PEUT-ON SAUVER L’ESPACE PUBLIC SANS SAUVER L’ETHIQUE DE LA DEMOCRATIE

Abstract: 

This editorial has highlighted Dambisa Moyo’s double questions in her recent book; Why is democracy failing to deliver economic growth and how to fix it? (2018). Indeed, the book outlines the moral fundamentals of democracy to reconquer the public space for political discussions. These fundamentals measure the priority of human being, the responsibility of political scene and the conception of politics, not simply as an art, but; rather as wisdom. Thus, moral fundamentals require a substantial dose of economic development for their sustainability. Forcefully, the editorial demonstrates the intermingling of democracy with development. Admittedly, democracy and development play a two-way dependency as in a chicken and an egg environment for the cause of mutual need. In other words, to reach a certain level of development, democracy, the government of people by people and for the people, is required. This is why, Salim Ahmed Salim (cited by The World Bank 2000: 48) rightly argues: “Democracy must deliver on the bread and butter. Otherwise, the continent could slide back into situations where the politics of poverty will be transformed into the poverty of politics”. Therefore, the editorial maximizes the panoramic overview of the articles in this issue to safeguard, both; public space and the ethics of democracy

  1. Cadrage conceptuel et contextuel de la question

Au moment où je me préparais à écrire cet éditorial, je suis tombé sur une publication récente de Dambisa Felicia Moyo, une économiste Zambienne et auteure de Dead Aid: Why Aid is not working and how there is another way for Africa?, dont la recension a été publiée dans le Volume 6 No.1/2010 de Revue Ethique et Société. Il s’agit du livre Edge of Chaos: Why Democracy is failing to deliver economic growth and how to fix it (2018). La démocratie semble s’être engagée sur le chemin de l’échec avec comme conséquence des chaos pré et post-électoraux. Dans l’article éditorial du numéro précédant, j’ai parlé de la popularité de la démocratie face à ses défis pour nous inviter à passer de la démocratie de quantité à la démocratie de qualité. J’ai parlé du populisme dans ses aspects de fascisme, de démagogie et de simplification qui sont, en fait, des points d’accès à la violence dont s’illustre la démocratie partout dans le monde aujourd’hui. La question « how to fix it ? », « comment refonder la démocratie » devient impérativement pertinente et urgente. Elle met la démocratie face à ses perspectives et ses horizons d’avenir. La suggestion de cet éditorial est que, refonder la démocratie, il faut sauver ses repères moraux comme condition de la revalorisation de l’espace public, plateforme du raisonnement et du débat public.

Quels sont ces repères moraux qui structurent l’éthique de la démocratie et qui sont essentiels à la valeur et au retour à l’espace public ? J’en soulignerai trois qui sont plus saillants, à savoir : la priorité de l’être humain sur la politique, la responsabilité politique, et, enfin, la politique comme une sagesse. Pour concrétiser ces repères, la prise au sérieux de l’as+8pect économique est capitale. Le développement économique est essentiel à la stabilité de la démocratie, et vice versa, non seulement au niveau local, mais aussi au niveau mondial. Dambisa Moyo revendique avec raison que la croissance économique est essentielle pour la survie de la démocratie.

  1. Repères moraux de la démocratie

    1. La priorité de l’être humain sur la politique

Dans son article, 5 manières pour sauver la démocratie, publiée sur le site de l’Echo Belgique, Simon Brunfaut pose cette question: La démocratie peut-elle exister sans nous ? Voilà la question fondamentale qui met en évidence la priorité de l’être humain sur la politique. Disons le plus directement, il n’y pas de démocratie sans nous ! Qu’entendre par le « nous » ? Principalement deux choses. La première c’est le « nous » par rapport à l’autre avec qui j’entre en débat sur l’espace publique. Dans la démocratie, nous devons reconnaitre les autres comme libres et égaux, dans le processus de générer les idées utiles à la société; l’autre doit nous reconnaitre, comme libre et égale dans la formulation du projet de société dans ses défis présents et à avenir. Il s’agit de l’acceptation mutuelle qui suppose la platitude des différences des personnes, des idées et des orientations. C’est dans ce sens que la question de la démocratie va avec celle des droits humains, à condition que leur la conception ne soit pas bourgeoise et élitiste comme nous le voyons dans les jeunes démocraties aujourd’hui. La conception élitiste et bourgeoise des droits humains dans le contexte de la démocratie est celle qui tend à les politiser et les divorcer des aspects fondamentaux de la survie humaine ou les biens de base tels que la nourriture, l’éducation, la santé, le logement, le travail qui sont des pouvoirs ou, selon Amartya Sen, des capabilités qui rendent possible une participation véritable dans la dynamique de l’espace public.

Ainsi parler de la priorité de l’être humain sur la politique est une invitation à se rendre compte que l’être humain ne peut pas être un moyen au pouvoir politique comme fin. Faire de l’être humain un moyen au pouvoir politique fut-il par la voie des urnes sombre dans la violence, la haine et la confrontation physique caractéristique de régimes fascistes, populiste et totalitaire qui ont tendance à occuper l’espace public tout seul.

    1. Responsabilité

La responsabilité est le deuxième repère moral de la démocratie Pas de démocratie sans responsabilité.

La responsabilité est composée de deux mots, à savoir, réponse et habileté. Responsabilité veut donc dire l’habileté, la capacité ou l’agilité à répondre. Sont responsables ceux qui ont la capacité de répondre de ce qu’ils pensent, disent et font. La démocratie est un régime historico-politique auquel on arrive progressivement au fur et à mesure que les peuples sont conscients de leur nature politique. Ainsi nous pouvons parler de la démocratie comme un pouvoir du peuple par le peuple pour le peuple.

Sur cette base, dans la démocratie comme régime politique, chacun doit être ouvert aux autres et participer, non seulement parce qu’il est libre et égal, mais aussi parce qu’il est responsable devant soi-même et devant les autres dans un pays donné. La définition de la politique le présuppose. La politique, politikos en grec, suppose l’organisation, une société organisée, c’est-à-dire celle dans laquelle chacun exerce ses droits et ses devoirs sur base d’une loi. Quand cette loi est fondamentale, il s’agit de la constitution ! Chacun participe dans ce pouvoir par ses idées et par des actes concrets. Pas d’organisation comme telle sans responsabilité.

Selon Martha Nussbaum, la responsabilité politique suppose la maturité psychologique des individus. C’est par cette maturité psychologique que les émotions parfois inévitables peuvent être gouvernées dans les processus politiques. Pour arriver à cette maturité, il faut toute une éducation qui n’en reste pas à l’axe de la compétition où les compétiteurs (opposants) sont éliminés du jeu politique, mais se démarquent pour s’orienter vers la coopération par laquelle les idées et les projets des uns et des autres se complètent et édifient. Cette coopération doit se voir déjà sur la plateforme de l’espace public comme source d’information dont la nature et l’objet visent à faire participer l'individu à la vie sociale de manière plus lucide et plus consciente.

    1. La politique comme sagesse

Le deuxième repère moral est la politique comme sagesse. L’idée de la politique comme sagesse plutôt qu’un simple art, m’est venu quand je réfléchissais sur le leadership burundais en 1995, en plein milieu de la profonde crise qui a secoué le Burundi depuis octobre 1993 et dont le coût a été les premiers martyrs de la jeune démocratie. Cette réflexion fut publiée dans la Revue Au Cœur de l’Afrique. L’inspiration de cette réflexion était la réponse de Platon à la question posée par la crise de la démocratie grecque initié par Périclès au 5ème siècle avant notre ère. Pour Platon, une politique sage doit partir des hautes valeurs de l’unité, de la vérité, du bien et de la justice. Cette dernière est comprise non seulement comme l’harmonie entre les différentes composantes sociales de la société, mais aussi une vertu de l’âme de celui qui gouverne la cité.

Ainsi une gestion politique qui ignore l’unité dans la diversité n’en est pas une. Une gestion politique qui ne valorise pas la culture de la vérité n’est que pur démagogie. La politique qui ne cherche pas le bien de tous ne serait qu’un jeu machiavélique. Une gestion politique qui n’évolue pas sur des principes fondamentaux de la justice réduit la cité à un gang de criminels à grande échelle, toujours enclins à la violence dans laquelle l’homme est un loup pour l’homme. C’est ainsi que l’espace public doit être rétabli et valorisé comme une sorte de marché de ces hautes valeurs sans lesquels les leaders seraient plus des « politiciens » que des hommes/femmes d’Etat.

La gestion du pouvoir dans cette perspective de la politique comme sagesse doit être une éducation civique dans laquelle les citoyens réalisent la conscience de leur nature politique, base d’une vraie démocratie.1

Il y a une tendance à parler de la démocratie en l’isolant du développement économique. Le danger de les séparer est que la politique dans la pauvreté appauvrit la politique. Selon Salim Ahmed Salim (cité par La Banque Mondiale 2000), la démocratie doit offrir du pain et le pain doit permettre plus de démocratie pour plus développement. Il y a un lien entre la démocratie et le développement.

  1. La politique dans la pauvreté appauvrit la démocratie

La politique dans la pauvreté donne naissance à une politique pauvre. Plus précisément la politique dans la pauvreté appauvrit la démocratie, comme c’est ce régime dont il est question dans cette note éditoriale ! La plupart des manifestations violentes pré et post-électorales sont souvent motivées par les dissonances sociopolitiques et rendus possibles par le contexte de pauvreté. En effet, ces manifestations sont en grande mesure catalysées par le chômage surtout des jeunes confrontés aux conditions économiques précaires. La manifestation de quelque forme que ce soit devient une sorte d’occupation avec la possibilité de trouver « quelque chose ». D’autre part, dans les pays sans investissements malgré les efforts d’amélioration du climat d’affaires, l’Etat reste toujours le seul employeur. L’implication est que les politiciens et leurs adeptes accèdent au pouvoir non pas pour réaliser un quelconque projet de société, mais pour avoir et/donner l’emploi. Cela ne fait qu’accroissent l’esprit de dépendance. En tout cas, il est difficile de distinguer le politique de l’économique, ceux qui font la politique et ceux qui font l’économie : la classe politique se confond avec la classe économique souvent par une chaine de corruption.

Le développement et la démocratie se nourrissent mutuellement, les besoins politiques se conjuguent avec les besoins socio-économiques. Concrètement, qu’est-ce que cela veut dire ? Que ce soit au niveau politique, que ce soit au niveau économique, la participation est la clé-maîtresse. Pour participer il faut avoir la capacité. Les fondamentaux pour cette capacité sont de deux ordres.

En premier lieu, il y a la satisfaction des besoins sociaux qu’Amartya Sen appelle les capabilités ou libertés instrumentales. Il s’agit des besoins de base sans lesquels aucune activité humaine ne peut être envisagée. Ces besoins incluent la nourriture, la santé, l’éducation, le logement, l’accès aux ressources, la sécurité ainsi que le respect et la protection des droits de base. Ce sont ces besoins qui rendent possible la survie, et partant, l’estime de soi nécessaire, pour le raisonnement public ainsi que les opportunités d’un dialogue politique là où il est requis. Ce raisonnement et débat public caractéristique de la démocratie est, en retour, utile au processus de développement.

Ces libertés instrumentales rendent possible un deuxième ordre de fondamentaux : les droits économiques. Ceux-ci incluent notamment le revenu stable, la création de la richesse, disponibilités et accès aux finances, capacité de négocier les conditions d’échange, l’accès aux marchés ainsi que la capacité de négocier des prix équitables (Sen 1999 : 38-40). David Crocker (2008) soutient que la démocratisation a des effets utiles pour lutter contre la faim et d’autres buts économiques.

Sans ces deux fondamentaux, la démocratie ne pourrait tenir que de nom ou comme une utopie, un mirage. C’est dans ce cadre que s’inscrivent les articles publiés dans ce numéro. J’en partage un aperçu panoramique.


 

  1. Aperçu panoramique du contenu

Dans Burundi 2014-2018: domestication de l’espace public ou fin de rêve démocratique? Jean Marie Katubadi-Bakenge revient sur la crise de 2015 au Burundi pour en souligner les leçons en vue de consolider la démocratie et les libertés politiques. Il interroge la domestication et la patrimonialisation de l’espace public et leur incidence sur le raisonnement et débat publics. L’objectif de Katubadi-Bakenge est de déterminer les conditions minimales qui puissent aider la démocratie au Burundi, comme cas d’étude, à repartir des nouvelles bases.

Dans Engagement politique des femmes au Burundi: lutte politique pour une démocratie participative, Nicodème Bugwabari circonscrit dans le cadre méthodologique wébérienne la question de l’engagement politique des femmes au Burundi. Il se focalise sur leur lutte pour une démocratie participative. Il étudie les motivations et les pistes du militantisme féminin ainsi que les défis que les femmes rencontrent. Il soutient qu’une meilleure participation politique des femmes passe par un changement de mentalité des hommes, la civilisation des mœurs au niveau de la division sexuelle du travail, l’éducation des femmes, leur indépendance financière et des lois actrices du changement.

Dans Développement des compétences en leadership ou apprentissage de la démocratie chez les responsables de groupes d’étudiants, Gaudence Niyonsaba cherche à savoir si les responsables de groupes de travail peuvent développer des comportements et des compétences du leadership lorsqu’ils sont choisis pour diriger les autres à travers les travaux qui leur sont donnés par les enseignants. Niyonsaba fait un inventaire des caractéristiques et les comportements des leaders à partir de leur discours et en fait une étude quantitative. Deux résultats émergent. Premièrement, les responsables d’équipes de travail découvrent en eux des talents de leader et une prise de conscience de la manière dont ils pourraient se comporter et agir envers ceux qu’ils dirigent. Deuxièmement, le travail collaboratif en groupes conduit les étudiants vers la construction des réponses consensuelles, des pas vers la démocratie participative. La question est comment faire passer cette démocratie participative du niveau micro au niveau macro de l’éducation politique du peuple Burundais.

Dans Crise écologique et la responsabilité humaine dans l’espace public globalisé : Lecture de l’Encyclique « Laudato Si » du Pape François, Jean Rufin Munkuamo Ngonzaleze relit l’encyclique « Laudato si » (2005) du Pape François pour affronter la crise écologique. Ngonzaleze analyse

cette encyclique pour voir dans quelle mesure l’être humain est responsable de la crise écologique dont il est aussi victime. Il propose des solutions allant dans le sens de rétablir l’équilibre durable de notre Planète Terre.

Ngonzaleze rappelle que la question écologique ne doit plus être domestiquée dans l’espace privé mais doit être recentrée dans l’espace public globalisée : C’est la question de la démocratie en jeu.

Dans Pratique du journalisme au Kivu, Vincent Mukwege Buhendwa analyse la précarité financière des organes de presse. Il argue que le journalisme au Kivu, et partant dans toute la République Démocratique du Congo, est devenue un sacerdoce sans deniers de culte alors qu’elle est auxiliaire du système éducatif et vecteur des valeurs culturelles. Soulignant, la nécessité de la subvention de l’Etat, il invite l’industrie médiatique congolaise à devenir une entreprise économiquement et juridiquement viable, capable de s’ériger en corporation afin de mobiliser des ressources utiles pour sortir de l’amateurisme médiatique. C’est à ce prix que les médias congolais pourront jouer un rôle déterminant d’animateurs de l’espace public où se joue la démocratie.

1A la suite de la réflexion, Le leadership Burundais à travers les âges de la politique, j’ai proposé un miroir dans lequel les hommes/femmes politiques doivent évaluer leur gestion politique. Il s’agit de l’article, De la gestion politique à l’éducation civique, publié aussi dans la Revue Au Cœur de l’Afrique (1996)


 

Référence Bibliographique: 

Crocker, D 2007. Deliberative participation in local economic development. Journal of Human Development, 8(3): 431-455.
Crocker, D 2008. Ethics of global development: agency, capability and deliberative democracy. Cambridge: Cambridge University Press.
Sen, A K 1999). Development as freedom. New York: Anchor books.
The World Bank 2000. Can Africa claim the 21st century. Washington: The World Bank.

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