ESPACE PUBLIQUE ET LIBERTE DE CULTE D’APRES L’APOLOGETIQUE DE TERTULLIEN

Abstract: 

This article measures the depth of public space and freedom to exercise Faith. While it is true that, the problem of human rights only appeared in modern era, undoubtedly, it is has been human rights tradition inherited from Christian culture, and formulated from the early Church. In a sociopolitical and religious context, social tensions and persecutions were experienced: the existence and freedom to practice religion were denied to Christians. Thus, the first Christians vigorously defended their freedom to express Faith. In this way, apologists pleaded the cause of Christians as much with emperors as with public opinion. Tertullian, a father of the Church studied in this article, took an action to defend the Christian Faith of his time to obtain the right to freedom of religion. Apologetics, his second treatise, advocates for religious liberty, and has remained his best-known work. Therefore, addressing Roman dignitaries, he defended Christians against the unfounded accusations they were subjected to. Freedom of speech should be the pillar to defend Faith.

1. La question dans son contexte

Tertullien, en latin Quintus Septimius Florens Tertullianus, est né vers 150-160, à Carthage en Afrique du Nord, de parents païens. Son père fut commandant de la garde militaire du gouverneur d’Afrique, c’est-à-dire un centurion proconsul. L’ensemble de l’œuvre de Tertullien a été composée entre 197 et 218 environ. Cette fourchette correspond au règne de Septime Sévère (193-211) et de Caracalla (211-217). Grand écrivain chrétien d’expression latine, Tertullien fait partie des Pères de l’Eglise, ces écrivains de la période antique qui ont brillé par leurs sciences et par leur courage à affirmer et à enseigner dans l’engagement social. Certes, notre monde est confronté à des problèmes que les Pères de l’Eglise n’auraient jamais imaginés. Par exemple, les chrétiens sont invités à réfléchir sur des questions actuelles, extrêmement complexes, sur la mondialisation, l’écologie, la politique, la bioéthique et tant d’autres encore. Des réponses toutes faites à ces questions ne se trouvent certainement pas dans la Bible ni dans la Tradition de l’Eglise. Pourtant, l’Eglise, propose entre autres solutions, d’entrer dans la démarche des Pères pour les aborder (Documentation Catholique 1993). Peut-on donc réellement croire que les Pères ont encore quelque chose à nous apporter ? Une réflexion sur la manière d’être et de faire de Tertullien permettra de découvrir quelques éléments de réponse à cette problématique.

Au travers de son œuvre, apologétique notamment, nous pouvons trouver des pistes de réflexion pour la théologie d’aujourd’hui. Son apport à la pensée et à la théologie nous interpelle à plus d’un titre. Comme nous, il a connu des incertitudes et des tensions. Il a dû annoncer la Bonne Nouvelle dans des circonstances fort peu commodes. Avec une totale confiance en Dieu, il a su trouver des réponses aux questions de son époque, notamment à celle relative à la liberté religieuse ou à la liberté de culte. A ce titre, nous pensons qu’il peut aider le chrétien et le théologien africain à donner une réponse originale, personnelle et engageante au Christ de tout le monde et de tous les temps.

Cet article présente quelques aspects de la conversion de Tertullien au christianisme. De cette conversion naîtra son engagement de chrétien au sein de l’Empire romain pour préserver la liberté religieuse ainsi que la liberté de culte.

2. Un exemple de conversion

L’adage de Tertullien devenu célèbre : « on ne naît pas chrétien, mais on le devient » (Apologétique 8, 4) renvoie à l’histoire de sa conversion, qui est un témoignage chrétien très éloquent. Ce Père latin, né dans une famille païenne et romaine, une fois converti au christianisme, luttera activement contre les religions païennes et les hérésies en définissant les contenus du message chrétien. Cet homme qui resta païen jusqu'à l'âge mûr, avoua que sa jeunesse ne fut pas exempte de désordres et qu’il se plaisait aux spectacles grossiers et barbares de la scène, du cirque et de l'amphithéâtre. Quand il se mit à regarder de plus près la religion nouvelle, il y trouva une conception de la vie, qui dut séduire son âme noble et généreuse. Il se convertit quelques années avant l'an 197. L’Apologétique, qui vit le jour cette année-là, est déjà l'œuvre de quelqu’un qui en sait long sur le christianisme pour présenter une telle défense. Sa parole éloquente dut le faire remarquer tout de suite dans la communauté de Carthage. Sa théologie fera tache d’huile et son influence s’étendra dans tout l’Occident chrétien.

Par ailleurs, pour parler de sa conversion, notamment du passage du paganisme au christianisme, Tertullien utilise l’expression « sortir des rangs » à la manière d’un soldat. « Il fut un temps où nous riions, comme vous, de ces vérités, car nous sortons de vos rangs, on ne naît pas chrétien, on le devient. » (Apol 18, 4) Au IIe siècle, les chrétiens étaient nombreux dans l’armée et servaient dans les légions. Ce passage le montre bien :

Si nous voulions agir…le nombre des bataillons et des troupes nous ferait-il défaut ? …Nous sommes d’hier, et déjà nous avons rempli la terre et tout ce qui est à vous : les villes, les îles, les postes fortifiés, les municipes, les bourgades, les camps eux-mêmes, les tribus, les décuries, le palais, le sénat, le forum » (Apol 37, 4). Tertullien ajoute que les Chrétiens peuvent démembrer les armées de leurs détracteurs et que ce n’est pas la force ni le courage qui manqueraient aux chrétiens s’il fallait opter pour la guerre (Apol 37, 5). « Sans armes et sans rébellion » ils auraient également pu combattre leurs ennemis en faisant sécession (Apol 37, 6).

Nous pouvons trouver dans le texte d’autres allusions relatives à l’armée : « Avec vous (…) nous naviguons, avec vous nous servons comme soldats … » (Apol 42, 3). L’armée romaine dans laquelle servaient les chrétiens était une armée permanente, de métier, une armée professionnelle. On peut croire que Tertullien qui est très réservé vis-à-vis de l’armée à cause de la connaissance qu’il avait du métier de soldat, une connaissance très précise de ses rites, contraintes et excès, admettait tout de même l’idée d’une juste défense. Ainsi peut-il prier pour demander pour les empereurs des troupes valeureuses (exercitus fortes) (Apol 30, 4).

Au lendemain de sa conversion, « Tertullien s’adonne à une intense activité littéraire tout orientée vers la défense des chrétiens et de l’originalité de la foi chrétienne » (Arnauld 2001 : 65). Autour de 197, il entreprit d’écrire une œuvre monumentale au style chatoyant. Il écrit sous Septime Sévère (193-211) et Caracalla (211-217), à une époque de persécutions et pendant une période d'intense élaboration doctrinale en situation de rupture avec le judaïsme et en confrontation avec le paganisme. Son œuvre – une bonne trentaine d’ouvrages – révèle un apologiste et un polémiste redoutable, un didascale érudit et un moraliste exigeant. Une œuvre abondante et de combat touchant à l’apologétique, à la morale et à la discipline par des traités catholiques, puis montanistes, aux questions dogmatiques contre les gnostiques, contre Marcion, contre le monarchien Praxeas.

3. Tertullien, le défenseur de la liberté religieuse

Tertullien avait sans doute compris très tôt que l’un des principes fondamentaux du droit des religions est la liberté de religion, qui inclut explicitement le droit d’exprimer ses convictions religieuses, ainsi que celui de changer de religion. Aujourd’hui ce droit est garanti par la plupart des législations nationales, et sur le plan supranational, par la Déclaration universelle des Droits de l’Homme en son article 18 . Cela n’était pas le cas au temps de Tertullien. Le christianisme était confronté à l’Empire romain, interdit et persécuté, et a dû lutter pour sa survie. Dès les premiers siècles du christianisme, les Pères de l’Eglise étaient convaincus que la tolérance dans le domaine de la religion est une valeur à cultiver et à promouvoir, sinon un droit à revendiquer. C’est à ce titre même que Tertullien va s’ériger en porte-parole des chrétiens. Dans ses écrits apologétiques, et notamment dans l’Apologeticum, il fait appel au principe de la liberté religieuse pour résister aux persécuteurs de la foi chrétienne. Il s’emploie à demander la justice et la liberté des citoyens à part entière, qui n’ont commis de crime que celui de s’appeler chrétiens (Apol., 2, 3. 18). Il énonce le principe de la liberté religieuse de façon explicite :

Que l’un soit libre d’adorer Dieu et l’autre Jupiter ; que l’un puisse lever ses mains suppliantes vers le ciel, et l’autre vers l’autel de la Bonne Foi ; qu’il soit permis à l’un de compter les nuages en priant (si vous voyez qu’il le fait), et à l’autre les panneaux des lambris ; que l’un puisse vouer à son Dieu sa propre âme, l’autre la vie d’un bouc ! (Apol. 24, 5)

Sa revendication de la liberté religieuse s’appuie également sur cette idée que l'irréligion, c'est nier la liberté de la religion. On tourne déjà en grief d'irréligion, quand on enlève cette liberté, une liberté de choisir sa divinité, d'adorer qui on veut. Car on ne saurait être contraint d'adorer qui on ne voudrait pas. D’ailleurs, personne ne voudrait être adoré à contrecœur, pas même un humain (Apol. 24, 6). Tertullien va revendiquer pour les chrétiens, le même droit que celui des adeptes des autres religions dans l’empire, à savoir, posséder une religion propre. Car, à eux seuls, il est interdit de posséder une religion (Apol. 24, 9). Aux Egyptiens a été accordée la liberté d'une superstition si inepte qui consiste à sacraliser des oiseaux et des animaux (Apol. 24, 7) ; chaque province et chaque cité ont leurs dieux à elles (Apol. 24, 8). Plus loin, Tertullien montre que les chrétiens ne sont pas considérés comme Romains parce qu’ils adorent un dieu qui n'est pas celui des Romains (Apol.24, 6). Au fond, il est le Dieu de tous les hommes, « à qui, bon gré mal gré, nous appartenons tous » (Apol. 24, 10). Et il termine, dans ce même passage, par ce constat amer que dans l’empire on a le droit d'adorer ce qu'on veut, sauf le vrai Dieu.

Précédemment, Tertullien avait démontré l’inanité de la religion païenne. De ce fait, ce n’est pas un sacrilège de ne pas adorer les dieux des païens, parce que ce ne sont pas des dieux (Apol. 10, 1-2; 10 et 11). Tertullien s’attaque ici au principe même du polythéisme. Ensuite, il en appelle à la conscience des païens et à leur érudition, en affirmant que leurs dieux ne sont que des hommes divinisés (Apol.10 et 11). La démonstration historique qu’il fera concernant Saturne, considéré comme le plus ancien des dieux (Apol. 10 5-11) prouve à suffisance le caractère vide de la réalité de ces dieux. D’ailleurs, ces prétendus dieux n’ont rien fait, rien inventé d’utile aux hommes (Apol.10, 7-9). Aussi ne méritent-ils pas, par leur vie, de devenir des dieux, mais plutôt d’être punis pour leurs crimes (Apol.10, 10- 14). Par contre, bon nombre d’hommes valent mieux qu’eux, conclut Tertullien. Il cite entre autres, Socrate, Aristide, Thémistocle, Alexandre, Polycrate, Démosthène (Apol. 10, 15-16). Ce long préalable sur l’inutilité de la religion païenne permet à Tertullien de présenter par la suite la doctrine chrétienne

Pour exposer les principes de la nouvelle religion, il commence d’abord par ce que le christianisme n’est pas : les chrétiens n’adorent pas une tête d’âne, ni une croix, ni le soleil, ni un dieu hybride (Apol.16). Ensuite, il fait de la foi au Dieu unique la première des affirmations dans laquelle tout s’enracine.

Ce que nous adorons, c’est un Dieu unique qui, par sa parole qui a commandé, par sa raison qui a disposé, par sa vertu qui a pu tout, a tiré du néant tout cet édifice gigantesque avec tout l’appareil des éléments, des corps, des esprits, pour servir d’ornement à sa majesté (Apol.17, 1).

L’Apologétique, à travers cette démonstration de Tertullien, se donne à lire comme un véritable plaidoyer en faveur de la liberté de religion, puisqu’elle constitue une défense du christianisme, adressée aux gouverneurs romains persécuteurs des chrétiens. C’est le combat d’un légiste passionné qui veut défendre ses frères et sœurs qui ont, dans les dernières années des Antonins et sous les Sévères, à subir les soupçons, voire la haine de leurs contemporains (Arnauld 2001: 62). Les autorités romaines, depuis Pline le Jeune, ont décrit le christianisme comme superstitio. Des intellectuels païens tels que Tacite suivront cette même voie. Le mouvement chrétien présenté à l’opinion comme une forme méprisable de religion aura du mal à rencontrer de la part des païens un témoignage favorable. Le caractère exclusif du christianisme l’a certainement conduit à remettre en cause les structures du tissu social.

Ainsi, le rejet de la fréquentation des lieux publics, des spectacles sont mal compris et suscitent une opposition généralisée, y compris parmi les Juifs. La progression de l’Eglise, les réactions hostiles de la population, les divers troubles à l’ordre public, obligent les magistrats à intervenir. C’est, notamment, le cas de Vigellius Saturninus, qui selon Tertullien fut « le premier à sévir contre les chrétiens par le glaive. » Le récit des martyrs de Scilli rapporte des moments d’un procès de douze chrétiens. Source qui témoigne des relations très tendues entre les chrétiens et les autorités locales, ainsi qu’une certaine forme de haine de la part de la foule païenne. Ce qui nous fait dire que la religion que défend Tertullien, a suscité de nombreuses adhésions, mais aussi des formes de rejet dans les diverses couches sociales.

Tertullien qui ne manque pas de rappeler la présence déjà nombreuse des chrétiens, estime qu’avec cette forte population, la liberté d’exercer le culte devrait suivre automatiquement (Apol. 37, 4 et ss). Un grand nombre de fidèles éparpillés dans tout l’empire atteste la force et la vitalité de la nouvelle religion qu’est le christianisme. Le Carthaginois serait le premier auteur à avoir utilisé religio pour qualifier la religion chrétienne : « …Quae omnia, conuersi iam ad demonstrationem religionis nostrae, repurgabimus. (Ibid., 16, 14) : « …Nous allons maintenant nous tourner vers l’exposé de notre religion et nous achèverons de nous laver de toutes ces calomnies. » Il poursuivra sa revendication en dénonçant les préjugés antichrétiens, en soulignant l’injustice des accusations portées contre les chrétiens, en demandant la liberté de conscience et la tolérance religieuse et en réfutant les différentes calomnies (Apol. 7, 4-5). Les chrétiens sont dans le monde, mais leur culte et leur religion relèvent d’un ordre différent, celui de Dieu. (…) Et,

en effet, on y rend aussi des jugements, qui ont un grand poids, attendu que nous sommes certains d’être en présence de Dieu, et c’est un terrible préjugé pour le jugement futur, si quelqu’un d’entre nous a commis une faute telle qu’il est exclu de la communion des prières, des assemblées et de tout commerce avec les choses saintes. Ce sont les vieillards éprouvés qui président ; ils obtiennent cet honneur non pas à prix d’argent, mais par le témoignage de leur vertu, car aucune chose de Dieu ne coûte de l’argent (…) (Apol., 39, 4-5).

Tertullien soutient donc l’idée que les chrétiens sont citoyens du ciel, des étrangers de passage qui ont leur patrie ailleurs. Ils sont intéressés par le devenir de l’être humain sur terre, l’eschatologie finale. Ils attendent une fin des temps proche. Dès lors, nous comprenons l’attitude des chrétiens dans la société romaine. La participation aux fonctions de l’Etat n’est pas ce qui les intéresse. Ils ne cherchent même pas à gravir les échelons de la société (Ibid., 38, 3). On note un non intérêt de Tertullien pour le monde terrestre, c’est pourquoi il n’a pas du tout cherché à décrire les comportements sociaux du chrétien. La pratique sociale n’occupe qu’une place minime dans ses traités. Cependant, les chrétiens sont très utiles au monde. Le Père latin ne présente pas ses coreligionnaires comme des ennemis du genre humain. C’est à tort qu’on les accuse d’être responsables des malheurs publics :

Et cependant, si nous comparions les catastrophes d’autrefois à celles d’aujourd’hui, nous verrions qu’il arrive des malheurs moins grands depuis que Dieu a donné les chrétiens au monde. Depuis ce temps, en effet, la vertu a diminué les iniquités du siècle, et il y a eu des intercesseurs auprès de Dieu. » (Apol. 40, 13).

Autre idée permet à Tertullien de montrer aux autorités romaines la bonne foi des chrétiens : le fait que les chrétiens sont pacifiques. Ils ne participent pas à des mouvements de protestation ou de lutte politique. Ils sont légalistes, et ne songent pas à s’associer en « factions illicites » ni à troubler l’ordre de l’Etat. Ils reprouvent toute idée d’une guerre civile, d’une opposition aux autorités impériales. Même les persécutions sont vues comme une épreuve voulue par Dieu annonçant le règne des « Justes ».

De ce qui précède, il faut reconnaître que la mission de ce nouveau converti, celle de défendre, de guider et d’édifier sa communauté, n’a pas été une partie de plaisir. Elle a dû comporter son lot d’embarras et de malaises. Fredouille dans son analyse en vient même à signifier « qu’il s’agit là d’un converti prématurément désigné pour un tel combat » (Fredouille 1972 : 181). C’est la raison pour laquelle, dans son expression, on a pu noter des querelles de mots et des formules brutales, et que ses idées n’ont pas échappé à un certain extrémisme, au rigorisme et au sectarisme (Fredouille 1972 : 182).

Il est intéressant de noter que Tertullien pose le principe de la liberté religieuse comme une condition d'accès à la vérité et surtout à la vérité chrétienne. Ces idées, qui sont nouvelles, seront reprises un siècle plus tard par un autre Père apologiste nommé Lactance. Tertullien ne s’est pas contenté de défendre l’Eglise contre la persécution romaine, il s’est attelé en même temps à redonner au christianisme ses titres de noblesse en la purifiant des mauvaises influences. Il a également purifié la théologie de son aspect rudimentaire en y introduisant la rigueur dialectique. Il donne à la théologie latine chrétienne une expression véritablement originale. Il a permis la rencontre du christianisme avec la culture latine, la rencontre du message chrétien et de la culture grecque. Examinons la contribution de Tertullien dans l’élaboration d’une théologie chrétienne latine.

4. Tertullien réclame le droit à la liberté de culte

Dans l’Antiquité romaine, le premier grief formulé contre les chrétiens était d’ordre politique. Tertullien y a répondu en démontrant le loyalisme des chrétiens. Pour lui, la fidélité politique est un devoir pour le chrétien. Il reconnaît l’autorité de l’empereur. Ce dernier, élu et protégé des dieux, ne règne que par la grâce des dieux. Malgré tout, l’empereur apparaît aussi comme un concitoyen. C’est bien lui qui doit veiller à sauvegarder la liberté de chacun. L’empereur est perçu comme la loi vivante, ou encore le magistrat qui se conforme à la loi. Il est bon juge et doit rendre la justice. Tertullien se réfère à tous ces attributs de l’Empereur lorsqu’il lui adresse sa correspondance. Il est censé s’adresser au meilleur des hommes, au modèle du Souverain idéal qui devrait établir une justice égale pour tous.

La vie du chrétien ne devait pas être facile un milieu d’un monde païen. Pour cela, Tertullien sera particulièrement attentif au problème des relations avec l’Etat. Il reconnaît le pouvoir romain et ne manque pas de louer la prospérité de l’empire due au pouvoir et au ciel. Il invite le chrétien à se soumettre à l’empereur, le sachant établi par Dieu, et le premier après Dieu, dont il dépend directement (Apol. 30, 1). L’Apologétique va beaucoup insister sur la loyauté civique des chrétiens : ils payent l’impôt (Apol. 42, 9) et s’en acquittent plus loyalement que les autres citoyens.

Au chapitre 35 de l’Apologeticum, Tertullien, tout en affirmant le loyalisme des chrétiens à l’égard des Césars, se met aussi à dénoncer les agissements déloyaux de toutes les catégories sociales constitutives de l’Etat romain. Après le vulgus, dont il évoque les « coups de langue » et les acclamations hypocrites (§ 6-7), il passe aux ceteri ordines (§ 8-9) dont il dit :

Apparemment, les autres ordres de l’Etat sont sincèrement attachés au culte impérial à proportion de leur élévation : pas un souffle hostile ne vient du sénat lui-même, de l’ordre équestre, des camps, du palais même ! D’où sont donc sortis les Cassius, les Niger et les Albinus ? Et ceux qui attaquent un César au lieu-dit entre les deux lauriers ? Et ceux qui s’exercent à la palestre, pour lui serrer un jour la gorge ? Et ceux qui font irruption dans le palais, les armes à la main, plus audacieux que tous les Sigénus et tous les Pathénius ? Ils sont sortis des rangs des Romains, si je me trompe, c’est-à-dire des non-chrétiens (Apol., 35, 8-9).

Ce passage est très riche d’un point de vue rhétorique. On note des affirmations ironiques, des parallélismes, des anaphores, etc. Tertullien recourt ici une fois de plus au procédé de rétorsion. La première phrase dénombre les quatre catégories qui forment la hiérarchie du corps social romain : sénat, l’ordre équestre, les camps, le palais.

Toutefois, Tertullien subordonne la puissance impériale à la divine. Il dit à cet effet : L’empereur n’est grand qu’autant qu’il est inférieur au ciel : il est, en effet, lui-même la chose de Celui à qui le ciel et toute créature appartiennent. Il est empereur par Celui qui l’a fait homme avant de le faire empereur ; son pouvoir a la même source que le souffle qui l’anime (Apol. 30, 3). Il ne peut être honoré comme Dieu. Car le seul Maitre, c’est le Dieu tout puissant et éternel, qui est le Dieu de tous, y compris celui de l’empereur (Apol. 34, 1). En somme, le christianisme est une chance pour l’empire, un vrai porte-bonheur pourrait-on dire. C’est la raison pour laquelle les chrétiens ont droit à leur culte propre.

Quand on lit l’Apologétique, on peut souscrire à l’idée que « les auteurs chrétiens ont élaboré les fondations religieuses des Droits de l’homme » (Arnauld 2001 : 74). La problématique des Droits de l’homme se trouve formulée dès les premiers siècles de l’Eglise. La manière dont la pensée chrétienne s’est formée sur ce sujet transparaît dans l’œuvre de Tertullien. Il est l’un des précurseurs du droit à la liberté de religion, de la bonne entente entre la religion et l’Etat.

Actuellement, dans nos sociétés, la tolérance, en particulier dans le domaine religieux, est unanimement proposée, comme une valeur fondamentale à cultiver et à promouvoir. Le socle de la liberté religieuse est le principe de « neutralité religieuse de l’État ». Le droit positif intervient également dans l’aménagement de cette liberté. Cet « aménagement juridique » se manifeste dans divers domaines : l’organisation de l’aumônerie des services publics, l’objection de conscience (en matière d’atteinte corporelle résultant de l’avortement, de prélèvement d’organes, de transfusion sanguine, dans le domaine de la justice, tel le refus d’être juré, de prêter serment, etc.) ; ou encore au niveau de certains aménagements spécifiques, concédés à titre dérogatoire, au profit de l’un ou l’autre culte en particulier (en matière de prescriptions alimentaires, de funérailles, d’inhumations).

La protection des convictions religieuses participe aussi de la garantie active de la liberté de religion. Dans le domaine des media, on s’emploie à lutter contre tout usage abusif des moyens d’information, à des fins de discrimination ou d’atteinte à la vie privée. De telles atteintes sont, invariablement, sévèrement sanctionnées.

Enfin, un autre type de garantie, celui se rapportant au pluralisme religieux, s’est imposé avec le développement des moyens de communication audiovisuelle. Il s’agit d’une part de permettre aux différentes religions de s’exprimer et d’autre part d’exiger des media, sous peine de sanctions, le respect de l’ensemble de ces religions.

Malheureusement, cette liberté de religion n’est cependant pas absolue. La plupart des nations clament haut et fort leur adhésion à ce noble principe, inscrit dans de nombreuses déclarations internationales. On estime cependant que des centaines de millions de personnes vivant dans des pays où l’intolérance et la discrimination sont de dures réalités, ne jouissent pas de cette liberté fondamentale. Aujourd’hui encore, dans de nombreux conflits sanglants, des combattants brandissent des slogans religieux. Les activités religieuses, bien que bénéficiant en Afrique d’un régime de liberté reconnu par l’Etat, connaissent néanmoins quelques restrictions. Au nom de la liberté générale, les États promulguent des lois qui restreignent certaines libertés individuelles.

Angelo d’Almeida Ribeiro, ancien Rapporteur spécial de la Commission des Droits de l’homme (ONU), a écrit : « La pratique de l’intolérance et de la discrimination fondées sur la religion ou la conviction se produit quasiment dans tous les systèmes économiques, sociaux et idéologiques et dans toutes les régions du monde. » De même, dans Liberté de religion et de conviction, un rapport mondial, publié en 1997, Kevin Boyle et Juliet Sheen dressent le constat suivant : « Persécution des minorités religieuses, [...] proscription de croyances et discrimination omniprésente [...] sont des réalités quotidiennes à la fin du XXe siècle. » Les minorités ne sont cependant pas les seules victimes de la discrimination religieuse. Abdelfattah Amor, Rapporteur spécial sur l’intolérance religieuse auprès des Nations unies, estime qu’ « aucune religion n’est à l’abri d’une violation [de la liberté religieuse] ». Il est donc probable que, là où vous vivez, certaines religions doivent régulièrement faire face à l’intolérance et aux préjugés.

Le combat de Tertullien a montré que c’est dans de grandes douleurs que la Chrétienté a donné le jour à la notion de liberté de religion, au prix d’une lutte contre le dogmatisme, les préjugés et l’intolérance. Et cette histoire douloureuse nous fait voir l’inutilité des conflits religieux sanglants. Tertullien a toujours insisté qu’il est de droit humain et de droit naturel que chacun puisse adorer ce qu’il veut.

Mais il est un domaine où le droit pénal devrait se montrer particulièrement rigoureux. Il s’agit des « Nouveaux mouvements religieux », dès lors qu’ils portent atteinte à l’ordre public. La lutte contre les dérives sectaires portant atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales n’est pas encore une réalité partout. Il est bien de nombreuses dérives qui gagneraient à être sanctionnées sévèrement. L’exercice d’activités religieuses peut donc susciter des conduites pénalement répréhensibles.

Si précieuse soit-elle, la liberté n’est que relative. La liberté religieuse n’existe réellement que si l’État accorde l’égalité de traitement à tous les groupes religieux respectueux des lois. Or tel n’est pas le cas lorsqu’il décide arbitrairement de dénier à certains groupements religieux le statut de religion et de leur refuser les avantages qu’il accorde aux autres. « La notion sacrée de liberté de religion sonne creux lorsque l’État s’arroge le droit de certifier des religions comme il délivrerait un permis de conduire », notait la revue Time en 1997. La liberté religieuse qui ne cesse de susciter controverses et incompréhensions a été définie par Vatican II dans la déclaration Dignitatis humanae (notée DH : sur la dignité de l’homme) du 7 décembre 1965. Il n’a rien défini au sens spécifique du terme. Il enseigne au titre du Magistère extraordinaire de l’Église, Magistère dont doit tenir tout catholique à l’instar du Magistère universel et ordinaire (cf. Lumen gentium, n. 25) : que nul ne soit contraint en matière de religion ni empêché, dans de justes limites, d’exercer sa religion, seul ou associé. Il ajoute que ce droit civil se fonde sur la dignité de l’homme et qu’il ne se limite pas à la liberté de culte. Il faut comprendre par là qu’il s’étend aux autres activités publiques – spirituelles, caritatives, culturelles, éducatives, politiques et internationales, sociales – où s’engagent les croyants.

Dorénavant l’affirmation de la liberté religieuse est au cœur de tous les textes de concordats ou d’accords spéciaux entre le Saint-Siège et les États. La constitution pastorale Gaudium et spes recommande, par contre, de renoncer à tout privilège qui nuirait en définitive à l’action pastorale de l’Église (cf. Gaudium et Spes n. 76) dont « la tâche d’évangéliser tous les hommes constitue la mission essentielle » ajoutera avec clairvoyance Paul VI au n° 14 de son encyclique Evangelii Nuntiandi. La liberté religieuse est un atout pour le dialogue interreligieux. Elle est une condition sine qua non du vrai dialogue interreligieux. Elle est aussi un préalable à la mission ad gentes à long terme dans un climat suffisamment pacifique pour établir une vie chrétienne. Et c’est ce qui fait dire à Jean-Paul II (1991) que « Le dialogue inter-religieux fait partie de la mission évangélisatrice de l’Église ».

Conclusion

Tout au long de notre étude sur l’action apologétique de Tertullien, il nous est apparu que ce Père fut un chrétien qui a eu plus de l’influence dans l’Eglise que beaucoup de ses contemporains. Son autorité sur la masse des fidèles émane sans aucun doute de son souci de défendre et d’évangéliser. Avec son charisme particulier, il se découvre pleinement responsable dans l’Eglise. En prenant la défense des chrétiens, le Carthaginois enseigne et persuade en même temps. Il se présente comme la voix des sans voix, le porte-parole, le héraut de sa communauté. Tertullien dans l’Apologétique expose avec clarté comment l’Eglise primitive s’est posé et a résolu le problème de la liberté de culte. Le christianisme est pour lui la uera religio, c’est-à-dire la vraie religion. Tertullien qualifie lui-même son traité de « plaidoyer muet », une manière de dire qu’il s’agit là du plaidoyer que les chrétiens auraient pu faire s’ils avaient eu la possibilité de se défendre en justice, ce qui n’a pas été le cas ; d’où le mot « muet ». Ce plaidoyer muet, Tertullien l’adresse aux gouverneurs de province. Il est animé d’une volonté de convaincre qui ne laisse personne indifférent. C’est ce qui est très captivant dans ce traité ; tout est soigneusement organisé pour permettre au chrétien de se défendre face aux attaques des païens. Tertullien ne s’est pas contenté de défendre l’Eglise contre la persécution romaine, il s’est attelé en même temps à redonner au christianisme ses titres de noblesse en le purifiant des mauvaises influences. Sur l’église et la société des premiers siècles, l’influence de Tertullien fut considérable par la profondeur et l’immensité de son génie. Il apparait à partir des positions religieuses que son ombre se projette jusqu’aux défenseurs de droits de l’homme de notre époque. Il part de sa foi et par-delà la définition de la liberté de religion, c’est tout simplement vers tous les droits de l’homme qu’il fait signe. Il n’y a pas de doute que cet érudit avait lu la célèbre oraison funèbre de Périclès.

Référence Bibliographique: 

Apologétique, 2002. Bilingue, Texte établi et traduit par Jean-Pierre Waltzing. Paris :
Les Belles Lettres.
Arnauld, D 2001. Histoire du christianisme en Afrique : Les sept premiers siècles.
Karthala: Paris.
Concile Œcuménique Vatican II, 1967. Constitution, Décrets, Déclarations.
Centurion : Paris.
Fredouille, J-C 1972. Tertullien et la conversion de la conversion de la culture antique.
Paris : Etudes Augustiniennes.
Jean-Paul II, [Pope] 1991, Encyclique Redemptoris Missio in La Documentation
Catholique, n° 2022.
Paul VI, [Pape] 1975. Exhortation apostolique Evangelii Nuntiandi, La Documentation
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Fraternité Saint Dominique de Bujumbura

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Couvent Saint Dominique de Kigali

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