LA DÉMOCRATIE A L’EPREUVE DE LA MENTALITÉ BURUNDAISE ?

Abstract: 

This paper confronts democracy with Burundian culture. It demarcates western liberal democracy from democracy in normative aspect. The critique often raised against liberal democracy in Africa wonders whether or not all cultures accommodate democracy. On the other hand, the normative character of democracy questions the credibility of cultures in regard to democracy.

The author attempts to answer this puzzling double question in the Burundian social political context in these terms:”Could democracy in traditional Burundian society respond to all democracy criteria in normative conception, or does the Burundian culture contradict the fundamentals of democracy?” In that regard, the dynamics and procedure of ubushingantahe, that is, the principle of integrity, truthfulness and justice, contains the principles of equality and freedom that facilitate freedom of speech in public space. Actually, Burundian culture indirectly fosters political participation through humor like the mythic figures of Samandari and Inarunyonga (Nyirarunyanga in the Rwandan culture) that are used to communicate cultural heritage in person. Those aspects need update in the present context of rapid and permanent mutations.

Therefore, democracy and culture should both be interrelated to leave a public space for all aspects of development.

Introduction

Le monde politique actuel semble avoir adopté la démocratie comme la forme de gouvernement par excellence. Elle constitue la condition de crédibilité dans le concert des nations, et l’objet de pression dans les relations diplomatiques. Si elle se décline au pluriel en plusieurs formes, certaines moins sûres que les autres, il n’en reste pas moins vrai qu’un pays qui se targuerait d’être anti-démocratique aurait une mauvaise presse au niveau international. Conséquemment, même ceux qui n’y croient pas lui font une allégeance hypocrite en parole, afin d’éviter l’ostracisme diplomatique. Aussi vit-on le vent démocratique souffler sur le continent Africain dans les années 1990 avec, entre autres, le fameux discours de François Mitterrand à la Baule. 
Toutefois, cette prétendue généralité de la démocratie cache un malaise souvent exprimé dans des termes culturels fustigeant la démocratie libérale occidentale et qui met à mal la démocratie elle-même : pourquoi doit-on l’adopter ? Nous le savons déjà que Platon—et même le plus nuancé Aristote—ne pensent pas qu’elle soit la meilleure forme de gouvernement. Il prit beaucoup de temps à l’Occident pour l’adopter et l’apprécier. Maintenant qu’elle semble être la règle générale, la récusation de sa forme occidentale, en fait, défie sa généralisation même. D’où le titre de cet article parce que mettre en cause la généralité de la démocratie sous prétexte qu’elle est d’origine occidentale, c’est poser la question de savoir si toutes les cultures sont hospitalières à la démocratie. Puisque dans sa conception la démocratie comporte un univers normatif qui lui est propre, n’y aurait-il pas des univers culturels—eux aussi naturellement normatifs—qui lui soient diamétralement opposés ? 
La question elle-même est plus vaste que ce que ce propose cet essai. En voulant examiner le rapport entre la démocratie et la mentalité burundaise, le but est de soulever les possibles tensions qui peuvent surgir entre les deux univers normatifs. Mais ici aussi, une question s’impose avant même d’en arriver là, à propos de la définition de mentalité. En effet, on parle bien de la mentalité individuelle que de la mentalité collective. Ainsi, André Lalande (1996) réduit la mentalité au niveau de l’individu comme l’« ensemble des dispositions intellectuelles, des habitudes d’esprit et de croyances fondamentales d’un individu. » C’est la même ligne que prend Carol Dweck (2006) qui voit dans la mentalité—mindset—ce qui nous fait progresser selon que nous croyons que nos capacités intellectuelles sont fixées une fois pour toutes, ou si l’on croit que notre intelligence se perfectionne à travers nos expériences. Mêmement, Ashley Buchanan and Margaret Ken définissent la mentalité comme des présuppositions qui déterminent la capacité de perspective de l’individu et sa compréhension du monde (2017 : 2). 
Même si tous ces auteurs mettent l’accent sur l’individu, l’on peut inférer une mentalité collective, en l’occurrence la mentalité burundaise, parce qu’une collectivité possède un certain caractère qui définit sa manière de penser et d’agir ; elle a des croyances et convictions qui guident ce penser et cet agir. C’est dans ce sens que nous pouvons parler de mentalité burundaise, mais même à ce niveau, le champ est encore trop vaste pour être suffisamment exploré dans l’intérêt que nous avons sur son rapport avec la démocratie. Ainsi, nous nous limiterons au champ politique et ce en examinant les trois points suivants : d’abord, on regardera l’origine et la justification du pouvoir politique ; ensuite on s’attardera sur les éléments fondamentaux de la démocratie ; et nous finirons enfin avec la culture démocratique et la conception du sujet politique. 
Une dernière remarque avant de passer au vif du sujet : la démocratie sera considérée dans sa dimension normative et non pas dans sa visibilité empirique. Quant à la mentalité burundaise en tant que croyances et convictions qui influencent la manière d’agir et de penser, elle se réfère surtout à celle d’avant la colonisation mais qui se survit certainement aujourd’hui dans différentes formes, et par conséquent constitue une épreuve pour l’implantation de la démocratie.   

2. L’origine et la justification du pouvoir

Parlant du rapport entre démocratie et mentalité burundaise, la première pierre d’achoppement est certainement la manière de justifier le pouvoir politique. En effet, la définition populaire de la démocratie comme pouvoir du peuple par le peuple et pour le peuple traduit une conception inhérente à l’essence de la démocratie, en opposition avec d’autres formes de gouvernements. Les auteurs classiques—Platon, Aristote, Hobbes, Locke, Rousseau, pour ne citer que quelques-uns—différencient la démocratie, gouvernement de tous, avec la monarchie, gouvernement d’un seul et l’aristocratie, gouvernement d’une petite élite. Ainsi, le pouvoir démocratique trouve sa source dans le peuple  qui en est le détenteur et ce dernier lui sert de source de légitimation. Le pouvoir démocratique prend naissance dans cette volonté de tous de vouloir faire corps pour se gouverner. Comme dirait Spinoza, la démocratie est « l’union des hommes [et femmes] en un tout qui a un droit souverain collectif sur tout ce qui est en son pouvoir. » (cité par Seurin1981 : 21). Au-delà des formes propres à son exercice qui peuvent varier, la démocratie ne peut pas se réclamer d’ailleurs au-delà du peuple même qui décide de s’autogouverner. Elle ne peut être ni le don d’un dieu ni un héritage ancestral. Le peuple est le détenteur de la souveraineté. Comme dirait Montesquieu (cité par Seurin1981 : 16), « lorsque…le peuple en corps a la souveraine puissance, c’est une Démocratie. »
Dans ce sens, la justification et la légitimation de la démocratie s’enracinent dans le peuple qui lui en confère l’existence. A coup sûr, il ne suffira pas de se déclarer démocratie pour être telle ; encore faudra-t-il instituer des procédures qui permettent la mise en place des institutions, de telle sorte que leur légitimité dépende du suivi lesdites procédures. De ce point de vue, l’on peut dire que ces dernières sont inclues dans l’essence de la démocratie. Cependant, elles-mêmes ne sauraient être des moyens de légitimation démocratique que parce qu’elles ont été instituées démocratiquement ; c’est-à-dire, le peuple souverain s’en est doté et validé. Ainsi, en dernière instance, la démocratie réside dans la constitution du peuple s’auto-légiférant et s’astreignant à sa propre loi, pour paraphraser Kant. Son origine et sa justification réside dans cette autonomie souveraine de tout le corps politique où tous participent dans l’exercice du pouvoir—ne fût-ce qu’en droit.  
Si telle est l’origine et l’essence de la démocratie, alors il est évident qu’elle entre en conflit avec la croyance politique burundaise. En effet, traditionnellement, le pouvoir au Burundi était d’origine divine et monarchique. Le roi était supposé naître avec les semences, le mettant à part comme élu divin dont le pouvoir ne pouvait pas être contesté dans son origine. S’il pouvait l’être dans son exercice, comme on le verra plus tard, il n’y avait pas moyen d’y prétendre si l’on avait pas été désigné par le sort divin. En plus, le roi avait droit de vie et de mort sur tous ses sujets, propriétaire de tout le pays qu’il pouvait disposer selon son bon vouloir, sans qu’il y ait contestation, puisque même s’il avait des conseillers, il restait la dernière instance de décision. Il est vrai qu’il y avait un système judiciaire qui pouvait aussi traduire le roi, mais en principe cela n’était pas le cours familier des choses.  
En plus d’être une monarchie de droit divin, elle était héréditaire ; seule la classe princière donnait naissance aux rois, et ceux-ci gouvernaient le pays avec la classe princière, aidés par les chefs et  les sous-chefs qu’ils nommaient. Même ceux-ci participaient dans l’administration par le choix du roi et non par droit. De plus, le pouvoir revenait plutôt aux hommes, sauf dans quelques rares exceptions quand des reines assurèrent d’importantes fonctions politiques. Comme le roi était l’origine du pouvoir pour ces collaborateurs, il devenait aussi le modèle de son exercice. Les princes exerçaient les pouvoirs leur délégués par le roi dans les régions, et les chefs et sous-chefs exerçaient les pouvoirs leur confiés par les princes. A tous ces échelons, le pouvoir était transmis de manière personnalisée et le détenteur ne rendait compte qu’à son maître et non à son peuple. S’il est vrai que les gens de l’échelon inférieur pouvaient faire recours à l’échelon supérieur contre l’occupant du pouvoir, et quelques fois avoir gain de cause. Toutefois, le dirigeant ne leur devait pas des comptes. 
En peu de mots, dans la conception du pouvoir politique avant la colonisation, les Barundi croyaient en cette origine divine du pouvoir, son caractère héréditaire et patriarcal,  et cette croyance qui devenait ainsi la source de sa justification et légitimation. Bien sûr qu’ici aussi il y avait des procédures à suivre et symboles à avoir pour l’exercice effectif du pouvoir. Nous avons déjà mentionné être de la famille royale et naître avec les semences, mais il y avait aussi l’éducation du dauphin en dehors de la cours, la mort du père régnant, le deuil, le rituel de l’intronisation et de l’umuganuro qui marquaient la prise effective du pouvoir. En outre, comme symboles il y avait les différents tambours et vaches, un certain accoutrement et certains passages obligés. Sauf celui qui avait passé par tout cela pouvait être reconnu comme roi et détenteur de ce pouvoir divin. Une fois ce rituel accompli, la légitimité de son pouvoir était consommée et quiconque osait la mettre en cause était considéré comme rebelle et traité comme tel. 
Comme on s’en doute déjà, de telles procédures n’avaient pas été instituées par le peuple, mais plutôt justifiées par la traditions qui les a vues naître, avec certains groupes de gens chargés de prester ces fonctions. Chaque rôle avait son exécuteur venant d’une certaine catégorie de personnes sans possibilités de changer, excepté dans quelques rares cas. 
Une mentalité politique avec une telle conception de l’origine du pouvoir et de sa justification peut créer des frictions avec l’origine et la justification de la démocratie. Les deux semblent être aux antipodes l’un de l’autre parce que pour l’une le pouvoir est divin, alors que pour l’autre non-seulement il n’est pas divin, mais il naît des personnes qui décident de faire un corps politique et il se dissout par celui-ci éclate. Avec une mentalité où seule une certaine catégorie de personnes ont droit aux rênes du pouvoir, elle s’oppose à la norme démocratique où c’est le peuple qui le détient et qui peut le confier à qui il veut et tout le monde a droit. Plus fort encore, dans la démocratie, celui/celle qui exerce une responsabilité politique rend compte au peuple, alors que dans la mentalité politique burundaise, il rend compte à celui qui l’a nommé et se préoccupe à lui plaire plutôt qu’à rendre service aux gens. Après tout, sa survie politique en dépend. 
Une étude empirique serait intéressante pour examiner les normes qui guident l’action des responsables politiques postcoloniaux au Burundi. Mais d’ores et déjà, l’on peut voir dans le comportement des dirigeants et des dirigés la survivance de cette mentalité politique où le pouvoir semble venir plus de l’échelon supérieur plutôt que de l’électorat. Celui-ci ne se comporte pas comme le détenteur du pouvoir, mais plutôt comme le client du dirigeant, pendant que ce dernier se prend pour le pourvoyeur des faveurs. Par exemple, l’on continue à utiliser l’ugusaba ijambo (quémander la parole) qui, souvent, implique un pot-de-vin afin de pouvoir rencontrer le dirigeant. Dans une posture si disproportionnée, le dirigeant n’est même pas requis d’accéder à la requête, et moins encore la satisfaire. Le/la dirigé/e ne s’indigne pas outre mesure parce qu’il/elle cherche une faveur et non un droit. 
Tel est l’un des domaines où la mentalité politique burundaise peut entrer en conflit avec la démocratie. Mais le conflit se poursuit dans les éléments fondamentaux de la démocratie.

3. Le clash au niveau du fondement

Depuis les auteurs anciens, tous ceux/celles qui se sont penché/e/s sur l’analyse des formes de gouvernements reconnaissent que la démocratie est essentiellement caractérisée par l’égalité et la liberté. Déjà Périclès notait que chez eux « l’égalité est assurée à tous par la loi…[et] la liberté est notre règle de gouvernement » (Seurin 1981 : 13). Cette égalité conférée par la loi dérive de ce que nous avons déjà observé ci-dessus sur l’origine de la démocratie. En effet, si celle-ci est dans le corps formé par tous les membres d’une communauté politique qui acceptent de mettre ensemble tout ce qu’ils ont afin de protéger ce qui leur reste—pour paraphraser Rousseau—alors il ne peut y avoir quelqu’un pour se déclarer supérieur aux autres au-delà de ce que la loi prévoit, laquelle loi est elle-même le fruit d’un processus démocratique. 
Dans la tradition contractualiste—Thomas Hobbes, John Locke, Jean-Jacques Rousseau, Emmanuel Kant and dans sa variante contemporaine du philosophe américain John Rawls—cette égalité devant la loi prend naissance dans l’égalité naturelle qu’on dispose avant même d’entrer dans la communauté politique. Étant tous sous la même loi de la nature, nous disposons de mêmes droits fondés sur la raison et que personne ne peut nous dérober sans enfreindre à notre vie. Nous ne pouvons même pas les céder sans faire atteinte à notre dignité. Ainsi, tout le monde donne une part égale qui lui fonde alors l’égalité de tous envers chacun. 
Il en est de même de la liberté. Si la liberté politique se fonde sur le respect des lois, comme dirait Montesquieu, pour les contractualistes, cette liberté transforme celle naturellement dotée à l’être humain dans son état de nature. Par conséquent, l’entrée dans une communauté politique n’aliène pas cette liberté naturelle ; elle est la perfectionne et c’est ainsi que Rousseau disait qu’on forcera celui/celle qui refusera de participer dans le contrat qui institue la volonté générale à y entrer pour le/la rendre libre. C’est cette liberté qui devient le fondement de la possibilité de se doter de lois auxquelles on se soumet. On est libre parce que, non seulement on respecte les lois, mais plus encore parce qu’on obéit aux lois qu’on s’est données. C’est ainsi que la démocratie, au moins dans sa version moderne, va avec le droit. Dans sa conception contractualliste, l’individu entre dans la communauté politique avec des droits inaliénables que son statut politique ne peut que protéger plutôt qu’aliéner. Ils deviennent la raison légitimante de la communauté politique. 
Pour John Locke (1985), la violation de ces droits est une cause suffisante pour la désintégration de la société. Ces droits fondamentaux qu’il résume en trois—la vie, la propriété et la liberté—sont tels qu’ils sont intouchables par l’autorité politique ; elle doit plutôt les protéger et créer des conditions de leur épanouissement. Aussi Marcel Gauchet (2005 : 542) a-t-il raison de noter que la démocratie suppose deux choses en apparence contradictoires : « un pouvoir collectivement appropriable et un lien collectif individualisable ». En effet, il s’agit de maintenir le corps politique formé, mais celui-ci ne saurait se maintenir sans le respect des droits individuels. Or ceux-ci seraient inconcevables en dehors ces deux éléments fondamentaux de la démocratie, à savoir, l’égalité et la liberté. 
Il est vrai que jusqu’ici on s’est limité à la vision moderne de la démocratie partant du courant contractualiste. Mais les anciens aussi avaient leur justification de la démocratie comme on l’a déjà souligné, basée sur l’analyse de la justice comme vertu éminemment politique. Ainsi, Aristote (1964) lui aussi reconnaît que la liberté et l’égalité sont les principes clés de la démocratie, mais il les analyse à travers la manière dont les rôles et charges sont distribués. Aussi voit-il la marque de la liberté dans l’alternance démocratique  entre être gouverné et gouvernant, tandis que l’égalité réside dans la règle de la majorité dans la prise des décision, qui ne tient pas compte de la richesse ou du mérite. D’où d’ailleurs sa critique de la démocratie, puisque cette négligence du mérite, au moins moral dans les choix politiques, constitue une entorse énorme pour une conception du politique qui vise le bonheur à travers la pratique de la vertu. Par conséquent, la démocratie est susceptible à la corruption et l’emprise des démagogues, puisqu’il suffit de convaincre le grand nombre, indépendamment de leur capacité et de leur mérite moral, pour accéder aux responsabilités politiques. Mais toujours est-il que pour Aristote, l’alternance et l’ouverture démocratiques sont caractéristiques d’une « liberté fondée sur l’égalité. » 
Si la démocratie est fondamentalement basée sur la liberté et l’égalité, celles-ci ne s’actualisent en fait que dans la capacité essentielle de l’être humain comme « animal politique » d’user la parole pour s’organiser politiquement. Hannah Arendt (1958) a su mettre en exergue cette puissance politique de la parole qui ne peut se manifester que parce qu’il y a la pluralité humaine et le caractère unique de chaque membre d’une communauté politique. Pour Arendt, contrairement aux autres actions humaines peuvent se réaliser dans la solitude, telles que la production de ce qui supporte notre vie biologique ou la fabrication de ce qui constitue notre monde culturel dans les œuvres d’art, l’action politique de délibérer sur et décider de la destinée de la communauté politique vient du fait que les gens se mettent ensemble, et il s’amenuise quand les gens se dispersent. 
La liberté et l’égalité s’actualisent dans l’ouverture de l’espace public à tous les membres de la communauté politique dans leurs diversités et particularité respectives. Dans cet espace, chacun/e a l’égalité de chance de s’exprimer sur ce qui concerne le bien commun et la liberté de l’exprimer dans ses propres termes, avec le droit d’être écouté/e et son argument accordé une considération. Sans cette ouverture à l’expression de chacun/e sur le bien commun, la liberté et l’égalité démocratiques deviennent ipso facto illusoires, parce que ça signifie qu’il y a des exclus de l’espace politique, mettant en cause par ce fait même l’égalité et la liberté. Aussi ne peut-il y avoir de démocratie sans droit d’expression pour tous, parce que le pouvoir démocratique s’exerçant par dialogue et délibération, l’absence d’espace public pour l’expression de tous dément tout simplement son existence, et dénie en fait la condition politique même de l’être humain. 
En face de cette conception de la démocratie dans ses éléments fondamentaux, la mentalité politique burundaise risque d’en être en contradiction. En effet, nous avons déjà vu que la société burundaise était hiérarchiquement organisée dans « une sorte de pyramide hiérarchique dans l’ordre des préséances protocolaires » (Sebundandi et Richard 1996 :147). Le pouvoir lui-même était d’origine divine. Dans cette hiérarchie, certains clans ou groupes sociaux—tels que les princes—occupaient des places enviables mais inaccessibles à tous. De plus, comme il a été déjà dit, le pouvoir émanait du roi à travers les échelons inférieurs et il leur servait de modèle. Ceux-ci, en retours, exerçaient le pouvoir en représentants du roi et ne s’estimaient du tout redevables aux dirigés. Les dirigés, de leur côté, n’attendaient rien en droit de leurs dirigeants qui, logiquement, n’ayant rien reçu d’eux, ne pouvaient se sentir leurs obligés. 
Ainsi, que ce soit du point de vue contractualiste ou sous l’angle des anciens, il n’y avait pas d’égalité entre les composantes de la société politique. Plus encore, pour la tradition du contrat social, l’entrée en communauté politique est justifiée par la protection des droits qui ne peuvent être aliénés mais qui plutôt la légitime. Dans le contexte politique burundais, il n’y avait pas des droits inaliénables à réclamer, mais plutôt des faveurs à demander. 
Aussi l’importance du système de gusaba et tout ce qu’il implique comme gushengera et gushikana.  Si le premier sens de gusaba est demander/solliciter, il prend tout une autre ampleur dans le contexte politique, parce que dans la mentalité politique burundaise, comme il ne s’agissait pas de droit mais de faveur, gusaba impliquait gushikana, donner des cadeaux au dirigeant afin d’être reçu et écouté. D’où le dicton que ntawusabana iminwe misa : on ne demande pas les mains vides. 
En outre, être reçu et écouté n’aboutissait pas nécessairement à être exaucé, et chaque fois qu’on retournait le voir, il fallait amener d’autres cadeaux. Le dirigeant n’avait pas l’obligation de satisfaire aux différentes demandes ni celle de justifier son comportement. Dans un tel système, avoir des relations à la cour était primordial et par conséquent recherché parce qu’elles permettaient alors un accès facile à la source des faveurs ; et la compétition consistait à kwitonesha : courber l’échine afin de gagner les faveurs d’un supérieur. D’où il devient difficile de parler d’égalité. 
Concernant le principe de liberté qui est aussi fondée dans la liberté naturelle qui se perfectionne dans la société politique parce qu’elle devient liberté qui se donne des lois auxquelles elle se soumet, l’on ne peut l’évoquer non plus ici. En effet, la loi dépendait plutôt de l’ordre du supérieur : (irivuze umwami et ntawanka ivy’abarongozi). De l’autre côté, on a vu que la liberté se justifiait par la possibilité d’alternance entre gouverné et gouvernant, le système étant ouvert à tous sans considération de mérite ou de richesse. Dans la pratique et mentalité politiques burundaises, ce n’était pas le cas. Même s’il y avait une mobilité sociale qui pouvait permettre certains individus de changer de statuts sociaux, elle ne mettait pas en cause « la préséance protocolaire » de la hiérarchie sociétale. De plus, ladite mobilité ne concernait que certains groupes. Par exemple, il ne pouvait pas arriver d’être élevé au rang princier si l’on ne l’était pas de sang. 
Enfin, nous avons souligné que les deux éléments essentiel à la démocratie—liberté et égalité—s’actualisent dans le partage des opinions concernant le bien commun dans l’espace public, où chacun/e est reconnu/e dans sa spécificité et respecté/e dans son opinion. Or, le modèle communicationnelle dans le contexte du Burundi était pyramidal, de haut en bas. Si les dirigeants à tous les échelons avaient des conseillers, ce cercle était restreint, accessible aux intimes—abatonyi/abishikira—et non pas à tous. 
Plus encore, avec l’obséquiosité comme tactique pour s’attirer des faveurs, une discrétion hypocrite qui dissimile les sentiments afin de ne pas blesser le pourvoyeur pouvait se développer et empêcher l’émergence d’un dialogue franc et sincère concernant le bien commun. Par ailleurs, comme Augustin Nsanze (2001) l’a montré, il n’y avait vraiment pas de bien commun à proprement parler, puisque l’igihugu-le pays était la propriété du roi, et ceux qui l’aidaient prenaient la parcelle qui leur était impartie aussi comme leur propriété. Ainsi, n’ayant pas un bien commun qui aurait dû faire objet de dialogue et discussion de tous, chacun cherchait à atteindre le dispensateur afin d’avoir, lui aussi, une part du pays à exploiter. 
Une telle mentalité politique ne peut être qu’en opposition avec les principes fondamentaux de la démocratie, et être même une entrave au développement de la culture démocratique. Ici aussi, une confirmation de ce conflit devrait venir des études empiriques sur les comportements et les pratiques de nos politiques. Mais même sans ces études, on peut remarquer que la plupart des dirigeants—aussi bien politiques que dans d’autres domaines—ne se considèrent pas du tout égaux aux autres personnes. Ils s’estiment supérieurs et ne se croient pas dans l’obligation de justifier leurs actions à leurs dirigés. 
D’autre part, dans la plupart des cas, ces derniers continuent de se voir et se situer dans la relation pyramidale avec leurs dirigeants, et n’osent pas réclamer leurs droits, préférant au contraire perpétuer la culture de gusaba, notamment gusaba ijambo. Cette expression dit plus que demande la parole parce qu’elle implique ce que nous avons déjà souligné que gusaba va toujours avec ibisabisho ; ce qui aident à demander. Le fléau de corruption qui gangrène notre société à avoir avec cette mentalité, comme j’ai essayé de le montrer ailleurs (Ingiyimbere 2012). Qui plus est, alors que celui qui demande cherche une faveur, le dirigeant prend les ibisabisho comme son dû pour accéder à la requête du demandeur. Conséquemment, il peut facilement refuser à rendre les services qui, en principe, sont des droits des membres de la communauté politique, jusqu’à ce qu’il reçoive ce qu’il/elle exige. Une autre conséquence de telle pratique est le recours aux intermédiaires pour accéder à ces services. L’expression kwiga utagira umwana i Mwaro  en dit tout. Elle traduit la nécessité d’avoir des intervenants quand on cherche un service. Le concept de droit de la personne humaine qui dépasse la communauté politique même perd de sens ici, où il est remplacé par un système de connaissance. Malheur à celui/celle qui n’en a pas. Dans une telle situation, l’on ne peut vraiment pas parler d’égalité. 
A propos de la liberté, une fois que l’égalité est compromise, la liberté perd aussi son contenu, et la démocratie en pâtit. Ici aussi, certaines pratiques et comportements de ceux/celles en position de leadership dans différents domaines l’attestent. Par exemple, on voit facilement qu’une fois en position de pouvoir, l’on se croit au-delà de la loi et l’opinion de ceux/celles qui n’y sont pas n’est pas prise au sérieux. En quelque sorte, la parole du chef—irivuze umwami—continue à faire la loi indépendamment et au-delà de la loi en vigueur. 
D’autre part, nonobstant les processus ‘démocratiques’ pour voter et faire passer les lois par les parlementaires, quelques fois l’on a l’impression que ces derniers se comportent comme les remplaçants plutôt que les représentants du peuple. Normalement, représenter signifie être présent pour quelqu’un qui est absent mais avec son mandat. S’il est vrai qu’ils ont le mandat de représenter le peuple, ce n’est pas évident qu’ils retournent souvent vers ceux/celles qui les ont mandatés afin d’écouter et discuter les projets de lois en cours avec, sauf pour re-solliciter les voix . Même quand ils font des descentes, l’impression est que le peuple vient recevoir des ordres et/ou des aides plutôt que de contribuer au débat démocratique. Or, sans la possibilité de s’exprimer, l’actualisation de la liberté et l’égalité devient impossible, mettant en cause la démocratie elle-même.
L’on peut mettre cela au compte de la mentalité burundaise de dissimuler ses sentiments et de ne pas parler en public des défauts des autres, couplé avec le respect/peur du supérieur. Or, comme le souligne Arendt, n’étant pas capable de se mettre ensemble comme corps politique pour parler du bien commun, ils se replient chez eux dans leurs espaces privés et le pouvoir politique se dissipe, avec le risque de se retrouver dans les mains des démagogues, comme avertissait déjà Aristote. 
C’est dans ce sens que la mentalité politique burundaise peut avoir une influence négative sur l’essor de la démocratie, et cela peut également se voir dans la manière de se concevoir politiquement et l’intériorisation des valeurs démocratiques. 

4. Culture démocratique et sujet politique

Dans sa théorie de la justice, le philosophe américain John Rawls (2005) avance une thèse selon laquelle les personnes qui, surtout dans des sociétés pluralistes, naissent et grandissent dans les institutions justes adoptent des valeurs politiques comme la liberté et l’égalité, rationalité et raisonnabilité, et elles finissent par les apprécier au-delà des autres valeurs communautaires. Autrement dit, la pratique démocratique crée sa propre culture basée sur ce que nous avons appelé les éléments fondamentaux de la démocratie, et favorise ses propres vertus. C’est entre autre ce que Rawls appelle le devoir de civilité qui consiste à être bienveillant envers les concitoyens et faire un effort dans l’interprétation positive de leurs arguments lors des débats publics. En effet, comme lors de tels débats, notamment sur le bien commun, les membres d’une société ou communauté politique peuvent tirer leurs arguments de leurs expériences personnelles qui sont par nature variées et diversifiées, il faut que chacun/e essaie de traduire son intervention dans le langage politique compréhensible à tous, en usant ces valeurs et vertus politiques partagées. Or, un tel exercice de traduction n’est pas facile pour tous. En conséquence, il revient à chacun de faire un effort pour comprendre l’autre, et quand l’intervenant n’est pas à mesure de faire lui/elle-même la traduction, c’est à la communauté politique de trouver les moyens de le rendre compréhensible, afin de partager « le fardeau de la traduction » -pour paraphraser Habermas. 
Ceci donne lieu à une autre vertu démocratique qui a été même formulée en droit par le philosophe allemand, Rainer Forst (2012): « le devoir de et droit à la justification. » En effet, comme nous l’avons déjà souligné, les valeurs d’égalité et de liberté s’actualisent dans la prise de parole dans l’espace public qui est le lieu même où réside et s’exerce le pouvoir démocratique. Comme membre de la société, on a droit à la justification des mesures prises l’affectant et on a le devoir de justifier les actions entreprises qui touchent les intérêts des autres. Ce devoir de justification s’impose à tous les membres de la société et leur confère en même temps le droit de demander la justification sans que personne puisse s’y dérober. Il en va du respect qui émane de l’égalité comme principe fondationnel de la démocratie. En effet, le refus de se justifier quand ses actions affectent l’intérêt des autres montrerait que l’acteur/actrice est supérieur/e aux autres qu’il/elle juge indignes de son temps et de son effort. D’autre part, exiger la justification c’est aussi s’obliger à donner la considération aux arguments avancés ; sinon la non-écoute équivaudrait également au manque du respect envers son interlocuteur/trice.
Ainsi donc, par ce droit-devoir de justification naît une culture d’échange des idées dans des débats publics qu’Alexis de Tocqueville (1981) a montré dans son analyse de la démocratie en Amérique, et qui est à l’origine de la possibilité d’une société civile vibrante. Se sentant impliqués et comprenant que les affaires publiques les concernent, les membres de la société s’investissent dans ces débats comme un devoir civique afin de tenir à l’œil ceux/celles qui sont en position de leadership. De Tocqueville pense que cette participation démocratique est le plus grand avantage de la démocratie par rapport aux autres formes de gouvernements. Car, comme avant lui Aristote, il remarque que dans la pratique, le gouvernement démocratique n’est pas le plus efficace quant à la prise et l’exécution des décisions qui doivent passer par des processus souvent longs et épuisants parce qu’impliquant plusieurs acteurs. Ce qui n’est pas le cas dans le gouvernement d’un seul qui peut prendre la décision et la mettre en œuvre facilement. Mais ce qu’on gagnerait dans cette rapidité de l’exécution se perd dans l’absence du partage d’idées et le manque de l’implication de tous dans la gestion de la chose publique. La culture démocratique génère une société civile alerte pour protéger ses droits et préserver ces valeurs démocratiques qui constituent leur identité.
Dans une telle culture, le sujet politique, le citoyen/la citoyenne, est un sujet de droits, conscient/e de ses devoirs dans la préservation et le développement desdits droits. En même temps qu’il/elle doit s’occuper de ses intérêts privés, elle/il sait que la chose publique doit aussi faire partie de sa préoccupation. Il/elle sait que son pouvoir lui vient de sa coopération avec les autres pour l’érection des institutions justes et démocratiques, et que ses droits ne sont protégés que quand ces dernières sont sauvegardées. Elle/il se considère égal/e avec tout le monde devant la loi. Ce rapport de droit devient le lien primordial entre les membres de la communauté politique avant toute autre affinité, les tenant à la même distance par rapport à loi. Il sera cimenté par l’attachement que le citoyen/la citoyenne développe des institutions et de la culture démocratiques. 
Cette auto-compréhension de soi comme sujet de droits et devoirs régulés et protégés par la loi détermine un autre rapport avec le pouvoir et avec ceux/celles qui assument les responsabilités politiques. Le citoyen/la citoyenne comme sujet-de-droits-et-devoirs se sait l’origine du pouvoir et les responsables politiques savent qu’ils doivent lui rendre compte. Il/elle a même le devoir de leur demander des comptes et ces derniers ne peuvent s’y soustraire. Le processus démocratique lui-même est tel qu’il met en place des mécanismes pour sanctionner positivement ou négativement les responsables politiques selon l’évaluation que le citoyen/la citoyenne leur fait. De plus, ces responsables politiques eux-mêmes se (re)connaissent citoyens égaux aux autres, régis par le même droits et devoir de justification autant que les autres. 
Est-ce que de telles vertus démocratiques peuvent être consonantes à la mentalité politique burundaise telle que analysée jusqu’ici ? Nous aurons déjà montré que l’organisation politique était pyramidale, le roi étant l’origine du pouvoir et le modèle de gouvernance. Ainsi, l’ordre vient d’en haut et coule jusqu’au bas de l’échelle sans qu’il ait questionnement. Encore une fois, que dit le roi—et par ricochet toute autorité—ne peut être mise en cause. C’est ce que nous paraissent traduire les expressions telles que irivuze umwami : ce que dit le roi ; ou ntawanka iry’abarōngōzi : on ne peut pas refuser l’ordre des dirigeants. N’ayant pas de débat public sur la manière de gouverner, tout le devoir de traduction disparaît et le développement des vertus démocratiques n’a tout simplement pas de place. Il est vrai que traditionnellement, le roi et ses lieutenants avaient des conseils et que, souvent, ils devaient les écouter, car comme on dit : kananira abagabo ntiyimye : celui qui résiste ses conseillers ne peut régner. Toutefois, c’était une injonction morale plutôt qu’une norme juridique. 
D’où la mise à mal du droit-devoir à la/de justification. La résistance à la justification est tellement ancrée dans la mentalité burundaise qu’elle se retrouve même dans l’éducation familiale. En effet, un enfant burundais/burundaise est bien élevé/e quand il/elle exécute ce qui lui est commandé par l’adulte sans broncher, sans discussion et sans hésitation. Celui/celle qui ose poser la question du pourquoi de l’ordre donné est considéré/e comme rebelle. Ce genre de comportement s’observe aussi dans la sphère politique où justement les dirigés obéissent aveuglement aux ordres reçus sans aucune critique pour évaluer leur moralité et leurs conséquences. D’autre part, les dirigeants ne se sentent aucunement obligés de justifier leurs actions envers les dirigés qui n’oseraient jamais demander la justification de peur de se faire étiqueter comme résistant l’autorité. L’on pourrait postuler qu’une telle attitude est la conséquence de la hiérarchisation sociale qui a été intériorisée et qui consacre l’inégalité de principe où le petit n’a pas droits de parole et le fort n’a pas le devoir de se justifier. 
Aussi est-il difficile pour la société civile d’éclore dans un tel contexte. Comme nous l’avons souligné, celle-là naît du fait que les membres de la communauté politique se reconnaissent détenteurs du pouvoir en tant qu’ils agissent ensemble et qu’ils discutent le destin de leur bien commun. Cela n’est possible que parce qu’il y a une égalité de principe pour tous les membres politiques et que les responsables politiques se reconnaissent les serviteurs du peuple plutôt qu’être les détenteurs du pouvoir. La société civile vit de ces assemblées publiques qui discutent les questions d’intérêt commun et qui contrôlent la gestion de la chose publique. Sans l’espace public, il n’y a pas possibilité de voir émerger une société civile. 
Dans le contexte de la mentalité burundaise, ne se considérant pas égaux et n’étant pas libre de s’exprimer sur ce que dit ou fait le dirigeant, les dirigés se trouvent contraints de faire la cour afin d’être dans le cercle des favoris qui, alors, peuvent échapper á l’ordre, plutôt que de poser la question sur le bien-fondé des obligations qui leur sont imposées. Ainsi, ne pouvant pas se réunir pour agir ensemble comme membres d’un même corps politique, les gens recourent à la compétition malsaine qui ne dédaigne pas calomnier le concurrent actuel ou potentiel afin de l’éliminer. De l’autre côté, se sentant plutôt supérieur aux dirigés, le dirigeant ne se considère plus comme l’un des membres politiques avec le même devoir de justifier ses actions, surtout qu’elles affectent toute la société. 
L’on pourrait analyser la tension souvent observée entre les dirigeants et la société civile à travers cette grille, dans la mesure où certains membres de celle-ci veulent participer dans la gestion de la chose publique en demandant des comptes aux dirigeants alors que ces derniers considèrent cet acte comme une ingérence dans des affaires qui ne les concernent pas. La même ligne d’analyse pourrait éclairer le comportement de certains membres de ladite société qui, voyant que le ton des dirigeant monte, choisissent d’épouser le discours des dirigeants afin justement d’appartenir au cercle des favoris, et échapper à la stigmatisation. 
Enfin, nous avons vu que la conséquence de la culture démocratique et la vivacité de la société civile est que le sujet politique se conçoit comme citoyen/ne avec droits protégés par les institutions démocratiques. D’où le devoir de les maintenir et de contrôler l’action gouvernementale. Dans le cas du Burundi, le sujet politique est plutôt le sujet de sa majesté. C’est pourquoi l’attachement au chef est la clé pour participer dans le cercle du pouvoir. A la place des droits égaux pour tous tels que déterminés par la loi, il y a plutôt les faveurs octroyées selon les prestations du demandeur, mais surtout le bon vouloir du pourvoyeur. Gushikana : (donner des présent) ne signifie pas kugabana : (obtenir une réponse favorable à la demande). Au lieu d’être protégés par les institutions démocratiques, on s’attache à un chef qui assure protection, et à qui on devient l’obligé. Ainsi, à la place du devoir de préserver et contribuer à l’épanouissement de ces institutions démocratiques, il y a allégeance personnelle au chef qui assure protection avec possibilité de le défendre jusqu’à la mort. 
Dans un tel rapport, le ‘citoyen’ ne peut oser demander des comptes à son chef, et ce dernier ne se sent pas obligé de justifier ses actions. Ils ne sont pas égaux ; conséquemment ils ne sont pas sur le même registre politique pour s’obliger mutuellement à travers le droit à et le devoir de justification. 
L’on pourrait alors s’interroger si les mêmes dynamiques de pouvoir ne sont pas en jeu dans l’ère démocratique. En effet, on remarque les dirigés plus attachés à une certaine personnalité politique plutôt que de lutter pour les droits de tous et la consolidation des institutions démocratiques. En outre, au lieu du devoir de protéger ces dernières et de surveiller l’action du gouvernement, beaucoup de Burundais défendent leurs appartenances politico-ethniques quitte à même compromettre l’intégrité des institutions et du processus démocratiques. Rares sont ceux qui osent dénoncer les travers de leurs protecteurs ou les protecteurs qui osent livrer à la justice leurs protégés. 
En peu de mots, même à ce niveau de la culture démocratique et l’émergence du sujet politique, on sent qu’il y a frictions entre la mentalité politique burundaise et la démocratie. 

5. Conclusion : De la démocratie à la burundaise ? 

Le chemin parcouru jusqu’ici a semblé montrer que la démocratie dans son origine et sa justification, ses éléments essentiels et la culture qui en découle ainsi que dans sa conception du sujet politique, sont en butte avec la mentalité politique burundaise. Cependant, Jean-Baptiste Ntahokaja (1977 :117) soutient qu’il y avait une démocratie au Burundi, pour autant qu’on traduise démocratie par intwâro rusangi. Selon lui, il y avait de la démocratie parce que la monnaie n’existant pas, les gens présentaient des offrandes au roi en fonction de leurs rangs et métiers, et celui-ci les redistribuait à ses proches collaborateurs comme des cadeaux. Ceux-ci, en retours, les donnaient à leurs sujets favoris. Il est à préciser que Ntahokaja compare cette démocratie ancienne avec le pouvoir d’alors qui était la deuxième république. C’est ainsi qu’il compare cette circulation des biens dans la mentalité politique traditionnelle avec le système de taxe qui sert à payer les fonctionnaires qui s’en servent pour payer différents services.  
Si telle était la conception traditionnelle burundaise de la démocratie, alors elle serait en accord avec la mentalité politique telle que nous l’avons sous-tendue depuis le début. Toutefois, une telle vision de la démocratie serait en désaccord avec la conception normative dont nous nous sommes servis, puisqu’elle se base plutôt sur la circulation des biens et leur redistribution. Ceci n’est pas pour négliger la dimension économique de la démocratie (Lefort 1981 : 50-5). Au contraire, même si l’on prenait la démocratie par ce bout économique, les concepts clés de liberté et égalité que nous avons identifiés restent indispensables pour une distribution équitable des biens et des droits. Autrement dit, si notre thèse tient—que la société burundaise était hiérarchiquement organisée tel qu’il était difficile d’y concevoir l’égalité—alors la conséquence reste que la mentalité politique burundaise n’est pas accommodante à la démocratie.
Un autre domaine souvent cité comme signe de l’existence de la démocratie—ou tout au moins pour montrer que la mentalité burundaise n’était pas en désaccord avec les principes démocratiques—est l’institution d’ubushingantahe. En tout cas, c’est le point de vue de René Lemarchand (1996 :39) — entre autres— que cette institution constituait le noyau démocratique de la société burundaise. En effet, ces hommes intègres reconnus comme tels par la société et confirmés à travers tout un rituel d’institution, intervenaient dans la stabilisation sociale en résolvant les conflits pour réconcilier les protagonistes. Ils étaient présents à tous les niveaux du système judiciaire et politique, et leur probité morale pouvait même soumettre le roi. Le proverbe déjà évoqué ci-dessus—kananira abagabo ntiyimye—atteste encore à ce pouvoir des bashingantahe. De plus, dans leurs interventions, la parole était ouverte à tout mushingantahe dans un débat contradictoires qui pèse les arguments pour et contre. La conclusion était prise par consensus après délibération.
Dans ce sens, l’on pourrait dire qu’en effet il y a ici les éléments clés de démocratie d’égalité et liberté actualisés dans la prise de parole dans l’espace public. Toutefois, il est à reconnaître qu’être umushingantahe n’était pas ouvert à tous. Sauf quelques-uns satisfaisant certaines conditions pouvaient/peuvent être admis dans ce cercle. Autrement dit, il ne suffit pas d’être un membre de la communauté politique pour être umushingantahe. Même à l’intérieur de ce groupe, ils n’étaient pas au même rang. Par exemple, les bashingantahe de la cour royale jouissaient de haute considération comparés à ceux de leurs localités (abashingantahe bo ku mugina). Ainsi, si dans les pratiques à l’intérieur du groupe des bashingantahe il y avait liberté et égalité de chance pour débattre publiquement de certains sujets, elles suivaient le modèle d’un club plutôt que celui d’une communauté politique démocratique dont les droits sont acquis par le simple fait d’en être membre. 
Cependant, contrairement aux deux cas précédents, il me semble que la mentalité politique burundaise favorisait la participation politique indirectement en usant de l’humour. Ainsi l’importance et la place centrale de Samandari et Inarunyonga (Rogedem 1974), ces personnages marginaux dont on se servait pour communiquer obliquement aux dirigeants ce qu’on ne pouvait pas leur dire ouvertement en face-à-face. Personnages mythiques dont il est difficile de tracer les origines et la lignée, on pouvait leur attribuer des gestes et attitudes qui, autrement, auraient pu être sévèrement sanctionnés, afin de transmettre un message à son destinataire sans en être inquiété. En effet, les différentes historiettes leur attribuées montrent une critique de la culture politique, juridique et morale. En outre, souvent utilisées dans le contexte de socialisation, ces histoires étaient ouvertes à tous, hommes, femmes et enfants de tous âges, quitte à chacun de savoir quand et comment s’en servir dans les situations concrètes. Mais, entre-temps, le message était passé. 
Le triomphe de Samandari et Inarunyonga dans toutes les altercations avec les dirigeants montrait en fait qu’il y avait moyen de défier ce qui était pensé et cru être de droit divin. D’une certaine manière, les deux personnages ramènent les relations politiques, économiques et sociales au niveau humain et montrent qu’elles peuvent être déconstruites, pourvu que les gens osent. C’est aussi intéressant de remarquer que les deux sont un homme et une femme. C’est dire que ce pouvoir de participer était pour tous, hommes et femmes. 
Ainsi, en inventant ces deux personnages, les Barundi avaient trouvé une ruse de contourner la rigueur pyramidale pour instituer un espace public de liberté de parole et d’égalité de chance dans son usage, tout cela dans l’humour. Ce côté de tolérance de l’humour dans la culture burundaise comme instrument de critique sociale et politique soulève une question plus vaste de savoir le rôle de l’art dans la consolidation de la culture démocratique. Après tout, l’art est aussi un moyen d’expression ; il est une expression. Une culture qui lui offre un espace public ne peut donc pas être complètement condamné comme anti-démocratique. Tel était le cas dans la tradition burundaise, et peut-être une leçon à apprendre sur le rapport entre art et démocratie dans le Burundi postcolonial. 

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