées par des pouvoirs dirigeants complètement médiocres du fait d’être toujours inscrites dans le paradigme de la défaite.

Le vrai combat politique à mener dans nos pays est aujourd’hui de mettre en place des stratégies de sortie de ce paradigme politique de la défaite pour créer et organiser un paradigme de la renaissance africaine. C’est cette exigence que Ngungi wa Thiong’o (2011) a défini quand il veut pour l’Afrique une décolonisation des esprits. Jean-Claude Djéréké a réitérée récemment cette exigence dans son L’Afrique doit être libre et souveraine (2017). On trouve là la même exigence qui donne forme au discours de toute une constellation des penseurs de la libération africaine, depuis Fanon (1954, 2012) jusqu’à Felwine Sarr (2016). Dans cette constellation, le vœu de Vince Mudimbe de libérer un discours africain producteur d’une pratique politique a pris toute sa consistance. Nous nous trouvons maintenant à l’étape où il faut, sur la base de ce discours théorique, inventer des pratiques politiques nouvelles, hors du champ du paradigme de la défaite.

  1. La libération des imaginaires par des pratiques du changement        

En entrant dans le paradigme de la renaissance africaine, on quitte la sphère de la simple critique de l’esprit et des pratiques de la gouvernance pour entrer dans les impératifs à partir desquels il convient d’ouvrir de nouveaux horizons pour l’invention d’une nouvelle destinée  pour notre continent dans l’exercice du pouvoir politique. Cette nouvelle perspective concerne l’émergence de nouveaux imaginaires sociaux et de nouvelles orientations pour tous les acteurs qui animent l’ordre sociopolitique aujourd’hui, à travers un travail d’éducation et d’animation culturelle où les universitaires ont des responsabilités essentielles dans la conception et l’organisation des stratégies d’action.

Parmi ces responsabilités, la plus évidente est d’éclairer les esprits, à tous les niveaux, sur ce que la politique veut dire dans les grands enjeux du monde d’aujourd’hui. Rien qu’en observant l’état d’esprit des dirigeants dans l’ordre mondial actuel et les décisions qui sont prises face à l’avenir, on peut dire que la priorité des grandes nations actuelle est de l’ordre de la puissance, autour des préoccupations stratégiques centrées sur l’économie, le progrès scientifique et l’effort militaire. Les analystes les plus conscients de la situation du monde parlent clairement d’un nouveau partage du monde après une troisième guerre mondiale dont le pape François dit qu’elle a déjà commencé et qu’elle se déroule aujourd’hui par morceaux (Mulumba Kabuayi 2017). Face à cette situation, l’aveuglement politique de l’Afrique sur les risques qui se profilent est effarant, tout comme est stupéfiante sa cécité sur les décisions à prendre d’urgence pour parer au plus vite aux dangers qui s’annoncent. L’Amérique renforce ses efforts militaires en augmentant son budget pour l’arsenal de défense et d’attaque à partir de ses diverses bases stratégiques dans le monde. La Chine développe une politique de guerre économique et de puissance militaire en bombant le torse et en montrant vigoureusement les muscles dans la mer de Chine. La Russie expérimente sa capacité de destruction en Syrie et fait comprendre aux Etats-Unis qu’elle ne restera pas inerte et sur la touche face à une éventuelle guerre mondiale et au partage du monde qui s’en suivra. L’effort de la Corée du Nord pour affiner ses armes stratégiques sont trop évidentes pour qu’on ne voie pas ce qu’il signifie au cas où il y aurait de nouvelles conflagrations planétaires.

Face à cette situation, l’Afrique ne s’inquiète pas outre mesure et continue de penser et d’exercer sa politique dans le cadre du paradigme de la défaite, comme si de nouvelles menaces ne se profilaient pas à son horizon. Elle semble ne pas comprendre ce que veulent lui dire ses propres chercheurs qui  prennent la peine d’analyser l’ordre du monde comme le fait le chercheur Congolais Freddy Mulumba Kabuayi et comme l’a fait, avant sa mort, le géo-stratège Philippe Biyoya Makutu Kahandja (2016). Ces analystes lisent la réalité actuelle du monde en termes de recherche et d’affrontement de puissance. Dans la mesure où les chercheurs qui s’inscrivent dans cette dynamique mettent en lumière une dimension stratégique qui pousse à revoir et à réformer toute la vision politique de l’Afrique par rapport au  monde du point de vue de la puissance, il faut s’enfermer profondément dans une cécité coupable pour être un dirigeant africain aujourd’hui et continuer à pratiquer une gouvernance de dépendance, d’extraversion et d’aliénation inscrite dans le paradigme de la dé faite et dans ses stratégies de déchéance culturelle et d’appauvrissement anthropologique. De même, il n’est plus possible d’être responsable politique africain et de demeurer dans l’inconscience par rapport aux risques du nouveau partage du monde dont notre continent ne pourra pas ne pas faire les frais et subir le contrecoup en termes de nouvelle domination.

La politique à développer dans la perspective de l’avenir devant ce qui se déroule sous nos yeux, c’est la politique de la renaissance africaine telle que l’avaient conçue Cheikh Anta Diop, Nkrumah et Kadhafi. Elle devra être une politique de puissance qui dépasse le cadre des crises actuelles des Etats-nations minuscules et fragiles pour la constitution d’une grande masse critique politique africaine dont Théophile Obenga(2011) dit qu’elle est la seule condition de la puissance africaine face aux grands ensembles mondiaux qui ambitionnent d’imposer leur hégémonie sur la planète.

Parler de la politique de la renaissance africaine, c’est changer de degré et d’échelle par rapport à la manière dont se déroulent les crises politiques que manifestent l’ambition de confiscation du pouvoir par certaines élites dirigeantes, le vertige de s’éterniser à la tête de nos  Etats par certains chefs qui se croient providentiels, la griserie causée par l’accumulation insolente des richesses qui n’enrichissent qu’une infime minorité et la folie de croire qu’il n’y a pas une vie possible après la présidence. Cette vision pathologique du pouvoir politique ne peut disparaître que si l’imaginaire politique africain, dans la tête des chefs d’Etat comme  dans l’esprit des populations, s’élargit à l’échelle de tout le continent. Il  ne s’agit pas là d’une utopie creuse et irréalisable, mais de la condition de la puissance africaine face aux réalités du monde où la puissance économique, politique, culturelle et militaire est l’enjeu fondamental. Sans une idée claire de cet enjeu et les conséquences stratégiques qu’elle impose, l’Afrique ne pourra pas sortir de ses crises politiques actuelles. Elle s’affaiblira de plus en plus et finira par être la proie de nouvelles hégémonies que les géo-stratèges décrivent déjà à travers les idées qu’ils développement sur le nouveau partage du monde.

Une vision continentale de la gestion des crises politiques en Afrique conduit à remettre en cause  et à repenser de fond en comble les stratégies de lutte qui se font au sein du cadre national dans beaucoup de pays. Aujourd’hui, ces stratégies sont de quatre ordres:

  1. Les coups d’Etat militaires et les révolutions de palais

Jusqu’à ce jour, ils ont laissé un goût amer sur les langues des peuples africains qui ont vu souvent des dictateurs prendre la place d’autres dictateurs et imposer des chaînes souvent plus cruels aux populations que les anciens pouvoirs qu’ils ont remplacé. Les expériences de ces types ont été tellement traumatisantes que les Princes du pouvoir politique africains eux-mêmes ont décidé, en désespoir de cause, de les restreindre par le principe du refus de toute prise du pouvoir par la force.

  1. Les luttes armées organisées par les mouvements de libération

Les luttes armées organisées par les mouvements de libération lancés par les pays voisins qui imposent à l’intérieur des nations existantes le surgissement de nouveaux leaders. Ces luttes ont engendré : la perpétuation d’un même moule politique où les nouveaux venus n’innovent en rien dans l’exercice du pouvoir politique et dans la gouvernance globale de nos pays. Le changement relève alors de la simple rhétorique vide et de la pure phraséologie creuse. En profondeur, les chaînes des dictatures restent toujours solides et le peuple y gémit sans perspective de vrai changement.

 

  1. Les insurrections populaires

Les insurrections populaires renversent les pouvoirs en place  à la manière de ce qu’on a appelé le printemps arabe ou de ce qui a eu lieu au Burkina Faso devant les caméras de télévision. Dans beaucoup de nos pays africains, de mouvements citoyens des jeunes comme Y a en a marre (Sénégal), le balai citoyen (Burkina Faso), la Lucha et Filimbi (RDC) rêvent d’un scénario du même type, sans prendre conscience que dans les cas qui leur sert de schéma régulateur, on a assisté plus à des changements d’équipes au pouvoir qu’à une révolution radicale pour changer l’esprit et les structures du système en place.

 

  1. Dialogues et arrangements à l’amiable entre l’opposition et le pouvoir en place

Outre le fait que ce schéma se déroule souvent sous le signe du mensonge, de la roublardise, de l’achat de conscience, du débauchage d’opposants, du jeu de peaux de banane et de la procrastination où le temps joue souvent en faveur des équipes au pouvoir et du prolongement du pouvoir de médiocres, rien ne garantit jusqu’ici qu’un nouveau système, plus compétente et plus éthique, est susceptible de sortir des concertations politiques africaines. Sauf dans le cas de la conférence nationale béninoise qui a bénéficié d’un concours de circonstances où un dictateur saisi par une grâce particulière a obéi à une volonté populaire guidée par des leaders conscients et responsables, les palabres politiques africaines n’ont jamais eu des fruits qui dépassent les fleurs. Le Bénin n’a été que l’arbre qui cache la forêt et l’hirondelle qui ne fait pas le printemps.

 

  1. Les fausses élections pseudo démocratiques

Les fausses élections pseudo démocratiques n’aboutissent souvent qu’à mettre en place des dirigeants néocoloniaux qui font partie d’un système où ils n’ont aucune marge de manœuvre pour changer l’ordre des choses.

  1. La confiance dans l’arbitrage de la communauté internationale

Ici, on pense aux petits animaux qui, pour régler leurs différends, s’en vont voir un Raminagrobis qui finit par les avaler eux-mêmes. L’ordre politique issu de l’intervention des armées étrangères en Afrique et des troupes des Nations Unies n’a jamais garanti aux pays Africains un ordre de liberté, de dignité et du bonheur pour nos peuples. Fanon l’avait bien vu ce problème au début des indépendances africaines, après l’assassinat de Lumumba : l’ONU ne vient pas résoudre nos problèmes, l’ONU vient renforcer l’emprise des pays puissants sur les pays pauvres qu’elle réduit à l’impuissance et à l’acceptation du statu quo dans l’ordre ou dans le désordre mondial .  On peut dire sans risque de se tromper que l’exigence du règlement des crises politiques selon l’esprit de la renaissance africaine est encore à inventer. 

  

  1. Repenser les perspectives, réinventer les anciennes stratégies et en inventer d’autres

Il ne convient pas aujourd’hui d’aller trop vite en besogne et affirmer que le fait d’avoir mis sur pied des stratégies qui n’ont pas eu des résultats de changement escomptés les invalide toutes aujourd’hui. Les choses sont plus complexes et la tâche d’une approche universitaire est de pouvoir inscrire la recherche des stratégies d’action dans une grande vision de la pensée et de l’action politiques. Cela implique une double tâche : celle de repenser les perspectives politiques à partir d’une vision globale de la signification de l’échec actuel des stratégies d’action mises en œuvre et la tâche de réinventer ce qui a été fait selon de nouvelles lignes théoriques et de nouvelles exigences pratiques.

Face à la première exigence, il est bon de savoir que l’échec des approches entreprises pour régler et gérer les crises politiques internes aux pays africains montre que les crises dont il est question s’enracinent dans une crise plus fondamentale : celle de l’homme africain comme force du changement. C’est cette crise qu’il est impératif d’aborder quand on regarde les réalités du point de vue d’une analyse que l’on attend des universitaires aujourd’hui.

Au cœur de cette crise de l’homme africain, il y a la dimension de la crise de rationalités, la dimension de crise des valeurs et la dimension de crise des utopies (Ka Mana 1993). La crise des rationalités signifie une absence d’un investissement suffisant de la raison dans réellement pour y faire face. Il est rare  que les responsables politiques africains aient une idée claire de ce de quoi ils sont responsables et de ce pour quoi ils sont au pouvoir. Il est aussi rare que ceux qui s’opposent à eux aient à leur tour une intelligence solide de ce qu’ils sont appelés à faire concrètement, mise à part l’ambition de remplacer le calife en place en promettant un nouvel ordre des choses dont ils n’ont pas des contours rationnels bien clairs. On nage souvent dans la démagogie, dans l’illusionnisme et  dans de promesses souvent vagues sur des changements impossibles. Le champ politique africain est surchargé de paroles vides et d’actions non souvent pensées de la part des pouvoirs en place et des opposants en place dans un système global qui tourne en rond et nage au-dessus du vide. Les populations sont amenées à chanter et à danser au-dessus de ce vide, sans avoir les possibilités réelles de réfléchir sur les choix qu’ils doivent faire. Elles n’ont de la politique qu’une idée festive pour crier de liesse devant les chefs politiques en encensant leurs actions ou vilipender leur gouvernance dans des oppositions de la salive ou des manifestations publiques souvent stériles.

Le vide dont il s’agit est, au fond, un vide de valeurs en fonction desquelles on devrait exercer la politique aujourd’hui. Je ne parle pas seulement des valeurs morales qui assurent la solidité d’une personnalité qui exerce le pouvoir ou qui veut y accéder. Je parle surtout de la foi en des valeurs purement politiques autour desquelles se constituent un être-ensemble, un mieux-vivre-ensemble dont les noms actuels sont la bonne gouvernance, le développement et la communauté de destinée pour un peuple. Quand la politique ne s’enracine pas dans le socle de ces valeurs politiques et de leur limon moral, elle déraille en permanence dans des comportements sans colonne vertébrale d’intérêts à défendre ensemble et du bonheur collectif à construire ensemble. L’homme africain est maintenant habitué à vivre avec des politiques sans colonne vertébrale.

Pour construire une colonne vertébrale du bonheur partagé à partir des intérêts communs à assumer et à garantir, il est utile de savoir faire rêver son peuple pour les élites politiques et pour les populations de construire et de vivre des utopies qui deviennent des raisons de vivre et de mourir. Dans l’homme africain aujourd’hui, il faut raviver les grands rêves de liberté, d’indépendance, de grandeur et de puissance, tout cela pour lequel et autour duquel les meilleurs d’entre les hommes ont appris à construire leur destin et à donner leur vie pour leur peuple.[2]

En Afrique, nous vivons dans une crise où la rationalité, l’éthique et l’utopie ont déserté le cœur, l’esprit et les consciences des hommes. Il est impératif que se constitue ce que l’on appelait dans le temps des avant-gardes éducatifs et culturels pour enseigner de modes de penser, de manière d’être et de principes d’espoir politique pour un nouvel homme africain, celui qui fera la nouvelle politique africaine selon l’ordre de la renaissance africaine.

C’est cette perspective que les universitaires d’Afrique sont appelés à ouvrir. C’est dans cette perspective qu’il convient qu’ils intègrent leur réflexion pour ne pas être au service des pouvoirs néocoloniaux actuels ou pour hurler tout simplement avec les loups des oppositions africaines souvent financées et entretenues par les maîtres néocoloniaux dont la vision du monde aujourd’hui est essentiellement néolibérale.

Les rationalités, les valeurs et les utopies qui devront nourrir la nouvelle politique africaine dans une perspective de renaissance ne devraient pas seulement être pensées dans une perspective nationale ou dans une perspective panafricaine. Elles ont une portée mondiale.  Elles devront, d’un point de vue stratégique, prendre place dans la grande confrontation entre les forces de la mondialisation actuelle et les énergies de l’altermondialisation. La philosophie stratégique de base devra être aujourd’hui celle d’une éthique des liens féconds avec toutes les dynamiques de résistance et de créativité qui, dans le monde, combattent la barbarie de l’ordre néolibéral qui est l’autre nom du néocolonialisme et de ce que l’on désigne de nos jours par l’expression de petites mains du capitalisme mondialisé.

L’ordre interne des luttes nationales et panafricaines n’a de chances d’aboutir à des mouvements de changement solides que s’il s’épanouit à partir des solidarités mondiales de type nouveau, qui s’enracinent dans le terreau fertile de la pensée et de l’action altermondialisatrices. Cela veut dire que la bataille est planétaire et qu’il est important de savoir avec qui et à côté de qui on se bat contre les forces de domination, d’arriération et d’affaiblissement de l’Afrique dans sa volonté de renaissance. Dis-moi avec qui vous vous battez et contre qui vous vous battez, je vous dirai qui vous êtes. Voilà un principe stratégique d’action qui devrait permettre de penser à nouveaux frais les voies qui n’ont abouti jusqu’ici qu’à des résultats mitigés en Afrique.

De ce point de vue, il y a des culs-de-sac : les coups d’Etat, les révolutions de palais et les agressions militaires qui changent des hommes sans changer les systèmes. Ce sont des solutions d’un autre âge. Aujourd’hui, ils ne mènent nulle part. Aucune force nationale ou panafricaine ne pourrait les soutenir, ni du point de vue rationnel, ni du point de vue éthique, ni du point de vue de grandes utopies pour construire l’avenir. Aucune force de progrès au niveau des mouvements de l’altermondialisation ne peut non plus encourager de telles perspectives d’action. Le changement qu’il faut à l’Afrique ne relève pas de cet ordre de la violence destructrice.

En revanche, les actions de pression populaire et les voies du dialogue politique gagneraient à être repensées en fonction des exigences de rationalité, d’éthique et d’utopie. Je pense ici à ce qu’écrit Cheikh Anta Diop sur la conscience populaire  et les nécessités urgentes de changement:

Amener la conscience populaire à réaliser  de telles nécessités (en particulier : que le peuple est maître de son de son sort et qu’il peut l’améliorer par un moyen naturel qu’est la lutte collective, organisée et adaptée aux circonstances de la vie : grève de vente, grève d’achat, grève de la faim, grève politique, pétitions, délégations, boycottage, alerte de l’opinion internationale, autres mouvements de masse, tels que manifestations locales ou coordonnées à l’échelle du continent dès que possible), équivaudrait à lui faire faire un saut qualitatif, une découverte dont l’importance sur le plan africain est comparable à celle de la découverte de l’énergie atomique dans le domaine scientifique(Clinton 2014).

Cheikh Anta Diop met en lumière ici les exigences d’organisation, d’adaptation aux circonstances et de vision collective de ce qu’il convient pour le changement. Cela est différent des expériences qui dominent l’Afrique avec des habitudes d’improvisation, de spontanéisme, d’amateurisme et d’esprit de l’à-peu-près où baignent les manifestations des oppositions politiques africaines. Cela est aussi différent des réalités de fragmentation de ces oppositions,  des trahisons entre leurs leaders et de corruption qui le rend achetable aux prix que fixe les dirigeants en place. Cela est également différent du discours des opposants qui ne fait pas rêver leurs peuples à long terme et qui ne voit l’horizon qu’en termes de conquête immédiate du pouvoir politique. 

Aujourd’hui, il faut changer de cap. La visée, c’est d’être non pas dans la perspective de la quête du pouvoir pour le pouvoir ou dans l’affirmation de l’opposition pour l’opposition, mais d’organiser des forces sociales qui s’engagent dans l’action politique pour lutter contre la pauvreté, promouvoir le développement plénier du peuple, ouvrir de nouvelles voies d’éducation et inventer de nouvelles méthodes de promotion de la vie dans les grands domaines tels celui de la santé, de l’agriculture, de la créativité populaire.

Cela s’appelle la voie d’une opposition intelligente par la voie des pratiques intelligentes du changement. Cela s’appelle aussi la voie de l’exercice intelligent du pouvoir dans un pays que l’on rend le pouvoir en place intelligent dans la manière dont il aborde concrètement les problèmes de l’Etat et de la nation.

Qu’est-ce à dire ? Cela veut dire qu’il existe une manière de vivre la pouvoir comme un pouvoir intelligent, capable d’unir dans une même dynamique des outils de changement dont il  convient de se doter comme énergie de renaissance.

L’idée du pouvoir intelligent, nous la reprenons à Hillary Clinton qui y voit une inter-fécondation entre trois forces qui constituent ce qu’elle appelle une société saine. Ces trois forces sont : « un Etat responsable, une économie ouverte et une société civile passionnée. » Au moment où elle était responsable de la politique étrangère de son pays, Hillary Clinton (2014) avait compris une vérité fondamentale sur l’orientation ce cette politique. Elle écrit :

Si nous voulons réussir au XXIe siècle, nous devons mieux intégrer les outils traditionnels dont elle dispose – la diplomatie, l’aide au développement et la force militaire-, mais puiser dans le dynamisme et les idées du secteur privé et donner du pouvoir aux citoyens, notamment les militants, organisateurs et apporteurs de solutions que nous appelons la société civile, afin qu’ils résolvent eux-mêmes leurs problèmes et déterminent leur avenir. 

Il y a dans cette vision de la société saine une orientation stratégique capitale pour régler les crises politiques en Afrique par le développement du pouvoir intelligent. On doit noter qu’il n’y a pas ici la confrontation entre pouvoir et opposition telle qu’on la voit partout en Afrique ni affrontement incendiaire pour le contrôle des manettes de la gouvernance. La politique est vue plutôt comme inter-fécondation et cette inter-fécondation met en relation le champ du rayonnement international d’une nation, le champ de l’économie créatrice de prospérité et le champ de la création d’idées novatrices par la société civile définie autour des militants, organisateurs et apporteurs de solutions.

Dans une perspective africaine, cela signifie que les pouvoirs en place et les oppositions qui les combattent sont appelés à révéler ce qu’ils ont comme projet de société à travers des initiatives, des actes et des comportements concrets pour le resplendissement de nos nations, pour son développement et pour le génie créateur de sa société civile et de ses mouvements citoyens.

Stratégiquement parlant, l’opposition africaine ne devrait pas attendre d’être au pouvoir pour s’engager dans des changements concrets dans les domaines du rayonnement de la nation en matière d’éducation, de santé, d’édifications de grands lieux d’espérance et de promotion des œuvres de l’esprit où une nation montre sa grandeur aux yeux du monde entier. Elle doit s’épanouir autant dans la construction des liens panafricains et mondiaux utiles à son affirmation comme force créatrice que dans l’engagement dans l’action économique et dans l’intensification des initiatives du changement par la société civile. Elle deviendrait ainsi un pouvoir en action qui peut prétendre à gouverner parce qu’elle aurait montré ce qu’elle est capable de faire dans l’amélioration des conditions de vie de citoyens, dans la dynamique de développement de la nation et dans la mobilisation des forces de transformation de la société.

  De même, les pouvoirs en place ne pourront légitimer leur statut de pouvoir en place qu’à travers ce qu’ils réalisent dans l’exercice du pouvoir intelligent. Ils n’attendront pas la contestation ou la remise en question de leur exercice du pouvoir par l’opposition ou par les forces populaires pour dire qu’ils sont capables de se mettre au service de la nation. Comme on juge un arbre par ses fruits, on les jugera par la splendeur de leurs réalisations en matière de gouvernance pour le développement, pour la promotion des droits, de devoirs et des pouvoirs de citoyens et pour la dynamique de leur rayonnement dans le monde.

Pouvoir et opposition seront alors moins des forces antagonistes que des  énergies en compétition-coopération pour une politique du bien commun, dans une commune volonté de créer un monde de l’en-commun dont les philosophes parlent de plus en plus aujourd’hui. Il s’agit du monde de mêmes intérêts vitaux, de mêmes valeurs de base et de mêmes utopies créatrices. La politique y est un espace de compétition-coopération autour des grands enjeux du bonheur partagé, dans la perspective de la renaissance africaine.

Dans une telle vision de la politique, on ne se dispute pas autour des postes juteux à se partager dans la mangeoire nationale.  On travaille à aiguiser les outils de la promotion humaine avec une politique éclairée par les lumières spirituelles qui stipulent que l’homme ne vit pas seulement de pain, que l’homme ne vit pas seulement pour le pain, que l’homme a une autre réalité dont il devrait se préoccuper : sa vie même, la qualité même de son être et ce que les vieux philosophes nommaient l’âme. On peut alors placer la politique de la renaissance africaine sous le signe de cette interrogation décisive, mais qui est toujours actuelle : que sert-il à l’homme de gagner l’univers s’il ruine sa propre vie, s’il perd son âme ?

  1. Territoire des mythes pour l’esprit de renaissance

Il existe une manière africaine d’exprimer ces réalités essentielles. Elle se trouve dans les mythes qui fondent et organisent l’humanité africaine dans ses sources et dans ses évolutions. Je choisis ici deux de nos mythes pour définir l’esprit qui convient pour la renaissance africaine. Le premier est le plus vieux mythe de l’humanité africaine que nous a léguée l’Egypte pharaonique : le mythe d’Isis et Osiris.

Le mythe raconte qu’à l’origine du monde africaine, un roi sage, Osiris, avait engagé pour son peuple une politique du bien, une politique du bonheur, une politique du rayonnement planétaire et une politique  de la promotion humaine pleine, solide et profonde.

Le mythe  raconte que le frère de ce roi, Seth, entreprit de tuer son frère et de lui arracher le pouvoir. Il fabriqua un immense sarcophage en or qu’il présenta publiquement lors de la fête du trône, prétendant offrir ce merveilleux cercueil à toute personne qui s’y coucherait et correspondrait aux mensurations du splendide et brillant bijou. L’honneur sera donner à cette personne de passer l’éternité dans la brillance de l’or, admiré par toute la sphère éternelle de l’au-delà. Tous les dignitaires se couchèrent à tour de rôle dans le sarcophage. Sans succès. Seth demanda alors à son frère Osiris de s’étendre à son tour dans le cercueil en or qu’il avait en fait confectionné aux mesures corporelles exactes du Roi. Osiris s’exécuta et les conspirateurs fermèrent le cercueil et le plombèrent hermétiquement pour le jeter dans les marais. Le coup d’Etat réussit et Osiris subit l’humiliation extrême d’être abandonné mort dans la boue pour l’éternité.

Le mythe raconte qu’avertie de l’assassinat de son mari et de l’humiliation extrême qu’il avait subi, Isis, épouse et sœur du roi, alla chercher le sarcophage dans les marais, récupéra le corps du roi et fit toutes les cérémonies funéraires indispensables au voyage d’Osiris dans l’au-delà. Le mythe raconte que Seth se mit dans une fureur indescriptible, fit chercher le corps de son frère et le coupa en petits morceaux qu’il dispersa dans tous les coins du royaume d’Egypte.

Le mythe raconte qu’Isis ne fut pas découragée ni anéantie en elle-même par la fureur de son frère Seth et ses cruautés macabres. Elle entreprit un voyage véritablement initiatique pour récupérer les morceaux d’Osiris dispersé  dans toutes les régions d’Egypte. Quand elle les eut ramenés, elle demanda aux médecins, mages et maîtres de mystère de les rassembler à nouveau. Cela fut fait. Isis remarqua alors qu’il manquait à son mari l’organe génital fécondateur. Elle demanda qu’on en fabrique un et qu’on le place sur le corps d’Osiris.

Le mythe raconte qu’elle se fut fécondée par son mari et mit au monde un enfant: Horus. L’enfant grandit en force, en intelligence et en sagesse. Il provoqua son oncle Seth en duel et le tua. Le mythe raconte qu’il récupéra ainsi le pouvoir et gouverna le royaume dans la paix, la prospérité et le bonheur communautaire.

Dans ce beau mythe fondateur de l’humanité africaine, tout est dit sur les dynamiques des crises politiques africaines et sur la manière d’en juguler les effets et les affres de traumatisme historique par la renaissance de l’Afrique. On y décrit le grand travail de l’imaginaire qu’il faut entreprendre pour un peuple qui veut renaître : l’invention d’un âge d’or mythique auquel il est important et utile de se reporter comme à une source fécondatrice pour la renaissance et l’ouverture à l’avenir.

On y décrit aussi la politique comme champ de pulsions de mort et d’affects meurtriers, où les ruses et les mensonges peuvent transformer en splendides brillances enchanteresses des sarcophages destinés à plomber le destin de tout un peuple. L’Afrique est tombée dans le piège du cercueil en or où ses énergies de gouvernance rationnelle, éthique et créatrice de grands rêves et de grandes utopies ont été tuées, écrasées et humiliées par des pouvoirs politiques africains à qui l’on a offert beaucoup d’objets clinquants pour lesquels ils tuent, martyrisent et déchiquettent leurs propres continents et leurs propres peuples dans des dictatures insensées et sanguinaires. Au lieu d’épanouir la politique d’Osiris, l’Afrique s’est détruite avec la politique de Seth.

Dans cette tragédie, c’est aux forces d’éducation à l’humanité et aux énergies du rassemblement de nos richesses qu’il est fait appel pour vaincre le désespoir, réinventer l’espoir, comme dirait le philosophe congolais Mukendi Nkonko et ouvrir de perspectives de vie. Créer l’espace du panafricanisme est pour nous aujourd’hui le grand chemin d’espérance que la figure d’Isis représente et présentifie dans notre être aujourd’hui.

Mais il nous faut un appareil génital fécondateur de l’Afrique unie pour « forcer le monde à venir au monde », comme dirait Sony Labou Tansi, pour semer un nouveau commencement, pour mettre au monde l’Afrique de la renaissance, capable de vaincre les forces contraires qui veulent nous maintenir dans les traumatismes historiques que nous avons subis pendant la grande nuit de la traite des Noirs, au cœur des ténèbres de la colonisation et du néo-colonialisme, dans l’antre féroce et cruel du néolibéralisme, tout cela qui nous a déshumanisés, inhumanisés, impuissancisés, zombifiée, imbécillisés et anéantis purement et simplement. Pour lutter contre les effets de domination, de déchéance culturelle, de dépendance, d’aliénation, d’extraversion et d’appauvrissement matériel et anthropologique que nous avons subis, rien de tel que l’enfantement et l’éducation de nouvelles générations pour la renaissance africaine, en les préparant aux combats du futur pour en finir avec la politique de Seth.

Ce sont ces générations sorties résolument du paradigme de la défaite qui ont une nouvelle tâche: la tâche d’Horus. Elle consiste à inventer et à créer le pouvoir intelligent, à organiser une gouvernance pour le développement, à créer une culture des rationalités, des valeurs et des utopies pour le changement et assurer à notre continent une dynamique de fécondation que l’humanité africaine a le devoir de proposer comme voie pour une altermondialisation pleine de nouvelles espérances, sur la base des progrès scientifiques et techniques les plus avancés dont l’Afrique doit humaniser le projet contre les forces politiques qui les utilisent pour la domination des peuples africains. Notre tâche comme universitaires aujourd’hui, c’est d’ouvrir de pistes d’imagination, de réflexion et d’action pour toutes les énergies des générations montantes qui devraient avoir en elles le souffle et le génie d’Horus, comme dans le mythe d’Isis et d’Osiris. 

J’en arrive au deuxième mythe. Il vient de l’univers imaginaire des Akan-Baoulé en Afrique de l’Ouest. Pendant le colloque universitaire international de Lomé, Maryse Quashie a raconté ce mythe et lui a donné une interprétation très riche de sens que j’aimerais reprendre ici et enrichir plus encore. Il s’agit du mythe de la Reine Pokou et du sacrifice de son enfant. Voici ce mythe comme le présente Maryse Quashie (1999) :

A Koumassi, cité akan, le vieux Hini, le roi-gardien du siège des ancêtres, vient de mourir. Les Hinis de chaque état de l’Ashanti sont venus à Koumassi pour les funérailles et aussi pour élire le successeur du défunt. En effet, chez les Akans les Hinis sont élus par un conseil, le nouveau Hini  ne peut pas être le fils du défunt car la puissance royale se transmet par les femmes. Le conseil peut choisir un oncle, un frère, un neveu ou un cousin du Hini décédé qui cependant désigne avant de mourir celui qu’il préfère. Ce jour-là, le conseil est divisé. Celui qui a été choisi par le défunt est écarté au profit d’un vieil oncle. Ce vieil oncle devenu Hini n’oublie pourtant pas que près de la moitié du conseil avait préféré le frère de Abra Pokou, princesse de la famille royale. Il décide alors d’éliminer son jeune rival, et ordonne qu’il soit étranglé. Pokou est maintenant en danger de mort… Elle propose alors l’exil à tous ceux qui se sentent menacés parce qu’ils ont pris position pour son frère.

Un jour donc c’est le départ par le chemin le plus difficile, celui de la grande forêt vierge où la troupe de fugitifs commence à s’enfoncer. Les officiers, les prêtres et guérisseurs, les artisans, accompagnés des femmes, des enfants, des domestiques, forment un long cortège de milliers de personnes. Tous ceux qui le peuvent, portent de lourdes charges. Nul ne sait s’il reverra un jour Koumassi. La sérénité de Pokou les encourage cependant dans leur longue marche sur l’étroite piste à peine visible dans la forêt…

Un jour, deux guerriers, laissés en arrière-garde, apportent une terrible nouvelle. Le vieux Hini décidé à se venger a lancé ses troupes aux trousses des fugitifs et elles se rapprochent car, elles, ne sont encombrées de charges et d’enfants. Alors que Pokou a demandé à soixante guerriers de se sacrifier pour retarder les poursuivants, les fugitifs forcent l’allure jusqu’à l’arrivée au bord d’un grand fleuve. Ils sortent de la forêt et cherchent un gué. Hélas ! Avec les fortes pluies des jours précédents, l’eau a tellement monté qu’il est devenu impossible de traverser. Le grand prêtre interroge alors l’esprit du fleuve : ce dernier veut un grand sacrifice. Chacun donne ses bijoux. C’est insuffisant. Il faut sacrifier un enfant. Personne ne veut donner le sien. Pokou hésite car il lui faut prendre une terrible décision, elle qui a espéré un enfant pendant plus de vingt ans avant de l’avoir. Mais les milliers de fugitifs qui l’entourent ne lui ont-ils pas aussi confié leur vie ?

Pokou couvre son fils de ses plus beaux bijoux, elle l’élève au-dessus du fleuve qui gronde furieusement. Puis, le cœur serré, elle le laisse tomber dans les flots. L’enfant disparaît immédiatement dans l’eau… Soudain dans un craquement assourdissant, un arbre gigantesque, aux racines minées par les eaux, s’abat dans un grand bruit de branches brisées. Son vieux tronc est si long qu’il va d’une rive du fleuve à l’autre. L’esprit du fleuve a accepté le sacrifice. Les fugitifs peuvent commencer leur traversée.[3]

Je n’ai jamais écouté ce mythe sans trembler d’émotion ni fulminer d’indignation devant ce sacrifice d’enfant. Mon émotion et mon indignation étaient liée au fait que j’avais donné à ce mythe deux interprétations inadaptées dont la lecture que Maryse Quashie fait de la figure de d’Abra Pokou m’a libéré.

J’inscrivais ce mythe dans le cadre des religiosités sacrales traditionnelles que ma culture chrétienne et de mon éducation philosophique refusaient fondamentalement. L’univers magique des sacrifices d’enfants à des divinités voraces et cruelles relevait d’un fondement métaphysique dont la cruauté était inacceptable et indéfendable du point de vue éthique. Au fond, je refusais de lire le mythe dans son contexte mythologique et son sens m’échappait parce que ma grille de lecture était inappropriée. De la même manière, il m’arrivait de céder aux sirènes des interprétations idéologiques qu’un certain féminisme radical voulait donner à la figure de Pokou. Selon cette interprétation, le mythe définissait le leadership que les femmes doivent incarner aujourd’hui. « Pour être leader, il faut que les femmes renoncent à la maternité et donc à une partie de leur féminité », écrit Maryse Quashie qui refuse résolument cette vision de la figure de la reine Pokou. De fait aujourd’hui, face à une femme leader on se demande si elle peut encore tenir les rôles féminins traditionnels, la cuisine, le soin des enfants et même la tendresse conjugale. Les femmes elles-mêmes, lorsqu’elles sont en position de devenir leaders, ont parfois peur et préfèrent rester dans l’ombre d’un homme pour ne pas courir le risque soit de ne pas se marier, soit d’avoir des problèmes de ménages, soit de vivre des relations professionnelles difficiles… Enfin, les femmes en position de leaders sont parfois obligées de gommer leur féminité, de se faire plus dominatrices, plus dures qu’elles ne le sont naturellement, pour asseoir leur autorité. On en a même vu qui changeait leur type d’habillement pour se donner un style plus masculin pour bien jouer leur rôle de leader. 

A regarder plus attentivement la figure de Pokou,  elle ne relève pas du registre de cette idéologie féministe qui s’inspire d’un certain leadership masculiniste dont une femme normalement constituée ne peut pas s’encombrer dans l’exercice du pouvoir politique.

Selon Maryse, Quashie, la signification du mythe d’Abra Pokou et du sacrifice de son fils est d’un autre ordre : l’ordre du processus par lequel une personne devient un mythe pour son peuple, c’est-à-dire un personnage fécondateur de l’imaginaire d’une communauté capable de libérer son imagination au point de créer des solutions les plus extraordinaires pour résoudre ses problèmes. L’esprit du fleuve et l’arbre qui tombe avec fracas d’une rive à l’autre du fleuve montrent à quelle point l’esprit humain est capable d’engendre l’impossible, de donner corps à l’inattendu jusqu’aux limites du possible, quand il le faut.

« Abra Pokou était de la famille royale lors de l’exode des Baoulé, c’était un personnage important, mais c’est ce qui s’est passé lors du passage du fleuve et du sacrifice de l’enfant qui permet que l’on parle d’elle d’aujourd’hui : en effet, avant cela, elle était écoutée à cause de sa position sociale, mais avec ce sacrifice, elle a posé un geste prsonnel qui a fait d’elle une reine. Elle a eu l’audace, le courage d’aller au-delà de ce que lui demande la tradition ; elle était mère d’un enfant, elle est devenue la Reine-mère de tout un peuple, et c’est ainsi qu’elle est entrée dans l’histoire.»

Pour nous aujourd’hui, le processus de mythification du personnage de Pokou est lié à l’acte de sacrifice non pas comme un acte magico-religieux ou dans la perspective du leadership de la négation de la féminité, mais par l’ouverture de nouvelles possibilités d’existence : la vie au-delà du fleuve, le destin nouveau d’un peuple qui a rompu avec un certain type d’exercice du pouvoir politique pour fonder de nouvelles possibilités d’existence.

« Qu’est-ce que cela peut signifier pour nous aujourd’hui ? », demande Maryse Quashie. Elle répond : « Qu’il nous faut renoncer à une certaine vision de la femme, oser nous a donner une autre pour qu’émergent des leaders féminins. Dans ce sens-là, que nous apprend finalement Pokou ? Elle nous dit qu’on ne peut pas être leader sans renoncer à quelque chose, certes, mais il faut, non pas renoncer à soi mais à une image de soi-même qui maintient attaché au passé. Pour être leaders, les femmes doivent arracher d’elles-mêmes et jeter à l’eau cet enfant qui est le symbole de leur passé de soumission aux figures masculines… Ainsi l’Afrique d’aujourd’hui a besoin de femmes qui assument leur féminité, mais plus que cela elle a besoin en général de leader d’un nouveau type », conclut Maryse Quashie.

Dans cette interprétation du mythe de la reine Pokou, il est question des structures d’esprit qui dominent l’imaginaire de la société. L’épreuve de la marche dans la forêt et de la traversée du fleuve ont quelque chose d’un archétype que l’on trouve dans les grandes figures mythologiques de l’humanité. Isis a dû affronter la tyrannie de Seth. Pokou entre dans cette dynamique qui fait que son enfant sacrifié est une épreuve d’arrachement dont nous ressentons les tremblements chaque fois que la figure de Pokou est évoquée dans l’Afrique d’aujourd’hui. Sacrifier l’enfant signifie alors mettre au monde un nouveau peuple, sur la base d’une autre volonté de diriger autrement la communauté. On dirait aujourd’hui : l’enfant est la force de la dictature en nous et son sacrifice est l’exigence de passer à l’ordre de la démocratie sous la houlette d’un nouveau leadership.

Ce qui doit changer, ce sont les structures mêmes de notre imaginaire du pouvoir en Afrique. Vaincre la forêt et vaincre le fleuve exige que nous mobilisions les forces de notre intériorité créatrice pour voir la nouvelle ère qui commence et pouvoir l’organiser en renonçant à ce qui était l’essentiel de notre vie jusque-là : le dictature comme notre structure fondamentale d’esprit, comme notre logique de vie. Le mythe Pokou dit : tant que cette structure n’est pas sortie de nous et jetée dans les flots furieux de notre destinée africaine, nous n’aurons pas de pont vers l’autre rive, la rive de la liberté, de la créativité, de la naissance de l’Afrique à sa nouvelle vie.

 

Conclusion

Si j’ai fait recours au mythe d’Isis et Osiris et à celui de la reine Pokou et de son enfant dans cette réflexion, c’était pour montrer ce qui doit mourir et ce qui doit naître dans l’Afrique d’aujourd’hui. Ce qui doit mourir, ce sont les traumatismes historiques qui nous tiennent prisonniers de notre passé en Afrique. Ce qui doit naître, ce sont les énergies nouvelles capables de créer un nouveau type de gouvernance, un nouveau type d’organisation politique et un autre type de relation à nous-mêmes et aux autres nations. Nous sommes aujourd’hui devant l’exigence de rupture et de renouveau qui nous place devant une gigantesque tâche : éduquer les nouvelles générations dans le sens d’une nouvelle destinée pour l’Afrique.

 

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[1]L’expression est de Laurent Cardinal Monsengwo.

[2]Je renvoie ici au célèbre discours de Patrice Emery Lumumba le 30 juin 1960, jour de l’indépendance du Congo-Kinshasa.

[3]Maryse Quashie, Quelles figures pour reféconder l’imaginaire social des Africains ?, Communication au Colloque universitaire international organisé par Les universités sociales du Togo.

 
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