L’INTEGRITE DANS LES TRANSACTIONS COMMERCIALES INTERNATIONALES AU 21ème SIECLE (II) : LA RESPONSIBILITE MORALE DES AGENTS ORGANISATIONNELS ?

Abstract: 

This paper brings to the fore the moral integrity and responsibility of organisational agents to the fore in the context of the globalised market. Reflections on these two concepts show the importance of ethical reasoning and of clarifying concepts in ethics. Inspired by De George and Solomon, these reflections offer some rational instruments to ethicists on how to adequately examine the acts of corruption, commercial enterprise and international commercial transactions. In trying to distinguish the different agents in these social interactions, this paper defines the responsibilities of a legitimate company. In a context fundamentally marked by systemic corruption, yet captivated by moral integrity, the issue of responsibility in fact presupposes a certain number of questions, such as the following: What does corruption mean? Could corruption be ethically justifiable? If not, what should be done to promote the culture of integrity in international commercial transactions? Is this assessment relevant in the context of the African Great Lakes Region? And then, can one judiciously discern the responsibility of corporate in contemporary societies influenced by the global market? The answer to these questions includes five parts, namely: (1-2) the moral evaluation of corruption, (3) respect as a moral principle, (4) the duty for building good society, and (5) the responsibility of organisational agents.

1. Introduction

 

En concluant la réflexion sur la problématique de l’intégrité morale dans le vol.6 (no 2) d’Ethique et Société, nous avons promis d’examiner profondément deux thèmes, à savoir le respect de l’autre dans l’interaction sociale et la responsabilité morale. Si la réflexion de ce no 2 s’est essentiellement penchée sur la problématique de l’intégrité dans  le SIA et la clarification de ce concept, l’intégrité morale, celle-ci (la réflexion du no 3) se propose de discerner la responsabilité  de la personne morale dans les sociétés et les Transactions Commerciales Internationales (TCI) du 21ème siècle. En mettant en relief ce type de responsabilité, cet article ne cherche aucunement à minimiser la responsabilité de la personne physique (individuelle ou collective) ou à la négliger. Il vise par contre une bonne compréhension de la responsabilité morale dans la vie organisationnelle (légitime). D’où le sous-titre discerner la responsabilité des agents organisationnels ? En outre, cette réflexion veut déterminer le pouvoir d’action de chaque agent de l’interaction sociale. En lisant de façon continue ces deux textes, on pourrait ainsi remarquer que les notions d’intégrité et de responsabilité se recoupent et se renforcent en éthique. Considérées comme valeurs morales, l’intégrité et la responsabilité constituent les piliers de plusieurs codes de conduite dans les organisations de notre temps[1].

 

En effet, dans un contexte fort marqué par la corruption systémique, la problématique de la responsabilité présuppose une série de questions telles que celles-ci. Comment déterminer l’agent coupable d’un acte de corruption dans l’interaction sociale ? Qui est passif (ou actif) dans une transaction corruptive, le corrupteur ou le corrompu? La corruption est-elle moralement justifiable ? Sinon, que doit-on faire pour promouvoir la culture d’intégrité dans les TCI ? Par ailleurs, est-il possible d’entreprendre ce type d’évaluation à partir de la Région des Grands Lacs Africains ? Qui plus est, peut-on discerner judicieusement la responsabilité de chaque agent social, surtout la personne morale, dans les sociétés de plus en plus influencées par la globalisation du marché ? Est-il indiqué d’imputer la responsabilité morale à une Firme Multinationale (FM), ou de déterminer la culpabilité de chaque agent dans un crime commercial impliquant une chaîne de complicités ? Les grands crimes des organisations sociales de notre temps, reposent-ils sur l’acte de l’agent individuel physique ou sur celui de l’agent organisationnel ?

 

Nous essayerons de répondre à ces questions dans les cinq sections suivantes : (1) l’évaluation morale de la corruption, (2) la responsabilité des actes corruptifs, (3) le respect de l’autre comme principe moral, (4) le devoir de bâtir une bonne société et (5) la responsabilité de l’agent organisationnel. Nous sommes convaincus que l’exploitation et le commerce des ressources naturelles de l’Afrique centrale peuvent inspirer les théoriciens de la responsabilité morale de l’entreprise et les experts en éthique des affaires. La réflexion sur ces deux activités économiques peut indubitablement contribuer à l’explicitation des réponses aux questions formulées. Souvent associée à la commission des grands crimes dans les TCI en cette région désignée, la corruption peut nous introduire à la problématique de la responsabilité.

 

Dans les réflexions suivantes, l’évaluation morale de la corruption s’étend audiscernement de l’agent responsable d’un acte de corruption dans la pratique sociale. Les deux premiers thèmes tendent ainsi à justifier la pertinence d’une bonne société et des principes de respect et de responsabilité. Les traits caractéristiques d’une bonne société s’accordent, en fait, avec le respect de l’autre et avec la responsabilité morale d’un sujet actif, ils s’opposent aux pratiques corruptives. Sous ses formes dominantes, la corruption se présente comme une négation des valeurs sur lesquelles se fonde une bonne société. Ce sont, notamment, la justice, l’intégrité, la confiance et le bien commun. Par conséquent, le projet de construire une bonne société demande impérieusement la lutte contre l’immoralité dans les relations sociales.

 

La question de la responsabilité morale appelle l’évaluation des actes humains, la corruption comprise, et le respect de l’autre agent dans l’interaction sociale. Elle suppose aussi l’assignation des responsabilités, le devoir de participer à la construction des sociétés justes, pacifiques et solidaires ainsi que l’identification de la responsabilité de l’entreprise. Tous les thèmes de cet article dévoilent progressivement la responsabilité morale de l’agent organisationnel. Autrement dit, cet article vise à montrer les conditions essentielles pour renforcer la culture d’intégrité en bâtissant une bonne société. En outre explicite-t-il l’importance du respect dans les TCI et la responsabilité morale de l’entreprise commerciale. Le concept d’agent organisationnel utilisé en ce texte pourrait être illustré par l’entreprise définie ou par la FM de notre temps. Ce type de responsabilité, de l’agent organisationnel, ne peut être assigné ni à un agent individuel humain ni à une section de l’organisation. Elle est inconcevable pour la personne physique individuelle.

 

Avant d’exposer l’évaluation morale de la corruption, il importe de faire quelques brèves notations relatives à l’entreprise et à la corruption considérées en cet article. Compte tenu de l’interdépendance inévitable entre l’administration publique et l’entreprise commerciale et sachant bien que le crime de corruption se réalise souvent dans chacune de ces deux entités (et par elles) et dans leurs relations mutuelles, le phénomène de la corruption examiné en cet article couvre toutes ses formes dominantes. Ce sont généralement la corruption transactive, l’extorsion (administrative, politique et économique), le détournement, le népotisme élargi à plusieurs pratiques comme le favoritisme et le tribalisme/ régionalisme, les gratuités illicites, la corruption défensive ou anticipative et la commission illicite. Il convient néanmoins de savoir que la corruption est un phénomène complexe etdynamique, lequel se définit en tenant compte de son rapport aux valeurs morales et légales définies, à la culture administrative des institutions publiques, à la culture politique des entreprises commerciales et au contexte social. Sa connexion à d’autres crimes sociaux, surtout politiques et économiques, complique davantage son étude.

 

Cette réflexion ne considère que l’agent organisationnel légitime, agent dont il semble être aisé de dégager les différentes parties prenantes, la finalité déclarée, la structuration organisationnelle, la production, la culture, l’histoire et l’impact sur ses membres, ses partenaires et  sur son environnement naturel. Commençons dès lors par l’évaluation morale de la corruption suivant trois théories morales, à savoir l’utilitarisme, la déontologie et l’éthique des vertus.

 

2. L’évaluation morale de la corruption

 

Cette évaluation de la corruption repose sur les principales théories morales, à savoir la téléologie aristotélicienne, la déontologie kantienne et l’utilitarisme. Elle sera approfondie dans la suite en examinant la responsabilité des actes de corruption. En refusant de justifier moralement la corruption, nous prenons ainsi distance de théories fonctionnalistes de la corruption développées dans les années 1960/ 1970 (Ntamwenge 2006).

 

Suivant les principes éthiques énoncés et le système d’évaluation morale adopté, De George rejette la justification morale de la corruption. Son évaluation utilitariste et déontologique est formelle : « la corruption est immorale ». Cette thèse résulte de l’examen de la corruption transactive des membres d’un gouvernement étranger par les FM sans scrupules. Mais elle intègre aussi la corruption locale (publique et privée). Conformément à la déontologie, il se dégage que la corruption porte atteinte aux trois principes kantiens : (1) « la cohérence dans l’universalisation », (2) « le respect pour les êtres rationnels » et (3) pour leur « autonomie ». Elle ne se conforme pas également aux exigences de l’utilitarisme. De George invalide, en fait, l’utilisation abusive de cette deuxième approche pour justifier la corruption. Ainsi souligne-t-il: « l’utilitarisme [...] demande une évaluation impartiale, objective et soignée des conséquences. C’est une approche largement utilisée―mais souvent mal utilisée―pour l’évaluation morale » (De George 2006b: 55. 70-74). Contre les entreprises se complaisant dans des pays corrompus au mépris des normes et stratégies indiquées (sept. 2010), il soutient : « Rien de ce qui soutient un système corrompu n’est moralement justifiable » (De George 1993a: 124).

 

Les outils conçus pour réduire les actes d’immoralité dans les TCI attirent l’attention sur certains outils du mouvement anti-corruption de nos jours tels que les principes directeurs de l’Organisation de Coopération et de Développement Economique (OCDE) pour les FM et sa convention de 1997. Avec Solomon et De George, nous comprenons davantage que l’intégrité voulue dans les TCI serait réellement le résultat de la lutte contre l’immoralité en général et dépendrait effectivement de l’engagement des membres de chaque communauté. L’émergence, l’efficacité et la moralité des institutions destinées à promouvoir l’intégrité dépendent généralement de la qualité morale et professionnelle des groupements civils nationaux et internationaux (voir De George 2005 : 6-7). Des actions dirigées contre quelques formes isolées de corruption ou d’autres crimes ne répondraient pas au défi de l’intégrité. En effet, le discours sincère sur les valeurs morales et civiques défend la pertinence des échanges impeccables sur le marché local et international, et des sociétés bonnes et justes.

 

Une précision notable sur l’évaluation morale de la corruption. Partant d’autres approches morales, d’autres auteurs tendent à adhérer à la position de De George sur la corruption. Solomon ne fait pas d’évaluation systématique de ce crime politico-économique, il l’aborde seulement au passage comme un acte immoral dans les TCI. De la même façon, De George n’aborde la corruption que comme un cas d’illustration en éthique des affaires et plus particulièrement dans les TCI. Son évaluation repose principalement sur l’acte objectif de la corruption et ses conséquences. Du point de vue de l’éthique des vertus, la non justification morale de la corruption peut être nuancée en tenant compte de l’agent de la corruption, le corrupteur ou le corrompu, et des circonstances dans lesquelles l’acte de corruption s’est réalisé. Du côté de la déontologie, Bowie paraît s’accorder parfaitement avec De George sur cette question: la corruption est immorale. Concluant sa réflexion, il écrit :

 

 Etant donné que la corruption (bribery) interfère avec le devoir des fonctionnaires d’un gouvernement d’accroître le bien-être économique de ses citoyens, elle est moralement mauvaise. Puisqu’elle doit gêner le bien-être de la moyenne des citoyens, il y aura des exigences qu’elle soit stoppée. [...]. Vu l’immoralité et l’inefficience de la corruption (bribery), nous pouvons prédire qu’elledécroîtra sous le capitalisme international (Bowie 1999: 151-155)[2].

 

Dunfee et Donaldson aboutissent à la même conclusion dans l’application de leur approche connue sous le nom d’Integrative social contracts theory (Dunfee and Donaldson 2002: 74). Toutefois, cette évaluation contractualiste est aussi restreinte, elle concerne seulement la corruption transactive s’effectuant dans les relations entre les FM et les pays étrangers, tout en considérant la corruption interne à l’administration publique et au secteur privé.Offrir et recevoir la corruption relèvent désormais de l’immoralité (Dunfee et Donaldson 2002 :69-70).Cette évaluation morale de la corruption transactive, la plus répandue dans les TCI, ne devrait pas être extrapolée. Elle appelle plutôt une évaluation systématique de chaque type de corruption. Mais, si l’immoralité de la corruption négociée entre les parties―ou seulement consentie―est indiscutable, celle des pratiques corruptives du pôle de l’extorsion est donc plus flagrante. Le comportement de certains dictateurs d’hier et celui de leurs partenaires commerciaux pourraient illustrer cette conclusion théorique.

 

3. De la responsabilité des actes corruptifs

 

Grâce à la dynamique interactive observée entre l’individu et le système en lien avec les notions de la responsabilité sociale de l’entreprise et de sa citoyenneté, nous avons replacé l’entreprise dans la société locale et globale. Nous avons ainsi construit implicitement cinq cercles concentriques allant du plus petit au plus grand : la personne humaine, l’entreprise, la société locale, l’humanité ou la société universelle, et la Nature (Brown  2005 :9-13). Pour tenter de maintenir l’équilibre fragile (mais nécessaire) entre la personne humaine et la Nature et assurer une gestion responsable de différentes ressources, il est souhaitable que tous les cercles intermédiaires soient ordonnés suivant les valeurs morales et civiques reconnues par tous dans un dialogue authentique. La réflexion sur la responsabilité de l’homme et sur celle de l’entreprise dans la société donne des précisions sur le rapport de l’entreprise à ces différentes entités. Pour approfondir l’évaluation morale de la corruption, dans une perspective téléologique aristotélicienne, il sied d’exposer les trois niveaux d’évaluation des actes corruptifs afin d’écarter certaines erreurs de jugement dans la réflexion sur le corrompu, le corrupteur, leurs collaborateurs, et sur le système auquel ils appartiennent.

 

Notons tout d’abord qu’une évaluation concrète des actes corruptifs dans une organisation sociale, petite ou grande, ne peut être satisfaisante que si elle a été établie sur trois niveaux d’intervention : individuel, collectif, et institutionnel ou organisationnel. Ce sont, en d’autres termes, les trois réseaux d’intervention d’une personne physique ou morale : agir seul individuellement, agir avec les autres dans un groupe solidaire (de façon implicite ou explicite), et agir comme agent d’une organisation et au nom de celle-ci (et souvent sous son influence culturelle). Le point culminant de la réflexion se situe désormais sur la ligne de tension entre la responsabilité individuelle (personne physique et morale) et la responsabilité solidaire ou organisationnelle dans les organisations sociales telles que l’entreprise privée, le parti politique et la nation (voir De George 1983b : 63-67, Nebel 2006).

 

Rappelons ensuite que les pratiques corruptives sont des actes de la personne humaine motivés soit par ses intérêts personnels, soit par ceux du groupe d’appartenance ou de l’organisation qu’elle représente, l’entreprise privée ou publique. On ne pourrait pas toutefois réduire toutes les motivations de la corruption aux intérêts définis. Il importe de considérer aussi tout l’univers des sentiments, des désirs et des besoins élémentaires de survie. Il serait erroné de conclure à l’évaluation morale de ces pratiques sans établir la distinction entre la part de l’individu et celle des structures sociales. En outre, troisième niveau de l’évaluation, les trois dimensions de l’acte humain―l’intention, l’objet de l’acte (et ses conséquences) et les circonstances dans lesquelles il se réalise―et leurs relations mutuelles ne devraient pas être escamotées ni négligées. Chaque dimension est déterminante dans l’évaluation morale des actes humains, aucune ne peut être éludée. C’est seulement en cette perspective qu’on peut dégager une appréciation rationnelle crédible de la corruption dans l’entreprise et dans la société.

 

Un autre obstacle à la rationalisation de la corruption dans l’entreprise et la société pourrait être appelé l’extrapolation des faits criminels occasionnels : les scandales. Citons quelques exemples de scandales : le pillage de la Banque du Zaïre en 1978/79 par le Président de la République, la corruption des agents publics japonais par l’entreprise américaine Lockheed au Japon en 1975/76 et les scandales de certaines entreprises américaines comme Enron  et WorldCom au début de cette décennie ; ainsi que le cas de l’exportation des déchets toxiques par l’entreprise TRAFIGURA en Côte d’Ivoire (2006). 

 

De pareils événements, les scandales, devraient constituer des points de départ d’une démarche transdisciplinaire pour examiner l’histoire de l’entreprise concernée, ses structures organisationnelles, sa culture, la qualité de ses produits ou services et les responsabilités de différents acteurs internes et externes influant sur sa vie (voir Cullen, et al. 1987 :160-175). Situé dans l’espace et le temps, un scandale dans la conduite des affaires peut être soit un signe indicateur de l’immoralité systémique de l’entreprise, soit un cas isolé d’immoralité. Aussi peut-il être soit le résultat de l’immoralité individuelle d’un agent (ou de quelques agents), soit la conséquence d’autres phénomènes tels que l’incompétence et l’erreur professionnelle. Dans tous les cas, seules des enquêtes approfondies peuvent donner lieu à un jugement judicieux de l’entreprise éprouvée.

 

Ce qui précède appelle donc les chercheurs à se défaire de l’idéologie rationaliste de bouc émissaire, à démasquer des analyses des crimes sociaux construites sur le schéma mythique de ce bouc, notamment la diabolisation justificatrice et la condamnation. Nous avons dans ce cas une conception qui ne dépasse pas le premier niveau d’interprétation de la bête victimaire : diabolisation et condamnation (sans meurtre physique dans le cas présent).

 

Contrairement à « la thèse de la victime émissaire » de René Girard, une telle conception se transforme davantage et s’enferme décidément dans la justification moralisante : tenter de calmer le sentiment de culpabilité. Pour préciser sa pensée, Girard écrit  en se démarquant de ce qu’il appelle « une clé [de lecture] psychologique » du phénomène de bouc émissaire : « […] il ne s’agit nullement d’apaiser quelque névrose, ou de flatter quelque « sentiment de culpabilité » ; il s’agit d’obtenir des résultats hautement concrets (Girard 1982 : 381-382, et 431). Dans cette nouvelle conception, la victime à sacrifier ou sacrifiée est un membre d’une organisation politico-économique ou socioculturelle. Confrontée à la critique externe, à une certaine controverse interne et aux menaces éventuelles de ses intérêts, cette organisation, à travers ses membres, la sélectionne et l’accable de tous les maux possibles, notamment les accusations qui lui sont adressées[3]. Le processus de l’avènement d’un tel bouc émissaire est souvent l’œuvre d’un cercle restreint dont il est membre ou celui de ses partenaires internes et externes. La démarche consiste principalement à blanchir le système contesté par l’opinion publique et ses victimes afin d’assurer sa survie et d’éviter à ses actionnaires et partenaires des ennuis liés à leurs crimes passés. Le Président Mobutu est ainsi devenu le bouc émissaire du système qui l’a engendré et façonné politiquement et qui ne pourrait pas mourir facilement en Afrique centrale.

 

Il pourrait en être de même des Présidents Mohamed Suharto, Ferdinand Marcos et autres semblables. En 2004, Le Rapport Mondial sur la Corruption (Transparency International)a  en effet établi une liste de dix chefs de gouvernements corrompus à laquelle nous nous référons. En rapport avec les trois noms cités, ce rapport fournit les données suivantes : (1) Mohamed Suharto, Président de l’Indonésie de 1967 à 1998, « [e]stimation des fonds qui auraient été détournés » : 15 à 35 milliards de dollars américains, PIB/h en

2001 : 695 $, (2) Ferdinand Marcos, Président des Philippines de 1972 à 1986 : 5 à 10 milliards de dollars américains, PIB/h en 2001 : 912 $, (3) Joseph Désiré Mobutu, Président du Zaïre de 1965 à 1997 : 5 milliards de dollars américainsPIB/h en 2001 : 99 $ (Hodess2004: 15). Ces chiffres donnent à penser sur plusieurs points de vue. Une seule question pourrait indiquer le réductionnisme du raisonnement sous-jacent en pareilles analyses : combien de milliards le patronat externe, les clients internes et les banquiers internes et externes ont-ils encaissés de manière illégitime, dans leur commerce quotidien avec ces hommes cités ? La condamnation quasi-unanime de ces dictateurs par un nombre important de leurs partenaires d’hier est suggestive. Cette réflexion devrait interpeller les membres du mouvement anti-corruption, ils devraient en effet éviter à l’entreprise et à la société ce que Lascoumes appelle « des actions symboliques légitimant les institutions » sans aucune modification de l’esprit et des méthodes de leurs systèmes (Lascoumes 2000 : 40). Il est donc impératif d’examiner minutieusement les réformes imposées ou conseillées d’en haut  avant toute application (Theobald 2000 :479). Avant d’entreprendre des réformes, on devrait non seulement connaître la situation globale de la nation ou de l’entreprise concernée mais aussi être capable de répondre à la question suivante : à qui profiteraient-elles à court et à long terme ?

 

Cette réflexion sur la responsabilité dans l’analyse de la corruption implique le devoir moral du respect de la vérité historique et de la justice. Si l’entreprise comme personne morale ne devait pas se passer de ce principe moral et si elle s’inscrivait réellement dans la logique de sa responsabilité, de sa citoyenneté, membre d’une communauté, et de sa conception comme communauté des gens réunis autour d’un projet défini, la justification fonctionnaliste de la corruption et d’autres crimes sociaux n’aurait donc plus de raison d’être. En concluant son livre « Qu’est-ce que nous soutenons ? Les hommes ou les profits ? », Solomon réprouve l’argumentation fonctionnaliste pro-corruption dans les TCI. Pour être précis, il formule une autre question en ces termes : “ la corruption peut-elle être une voie légitime pour faire les affaires quelque part ?” Sa réponse est tranchée:

 

[…] Jusqu’au degré les affaires sont (mal) conçues comme un jeu fermé sur lui-même ou une simple recherche du profit, oui, dans ce cas, les pots-de-vin peuvent simplement être introduits dans la stratégie du jeu ou, peut-être, être même considérés comme partie intégrante des principes. Mais jusqu’au point les affaires ont des ambitions plus larges et la responsabilité et le bien-être de la communauté qu’elles servent, les pratiques corruptives nuisent clairement, alors, non seulement aux affaires essayant d’enter sur le marché mais à chaque personne impliquée dans le marché ou touché par lui (Solomon 1997a: 331).

 

La défense de l’intégrité morale dans le monde des affaires du 3ème millénaire et les efforts d’évaluation de la responsabilité des agents sociaux ont pour objectif la construction et la protection des sociétés justes. Le défi éthique de la globalisation du marché nécessite l’action des pays et des entreprises intègres et responsables. Cet effort de distinction de différents niveaux de responsabilité dans une organisation sociale participe à la défense de la justice et de la vérité

 

4. La responsabilité de «bâtir une bonne société » 

 

Bâtir une bonne société devrait être une obligation morale de tous les agents sociaux, physiques et moraux. Cela devrait être perçu comme la conjugaison patiente et soutenue de l’administration publique et des entreprises privées, un projet auquel toutes les forces sociales d’une communauté donnée devraient adhérer. Mais une telle coopération ne serait valable et durable que si elle reposait sur la volonté de différentes communautés civiles et sur leur vision du monde. Une bonne société pourrait en effet se définir par des pratiques sociales imprégnées de certaines valeurs retenues comme l’intégrité, la justice, l’honneur, la loyauté, la liberté, l’excellence, la confiance, l’empathie et la bienveillanceAussi pourrait-elle être vue comme un ensemble des gens qui privilégient la coopération et le respect dans le travail de l’amélioration continue de la vie humaine, tant au niveau national qu’international. Une bonne société suppose en effet des bonnes institutions, un bon marché et des personnes bonnes ; elle peut mieux se définir par la bonne qualité morale de ses relations internes et externes. En énumérant toutes ces valeurs sociales, nous tendons à insinuer la vision de la société inspirée d’Aristote. Ce philosophe « avait tenu que le véritable fondement d’une décente communauté politique devrait être des personnes vertueuses qui pourraient faire confiance l’une à l’autre en politique et dans le commerce comme dans la bataille » (Solomon & Flores 2001a: 23). Du point de vue éthique, De George appelle toutes les forces vives à se joindre à ce projet par leur participation à la lutte contre l’immoralité dans la société et les TCI. L’apport de chacun en ce projet est bien requis:

 

Une meilleure vie, une meilleure société et une société plus morale ne seront pas réalisées par quelques personnes qui développent une pareille société pour les autres et qui la leur présentent. Une société morale est le produit des efforts communs et peut seulement être achevée solidairement(De George 2006b: 626).

 

L’analyse précédente (sept. 2010) apparaît comme un plaidoyer pour une réforme morale douce dans les sociétés d’obédience libérale du 3ème millénaire. La visée d’une telle réforme concerne essentiellement l’intégrité des FM et du commerce international. Cet objectif renferme un autre déjà souligné : la défense raffinée du système de l’entreprise libre, le rendre plus acceptable. Il résulte en fait de l’évaluation de l’attaque constante contre le Système Américain de l’Entreprise Libre (SAEL) et ses FM dans les pays en voie de développement la nécessité pour les entreprises considérées et les autres de répondre adéquatement aux nouvelles requêtes sociales et éthiques. Cela exige une réforme: « L’organisation de l’entreprise doit être changée afin qu’elle puisse répondre aux obligations morales et que ceux qui sont impliqués dans les affaires puissent agir moralement à dessein plutôt que par accident» (De George 2006b: 620). Les FM, entre autres, sont donc conviées à prendre au sérieux  l’opinion publique et les mesures législatives de restriction. Qui plus est, le rôle du gouvernement est de garantir la justice, l’impartialité et de promouvoir le bien être ou la prospérité. Il est du devoir du gouvernement d’assurer la sécurité du bien commun, des biens privés et celle des personnes physiques. Il lui est impérieusement demandé de ne causer du mal à aucun des citoyens. De George tend, en cette perspective, à réconcilier les affaires, l’éthique et les lois publiques. D’où cette ferme affirmation:

 

Chaque chose ne peut ou ne devrait pas être légiférée. Mais l’éthique et la législation ne sont pas concurrentes. Il n’y a pas de raison de compter soit sur l’une, soit sur l’autre, et faire cela est peusignificatifparce que l’un et l’autre sont nécessaires pour une société fonctionnant bien et bien ordonnée(De George 2006b: 622 et 626).

 

L’établissement de l’intégrité morale dans le monde des affaires globalisé pourrait inévitablement participer à cette œuvre de construction des bonnes sociétés. Qui plus est, la moralité des grandes entreprises commerciales peut positivement influer sur celle des états et vice versa. La moralisation des TCI suppose donc celle de ces deux types d’agents sociaux, à savoir l’état et l’entreprise privée. Sur base des valeurs et principes comme le respect des peuples et de leurs cultures, De George écrit :

 

Nous ne pouvons décrire aucune société comme la meilleure. [...]. Une société dont les membres estiment la vertu, respectent chaque individu humain et pensent non seulement à eux-mêmes mais à tous ceux qui sont affectés par leurs actions est une bonne société, même si elle nejouit pas du luxe et de la tranquillité. Un des plus grands dons qu’une génération peut donner à la génération suivante, c’est la sagesse de faire le meilleur de ce qui est disponible et la force de triompher de l’adversité(De George 2006b:625).

 

Cette responsabilité de bâtir une bonne société tend à faire éclater la notion de la réforme douce. Le langage utilisé, voir plus particulièrement les vertus énumérées, appelle la perspective téléologique, laquelle permet de bien définir la personne humaine et la société. Cette responsabilité requiert par conséquent des réformes sociales adéquates. L’idée d’une bonne société implique celle des institutions justes telles que conçues par Paul Ricœur. Tout en se rapprochant d’Aristote et d’Arendt, Ricœur soutient : « c’est dans l’intérêt que le souhait de vivre bien achève son cours. C’est comme citoyens que nous devenons humains. Le souhait de vivre dans les institutions justes ne signifie pas autre chose » (Ricœur 1995 : 17).

Ce qui précède laisse voir les différentes facettes de la responsabilité dans l’interaction sociale. Avant de clarifier la responsabilité de la personne morale, il convient d’exposer d’abord le respect comme principe moral dans les TCI. Nous le verrons, ce principe présuppose la relation humaine, l’interaction sociale, locale et globale, et la présence de l’autre, une personne active.

 

5. Le respect de l’autre comme principe moral dans TCI

 

Le sentiment de respect ne s’exprime que dans la relation―directe ou indirecte―à autrui. Il suppose principalement des êtres humains et spirituels. Suivant le dictionnaire Le Robert, 2005, le respect se rapporte à la considération envers une personne ou une chose estimée bonne, à la vénération du sacré ou divin et à des valeurs sociales reconnues comme légitimes. Dans cette perspective, la bonté des choses considérées détient une connotation à trois dimensions : social, spirituel et esthétique. Pour ne considérer que les êtres humains, le respect tend à exprimer le sens de l’honneur et de la dignité. L’acte du respect semble ainsi signifier la reconnaissance de la dignité des agents en interaction, la reconnaissance de l’autre et son acceptation (De George 2008a: 78). Dans le cadre des TCI, nous situons cette relation sentimentale dans les différents liens de l’entreprise à ses membres, à ses actionnaires, à la communauté politique, à l’humanité et aux autres entreprises. Rappelons les principes moraux de base (de notre temps) sans lesquels les échanges sociaux engendreraient immédiatement des conflits. Il s’agit entre autres du respect de la dignité humaine, des particularités socioculturelles, du respect de la liberté et de la justice, du bien commun  et des biens privés, et du respect de l’autodétermination des peuples.

 

Si l’entreprise libre a parmi ses obligations la mission de participer à l’édification d’une bonne société sur la demande explicite et libre de la communauté politique, sinon suivant les lois et les valeurs de celle-ci, elle n’a pas de justification morale d’imposer sa vision du monde, un programme politico-économique et des produits nuisibles à la créativité locale. Les principes retenus dans les TCI ne lui reconnaissent pas ce droit. Aucune de deux principales approches morales susmentionnées (celles de De George et Solomon) ne pourrait lui accorder ce pouvoir, surtout pas l’éthique des vertus. Le principe de respect de l’autre conteste énergiquement l’impérialisme et le paternalisme des FM dans les pays en voie de développement, il privilégie, par contre, la coopération et la complémentarité. Bien plus, en impliquant la transparence, la justice et le sens de responsabilité, ce principe  transcende l’exigence de considération de différences telles que les goûts respectifs et les désirs inaliénables d’autrui.  Evaluant le comportement des FM américaines dans ces pays, Solomon écrit :

 

Le problème éthique de l’impérialisme, c’est le problème de la liberté et de la responsabilité. L’hypothèse du système du marché libre est le choix responsable et informé des consommateurs. (Nous ne laissons pas les enfants acheter les lames de rasoirs.) Si les autochtones peuvent être séduits en achetant les produits, cela n’implique pas nécessairement un marché « libre ». La commercialisation de la nourriture des bébés en Afrique [par Nestlé] est une si malheureuse juste illustration(Solomon 1997a: 327).

 

Le cas de Nestlé semble être le plus étudié mais il ne seraitpas le seul blâmable.Les partenaires commerciaux des seigneurs de guerres congolais et libériens sont d’autres cas déplorables. En fait, le non respect des peuples par les FM sans scrupules paraît plus prononcé dans les pays en voie de développement qu’ailleurs. Les enquêtes de De  George et Stiglitz semblent le montrer. La tragédie du Congo―de 1996 à nos jours―pourrait illustrer ce constat. En effet, les abus répertoriés de certaines FM introduisent à la question épineusede la responsabilité de la personne morale.

 

Sans l’observation de ce principe moral, le respect, les TCI deviennent par conséquent source de plusieurs maux tels que la corruption, la fraude, la guerre, le pillage des ressources naturelles, la violation des droits humains, le paternalisme, l’exclusion sociale, la pauvreté et la pollution.

 

6. La responsabilité morale de l’entreprise à l’ère de la globalisation du marché

 

Le concept de citoyenneté appliqué à l’entreprise apparaît comme une meilleure désignation de son respect et de sa responsabilité sociale. Une entreprise intègre, respectueuse, n’investirait pas ses ressources dans une rhétorique contre les obligations sociales traduites par ce concept ou dans ledélit des péchés mortels de l’entreprise. Voici, en fait, les « sept péchés mortels de l’entreprise » selon Larry Alexander : (1) ignorer les problèmes sociaux majeurs, (2) placer la responsabilité/le reproche sur un autre (agent), (3) discréditer les critiques externes, (4) renvoyer les provocateurs ou les faiseurs des troubles, (5) supprimer l’information, (6) contre-attaquer avec la campagne de l’agent chargé des relations publiques et (7) nier les charges (Solomon 1997a: 223-224).

 

Les vertus civiques de loyauté, d’honneur et de honte requises pour les membres d’une communauté politique ne s’opposent pas aux vertus des affaires, ce sont d’ailleurs des vertus de l’entreprise (Solomon 1993:217-224). Les métaphores de référence, choisies par Solomon, à savoir  celles relatives au mariage, à la citoyenneté et à la culture, rendent clairement compte de cette relation d’appartenance de l’entreprise à la société ou de la coopération responsable entre ces deux agents (Solomon 1993:83-134). Les arguments ne manquent pas à opposer à cette conception métaphorique. Mais aucun Etat responsable n’accepterait librement sur son territoire une entreprise dépourvue de sens de loyauté, d’honneur et de honte. L’exception à cette assertion est le plus souvent l’effet de trois phénomènes suivants : la corruption, l’ignorance et l’impérialisme politico-économique. Les résultats des études effectuées sur le rapport entre l’entreprise et ses différentes parties prenantes(stakeholders) renforcent substantiellement cette catégorie de citoyenneté. Le dialogue entre la citoyenneté et la transnationalité de la FM semble assumé par une bonne conception de la responsabilité sociale de l’entreprise[4]. En effet, Solomon définit la responsabilité sociale de l’entreprise en recourant au concept d’«impact » et à la notion de corporate internal decision structure. L’impact positif ou négatif de l’entreprise à ses membres, à la société en général et à la nature indique la raison d’être de cette responsabilité. Nous devons savoir que :

 

Chaque entreprise a un impact et fait ainsi face aux questions concernant la conformité (la soumission), la contribution et les conséquences. Ces questions constituent l’essence de la responsabilité sociale. Il n’y a pas de telle chose comme l’impact sans responsabilité sociale et une entreprise sans impact est une entreprise déjà hors des affaires(Solomon 1997a:208-213).

 

Solomon distingue deux niveaux solidaires de responsabilité dans l’entreprise : la dimension interne à l’entreprise (l’impact sur les travailleurs et les actionnaires) et la dimension externe (l’impact sur d’autres personnes morales, les consommateurs et sur l’environnement). Pour la FM moderne, ces deux dimensions transcendent le plus souvent les frontières des pays. Ce travail de distinction et de clarification des actes de l’entreprise apparaît complexe. De George l’a souligné en identifiant trois types différents de responsabilités souvent liés, à savoir les responsabilités juridiques, sociales et morales (De George 2006b :197-205). Avec De George et Solomon, le statut de personne attribué à l’entreprise ou à une autre organisation légale ne pose plus de problèmes insolubles. De George développe une argumentation utilitariste nuancée sur le statut de l’organisation sociale comme personne responsable. Pour y parvenir, il procède par une distinction entre la personne physique et la personne morale. Il affirme ainsi progressivement sa responsabilité morale en tenant compte de sa nature et de son fonctionnement structurel interne. Déterminer les responsabilités individuelles, collectives et celles de l’entreprise comme personnalité morale requiert un travail sérieux d’évaluation. Aussi importe-t-il de distinguer les niveaux de responsabilité suivant la pyramide hiérarchique de pouvoir et suivant les rôles joués ou à jouer. Il résulte de cet essai de clarification que la responsabilité sociale de l’entreprise repose sur sa structuration interne de prise de décision :

 

 [...] la responsabilité de l’entreprise est plus que la responsabilité collective. Elle dépend d’une structure et d’une organisation formelle. Et même si les individus qui occupent les positions dans cette organisation peuvent venir et partir, la structure elle-même reste essentiellement la même. Une entreprise est responsable d’une décision et de son application effective si cette décision passe correctement à travers sa structure interne de décision(Solomon 1997a: 222, voir aussi Takala et Pallab 2000 :109-118).

 

Cette compréhension de la responsabilité sociale de l’entreprise est acceptable. Mais elle doit être fignolée en prenant en compte la responsabilité d’autres ensembles sociaux tels que le système national des affaires, le SIA, et le système sociopolitique. Sans évaluation rigoureuse, il serait difficile de démêler les niveaux de responsabilité dans ce contexte. L’enchevêtrement de responsabilités peut, en effet, être illustré par l’exportation des produits et industries dangereux par les FM sans scrupules vers les pays en voie de développement. Cette opération ne peut se réaliser sans l’assentiment implicite ou explicite des organisations partenaires de l’entreprise (De George 2006b : 565-566). Il en est de même de la participation de certaines FM dans la destruction des vies humaines et le pillage des ressources dans les pays pauvres et faibles. Cette problématique fait penser aux opérations commerciales, souvent illégitimes, liant les pays producteurs des armes, certaines entreprises privées et les opérateurs du crime organisé ou les seigneurs de guerre. Les réflexions sur le mal structurel permettent d’identifier les différentes facettes de cette problématique (Nebel 2006, Adams & Balfour 2004). Ces réflexions peuvent néanmoins aider à élucider l’intelligence de la responsabilité dans la vie organisationnelle en passant du concept de la responsabilité sociale de l’entreprise à celui de la responsabilité de l’agent organisationnel. Cette théorie de French adoptée par Solomon tend à indiquer la pertinence de ce dernier type de responsabilité, lequel transcende les responsabilités sociale et légale telles que décrites en éthique des affaires. En préférant le concept de responsabilité à celle de responsabilité sociale de l’entreprise, nous sortons ainsi de la tradition de cette dernière. Par ce choix nous voulons tenter une clarification de la responsabilité morale des agents organisationnels comme l’entreprise commerciale et l’organisation non gouvernementale.

 

Considérons l’entreprise légale tout en invoquant la théorie de French explicitée et enrichie par Kaptein et Wempe afin d’opérer une distinction tranchante entre ces deux niveaux de moralité sociale : individuel et organisationnel.  Dans leurs efforts de démontrer la moralité de l’entreprise, spécialement l’entreprise légitime, ces deux auteurs évaluent les différentes théories connues fondant la responsabilité morale de l’entreprise (Kaptein and Wempe 2002: 109-155). Ils reconnaissent et décrivent les paramètres suivants : « la structure et la culture de l’entreprise », « l’ontologie organisationnelle » et « la tradition  et les stratégies de l’entreprise » (Kaptein and Wempe 2002:123, 129, 135-136, 148-152). Ils examinent en fait l’intentionnalité, les capacités et les pratiques propres au sujet organisationnel. De leurs réflexions, il résulte cette affirmation:

Dû à la culture et à la structure qui constituent le noyau des pratiques de l’entreprise, l’entreprise est une entité sociale autonome ayant ses propres intentions et son histoire. A ce titre, l’entreprise peut être vue comme un sujet moral. La culture de l’entreprise et sa structure fournissent le fondement du jugement d’une entreprise en termes moraux. Elles peuvent donc être aussi objets d’évaluation(Kaptein and Wempe 2002: 149-150).

 

La question de la responsabilité des organisations est très disputée aussi bien en éthique  qu’en droit. Cet effort de discernement ne nous empêche néanmoins de souligner cet acquis essentiellement anthropologique: la responsabilité est uniquement un attribut de la personne humaine sous ses deux dimensions, individuelle et sociale. Sans cette personne, aucune structure sociale n’est concevable. La tendance anthropomorphique  des organisations sociales est ainsi évitée.  Il en est de même de la dissolution de la responsabilité dans les structures (voir Alatas 1990, Nebel 2006 :24, Reich 2007 :216-225). Distincte de responsabilités individuelle, collective et commune, la « responsabilité actuelle » de la personne morale ne peut être assignée à aucun de membres de l’organisation : elle est inconcevable pour l’agent individuel humain. La plupart des théoriciens de ce type de responsabilité semblent s’accorder sur ce dernier point.

 

De cette façon, la responsabilité de l’agent organisationnel peut s’établir soit au niveau individuel, soit au niveau de l’interaction de l’organisation avec d’autres personnes, physiques ou morales. Les arguments avancés pour identifier la responsabilité des communautés politiques et des entreprises légitimes peuvent encore éclairer à ce stade. Compte tenu de ce qui précède, la nature, la finalité, le contexte et les conséquences des actions conjuguées de certains pays Africains, des seigneurs de guerres congolais et de certaines entreprises commerciales en Afrique centrale tendent nécessairement à déterminer la culpabilité de chaque partie.  La volonté, la culture, les stratégies organisationnelles et les capacités intellectuelles et logistiques de chaque agent doivent aussi être prises en considération (voir Ricœur 1995 ;  Adam, et al.2008). Un examen méticuleux de cette théorie pourrait ainsi bien démontrer la responsabilité de tous les agents organisationnels inscrits sur les filières de pillages des ressources du Congo: chaînes d’exploitation, commercialisation, transformation et de consommation.

 

Dans son analyse intitulée Guns, Money and Cell Phone, Essick Kristi (2001) soutient: “une chose est sûre : les liens entre les téléphones portables et ordinateurs que nous utilisons chaque jour et la dévastation prenant place au Congo ne peuvent plus être ignorés.” Le réseau de la drogue de l’Amérique latine, de la production à la consommation, est une autre illustration de cette chaîne de complicités dans la commission des crimes de notre temps (Castells 1998 : 446). Ces complicités dans les crimes déplorés justifient  la pertinence de discerner des responsabilités dans les interactions sociales complexes. C’est sur cette base que la tragédie congolaise devrait intéresser la recherche sur le commerce international et la coopération internationale.

 

7. Conclusion

 

Nous croyons avoir répondu aux questions de départ à travers les cinq thèmes développés. Les défis de l’intégrité morale et de la responsabilité des agents organisationnels dans le processus de la globalisation du marché ont été bien soulignés. Les réflexions esquissées sur ces deux défis montrent l’importance du raisonnement éthique et de la clarification des concepts en éthique des affaires. Elles répandent, par ailleurs, la lumière sur le mouvement réformiste  des sociétés modernes et du système de l’entreprise libre. Ces réflexions pourraient sans aucun doute intéresser les hommes et femmes décidés à combattre les actes d’immoralité dans les TCI et dans la coopération internationale. Sur la liste de ces actes figurent la corruption, la fraude, le blanchiment de l’argent sale, la falsification, l’évasion fiscale, le pillage des ressources, l’oubli des générations futures, les massacres des populations civiles, la pollution de l’environnement, l’instrumentalisation des seigneurs de guerres et le trafic illégal des armes et munitions.

 

Trois idées capitales devraient être approfondies par les chercheurs en éthique des affaires et en sciences sociales.  Il s’agit de l’évaluation morale des abus dans les TCI, la description de la responsabilité morale des grandes entreprises commerciales et la responsabilité pour les générations futures. Suivant l’approche aristotélicienne adoptée, nous sommes convaincus qu’une bonne évaluation des abus de pouvoir et une définition claire de la responsabilité des agents organisationnels peuvent éclairer les défenseurs de la culture d’intégrité, les militants des sociétés justes et les défenseurs du respect de chaque agent dans l’interaction sociale. Les théoriciens et défenseurs des droits humains pourraient également s’en enrichir.

 

En termes de perspective, l’investissement dans la promotion de la culture d’intégrité morale requiert logiquement une évaluation sérieuse des actes illicites répertoriés. Ainsi il serait utile d’entreprendre des études empiriques sur les différentes formes de corruption dominantes en Afrique centrale. De pareilles études résulterait-il une bonne compréhension de la corruption dans les secteurs suivants : l’administration publique, les partis politiques, les entreprises commerciales, les grandes associations sans but lucratif et les réactions populaires à la corruption administrative et politique. Sans cette compréhension il serait difficile de réduire le pouvoir de la corruption, on ne saurait ni défendre la culture d’intégrité ni promouvoir la culture de la paix. Les projets de réconciliation eux-mêmes seraient des illusions.

 

 


[1]  Voir à tire d’exemples les instruments suivants: UN Core Values and Standards of Conduct, South African Charter of Ethical Business Practice et The Sappi Code of Ethics.

[2]Pour Bowie, en cette discussion, la corruption transactive (bribery) doit être distinguée de l’extorsion et de ‘paiements de facilitation’ (Bowie 1999: 152).

[3]Nous empruntons à l’expression de Girard.

[4]François Vincke 2005 :13 et Anne Peeters 2004 :9 situent l’origine de cette idée aux EUA.  Les deux auteurs traduisent le concept stakeholder par l’expression française « partie prenante ».

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