LA CULTURE AFRICAINE 50 ANS APRÈS

Abstract: 

The paper deals with culture as an intellectual endeavour and assesses what this culture achieved in the last five decades of the post-colonial period. It considers the contribution of African thinkers and writers in this period and argues for its celebration. In effect, African culture as an intellectual endeavour has been “modestly a refuge against inhumanity” and a locus of socio-political engagement while (African) literature itself has been used as the vehicle of truth in a hostile environment.Using Charles Nokan’s novel “Violent était le vent” (1966) and Alioune Fantouré’s “Les cercle des Tropiques” (1972) as an illustration of this point, the author pleads for sentiments of gratitude for those who spoke by their writings in as much as they worked as watch-dogs and awakeners of consciences.

1.       Introduction

Le terme « culture » est « un mot-valise » : un fourre-tout qui se définit de trente-six façons différentes. Entre autres significations, la culture peut désigner l’art en général ou encore les mœurs d’un peuple et son folklore. Il convient donc de préciser, dès l’entrée, que dans les propos qui suivent, le mot « culture » sera employé en rapport avec « les lettres », les textes, l’écriture. Ainsi, quand on dit d’une personne qu’elle est « cultivée », on sous-entend qu’elle a beaucoup lu ou écrit; et quand on dit qu’elle est inculte, cela signifie qu’elle est analphabète. La culture dont il sera question ici est donc de nature « intellectuelle », j’allais dire « livresque » si l’expression n’avait pas une connotation péjorative.

Ce que je tenterai de souligner est la contribution des penseurs et surtout des écrivains dans l’effort de relever les défis qui se sont imposés à l’Afrique au cours du demi-siècle qu’a déjà duré l’ère des indépendances. Si l’essentiel de mes propos porteront sur l’Afrique sub-saharienne francophone dont la production littéraire m’est plus familière, il est évident que le même type de discours est concevable pour l’Afrique anglophone ou lusophone. Notons au passage que je ne me pose pas la question de savoir si la culture africaine est exprimable dans les « langues coloniales », car je la considère comme oiseuse et démagogique : aucune langue ne nous empêche d’être authentiques et de prendre la parole de manière sensée.

Dans la littérature africaine, et parfois dans d’autres types de textes , à leurs risques et périls, certains intellectuels ont pris position sur leur époque et leur société, on peut remarquer une tendance lourde : la posture contestatrice. Cela pourrait sembler curieux, notamment aux yeux de ceux qui professent l’opinion selon laquelle la littérature devrait se méfier de tout engagement. On reviendra plus loin sur ce débat, mais pour le moment, précisons l’itinéraire que suivra la réflexion sur la culture telle qu’on vient de la définir.

En premier lieu, je m’emploierai  à démystifier ou relativiser la puissance du texte écrit et l’efficacité des habitants de « la république des lettres »: non seulement le vœu de l’écrivain d’avoir un retentissement sur son milieu et sur le monde ne se réalise pas toujours, mais encore, la culture a souvent été incapable de constituer une digue, un barrage contre la barbarie. Après cette mise au point, on examinera le caractère nettement engagé de la littérature en Afrique plus qu’ailleurs et, enfin, l’on tentera de saisir la forme ou le genre que prend cet engagement dans les récits.

 

2.      L’humilité de la culture

 

Dans Dialectique négative, parlant de la culture européenne et allemande en particulier, « après Auschwitz », Adorno a eu des propos très durs qui ressemblent à une condamnation sans appel. Par culture, il entendait la longue « tradition de philosophie, d’art et de sciences éclairées » dont se targuait cette région du monde, mais qui n’a pas pu éviter l’irréparable : le massacre administratif de millions de personnes. Selon Adorno, cette culture pue :  

 

parce que, comme le dit Brecht dans un extraordinaire passage, son palais est construit en merde de chien… Qui plaide pour le maintien d’une culture radicalement coupable et minable se transforme en collaborateur, alors que celui qui se refuse à la culture contribue immédiatement à la barbarie que la culture se révéla être(Adorno 1978 : 287).

 

La faillite de la culture et son irrécusable culpabilité  ont été relatées sous d’autres cieux, en des termes qui n’ont rien à envier à l’évocation de la Shoa par Adorno. Ainsi, dans l’ouvrage monumental intitulé L’archipel du Goulag, Soljénitsyne décrit l’univers concentrationnaire des bagnes soviétiques avec un luxe de détails impressionnants. Pourtant, ce témoin radical avoue son incapacité de saisir et de montrer toute la profondeur et toute l’étendue de la monstruosité du « Goulag » qui, comme la Shoa, a eu lieu en pleine histoire contemporaine. Soljénistyne, qui a échappé à ces camps des millions de forçats ont péri regrette que son témoignage se limite à ce qu’un individu peut percevoir à travers la fente d’une porte entr’ouverte, plutôt qu’à  partir d’une guérite surélevée permettant une vue panoramique de cette l’horreur qui a sévi pendant des décennies. Il précise toutefois que «… la mer, pour savoir quel en est le goût, il n’est besoin que d’une gorgée » (Soljénitsyne 1974 : 8).

 

Le même constat impitoyable s’impose pour les pays de l’Afrique indépendante , presque sans exception, la reconnaissance du titre d’humain à tout humain a été ajournée pour longtemps, et d’abord par ceux-là même qui étaient montés au front pour réclamer la fin de l’occupation. La culture, qui était pourtant bien plus accessible que lors de la colonisation, n’a pas mis les masses à l’abri de féroces régimes à parti unique ou du pouvoir des brutes galonnées. Le déficit d’humanité ne s’est pas uniquement manifesté lors des crises épouvantables de type génocidaire ou dans d’interminables guerres civiles même des enfants étaient (et sont encore) enrôlés comme combattants, mais aussi dans des pays l’oppression  du grand nombre a revêtu la forme de la banalité tranquille, imperturbable. C’est cette dernière situation qu’Éboussi dénonce dans son milieu, en mettant justement en cause le silence complice ou le verbiage des « intellectuels » :

 

Vous l’avez compris, le principe de nos jongleries intellectuelles, c’est le ventre, c’est la peur de ne plus manger, de manger peu ou mal. Je tiens pour une catastrophe sans nom que pendant deux ou trois générations, tous ceux qui ont fait des études  supérieures et secondaires aient été larbinisés, rendus serviles, tenus en laisse au moyen d’un salaire. Dans cette mise en tutelle générale, un emploi, un logement, un avancement, la nourriture quotidienne, les soins primaires de santé, tout devient une faveur, dont chacun est redevable aux dirigeants, puisque, à tout moment, ils sont capables de vous les soustraire et de vous précipiter dans le vide, dans le néant (Eboussi1999 :18).

 

Ce bilan décourageant pourrait faire croire que la défaite de l’esprit (et donc de la culture) est définitive. Pourtant, Adorno qui,  pour contester l’optimisme de Bloch, rejeta « le principe espérance »,  tenta en vain de bannir ce mot de son vocabulaire : à la dernière page de Dialectique négative, bien qu’avec une prudence extrême, il avoue finalement qu’on ne peut pas se passer de l’espérance : « Il appartient à la détermination d’une dialectique négative de ne pas se reposer en elle-même comme si elle était totale; c’est sa figure d’espérance » (Adorno 1978 : 316).

 

Dans cette phrase plutôt sibylline, Adorno évite qu’une critique pertinente puisse retourner contre lui, contre sa pensée, l’aspect « totalitaire » ou le délire de la prétention qu’il reproche à ses illustres prédécesseurs dont Kant et Hegel. Rappelons aussi qu’après avoir traité la culture de puante, il reconnaît que, malgré tout, hors de la culture, il n’y a pas de salut : « … celui qui se refuse à la culture contribue immédiatement à la barbarie que la culture se révéla être » (Adorno 1978 : 287). Et quelques pages avant ce passage on peut lire cette remarque : « … il pourrait bien avoir été faux d’affirmer qu’après Auschwitz  il n’est plus possible d’écrire des poèmes » (Adorno 1978 : 284). 

 

Ce qu’Adorno admet presque malgré lui, Aimé Césaire le clame haut et fort : les poèmes sont des armes miraculeuses, y compris et surtout dans des situations lamentables. Car, comme nous l’apprend une complainte funéraire, « c’est la nuit qu’il faut croire à la lumière, et l’hiver espérer le printemps ». Après avoir évoqué la faillite de la culture, rappelons-nous que le bien accompli apparaît toujours diffus alors que le mal ressort de façon tranchée, catégorique. Nous sommes hantés par nos fautes, nos échecs, nos blessures collectives et individuelles, et nous  oublions sans cesse la bonté de nos actes, le courage et la générosité d’au moins quelques-uns parmi ceux qui nous entourent.

 

En Afrique, la culture a donc été aussi, ne fût-ce que de façon modeste, un refuge contre l’inhumanité au cours des cinq décennies qu’a duré l’ère post-coloniale. C’est cette contribution à la résistance que nous voudrions souligner et célébrer. Il ne s’agira pas de recenser toutes les voix qui, dans la littérature africaine d’expression française, ont hardiment dénoncé l’arbitraire des puissants et parfois, le conformisme des opprimés qui consolide et éternise des situations inacceptables. Nous nous contenterons d’évoquer quelques figures modèles ou paradigmatiques, en nous arrêtant particulièrement sur l’inaugurateur de la fusion entre politique et fiction dans la littérature africaine.

 

1.       L’écriture comme montée au front

 

Nous avons déjà fait allusion à une certaine opinion selon laquelle l’engagement est incompatible avec la littérature qui devrait se conformer au mantra de « l’art pour l’art ». Le « désengagement » n’est d’ailleurs pas suggéré aux seuls auteurs d’œuvres fictionnelles, mais aussi aux « intellectuels » en général. Ainsi, Fabien Eboussi Boulaga, que je tiens pour l’un des plus grands penseurs vivants de l’Afrique francophone, a affirmé que l’intellectuel devrait:

 

 être exempté de l’engagement au sens ordinaire, de toute croisade en faveur de la veuve et de l’orphelin, de la lutte contre la misère et l’injustice. Il n’y a aucune originalité ni aucun effort à être engagé. Avant que de naître, d’y songer, nous sommes enrôlés sous de multiples bannières, tatoués d’allégeances et de préjugés, recrutés au service d’intérêts partisans. La fonction propre de l’intellectuel est de se désengager, de se dépêtrer de ces liens qui le tiennent captif. Il n’exerce son talent que s’il est libre de toute prévention, s’il n’est circonvenu par aucun intérêt (Eboussi 1999 : 34).

 

Il reste pourtant, que « le sens ordinaire » des mots se trouve d’abord et surtout dans leur usage. Et l’usage le plus courant du mot engagement n’est ni péjoratif, ni incompatible avec le rôle de l’intellectuel. Il me semble donc qu’il y a lieu de distinguer l’engagement de la partisannerie négative et aveugle. Et curieusement, ce qu’il y a de passionnant dans l’œuvre d’Eboussi lui-même, c’est ce qui le révèle comme intellectuel « engagé », contre la bêtise humaine, contre la paresse de la pensée, contre toute forme de servilité.

 

Mongo Beti, un grand romancier africain décédé en 2001, a cru pendant une bonne saison de sa vie qu’il fallait « désengager la littérature ». Il a affirmé que l’aube des indépendances africaines « ne saurait être le champ d’une littérature de circonstance ». Malheureusement, pour lui, ce désengagement fut synonyme de stérilité. Après avoir publié quatre romans à succès, Mongo Beti a traversé quatorze ans de silence et de blocage. Entre 1958 et 1972, il n’a rien produit, sans doute pour échapper à la tentation de l’engagement; une tentation qu’il ne put vaincre qu’en y succombant. Quand il s’est réconcilié avec l’engagement, sa plume est redevenue très féconde. Curieusement, la reprise ne commença pas par une œuvre de fiction, mais par un essai, Main basse sur le Cameroun (1972) : un véritable brûlot dans lequel il livre un réquisitoire sans concession contre le néocolonialisme français et ses valets africains. Le ton de l’ouvrage est tellement virulent qu’il fut censuré en France pendant quatre ans :

 

Et que dire des chances de mon livre lorsque, à peine sorti des presses, il fut interdit par Raymond Marcellin, ministre français de l’intérieur sous le Président G. Pompidou,  et saisi deux jours plus tard chez François Maspero, son premier éditeur?... Au risque de me ruiner, je me suis quand même battu pendant quatre ans, aidé de ma femme et de quelques rares amis. La justice me donna finalement raison et, pour la première fois dans un tel cas de censure, blâma sans ménagement l’État français(Mongo Beti 1984 : I).

 

Une fois revenu de son « sommeil dogmatique », Mongo Beti a publié d’autres romans dans lesquels son génie se déploie comme avant et même mieux qu’avant, notammentRemember Ruben (1974), Perpétue et l’habitude du malheur (1974), La ruine presque cocasse d’un polichinelle (1979), Les deux mères de Guillaume Ismaël Dzewatama (1983),La revanche de Guillaume Ismaël Dzewatama (1984), pour ne citer que les titres sortis dans la décennie qui a suivi ce réveil.

 

L’engagement intellectuel, c’est aussi la première expression qui me vient à l’esprit pour qualifier les travaux herculéens d’un Noam Chomsky, ce juif américain, « rebelle sans pause », qui base sa critique radicale de l’impérialisme de son pays ainsi que du sionisme sur une documentation tellement impressionnante que même ses pires ennemis, notamment les éditorialistes du New York Times, le tiennent pour « le plus grand intellectuel vivant » (Chomsky 2001 :5).

Et pour revenir à la littérature africaine, citons un autre de ses illustres représentants. Dans Le Pleurer-Rire, Henri Lopès a écrit la phrase suivante qui révèle explicitement sa position sur l’engagement intellectuel : « …un livre d’africain vivant en ces temps et qui se respecte ne peut être qu’engagé » (Lopès 1982 :123). Ce mot de Lopès, bien d’autres écrivains africains pourraient l’adopter, tant il est vrai que l’engagement semble inscrit dans le code génétique de la littérature africaine. Voyons maintenant à quoi ressemblent les écrits fictionnels typiques de cette littérature.

 

2.      L’oppression comme matière première de la fiction

 

Violent était le vent(1966) est le livre par lequel l’Ivoirien Charles Nokan inaugure l’introduction du politique dans la fiction romanesque post-coloniale en Afrique. Son choix ne consiste pas seulement à faire du politique une simple toile de fond pour situer la fiction dans le temps historique : le drame politique est au contraire le cœur même de l’œuvre. L’intrigue se noue autour de deux figures clés : un jeune résistant idéaliste nommé Kossia et le tyran Kôtiboh.

 

Kossia est aux études en France lorsque son pays (qui n’a pas de nom) accède à l’indépendance. Bien décidé à mettre au service des siens les connaissances acquises lors de cette formation en métropole, il cède aux charmes de Liliane, une jeune française qu’il fréquente pendant tout son séjour en France, mais c’est en vain qu’elle le supplie de franchir le pas du mariage. Il craint qu’elle le retienne à l’étranger comme Djahah, son ami, condisciple et compatriote qui, en épousant Madeleine, fait le choix de rester en France : qui prend femme prend pays! Pour Kossia, l’option de ne pas lier son sort à Liliane, qu’il aime pourtant, est une décision politique. Il retournera en Afrique après ses études, mais il retrouvera un pays qui ne ressemble en rien à la nation libre qu’il avait imaginée.

 

Kôtiboh, quant à lui, est au départ un homme instruit, collaborateur des maîtres coloniaux pour lesquels il recrute une armée de jeunes pour le travail obligatoire. « Il avait lui-même d’immenses plantations travaillaient des centaines de personnes non rémunérées » (Nokan 1966 : 86). Mais voilà qu’à la suite de mauvaises récoltes les paysans furent dans l’incapacité de s’acquitter de l’impôt colonial. Kôtiboh, qui comprenait bien la situation essaya de faire patienter les maîtres blancs, mais, après des mois d’attente, ceux-ci se fâchèrent et donnèrent à leurs soldats l’ordre d’envahir les villages. L’intervention armée provoqua des troubles au cours desquels un soldat tua Séni, une jeune femme enceinte. Les villageois se saisirent du soldat pour l’égorger comme un poulet, mais Kôtiboh le sauva. Le lendemain de l’enterrement de la jeune femme, Kôtiboh tenta d’obtenir de son ami blanc, administrateur colonial, l’arrestation de ce cruel soldat. L’administrateur  refusa, mais Kôtiboh crut bon d’insister. Furieux, l’administrateur le traita de « sale nègre ». Cette humiliation inattendue précipitera le collaborateur  dans la lutte pour l’indépendance.

 

Quand Kossia rentre de ses études en France, Kôtiboh est au pouvoir, mais  depuis que ce dernier s’est levé pour défendre la dignité de ses congénères, beaucoup d’eau est passée sous les ponts. Kôtiboh a changé son fusil d’épaule à maintes reprises. Il a d’abord été élu comme député pour représenter les indigènes de son territoire au parlement en métropole avant l’indépendance. Il a ensuite été nommé ministre dans le gouvernement français. Il s’est mis alors à défendre l’idée que l’indépendance n’était pas nécessaire et, quand elle  est devenue inéluctable, il l’a acceptée, non pas à contre cœur, mais parce qu’il avait compris qu’elle servirait ses intérêts et sa volonté de puissance. Il se fit alors élire comme président de son pays, avec la bénédiction de l’ancienne puissance de tutelle qui savait qu’elle s’entendrait bien avec lui, d’autant plus qu’il professait un anticommunisme primaire, viscéral.

 

Kossia revient donc en Afrique en sachant déjà que, dans son pays, « il n’existe qu’une liberté, celle d’exploiter les pauvres » (Nokan 1966 : 58). Et il est décidé à lutter pour changer cette situation. Le retour constitue donc, après son refus d’épouser Liliane, sa deuxième décision politique. La troisième sera de refuser la collaboration avec Kôtiboh. On l’y poussera pourtant, à maintes reprises. D’abord, dans l’avion qui le ramène en terre natale. Un vieux Blanc revendiquant « un demi-siècle de colonisation »  apprend que ce jeune intellectuel rentre en Afrique pour devenir professeur d’histoire. Le vieux colon lui donne ce conseil : « Lancez-vous dans la politique qui paie grassement ses hommes. Avec votre instruction, vous aurez une place importante. Je pourrais vous présenter au président qui est mon ami » (Nokan 1966 : 76).

 

Le vieux colon tiendra parole : il présentera Kossia à Kôtiboh, mais, incapable de surmonter la répulsion et l’antipathie qu’il ressent envers le tyran, Kossia décide de garder ses distances. Mais après le vieux colon, sa mère lui tient exactement le même discours :

 

Intègre-toi au régime politique actuel. Qui veut faire « bonne route » ne doit pas oublier les réalités du voyage. En Afrique on ne peut rien gagner actuellement sans l’acceptation de ce qui est. Tu ne pourrais même pas travailler si tu contestais, comme certains de tes camarades, le pouvoir légitime(Nokan 1966 : 119).

 

Intraitable, Kossia ne suivra pas non plus les conseils de sa mère. Il deviendra professeur d’histoire et de géographie, en espérant profiter de ce rôle pour influencer la jeunesse et préparer la relève. Mais, impatient de provoquer le changement, il inspire et dirige un parti d’opposition qui organise une conspiration pour renverser le régime en place. Malheureusement, un vieux qui, avant de prendre la carte du parti, lui avait demandé s’il ne s’acoquinait pas  avec les communistes, vendit la mècheL’armée surprendra son groupe en pleine planification du coup d’État. Kossia sera arrêté, torturé en prison, mais pas exécuté immédiatement. C’est que, de son côtéKôtiboh et son parti, l’Avant-Garde, avaient le temps. Ils ont donc tenté de récupérer, de retourner Kossia, de l’enrôler dans leur camp. Amakos, une très jolie  femme, a été chargée de le visiter en prison, de le charmer, de lui faire entendre raison. Elle devait le convaincre de se rallier au régime qui, en récompense, lui promettait le poste de ministre des affaires extérieures : rien de moins! Amakos lui servira cette parabole pour vaincre sa résistance :

 

Un grand arbre dominait la forêt Niétou. Jaloux de sa puissance, il envoyait ses feuilles et ses fruits tuer l’herbe qui osait pousser dans son domaine. C’était un despote. Un jour, une liane, nouvellement sortie du sol, demanda son amitié. Le vieux tyran ne la refusa pas, et la liane enlaça son pied. Avec les années, elle s’allongea, atteignit le sommet de l’arbre. Elle finit par l’étouffer. Maintenant les feuilles vertes de la liane ont recouvert ses branches mortes; et la forêt vit en paix. Entends-toi avec Kôtiboh, pour le surpasser(Nokan 1966 : 151).

 

Amakos était sincère, mais Kossia ne mordra pas à l’hameçon, et le régime n’aura plus qu’un choix : l’exécuter. En larmes, Amakos assistera à ce désastre qu’elle aura tenté d’empêcher en vain, pas seulement en tant qu’agente du régime, mais aussi et surtout en tant que représentante du genre humain.

 

Kossia est le narrateur de sa propre exécution, puis sa voix s’éteint et celle de son ami Samois prend le relai. En décidant de prolonger le récit au-delà de la mort du héros, Nokan  sert une mise en garde aux tyrans de l’Afrique dite « indépendante » : Kossia est mort, mais sa cause  survivra. D’autres se lèveront et exigeront la fin de l’humiliation, de  l’oppression.

 

Le genre « roman politique » que Nokan a inventé sera repris par de nombreux autres écrivains africains qui ont recours aux mêmes ruses, notamment en situant l’action dans une géographie fictive et en brouillant les repères spatiaux. Parmi les autres auteurs qui se sont emparés du monde absurde instauré par la tyrannie comme matière à fiction, évoquons brièvement Alioum Fantouré et son roman, Le Cercle des Tropiques (1972).

Cette fois, on se retrouve en face d’un livre drôlement construit. Il comporte deux chapitres dont chacun s’étale sur 125 pages. On hésite à s’embarquer dans un tel marathon de lecture, mais dès qu’on s’y embarque, c’est sans espoir de retour. L’action commence à la veille de l’indépendance d’un pays appelé « Les Marigots du Sud » et qui a pour capitale « Porte Océane ». Baré Koulé, un truand sans scrupules, crée « Le Parti Social de l’Espoir » et s’entoure d’une milice féroce sur laquelle il s’appuiera pour conquérir le pouvoir lors du départ des « toubabs ». Ces derniers savent que l’homme qui se surnomme « Messie-Koï » est un criminel, mais il est de mèche avec leurs compagnies et ne risque pas de les nationaliser après l’indépendance. Ils lui facilitent donc l’accès au pouvoir et ferment les yeux sur ces crimes.

 

Face au tyran se dresse un groupe d’intrépides qui dirigent une sorte de syndicat, le Club des Travailleurs, qui défend les intérêts des ouvriers et autres employés dans tout le pays. Une lutte sans merci s’engage. Baré Koulé, dit Messie-Koï, tentera de décimer les résistants du Club. Juste avant l’indépendance, il provoquera « la folie des marchés » dans toutes les villes du pays. La tactique consistait à lâcher des dizaines de boas en plein marché, provoquant une panique vite manipulée par ses miliciens qui la transformaient en émeute et orientaient les foules en folie vers des édifices à brûler et à saccager. Alors que tout indique que Baré Koulé est le commanditaire de ces émeutes, il fera courir le bruit que Monchon, le chef du Club des Travailleurs, est le véritable responsable de la folie des marchés. Il le fera arrêter et malgré une première instruction qui aboutit à un non-lieu, Monchon sera maintenu en prison, et Baré Koulé le fera tuer par ses miliciens.

 

Au lendemain de l’indépendance, le « Messie-Koï » organisera un referendum pour se faire proclamer Président à vie, presqu’à l’unanimité. « Seul un fou avait manqué de conscience patriotique » en votant contre (Fantouré 1972 : 196). Il s’agissait du chirurgien Malekê, fils de Monchon, qui a repris le flambeau de son père assassiné comme animateur de la résistance. Le Président à vie fera le vide autour de ce récalcitrant, en ordonnant la dissolution du Club des Travailleurs, en tuant, en emprisonnant ou en réduisant au chômage les camarades du Dr Malekê dont l’infirmière Salimatou et le syndicaliste Mellé Houré. Baré Koulé a même tenté de fermer l’hôpital travaillait Malekê, mais il n’y parviendra pas, car ses excès lui ont aliéné l’état-major de l’armée dirigé par deux amis de Malekê : le colonel Fof et le général Baba-Sanessi.

 

Quand Baré Koulé est renversé par un coup d’État militaire et remplacé par Baba-Sanessi, on pousse un soupir de soulagement et l’on se dit que tout est bien qui finit bien. Un sentiment longtemps refoulé par les citoyens de la « République démocratique des Marigots du Sud » ose murmurer son nom : Espérance. Mais c’est sans compter avec la malédiction tenace devenue synonyme d’indépendance : « Quelques mois plus tard, le docteur Malekê, Mellé Houré qui venait de rentrer d’exil, le colonel Fof, le lieutenant Beau-Temps et Salimatou étaient mystérieusement assassinés » (Fantouré 1972 : 253).

 

Après Nokan et Fantouré, bien d’autres écrivains africains ont posé le problème du pouvoir illimité et du contre-pouvoir, de la tyrannie et de la résistance, de la terreur et de l’espérance rebelle. Nommons entre autres Henri Lopès qui, dans Le Pleurer-Rire (1982), raille les frasques sanglantes du dictateur putschiste à cinq noms : Tonton Hannibal-Ideloy Bwankamabé Na Sakkadé. Ou encore, Ahmadou Kourouma, reconnu comme l’un des écrivains les plus importants du continent africain, et auquel nous devons notamment En attendant le vote des bêtes sauvages (1998), ouvrage qui exploite le même thème du « pouvoir absolu qui corrompt absolument », et plus récemment, Allah n’est pas obligé (2000), il s’empare du problème des enfants soldats, devenu endémique un peu partout en Afrique.

 

Conclusion

Il se pourrait bien qu’il n’y ait aucun lien de type généalogique entre tous ces auteursNokan n’est peut-être pas l’inspirateur direct des écrivains qui, après lui, ont produit des œuvres semblables à la sienne. Leur similitude s’explique sans doute par l’observation de la réalité historique du pouvoir qui rend fou, des ravages de cette aveugle puissance, et du devoir de témoigner. L’écrivain pille toujours la réalité qui l’entoure, mais ici, il y a plus : en nommant l’horreur de l’oppression, les auteurs africains brisent un tabou et bravent l’omerta, la loi du silence. Ils comptent sans doute sur une éventuelle immunité littéraire, mais cette dernière est loin d’être garantie. Les régimes politiques qu’ils mettent à nu, même en les localisant dans une géographie mythique, ne sont pas dupes et ont les moyens d’enfermer n’importe qui dans un linceul de silence. Cette prise de parole reste donc périlleuse quand, autour de soi, tout suggère de la fermer, de faire comme si l’on ne voyait rien, comme si tout allait bien dans le meilleur des mondes : « Silence, on tue! »

 

Ceux qui ont osé parler avec leurs plumes sont des passeurs de mémoire qui méritent notre gratitude. Ils ont joué un rôle de veilleurs, d’éveilleurs des consciences. Ils ont pris les devants, les risques, et souvent les coups, pour faire pousser la culture de la raison, de liberté, de la tolérance, de l’humanité, dans une jungle l’injustice et la violence étaient – et sont encore triomphantes. En faisant de la littérature un véhicule de la vérité, ils nous ont donné une leçon de courage qui fait mentir « l’afro-pessimisme » : dans les ténèbres de l’ère postcoloniale, il y a eu des écrivains qui sont restés debout, face à des régimes politiques qui voulaient mettre tout le monde à genoux ou à plat ventre. Ils ont permis à la culture de survivre à la barbarie.

Référence Bibliographique: 

Adorno, T 1978. Dialectique négative. Paris: Payot.

Chomsky, N 2001. De la guerre comme politique étrangère des États-Unis.

Marseille : Agone Éditeur.

Eboussi Boulaga, F 1999. Lignes de résistance. Yaoundé : Clé

Fantouré, A 1972. Le cercle des tropiques. Paris : Présence africaine.

Kourouma, A1988. En attendant le vote des bêtes sauvages. Paris : Seuil.

                    2000. Allah n’est pas obligé. Paris : Seuil.

Lopès, H 1982. Le Pleurer-Rire. Paris : Présence Africaine.

Mongo Beti, 1972. Main basse sur le Cameroun. Paris: François Maspero.

Nokan, C 1966. Violent était le vent. Paris : Présence Africaine.

Soljénitsyne, A 1974. L’archipel du Goulag. Tome 2. Paris : Seuil.

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