L’APOTRE PIERRE FACE AUX POUVOIRS POLITIQUES EN 1 P 2, 13-17 : PRINCIPES POUR LES EGLISES D’AFRIQUE

Abstract: 

This article is a study of 1P2, 13-17 in order to highlight the implications for the exercise of political power in Africa. It attempts to understand this section by describing its literary and historical context as well as its internal organisation. It translates the concern of Saint Peter as far as political power is concerned. It argues that while the Christian must obey responsibly the public authority, the responsibility of the latter is to create the conditions of social order and equity in society. Accordingly, the author outlines three important principles that should guide the church in Africa. The first principle consists in being able to break the silence when confronting evil. The leadership of the church in Africa must break the silence so as to denounce any unjust and anti-social political system. The second principle is the independence of the spirit. This principle requires the church leadership to avoid the kind of discourse that simply pleases the political authority. Instead, the role of the church leadership must be the search for equity in the exercise of power. The third and last principle is the watchfulness of the people. This principle requires the people to be good citizens so as to take seriously the practice of justice.

  1. Introduction.

 

La personne humaine est un animal politique, disait Aristote. C’est une vérité n’ayant rien d’un principe a priori, mais résultant d’une constatation expérimentale, que l’homme est un être social, tout simplement parce que la vie en société lui est inéluctable pour atteindre sa perfection. En tant qu’être social par nature, l’homme ne peut échapper à la vie politique. Le lien entre vie sociale et politique découle de la nécessité de l’organisation. En effet, un Etat étant une institution juridiquement organisé, une telle organisation appelle une différenciation entre ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés. L’absence des gouvernants serait source d’anarchie et, la divergence d’intérêts pourrait entraîner une rupture de la cohésion sociale. Le pouvoir politique a pour mission, entre autres, de définir un intérêt général au-dessus des multiples intérêts particuliers. C’est dans ce sens que Robert Dahl (1970 :1) pense que la politique est l’un des faits inévitables de l’existence humaine. Pour le philosophe congolais Ngoma Binda (2005 :105), elle est « une institution humaine chargée de réaliser le paradis terrestre, c’est-à-dire, une cité juste et épanouissante pour tous ». C’est ainsi que le Catéchisme de l’Eglise catholique souligne l’importance de l’existence des gouvernants en enseignant : « A la vie en société manqueraient l’ordre et la fécondité sans la présence d’hommes légitimement investis de l’autorité et qui assurent la sauvegarde des institutions et pourvoient, dans une mesure suffisante, au bien commun » (Catéchisme de l’Eglise Catholique, No 1897).

 

Cependant, dans la plupart des pays africains postcoloniaux, les rapports entre les sujets et les autorités politiques sont plus ou moins harmonieux. En effet, les Etats africains présentent, sur la scène internationale, le spectacle d’une gestion prédatrice et irrationnelle de la chose publique, qui hypothèque toute promotion du bien commun, et le spectacle d’une confiscation des libertés publiques, d’un muselage de l’opposition et d’une fétichisation du pouvoir. Guerres fratricides, coups d’Etat, successions inconstitutionnelles au pouvoir, clientélisme, etc., accompagnent au quotidien la vie politique africaine.

 

Ce sont quelques réalités qui ne peuvent pas laisser insensibles et indifférents les Eglises d’Afrique, notamment les théologiens et les biblistes africains. Dès lors, la question fondamentale se pose de la manière suivante : quelle herméneutique faut-il élaborer et promouvoir dans un tel contexte ? Dans son ouvrage au titre suggestif et expressif Repenser la théologie africaine, J.-M. Ela (2003) plaide en faveur d’une lecture africaine de la Bible et soutient qu’une telle lecture est une démarche nécessaire pour « repenser la théologie africaine » (Ela 2003). Cette lecture se caractérise par la prise en compte du contexte dans lequel vit l’africain. J.-M. Ela fait remarquer à juste titre que, sans la vigilance dans le recours aux Saintes Ecritures, le lecteur risquerait de tomber dans le fondamentalisme qui est « suicidaire de la pensée ». Autrement dit, la lecture contextuelle de la Bible ne peut se passer de différentes méthodes exégétiques

 

Fort de ce qui précède, je me propose d’étudier un des textes de l’apôtre Pierre (Legasse 1988 : 378), s’appuyant sur une longue tradition des Ecritures, de Jésus et de Paul, afin d’en repérer les implications pour l’exercice du pouvoir politique en Afrique (Schwank 1967 :65). Il s’agit du passage sur la soumission au pouvoir civil (1 P 2, 13-17). Pour mieux comprendre son message, après avoir décrit le contexte littéraire, l’enracinement historique et l’organisation interne, nous aurons ainsi précisé le cadre du texte sous examen. A ces étapes s’ajouteront la détermination de son genre littéraire et le commentaire exégétique. Et nous terminerons par dégager quelques principes à tirer de ce texte pétrinien pour les Eglises d’Afrique.

 

2. Le Contexte littéraire de 1 P 2, 13-17

 

Le passage de 1 P 2, 13-17 est tiré de la première épître de Pierre dont « la structure littéraire » ne fait pas l’unanimité parmi les exégètes (Legasse 1988 :378). Ce sur quoi ces derniers tombent au moins d’accord, c’est le fait que le texte pétrinien faisant l’objet de notre étude appartient à un contexte littéraire qui va de 2, 11 à 3, 7 (Legasse 1988: 378). Indiquant un nouveau commencement « (on passe de l’affirmation à une exhortation très générale) », les versets 11 à 12 du chapitre 2 constituent « une première allusion aux calomnies païennes qu’il convient de faire taire par une belle conduite » (Legasse 1988 : 378). En 1 P 2, 13 commence une nouvelle section la « belle conduite » est perçue du point de vue de la relation avec les autres en tant qu’êtres sociaux, insérés dans bien des structures (1 P 2, 13-3, 7). De « bonnes œuvres » d’un type assez inattendu sont ainsi mises en relief, des œuvres de subordination. La cohérence de la section est assurée, non seulement par l’énumération naturelle et logique des principaux états temporels, mais aussi par la permanence du thème de la soumission :

 

-          2, 13-17 : soumission de tous à toute créature, en particulier au pouvoir politique ;

-          2, 18-25 : soumission des domestiques à leurs maîtres ;

-          3, 1-7 : soumission des femmes à leurs maris et respect des maris pour leurs femmes.

 

Bien qu’il s’agisse de trois exhortations initialement distinctes, « leur conjonction dans la première épître de Pierre et seulement dans la première de Pierre ne pourrait être considérée comme l’effet du hasard ». Même si d’aucuns situeraient le fondement de cet enseignement dans l’apologétique, il importe de reconnaître que ce qu’on veut souligner ici c’est que ce qui vaut pour la soumission dans la vie politique (2, 13-17), vaut aussi dans le domaine de la famille (3, 1-7) et du travail (2, 18-25). Le respect ou la transgression du code familial et du code domestique engageaient l’ordre social et, partant, n’échappaient pas au contrôle de l’Etat. « D’où, pour les chrétiens, la nécessité de s’y tenir s’ils voulaient éviter le soupçon de subversion qui affectait alors les religions orientales » (Legasse 1988 :379). 

 

3. L’enracinement historique de 1 P 2, 13-17

 

Les textes bibliques ont été rédigés en fonction des circonstances passées et dans un langage conditionné par diverses époques. C’est dire que le message biblique est solidement enraciné dans l’histoire. En méconnaissant l’enracinement historique de cette exhortation de Pierre, on peut s’en servir pour défendre des régimes tyranniques. A l’opposé, nous faisons remarquer que le propos est lié à la conjoncture de l’époque. Pierre ne voyait rien alors qui puisse autoriser les chrétiens à se rebeller.

 

Peut-être avait-il un motif apologétique: dans une situation où les premiers chrétiens étaient minoritaires, il tenait à affirmer « le plus strict loyalisme » envers le pouvoir et évitait, de la part des autorités politiques, tout risque de persécution (Lepelley 1980 :44)[1]. Autre hypothèse : face à une communauté chrétienne qui se savait « dans les derniers temps » et aurait pu se croire affranchie de tous ses devoirs envers les autorités temporelles, Pierre rappelait une juste attitude et une attitude réaliste : l’obéissance aux institutions civiles qui n’est rien d’autre qu’un« témoignage d’une bonne conduite que les chrétiens doivent porter au milieu des païens » (Poucouta 2000 :46).  

 

4. La structure littéraire de 1 P 2, 13-17

 

Du début à la fin, le texte du passage sur la soumission de tous au pouvoir politique se présente, du point de vue thématique, comme une unité homogène, marquée d’abord par un triple retour ou inclusion panta, teon, basilea (v. 17) rejoignant respectivement pas, kurion, basilei (v. 13). A cela s’ajoute l’impératif qui n’apparaît qu’au début et dans le quatrain final (v. 17) (Legasse 1988 :379). Il permet de distinguer ce passage de son contexte antécédent immédiat et de son contexte subséquent. Des indices littéraires de cohésion interne sont aussi à relever : cinq fois la conjonction os (vv. 13, 14, 16) à implication causale et motivante avec, au centre, une phrase gouvernée paroti (v. 15) où l’on perçoit l’accent même de l’exhortation (cf. 2, 12 ; 3, 16-17 ; 4, 15).

 

La prédominance de l’impératif d’une part, et de subordonnées causales et semi-causales d’autre part, permet de définir le caractère de la péricope : c’est une exhortation directement adressée aux lecteurs de la lettre et à eux seuls, énonçant leurs devoirs et les raisons de les accomplir (Legasse 1988 : 379-380)

 

Le texte de 1 P 2, 13-17 peut être ainsi présenté schématiquement (Marconi 1997/1998 :61) :

D8226427

 

5. Le genre littéraire de 1 P 2, 13-17

 

Le genre littéraire de 1 P 2, 13-17 est toujours objet de discussion, ce qui veut dire qu’il n’est pas assuré. Deux hypothèses sont en cours. Pour les uns, il est préférable de parler de Standtafeln, « tables d’états temporels ». Pour les autres, bien majoritaires, notre texte à l’étude appartient à une structure sociale décisive, le  rapport empereur-sujet. Ce qu’on appelle fréquemment les Haustafeln, « tables domestiques ». Dans cette expression allemande, « tables » a le sens de liste ordonnée. Les « tables domestiques » ont généralement un rythme ternaire : (1) apostrophe ; (2) impératif ; (3) considérations fondatrices. Est absente dans cette péricope pétrinienne l’apostrophe (cf. 2, 18 ; 3, 1.7.8), superflue pour la simple raison que tous les membres de la communauté sont visés en tant que sujets de l’empereur. D’autre part, l’impératif du début, hupotagèté, « soyez soumis » est, en quelque sorte, repris et nuancé par les divers impératifs de 2, 17. On a donc grosso modo (avec quelques interférences) le schéma qui suit: Impératif (vv. 13-14) ; Motivation de l’impératif (vv. 15-16) ; Reprise de l’impératif avec diversification de l’exhortation (v. 17), Impératif (vv. 13-14).

 

6. Analyse littéraire 1 P 1, 13-17

 

La péricope s’ouvre par l’impératif hupotagèté « soyez soumis » (v. 13a). Il vient du verbe hypotassésthaï qui occupe une place éminente dans l’éthique de 1 Pierre. Il y retentit à plusieurs reprises, non seulement dans le code de 1 P 2, 13-3, 7 (3 fois), mais encore en 1 P 5, 5[2]. Il doit être traduit normalement par « subordonner ». Mais son emploi en français est moins souple, ce qui conduit à utiliser parfois « soumettre ». C’est un terme militaire, mettez-vous en rang, en colonne couvrée. Se soumettre, c’est se mettre sous les ordres d’une autorité supérieure et lui obéir. Le verbe hypotassésthaï évoque ainsi un certain ordre, puisqu’il s’agit de se placer soi-même « sous » une instance, un partenaire. Il exprime donc l’idée d’une libre acceptation d’une place inférieure dans un ensemble donné. Il n’est pas donc question de se laisser imposer une contrainte extérieure, physique, juridique ou morale, mais plutôt de consentir intérieurement à reconnaître l’autorité de personnes occupant des positions définies. Et le fait que le verbe soit au moyen indique qu’il s’agit d’une soumission volontaire.

 

L’objet de la soumission, c’est pasa anthrôpinè ktisis « toute créature humaine ». Le sens exact de cette expression est l’objet de débats parmi les exégètes. Influencés par les références précises aux autorités dans la suite du passage et probablement aussi par le texte parallèle[3]de Rm 13, 1-7, quelques commentateurs l’entendent par « toute institution humaine » ou « instance » (Bigg 1902 :139, Selwyn 1947 :172). D’autres auteurs lui retirent ce sens en affirmant qu’il n’est attesté nulle part ailleurs. En outre, ils trouvent qu’il ne cadre pas bien avec le contexte littéraire du passage où il est question « de personnes non d’institutions ». A cela s’ajoute un argument d’ordre lexical. En grec profane, soutiennent-ils, le terme ktisis veut dire avant tout « fondation » (de villes, de maisons), tandis que, dans la  LXX, il signifie « création » ou « créature » en référence à Dieu. « C’est ce dernier sens biblique, avec sa connotation humaine, qui s’impose » vraisemblablement ici pour eux (Legasse 1988 : 380-381).

 

Cependant, il convient de noter que même si le terme ktisis n’a pas, dans d’autres passages scripturaires où il apparaît, le sens de « institution » et que celui-ci pourrait paraître arbitraire, l’on peut oser affirmer que le fait de rencontrer, dans le même verset, la mention de l’empereur et des gouverneurs nous porte à croire que l’auteur sacré pensait seulement, dans la forme actuelle du texte (Legasse 1988 :382)[4], aux « institutions politiques » lorsqu’il exhortait les chrétiens à la soumission (Jossa (nd) : 208). Il pensait à toutes les autorités politiques cependant, sans aucune distinction, et donc, comme en Rm 13, 1, sans tenir compte de leur nature et de leur caractère. L’obéissance est due à « toute créature humaine », à toute autorité politique, qu’elle soit bonne ou méchante, religieuse ou impie (Jossa 209). La formule « toute créature » suggère, cependant, la dépendance des hommes et des « états » par rapport au Dieu créateur et maître de l’histoire. En parlant « d’institutions humaines », il combat l’idée païenne de rois divinisés. Il veut ainsi éviter les pièges de l’idolâtrie du pouvoir, surtout dans les milieux asiatiques plus enclins qu’à Rome au culte impérial. 

 

6.1.  Motivation de l’impératif (vv. 15-16)

 

Le motif de la soumission est, comme en Rm 13, 1-7, clairement religieux. Le v. 13a motive déjà la soumission « par une référence au Seigneur » (Chevallier 1980 :151) : dia ton kurion (à cause du Seigneur). Cette raison a reçu des interprétations variées. Même si Kurios désignait le Christ, ce qui paraît peu vraisemblable (Jossa 209) après la mention de la « créature humaine », il resterait difficile d’y voir, comme on a tenté de le faire, une allusion à l’attitude de Jésus à l’égard des hommes et plus spécialement du pouvoir politique, attitude qui serait donnée comme modèle (Schwank 1967 : 65). Deux lignes, suggérées par le contexte, se rejoignent : d’un côté, l’idée que, pour toute créature relevant de Dieu, il importe de reconnaître ce qui revient aux autres, dans le cadre de la volonté divine de maintenir la vie sociale jusqu’à la plénitude du salut eschatologique (cf. 1 P 2, 14) et, d’un autre, l’énoncé de la volonté de Dieu qu’un bon témoignage soit rendu par son peuple devant les hommes. Cette tournure « à cause du Seigneur » voudrait donc dire : en raison de la volonté de Dieu sur vous.

 

Effectivement, le texte porte « à cause du Seigneur » (v. 13), il allègue la volonté de Dieu sur les chrétiens, et la suite indique en quoi consiste cette volonté que ces derniers, en faisant le bien, musèlent l’ignorance des insensés. Dans ce passage, « faire le bien ne peut signifier autre chose que le juste comportement d’après lequel les autorités jugent les citoyens (cf. v. 14). Ce juste comportement, cette bonne conduite comportent notamment l’obéissance aux lois, la soumission aux autorités, le loyalisme, mais tout aussi bien les mœurs en général sur lesquelles le pouvoir avait droit de regard » (Legasse 1988 : 388). La raison principale de se soumettre est subjectivement théologique : « du moment que les autorités sont en place, leur être soumis est une affaire d’obéissance à Dieu qui le veut ainsi » (Legasse 1988 :393).   

 

Comme Rm 13, 1-7, le texte de 1 P 2, 13-17 ne se limite pas à exiger l’obéissance aux autorités politiques, mais il indique aussi le devoir auquel sont appelées ces autorités (Jossa 209). Ce devoir est « punir celui qui fait le mal et récompenser celui qui fait le bien » (1 P 2, 14). C’est la formule avec laquelle la tradition juive-hellénistique indique synthétiquement la fonction politique. Faire le bien (ou faire le mal) ne signifie pas en effet aimer (ou ne pas aimer) le prochain mais observer (ou non observer) la loi (Jossa 209). « Faire le bien », en particulier en tant qu’être social, c’est parfois parvenir à faire taire la méchanceté et arrêter l’injustice, ici-bas et maintenant, soit parce qu’un juge sera convaincu de l’inanité des accusations portées contre les chrétiens, soit parce que des témoins d’un bon comportement seront favorablement impressionnés, voire gagnés à la foi.

 

La fonction des autorités en tant qu’instance d’arbitrage porte sur l’éthique : faire respecter la loi. C’est pour cela que, selon 1 P 2, 17, aux autorités est dû l’honneur, non l’amour, l’honneur, non la crainte. L. Goppelt a raison d’affirmer que pour, la première épître de Pierre, le devoir des autorités est juridico-politique; il consiste dans le fait de maintenir l’ordre dans le monde. Ceci implique une certaine démythisation du pouvoir impérial. Si l’origine ultime de l’autorité est en effet divine, son devoir est, au contraire, purement profane. Pierre fait confiance à l’équité des responsables civils et des institutions qu’ils incarnent: les gouverneurs sévissent contre le mal et luttent pour promouvoir le bien (1 P 2, 14). Cette pensée est aussi entièrement paulinienne. Même pour Rm 13, 3-4 le devoir de l’autorité est de récompenser celui qui fait le bien et punir celui qui fait le mal. Mais à la différence de Paul, Pierre n’affirme pas que le pouvoir vient de Dieu. Pour Paul aussi, à l’autorité va l’honneur, non la vénération, même si Rm 13, 7 ne distingue pas l’honneur de la crainte.

 

La soumission aux pouvoirs publics s’inscrit dans la volonté divine sur les chrétiens (Legasse 1988 :385). Mais ceci n’est-il pas en contraste avec l’affirmation paulinienne de la citoyenneté céleste du chrétien ? Ne signifie-t-il pas soumettre de nouveau le chrétien aux puissances du monde ? Ne contredit-il pas l’évangile paulinien de la liberté du péché et de la loi ? La première épître de Pierre, tout comme l’apôtre Paul, répond par la négative. L’obéissance, mieux la soumission, aux autorités politiques n’est en contraste ni avec la citoyenneté céleste du chrétien ni avec la liberté du péché et de la loi. Certes les chrétiens, dit 1 P 2, 11, vivent dans leurs villes comme « étrangers » et « pèlerins ». Et ceci signifie que leur patrie est, comme affirme Ph 3, 20, « dans les cieux ». Puisque leur salut ne vient pas de la participation à la communauté politique, mais de leur appartenance à celle religieuse, à l’endroit des institutions terrestres ils sont libres. Mais ceci ne les autorise pas à remettre en cause les autorités politiques. Au contraire ils leur doivent respect comme « serviteurs de Dieu » (v. 16), c’est-à-dire appelés à faire la volonté de ce Dieu. Cette dernière les exhorte à l’obéissance au pouvoir humain. La liberté que les croyants ont reçue en Christ et qui les soustrait fondamentalement à l’esclavage du péché ne peut être toutefois le prétexte pour ne pas respecter la loi. L’on ne peut pas « se servir de la liberté comme d’un prétexte pour le mal ».

 

Comme la Lettre aux Romains, la première épître de Pierre connaît aussi le danger d’un enthousiasme chrétien qui enlève toute valeur aux autorités politiques. Et elle répond, comme Paul, qu’être libre ne signifie pas refuser la loi. Ainsi, comme dans la Lettre aux Romains, l’exhortation à la soumission vient juste après l’invitation à ne pas se conformer au monde présent (Rm 12, 2) comme il est juste en tant que « étrangers » et « pèlerins ». C’est donc en tant qu’« hommes libres » que les croyants doivent se soumettre aux autorités politiques.

 

6.2.Reprise de l’impératif avec diversification de l’exhortation (v. 17)

 

Cette péricope sur l’attitude des chrétiens dans la vie publique s’achève par un verset, remarquable de concision et de rythme, qui introduit des distinctions lourdes de conséquences : « Honorez tous les hommes ; aimez la communauté des frères, craignez Dieu, honorez le roi ! » Le verbe plus large timân « honorer » approprié au respect dû aux hommes, est appliqué au roi : « Honorez le roi ». Le roi rentre donc dans le rang, celui des hommes, bien qu’un rôle unique lui soit reconnu dans la structure sociale. Par sa diversité dans la continuité de la requête éthique, ce verset capital démontre que la soumission chrétienne ne se pratique pas les yeux fermés, mais avec discernement.

 

Le respect qu’il faut témoigner à Dieu est d’un ordre assez différent (Schwank 1967 : 68) : « Craignez Dieu ». Cependant, la crainte « phobos » est parfois demandée, dans le Nouveau Testament, à l’égard des autorités humaines. En Rm 13, le terme est employé dans le sens de « peur de châtiment ». Il faut se garder d’imposer à 1 P 2 les données fournies par Rm 13. En réalité, la première épître de Pierre est parfaitement explicite : la « crainte » ne doit pas se diriger vers l’homme (1 P 3, 6.14) mais vers Dieu (1 P 1, 17 ; 3, 2). En 1 P 2, 17, une distinction est établie entre le respect (timè) à l’égard de l’homme, et la crainte (phobos) pour Dieu. Cette distinction fonde et limite en même temps la soumission. La crainte de Dieu doit pousser le chrétien à respecter l’autorité politique, également créature de Dieu, dans sa responsabilité spécifique. Cette même crainte, en fondant la soumission, la contient dans les limites posées par une juste vision de la hiérarchie des instances : Dieu d’abord, l’autorité politique ensuite.

 

Cette crainte de Dieu est mise à part et située à un haut niveau dans Rm 13, 1-7 et 1 P 2, 13-17. Ces deux textes s’enracinent dans la célèbre réplique de Jésus sur l’impôt à César : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Cet épisode est rapporté par les trois synoptiques au début des controverses à Jérusalem (Mt 22, 15-22 ; Mc 12, 13-17 ; Lc 20, 20-26) (Josèphe 1977). Il a été diversement interprété. Pour les uns, il sert à justifier le « loyalisme à l’égard des institutions, insistant sur la première partie de la phrase : rendre à César ce qui est à César, c’est-à-dire obéir aux responsables politiques ». Pour les autres, il constitue « le fondement de la contestation du pouvoir, insistant sur la seconde partie : il faut rendre à Dieu ce qui est à Dieu, donc pas à César » (Poucousa 2000 : 41).   

 

On voit le « piège » de l’option politique[5]: si Jésus interdit de payer l'impôt[6], il peut être dénoncé aux Romains comme opposant (Girard 2001 :175) ; s’il invite à payer l'impôt, il apparaît au peuple comme un traître[7]à Israël et à son Dieu. Jésus contourne la chausse-trappe : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ». Il opère ainsi un déplacement du problème : « il faut se soumettre à César, c’est-à-dire à l’Etat, aussi longtemps qu’il ne prend pas la place de Dieu dans la vie des gens en se faisant adorer et en se livrant à toutes sortes d’injustice et de violence. Dieu et sa loi doivent rester la norme pour toute personne, toute institution et tout Etat » (Poucouta 2000 :42).

 

L’on voit qu’en demandant de « rendre à Dieu ce qui est à Dieu », il affirme qu’aucun César ne peut prétendre être le maître absolu des hommes, car seul Dieu demande le tout de l’homme. Jésus s’oppose ainsi à toute adoration de César, et ramène le politique à ce qu’il est : une activité humaine que le Royaume de Dieu pénètre comme toute réalité.Si on remet à César ce qui lui revient et à Dieu ce qui lui appartient, on découvrira qu’il faut rendre à Dieu… jusqu’à César lui-même, figure de tous les pouvoirs humains, de tous les empires. Dans la pensée de Jésus, même César appartient à Dieu (Cullmann 1956 :91ss). Il souligne ainsi la portée limitée des devoirs civiques.  

 

7.       Quelques principes pour les Eglises d’Afrique

 

Ici, je me pose la question de savoir ce que les Eglises d’Afrique, et en particulier leurs pasteurs, peuvent apprendre de l’apôtre Pierre pour exercer leur mission prophétique aujourd’hui. Du texte pétrinien étudié, je dégage quelques principes pour l’application à l’Afrique.  

 

7.1.  Premier Principe

 

Le premier principe est le refus du silence face au mal. Devant un système politique injuste et antisocial, être pasteur et prophète c’est rompre le silence pour dénoncer le système en question. Cela me fait penser, à titre exemplatif, aux deux déclarations du Comité Permanent des Evêques de la République Démocratique du Congo dont les titres, empruntés aux textes bibliques, sont : « J’ai vu la misère de mon peuple (Ex 3, 7). Trop c’est trop », du 15 février 2003 ; « Pour l’amour du Congo, je ne me tairai pas (cf. Is 62, 1) », du 14 février 2004. Dans ces déclarations, les évêques catholiques, conscients de leur mission de veilleurs et d’éveilleurs des consciences, stigmatisent la situation sociopolitique du pays et interpellent les dirigeants politiques. Ils ne doivent pas reculer, tant que leur message n’est pas écouté.

 

Dans leur lettre aux Acteurs politiques à l’occasion du jubilé d’or de l’indépendance de leur pays, ces mêmes évêques rappellent aux autorités politiques ce qui justifie leur pouvoir : « S’engager en politique, c’est s’engager à servir (cf. Mt 20, 26-28). Dans ce sens, la politique ne peut en aucun cas être rabaissée à la course aux honneurs et à l’argent. Sinon elle devient une trahison permanente de l’excellence, du service et de la promotion du bien commun qui empêche de chercher les privilèges, le secours abusif et de s’abandonner aux délices de l’Etat-Providence » (Evêques Catholiques de la République Démocratique du  Congo 2010 : No. 9).

Dans le Message final de la IIè Assemblée spéciale du Synode des Evêques pour l’Afrique, les participants invitent les chrétiens engagés en politique « à se convertir, ou à quitter la scène politique, pour ne pas nuire au peuple ni entacher la réputation de l’Eglise catholique » (2ème Synode des Evêques pour l’Afrique 2010).

 

7.2. Deuxième principe

Le deuxième principe a trait àl’indépendance de l’esprit. Celle-ci consiste dans le fait que l’Eglise d’Afrique ne doit pas tenir des discours pour plaire, ni dire aux autorités politiques des paroles qu’elles aiment entendre. Dans le cas précis, elle va leur rappeler la recherche de l’équité dans l’exercice de leur pouvoir. Cette équité se montre dans le fait de condamner tout celui qui commet le mal dans la société et de promouvoir celui qui agit bien.

 

7.3. Troisième principe

 L’Eglise d’Afrique doit aussi exercer sa vigilance à l’endroit du peuple. Son discours doit demander à celui-ci d’être un bon citoyen. Etre un bon citoyen, c’est « pratiquer le civisme » (Ngoma-Binda 2005: 43). Ce civisme consiste à obéir aux lois et aux ordres provenant des personnes ou des institutions investies de l’autorité.  Il se manifeste aussi par le fait de participer aux élections (ACEA 2004 : 11) aussi bien comme des électeurs que comme candidats. Surtout lorsque le but est de contribuer au progrès de la société, à l’épanouissement des populations et au développement du pays.

 

Aussi faut-il ajouter que l’Eglise d’Afrique doit apprendre au peuple à contrôler l’action des gouvernants. Ce contrôle va dans le sens de la soumission intelligente enseignée par  Pierre et c’est son droit fondamental. Si l’action ne va pas dans le sens du bien commun, le peuple a le droit de retirer aux gouvernants la confiance et de désobéir.  Autrement dit, le pouvoir politique a pour fin le bien commun que la doctrine sociale catholique enseigne depuis Léon XIII. Finalisé par le principe du bien commun (CENCO 2006 :11), l’exercice du pouvoir ne peut être laissé à l’arbitraire de ses détenteurs. Ceux qui outrepassent leurs droits perdent leur autorité, ils se soustraient ainsi à ce qui justifie leur pouvoir, et se privent du droit à l’obéissance (Cothenet 1997 :160). Devant de tels abus, on peut être alors amené, en conscience, à désobéir. Ceci pour dire que la réalité politique n’est ni absolue, ni opaque à la souveraineté de Dieu. Si toute autorité mérite respect, au-dessus d’elle se trouve une autre Autorité. C’est une limite pour ceux qui voudraient se comporter en maîtres absolus.
 

Conclusion

 

L’objectif de cette communication a été de traduire la sensibilité de l’apôtre Pierre face au pouvoir temporel. A celui-ci, le chrétien doit l’obéissance. Cette obéissance « aux pouvoirs publics est inscrite dans la volonté divine sur les chrétiens ». Mais, à l’opposé d’une attitude passive, Pierre recommande une obéissance responsable. Etant créature de Dieu, l’autorité politique doit veiller au maintien de l’ordre et de l’équité dans la société.

 

 


[1]La persécution constitue un des thèmes qui donne à l’épître sa cohérence. Pour Claude Lepelley, il convient de lui donner une acception large, « soit toute manifestation d’hostilité rencontrée par les chrétiens, depuis une incompréhension banale de la part du voisinage jusqu’à des procès pouvant entraîner des condamnations à mort ». C. LEPELLEY, « Le contexte historique de la première lettre de Pierre. Essai d’interprétation », p. 44.

[2]Il apparaît aussi en 1 P 3, 22, mais il ne s’agit plus d’éthique.

[3]L’intérêt pour la relation des chrétiens à l’autorité politique en 1 P 2, 13-17 oblige à une comparaison avec un autre texte, qui n’appartient pas à une « table », Rm 13, 1-7. Les correspondances sont évidentes : même ligne générale de la subordination et de l’« honneur », même référence au châtiment du mal et à la promotion du bien, etc. Les différences ne manquent pas, cependant, au point que la thèse d’une dépendance directe de 1 Pierre par rapport aux Romains a été abandonnée dans les commentaires récents. 

[4]Ce qui permet de résoudre les problèmes que soulève le texte, c’est le fait de tenir compte de l’histoire de sa formation. Il n’est pas d’une seule venue.

[5]Littérairement, Luc souligne encore mieux que les autres l’intention malicieuse des émissaires, lui qui encadre tout le récit (Lc 20, 20-26) par l’inclusion de l’expression « surprendre Jésus en parole » (vv. 20 et 26).

[6]L’impôt est le signe de la soumission du peuple à l’endroit du colonisateur.

[7]L’effigie de l’empereur sur la monnaie est signe à l’époque de la tendance à la divinisation de divers souverains romains. Ce qui constitue une idolâtrie violemment réprouvée par l’Ancien Testament.

Référence Bibliographique: 

Association des Conférences Episcopales de l’Afrique Centrale 2004. De vos

épées, forgez des socs de charrue (cfr. Is 2, 4). Eglise, Famille de Dieu, pour la paix et le développement de l’Afrique des Grands Lac. Kinshasa : Editions du Secrétariat Général de l’ACEAC

Bigg,C 1902. A Critical and Exegetical Commentary on the Epistles of St Peter and St

Jude, Edinburgh: Clark

Chevallier, M.-A 1980. « Comment lire aujourd’hui la première épître de

Pierre. De l’actualisation interne de l’Ecriture à l’actualisation contemporaine », dans C. PERROT et allii, Etudes sur la première lettre de Pierre, Congrès de l’ACFEB, Paris : Cerf.

Conférence Episcopale du Congo, 2006. La vérité vous rendra libres  (Jn 8, 32). Le

verdict des urnes dans la transparence. Kinshasa: Editions du Secrétariat Général de la CENCO.

Cothenet, E 1997. Les épîtres de Pierre.In E. Cothenet, M. Morgen, A. Vanhoye,

Les dernières épîtres. Hébreux – Jacques – Pierre  - Jean – Jude. Novalis: Bayard/Centurion.

Cullmann, O 1956. Dieu et César. Paris : Neuchâtel.

Dahl, R A 1970. Modern political analysis. 2eme Ed. New Jersey: Prentrice Hall.

Ela, J.-M 2003. Repenser la théologie africaine, Paris, Karthala, 2003.

 

Evêques catholiques de la RD Congo 2010.  « Ambassadeurs du Christ » (2 Co 5,

20) dans les milieux politiques. Lettre des Evêques catholiques de la RD Congo aux Acteurs politiques à l’occasion du jubilé d’or de l’indépendance du pays.  Kinshasa.

Girard, M 2001. De Moïse à Jésus. L’option politique chez les prophètes et dans le monde

actuel, Paris:   Médiaspaul.

Josèphe, F 1977. La Guerre des Juifs. Paris : Minuit

Jossa, G 1996.  La sottomissione alle autorità politiche in 1 Pt 2, 13-17.  Revista

Biblica, 44(2) : 205-211.

Legasse, S 1988. La soumission aux autorités politiques d’après 1 Pierre 2, 13-

17 : version spécifique d’une parénèse traditionnelle.  New Testament

Studies, 34 :378-396.

Lepelley, C 1980. Le contexte historique de la première lettre de Pierre. Essai

d’interprétation. In C. PERROT et allii, Etudes sur la première lettre de Pierre, Congrès de l’ACFEB. Paris : Cerf.

Marconi, G 1997/8. Esegesi della Prima lettera di Pietro, Ad uso degli Studenti,

Pontificia Università Gregoriana. Roma : Facoltà di Teologia.

Ngoma Binda, P 2005. La participation politique. Ethique Civique et Politique pour

une culture de paix, de démocratie et de bonne gouvernance, Kinshasa : IFEP.

Poucouta, P 2000.  L’espérance, un combat quotidien. La première lettre de Pierre.

Kinshasa : Editions L’Epiphanie.

Schwank, B 1967. La première lettre de l’apôtre Pierre. Bruxelles : Desclée.

Selwyn, E G 1961. The First Epistle of St Peter. London: Macmillan.

Synode des Evêques IIè Assemblée spéciale pour l’Afrique 2010. L’Eglise en

Afrique au service de la réconciliation, de la justice et la paix, Message final de la IIè Assemblée spéciale du synode des Evêques pour l’Afrique. Kinshasa :Médiaspaul.

Domaine: 

Rubrique: 

Français

Revue Ethique et Société
Fraternité St. Dominique
B.P : 2960 Bujumbura, Burundi

Tél: +257 22 22 6956
Cell: +250 78 639 5583; +257 79 944 690
e-mail : info@res.bi
site web: www.res.bi

 

Fraternité Saint Dominique de Bujumbura

Nous, Dominicains du Burundi sommes des membres d'un Ordre religieux international et multiséculaire dont le charisme fondateur s'articule autour de...

Lire la Suite

Couvent Saint Dominique de Kigali

Nous, Dominicains du Rwanda sommes des membres d'un Ordre religieux international et multiséculaire dont le charisme fondateur s'articule autour de

Lire la Suite