ANTHROPOLOGIE DE LA FAMILLE AFRICAINE : LE CAS DE LA FAMILLE « AKEBU » DU TOGO

Abstract: 

:The paper aims to describe and attempts to understand the mechanisms of the African family. It considers the case of the “Akebu” people of Togo in West Africa and its characteristic marks: the dowry which establishes the relationship between families, the rite of ancestors as the source of the family unity and witchcrafts. It argues that what underlies the African identity beyond the hustles of history is its family organisation, the role played by ancestors and males in the family line. However, the African family faces challenges induced by the globalisation movement which produces absolute individualism. The implication is that the family is jeopardised in the context whereby the marriage of everybody leads to the family for nobody. The point made is that the crisis of the African identity is the crisis of the family in the first place. Thus the value of the family must to be considered in reshaping of the African identity while the African family itself must be purified by the fire of the gospel.

1.       Introduction

 

Il y a famille lorsqu’un garçon s’attribue les enfants nés de sa femme. Pour décrire et comprendre les mécanismes du fonctionnement de la famille africaine, j’examine la famille « Akebu » au Togo en Afrique de l’Ouest[1], je l’observe dans sa pratique de la dot, de la sorcellerie et du culte des ancêtres. La dot permet d’observer et de saisir tout le sens de la circulation de la femme. La sorcellerie permet d’appréhender les enjeux de l’enfant et de la filiation. L’ancêtre sera l’occasion d’instruire les dynamiques de la paternité. Nous prolongerons notre enquête en évoquant les enjeux de la famille africaine aujourd’hui pour la construction d’une société apaisée.

2.       Débats autour de la famille africaine

 

Il est difficile de définir la famille. « Il est intéressant de constater qu’aussi vitale, essentielle et apparemment universelle que soit l’institution de la famille, il n’en existe pas, tout comme pour le mariage, de définition rigoureuse » (Héritier 2010 : 273). Cette difficulté tient au fait que la réalité prend plusieurs formes dans le temps et dans l’espace.

 

 Si l’union conjugale stable et reconnue d’un homme et d’une femme n’existe pas partout selon la forme générale que nous connaissons, c’est qu’il ne s’agit pas d’une exigence naturelle. Rien n’est d’ailleurs biologiquement fondé dans l’institution, pas même le rapport mère-enfants (ce n’est pas partout la mère biologique qui allaite ou élève ses propres enfants). Le sexe, l’identité des partenaires, la paternité physiologique ne sont pas des exigences absolues. Ce qui compte, c’est la légalité, c’est-à-dire un trait non pas naturel, mais éminemment social (Héritier 2010 : 274).

 

Ces propos cachent à peine la volonté d’ouvrir la famille à de nouvelles formes d’union qui, en réalité, n’ont rien à voir avec la réalité familiale.

 

Malinowski (1913) a montré que la conception de la procréation obéit à des codes culturels propres aux sociétés. On doit honnêtement reconnaitre au moins que si l’on prend une société donnée, on doit pouvoir y définir le mariage, et qu’il est possible de trouver le noyau distinctif de la famille au-delà de ses diverses formes. La famille est toujours le lieu social pour accueillir les femmes et les enfants. Cette attribution se fait selon des règles précises comme cela a été montré, entre autre par Radcliffe-Brown (1953). Les sociétés africaines ont leur organisation de la famille. Celle-ci est sous le choc de bouleversements récents qui sont d’ailleurs encore en cours.

 

On tend désormais vers une autonomisation de l’individu par rapport à la famille. Cette autonomisation est marquée par une plus grande liberté dans le choix des conjoints, une plus grande autonomie de décision de la part des adolescents et des adultes dans leur choix de vie (concubinage, mariage, union libre, célibat, famille recomposée, famille monoparentale, etc.), une indépendance plus grande des femmes au sein de la cellule familiale, notamment à l’égard des hommes (pères et maris)  (Koné et Kouamé 2005 : 259).

 

Peut-on encore, dans ce contexte, parler de famille ? Ce panorama tumultueux de la famille que l’on peut qualifier de nouvelle se présente comme un socle ancien sur lequel viennent se greffer de nouveaux modèles venus d’ailleurs. Ce que dans ce travail nous voulons examiner, c’est le socle traditionnel, «originel » africain. Il ne s’agit pas de la famille telle qu’elle est en Afrique mais de la famille selon les traditions africaines, en prenant comme cas, celle des akebu. Le but est de comprendre les dynamiques qui sous-tendent la famille traditionnelle africaine afin de mesurer les enjeux des mutations en cours. Aucune modification des dynamiques familiales n’est innocente, c’est toujours au nom d’une idéologie, d’un projet de société que l’on agit sur un aspect ou sur un autre de cette institution essentielle de la société. Les efforts modernes sont particulièrement violents dans la mesure où ils ne cherchent pas à modifier mais à mettre fin à la famille apparemment. Les réticences sur la définition de la famille servent à rendre les contours de la réalité floue pour pouvoir la vider de sa substance, en altérant ce qui fait son essence.

 

Dans le débat actuel autour de la famille, le point le plus controversé est celui du rapport entre la génération et la filiation. Les enfants sont toujours attribués à un groupe donné. Mais cette attribution n’est pas arbitraire, elle obéit toujours à des règles sociales claires.

3.        La dot : La figure de la femme comme épouse

 

La dot est cet échange de biens qui accompagne le passage de l’épouse de la famille de ses parents vers la famille de son époux. Elle permet de voir le mariage comme un partenariat qui dépasse les seuls époux. Au cœur de tout système de parenté, il y a cette exigence de la nature qui veut que ce soient les femmes qui portent la vie. Les sociétés humaines ne sauraient la laisser au hasard. Nous allons observer le mécanisme des attributions des femmes chez les akebu à travers la pratique de la dot.

 

3.1. La dot chez les Akebu

 

Lorsque chez les akebu, on demande la main d’une femme, sa famille d’origine fait une liste de choses à fournir. Cette liste comporte essentiellement les biens suivants : du sel, des boissons, des pagnes et de l’argent. Tandis que le futur époux et son père fournissent le sel et les boissons, il revient aux sœurs du frère et aux sœurs du père de fournir les pagnes. Tous cotisent de l’argent qu’ils ajoutent à ce que le futur époux a donné. Ces biens sont reçus par la famille de la femme et sont répartis généralement comme suit : l’argent et les pagnes vont à la mariée elle-même qui, normalement, donne des pagnes à sa maman et aux sœurs de son papa. Les boissons vont à la famille du père qui en donne à la famille de la mère. Le sel va aux sœurs du père et à la maman de la mariée qui les distribuent aux femmes de leurs villages respectifs.

 

Le sel sert à annoncer le mariage advenu. On dit d’ailleurs à propos de la distribution de ce sel : « c’est le sel d’une telle » pour signifier que c’est le sel du mariage d’une telle. Les deux autres biens, le pagne et la boisson sont très significativement des marques du masculin et du féminin. Mais la chose la plus importante est que la mère est bien distinguée des tantes, et l’oncle est bien distingué des pères. La fille qui se marie apparait ainsi comme appartenant aux pères et aux tantes et non au papa et à la maman. C’est, en effet, au groupe des hommes de la famille que reviennent les boissons et au groupe des femmes de la famille que reviennent les pagnes.

 

Il faut signaler que les Akebu pratiquent un mariage préférentiel « akplevi » qui consiste à marier la fille de la sœur au fils du frère. Ce qui fait que ceux qui ont reçu les pagnes et les boissons maintenant seront ceux qui seront associés aux boissons et aux pagnes, la génération après. La dot va dans un sens à une génération et revient dans l’autre sens la génération après. Notons que chez les Mossi, la dot suit toujours le même sens déterminant une famille de donneuse de femmes par rapport à une autre de receveuse de femmes.

 

La dot représente les biens que la famille de la fille donne à l’époux ou à sa famille. Le système dotal existe surtout en Europe et en Asie…. Opposé à la dot, la compensation matrimoniale (bride-price en anglais, expression également traduite de façon impropre en français par le ‘’prix de la fiancée’’ car il ne s’agit pas véritablement d’un ‘’achat’’ ou d’une transaction commerciale) est une institution très fréquente dans les sociétés traditionnelles notamment en Afrique (Ghasarian 1996 : 117).

 

La dot a donné aux missionnaire et anthropologues européens une mauvaise impression par le fait qu’elle a tout l’air d’une vulgaire transaction. On apporte des biens et on reçoit une femme, comme si la femme était un objet d’échange commercial. Nombre d’Africains tendent à voir la dot avec la même suspicion, source de mépris. Dans les sociétés occidentales, c’est la femme qui va aux noces avec son héritage ; ce que les Africains trouvent plutôt drôle. De fait, la dot est le révélateur de la réalité sociale suivante : le bien va à la famille à laquelle appartient la femme après le mariage. Lorsque la dot va à sa famille d’origine, comme c’est le cas chez les Akebu et chez la plupart des peuples d’Afrique Noire, elle indique que la femme continue d’appartenir à sa famille d’origine après le mariage. Lorsque la dot va à la famille d’arrivée, comme c’est le cas chez la plupart des peuples occidentaux, elle indique que la femme appartient désormais à la famille de son époux.

 

L’attribution ne concerne pas que la femme ; l’accès à la terre, d’où les hommes tirent toutes les substances pour vivre, est organisé de la même manière que l’accès aux femmes.

 

 C’est ainsi que je peux épouser une femme qui me fait des enfants tout en restant étrangère. Je peux cultiver la terre d’un autre. Sa terre me donne des produits, mais elle reste sa terre. Celui qui utilise un bien doit le signifier à son propriétaire. C’est ainsi qu’on donne la dot aux parents de l’épouse pour leur signifier que la femme qu’on épouse reste leur propriété. On donne une part symbolique du fruit de la terre à son propriétaire pour lui dire qu’on sait que la terre qu’on a cultivée est à lui (Akotia 2010: 78).

 

Ces échanges non-commerciaux permettent aux propriétaires de mettre à la disposition des utilisateurs des biens vitaux dont ils sont les gardiens. La dot africaine révèle que la femme appartient toujours à sa famille d’origine après le mariage. Dès lors la famille africaine n’est jamais homogène, elle porte toujours en son sein un conjoint-hôte.

 

 

3.2. La sœur et l’épouse

 

La dot permet de percevoir les épouses akebu comme des étrangères dans la famille de leur mari. Ce qui fait de la femme « la corde » qui lie les familles entre elles.

 

La filiation unilinéaire est le principe le plus généralement retenu pour organiser les groupes sociaux, notamment dans les sociétés africaines et australiennes. Dans les sociétés organisées selon le principe de filiation unilinéaire, l’individu ne choisit pas sa filiation. Il la reçoit. L’appartenance au groupe est déterminée par le fait d’être l’enfant du père ou l’enfant de la mère (Ghasarian 1996 : 58).

 

La filiation unilinéaire fait que l’enfant appartient à l’une des deux familles. Les traditions occidentales font de l’épouse et de l’époux des membres d’une même famille pour obtenir que le fils, né de leur union, appartienne sans équivoque à l’unique famille de ses deux parents. En conservant de façon séparée l’identité des deux parents, les peuples d’Afrique ont opté pour l’attribution de l’enfant à l’une des deux familles des parents. Chez les Akebu, patrilinéaires, aucune maman ne revendique pour sa famille le fruit de son sein, elle sait qu’elle les a engendrés pour une autre famille.

 

Dans la société moba, la femme mariée bénéficie donc d’une double appartenance, mais à des titres différents. Elle reste à la fois membre du clan de son père et est intégrée sous divers rapports à celui de son mari. Comme dit le proverbe, ‘’la femme est un chien qui a deux niches’’. Quand elle va rendre visite à ses parents elle dit, je rentre chez moi, et quand elle retourne chez son mari elle dit la même chose (Guigbile 2001 : 79)

 

Chez la plupart des peuples d’Afrique Noire, la femme se trouve entre deux familles : celle où il y a son frère et celle où il y a son époux[2]. Elle appartient toujours à celle de son frère, mais elle fait les enfants pour l’une des deux : chez les matrilinéaires, ses enfants appartiennent à la famille de ses frères ; chez les patrilinéaires, ses enfants appartiennent à la famille de son mari. Dans une famille africaine alors, on a la configuration suivante : lorsque l’enfant appartient à la famille du père, la mère est étrangère dans la famille, et lorsque l’enfant appartient à la famille de la mère, c’est le père qui est étranger à la famille. On n’a jamais les trois, le père, la mère et les enfants, membres de la même famille.

 

Chez les Akebu, l’enfant appartient à la famille de son père, sa mère est en dehors. La sœur du père, Gbè, qui est la tante, est considérée comme la maman de l’intérieur ; de la même manière, le frère de la mère, Gbété, l’oncle, est considéré comme le père de dehors. Le couple père-tante paternelle forme les parents dans la famille d’appartenance et le couple mère-oncle maternel forme les parents dans la famille de dehors.

 

Chaque Africain sait comment gérer cette double famille ; il sait où il accueille et où il est accueilli. Dans le système africain unilinéaire, le père ayant la même identité que tous ses frères, il partage avec eux sa paternité. De ce fait, les frères de mon père sont aussi mes pères ; de la même manière, les sœurs de ma mère sont mes mères. En conséquence, les fils des frères du père sont des fils de père, et les fils des sœurs de mère sont des fils de mère. Les traditions africaines ne connaissent pas la famille nucléaire.

 

 

3.3. La famille africaine unilinéaire

 

La rigide étanchéité des familles africaines les unes par rapport aux autres est trompeuse. Il existe un passage naturel subtil d’une famille à une autre. En effet, aucune famille ne se donne ses propres enfants, c’est toujours une famille qui donne des enfants à une autre famille. Lévi-Strauss (1968) a montré que le mariage est une question d’échange dictée par la prohibition de l’inceste. Les patrilinéaires reçoivent leurs enfants par les filles des autres familles, les matrilinéaires les reçoivent par les garçons des autres familles. Dans la tradition chrétienne, les choses se passent tout autrement. Avec le baptême, les enfants passent de la famille biologique à la famille de Dieu ; ils appartiennent désormais à l’Eglise, ils sont fils de Dieu.

 

Le mariage selon la forme canonique prévoie juste que ce soit devant témoins et devant le curé. Les peuples d’Afrique organisent l’attribution de la femme sous le mode d’un emprunt, tandis que les chrétiens l’organisent sous le mode d’une redistribution. En effet, les familles africaines gardent leurs membres et ne peuvent que les prêter, alors que la famille de Dieu, qui a mis tout en commun, redistribue. On comprend l’absence des familles d’origine dans la forme canonique du mariage chrétien, et leur place de principaux acteurs dans le mariage africain.

 

L’indissolubilité et la polygamie : Le mariage africain n’est pas indissoluble. Dans la plupart des sociétés africaines, les femmes ont souvent plusieurs noces successives. La non indissolubilité va de pair avec la polygamie ; ce qui correspond au fait que la femme n’appartient pas à la famille de son mari. L’Eglise traite tout lien antérieur, tout lien hors de l’Eglise, comme destructibles ; tandis qu’elle traite comme indissoluble les liens nouveaux en Eglise. C’est ainsi que le baptême arrache les enfants à leurs parents pour en faire des fils de Dieu de façon indélébile ; et le mariage, lui, attribue une femme à un homme ou un homme à une femme pour toujours. L’indissolubilité et la monogamie chrétiennes correspondent à la stabilité que l’Eglise confère aux liens nouveaux qu’elle-même tisse. En Afrique, le lien indissoluble est celui qui lie à la famille d’origine, tous les autres liens sont dénouables.

 

La fécondité, l’amour et le libre choix : Les familles africaines ont le mariage comme l’unique source d’approvisionnement en membres. L’Eglise, elle, se procure ses membres par le baptême, or tout homme est baptisable. En rigueur de terme, elle n’a pas besoin du mariage des chrétiens pour avoir des chrétiens. Un mariage chrétien n’a pas besoin d’être fécond, tandis qu’un mariage africain souhaitera très fortement la fécondité.

Dans le mariage traditionnel africain, il peut même arriver que les conjoints ne se soient jamais vus avant les noces. Alors que l’amour et le libre choix semblent être les qualités les plus souhaitées pour les conjoints dans le mariage chrétien. Si la société est la source du désir d’enfant, les partenaires sont la source du désir d’amour et de liberté. On peut remarquer que ces deux valeurs sont inversement proportionnelles. Lorsqu’on insiste sur l’amour et sur la liberté, on négligera la fécondité ; et lorsqu’on insiste sur la fécondité, on négligera l’amour et la liberté. Les dynamiques évoluent, l’individualisme est insufflé dans les sociétés africaines. De valeurs de la modernité viennent saper son équilibre : l’amour bouscule la fécondité, la monogamie défie la polygamie.

 

La dot dévoile la famille africaine comme un lieu d’hospitalité. Chaque famille africaine porte en son sein des étrangers que sont les épouses et les neveux. Là où la famille occidentale intègre entièrement les conjoints pour obtenir une famille homogène et sans étrangers, la famille africaine préfère garder chacun dans son état et réaliser l’hospitalité. Chaque configuration de la famille modèle une société.

4.       La sorcellerie : La figure de l’enfant

 

La sorcellerie, cette réalité redoutée des Africains, est un des attributs de la famille africaine. Elle est le vilain moteur qui la fait fonctionner si bien. Le jour où les africains mettront fin à la sorcellerie, on ne parlera plus de famille africaine. Le véritable enjeu de la famille, c’est l’enfant. Le mariage sert à déterminer à qui appartient la femme pour pouvoir déterminer à qui appartient son enfant. La dot, en disant à quelle famille appartient la femme, cherche à dire à quelle famille appartiendra l’enfant.

4.1.              La sorcellerie chez les Akebu

 

La sorcellerie, souvent perçue comme paranormal, spirituelle, démoniaque, etc., ne livre tout son secret que lorsqu’on la considère comme une réalité familiale. Il est dit du sorcier qu’il boit le sang ou mange la chair des membres de sa propre famille ; à sa mort il cesse d’être sorcier. L’étranger n’est plus sous l’emprise des sorciers. Celui qui n’a pas de famille n’a pas de sorcier à craindre. Tout ceci signifie qu’il n’y a de sorcellerie que parce qu’il y a la famille. La sorcellerie est une autre manière de désigner la famille. En faisant du sang et de la chair la nourriture du sorcier, les Akebu traduisent le fait que les membres de la famille ont une même chair et un même sang.

 

Le sorcier ne confesse pas sa sorcellerie ; il n’y a aucun objet extérieur qui manifeste la sorcellerie comme c’est le cas pour le gris-gris et le fétiche ou encore les ancêtres. Elle se déclare toujours dans le cadre d’une accusation. Le sorcier, c’est le frère de trop. La sorcellerie sert à tracer un espace vital restreint à l’intérieur de la famille qui est trop large. Tout se passe comme si, par le sorcier, on désigne ceux avec qui on a le même ancêtre mais qu’on ne peut pas prendre en charge effectivement comme des frères. A l’extrême, la sorcellerie permet au groupe trop grand de se morceler pour donner naissance à de nouveaux groupes dans lesquelles les relations fraternelles sont soutenables.

 

L’Africain se retrouve dans une famille qu’il ne peut pas quitter ; le chrétien, lui, a adhéré par engagement à la famille de Dieu. La sorcellerie est l’accusation de l’autre, le péché est l’accusation de soi. L’Africain meurt par la sorcellerie de son frère, le chrétien par ses propres péchés ; la mort n’est autre que l’exclusion redoutée de la famille.

 

La sorcellerie organise ainsi une société faite de plusieurs groupes ; chacun est mangeable à l’intérieur de son groupe et non-mangeable à l’extérieur. La famille de l’autre, le pays de l’autre est le refuge contre la sorcellerie. Au final, la sorcellerie a pour rôle principal de pousser les membres de la famille à sortir pour vivre en régime d’hospitalité chez les autres. Sans elle, chacun serait muré dans sa propre origine s’exposant ainsi à l’inceste. La famille sèvre par la sorcellerie qui induit l’hospitalité. Devenu hôte, lorsque ça va mal, on n’accuse plus, on s’accuse.

 

La famille se présente ainsi comme l’origine qu’il faudra quitter pour réaliser le bonheur. La particularité de la famille africaine, c’est qu’on quitte sa propre famille pour la famille d’autrui. Lorsque le païen se convertit au christianisme, il quitte sa propre famille mais pour rentrer dans une famille qui n’appartient à personne. Dieu accueille toutes les personnes au même titre, comme des invités, comme des hôtes.

 

 

 

4.2.             Le fils et le neveu

 

Lorsqu’on est fils, on est exposé aux sorciers ; lorsqu’on est neveu, on est à l’abri des sorciers. La famille de dehors est ainsi un abri. La maison de l’oncle est plus apaisée que la maison du papa. Le neveu vit de son travail, il fait des cadeaux à son oncle et le reste est à lui. Le fils, lui, travaille la terre de ses ancêtres qui appartient à toute la famille ; toute sa récolte doit être disponible pour tous les membres de sa famille. Cette solidarité est heureuse mais elle peut devenir lourde, poussant le fils à aller savourer plutôt son statut de neveu. Le fils enrichit sa famille au milieu de laquelle il se trouve, le neveu s’enrichit lui-même parce que sa famille est ailleurs.

 

La sorcellerie sert à sevrer les Africains et à les sortir du cocon familial. En réalité, celui qui crie au sorcier résiste à la sollicitation à quitter son statut de fils pour assumer celui de neveu. Contrairement à ce qu’on peut penser, les familles africaines sont des mères très possessives, mais elles savent aussi laisser partir leurs enfants. La sorcellerie est en définitive une forme d’inceste. Si l’on ne veut pas manger son propre frère ou se laisser manger par lui, il faut quitter le cercle familial, il faut assumer le statut de neveu.

 

4.3.             La porosité de la famille africaine 

 

La famille africaine n’est pas aussi fermée qu’elle le parait. Il est vrai qu’on ne change pas d’identité, Bété on nait, Bété on meurt. Mais en fait, cette identité indélébile assure aux familles qu’elles ne courent aucun risque de perdre leurs membres. La conséquence, qu’on ne voit pas souvent, c’est qu’après avoir si bien marqué ses fils, la famille africaine les jette dehors sans plus rien craindre. La circulation des personnes en Afrique est des plus notoires. Avant la colonisation et sa pacification des territoires qui est, en fait, une partition des territoires, l’espace de l’Afrique noire était une toile sans couture, on pouvait circuler d’un bout à l’autre en conservant son identité. On est toujours Bété chez les Mossi, chez les Yoruba, chez les Bamiléké, chez les Hottentots. Et partout où on est, on est auprès d’une famille et d’un peuple et non simplement sur un territoire. La sorcellerie mis en évidence par Favret-Saada (1977 : 261) montre que le sorcier se manifeste dans le bocal français par le débordement sur le territoire de l’autre. On comprend que la fraternité soit portée là, non pas dans la chair mais dans le sol. En Occident, on est Français ou Allemand, la France et l’Allemagne étant des territoires, c’est le sol qui donne l’identité. En Afrique, on est Dioula, Bamiléké, Yoruba, c’est dans la chair que l’on porte l’identité. Les règles de la gestion d’un territoire sont différentes de celles de la gestion de la chair. Lorsqu’on est ici, on n’est plus là ; tandis qu’il faut deux chairs pour produire une chair.

 

La double famille : La filiation entretient avec la génération un rapport qu’il faut saisir. Chez les Akebu, c’est la famille maternelle qui donne l’enfant à la famille paternelle. L’enfant est, de ce fait, reçu dans une famille, la filiation est une attribution d’un enfant à une famille. Entre les familles, les époux ou les épouses sont objets d’emprunt tandis que les enfants sont objets de don. Cette circulation entre les familles fait que chaque Africain est géré, en fait, non pas par une mais par deux familles.

En régime patrilinéaire, une femme mariée est incluse au titre d’épouse dans le lignage de son mari, et elle y appartient dès lors qu’elle devient mère d’enfants. En revanche, en régime matrilinéaire, si une femme mariée est incluse au titre d’épouse dans le matrilignage de son mari, elle appartient à son matrilignage en tant que sœur et mère. Ainsi, dans le premier cas, père, mère et enfants appartiennent au même patrilignage; dans le second, un père appartient à un matrilignage différent de celui de sa femme et de ses enfants (Pradelles 2001: 22).

 

Lorsqu’un chrétien épouse sa conjointe, il ne la doit pas à ses parents mais à Dieu et à l’Eglise devant qui il s’engage. Lorsqu’une famille chrétienne a un enfant, elle ne le garde pas, elle le donne à l’Eglise à travers le baptême. L’échange ici se passe entre la famille humaine et la famille de Dieu. Le mariage se fait avec des témoins, le baptême avec des parrains, on a là le signe que la famille biologique n’est plus comptée.

 

La dette infinie : Que doit-on à la double famille ? La solidarité n’est pas prescrite, elle est un principe de vie non négociable. Ou bien on reste dans la famille et on partage tout, ou bien on s’en sépare. La dette envers la famille est infinie. Lorsque l’individu sort de la famille pour devenir un hôte dans une autre famille, sa dette s’estompe. L’hôte ne doit plus rien à sa famille, et il ne doit rien non plus à ceux qui l’accueillent. Il est juste tenu par des cadeaux de reconnaissance aux propriétaires de la maison qui l’accueille. Le chrétien, lui aussi, ne doit plus rien à sa famille humaine mais il met tout en commun avec ses frères dans la foi. La dette est infinie là où le lien est indissoluble et l’identité stable. Tandis que le chrétien la retrouve dans la famille de Dieu dans laquelle il s’engage, l’Africain se met à l’abri quand il fuit pour vivre en hôte dans sa famille de dehors.

La sorcellerie dévoile deux familles et met en évidence un double rapport à la réalité : la propriété et l’utilisation. Cette distinction permet de comprendre correctement la complexité des rapports sociaux. L’ensemble de ceux qui peuvent posséder une même réalité forme une famille, et l’ensemble de ceux qui ne peuvent pas utiliser une même réalité forme une famille. C’est ainsi que ceux qui peuvent posséder une terre donnée, ou ceux qui ne peuvent pas épouser une femme donnée, constituent les membres d’une même famille.

5.       Les ancêtres : La figure de père

 

L’ancêtre sert à désigner une famille ; nous sommes en présence d’un autre attribut de la famille africaine.  L’ancêtre désigne tous les mâles du groupe dans leur fonction de marqueur. On est dans un groupe en raison du lien qu’on a avec les pères de ce groupe.

 

5.1.             L’ancêtre chez les Akebu

 

L’ensemble de ceux qui se rapportent à un ancêtre commun forment une famille.

 

On peut compter le nombre de groupes familiaux que compte un village en comptant le nombre de tetezare. Un village très petit composé d’une seule descendance aura un seul tetezare. Un quartier, s’il constitue une unité aura son siège des ancêtres. Le doyen de chaque groupe est automatiquement responsable du tetezare, qu’il garde lui-même ou il le fait garder par son délégué. A sa mort, celui qui devient doyen à sa place reprend le siège. Pour ne pas le déplacer de maison en maison, certains groupes importants construisent une maison-sanctuaire pour leur tetezare. Il n’y a pas un rite spécial d’investiture de celui qui prend la charge du siège. Tout membre du groupe peut le garder, il suffit qu’il soit doyen ou délégué par lui (Akotia 2007 : 264)

 

Mais ce que les ancêtres désignent, c’est surtout ce qu’ils laissent à leur descendant et qui constitue la réalité autour de laquelle la famille se rassemble. C’est cet héritage qui est représenté par le siège chez les Akebu. Il s’agit de la maison, du village, de la terre, de l’endroit où on est posé dans le monde. Chez les Moba du nord Togo, l’ancêtre est appelé Teng-gban, littéralement la peau de la terre. Lorsque de la nourriture tombe à terre, on dit que les ancêtres l’ont pris. Mais la chose la plus importante à noter, c’est que tout le monde n’est pas sur la terre de ses ancêtres. Les récits de migration des différents groupes Akebu servent souvent à indiquer la terre d’origine ou l’ordre d’arrivée des ancêtres sur le territoire akebu. Les récits servent à désigner les uns comme chefs de terre, et les autres comme seconds venus. Cette configuration ordinaire des villages Akebu se retrouve presque partout sur le continent noir.

 

En Afrique, il n’y a pas de terre sans ancêtres et il n’y a pas de peuples sans ancêtres. On a ainsi une géographie à double entrée : la géographie des territoires et la géographie des peuples qui les habitent. Ce qui permet à un même territoire d’être habité par plusieurs familles et peuples dans la diversité et dans une souplesse étonnante.

 

L’Afrique noire est organisée, avant l’ère coloniale, en peuples de premiers occupants, propriétaires et en seconds occupants, utilisateurs. Cette disposition n’avait pas besoin de subdivision territoriale. Chacun savait où il est premier et où il est second. Le droit de propriété inaliénable fonctionne avec le droit d’utilisation sans frontières (Akotia 2010 : 78).

 

Les hommes ont chacun un ancêtre fixe, de la même manière, les terres ont chacune un ancêtre fixe. C’est ainsi que la terre Akebu sera toujours une terre Akebu même lorsqu’elle sera donnée aux Kotokoli ou même vendue aux Chinois. On peut noter que les chefs de terres sont souvent les groupes les plus réduits. Contrairement à l’apparence, la plupart des familles africaines sont plutôt des allochtones sur la terre qu’elles habitent.

 

 

 

 

5.2.             Le peuple et le pays

 

L’ancêtre désigne le sang et le pays. Ces deux réalités peuvent être considérées comme la matière de l’ancêtre. « L’idée de famille (bossu) chez les Odjoukrou, comme chez tous les Africains, indique la grande famille, la famille élargie. C’est celle qui lie les vivants aux morts, unit les membres par le lien du sang et l’alliance (Essoh 2013 : 25). Les ancêtres permettent de saisir des caractéristiques qui fondent la famille africaine.

 

L’ancêtre et le bébé : Dire qu’un enfant est un ancêtre qui revient signifie que tous proviennent de la famille et que tous aboutissent à elle. Le culte des morts est différent du culte des ancêtres : les morts sont des frères tandis que les ancêtres sont des pères. En cela, les saints chrétiens ne sont pas des ancêtres, ils sont des frères aînés. Le père est l’autre nom de la famille, il est un ensemble ; tandis que le frère et l’autre nom de soi, il est un élément.

 

La terre et le sang : Les sociétés organisent le double lien de la terre et du sang pour construire la famille. La famille africaine est toujours liée à un ancêtre-sang et à un ancêtre-terre. Lorsque les deux coïncident on est un autochtone, lorsque les deux ne coïncident pas on est un allochtone. La famille Gawuzo peut se trouver sur une terre gawuzo ou sur une terre ewomsa. Le christianisme s’affranchit de cette double matière de la famille. Le Baptême, de façon expresse délie du double lien à l’ancêtre que sont le lien de sang et le lien au territoire. Notons que la circoncision juive, elle, délie du seul lien au territoire, dans la mesure où le Juif habite la terre de Canaan, la terre de Dieu, mais il est le fils d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.

 

5.3.             La plaisanterie

 

Pour entretenir le rapport entre les différents peuples qui habitent un même territoire, pour entretenir pacifiquement les frontières, les peuples d’Afrique ont mis au point des rapports codifiés que sont les plaisanteries. Le neveu Akebu vole publiquement et impunément les biens de son oncle. Le Mossi insulte bruyamment le Samo sans dommage, etc. La plaisanterie consiste à traiter un étranger comme un frère tandis que la tolérance consiste à traiter un frère comme un étranger. Le Mossi plaisante avec un Samo, mais le catholique tolère le protestant.

 

5.3. La gestion des ancêtres

 

Une contrainte naturelle est au principe de l’organisation des sociétés : seules les femelles sont capables de porter la vie de leur espèce. La conséquence est que chacun est de l’espèce de sa mère. Les femelles sont des mères qui introduisent à l’espèce. Si votre mère est une poule, vous serez de l’espèce des poules, et si elle est une femme, vous êtes de l’espèce des humains. Les mâles ont un autre rôle qui n’est pas négligeable : ils sont des pères qui introduisent aux groupes. Chacun appartient à l’espèce d’une femelle et au groupe d’un mâle. Cette description prosaïque permet de comprendre les enjeux de la famille.

 

L’être sacré est une forme de paternité. On peut même définir la famille à partir du Père sacré. Il est double : il désigne la terre, la terre du père ; et il désigne le peuple, les descendants du père. Cette double désignation est nécessaire pour comprendre la famille. La forme de la divinité traduit la forme de la famille. Ce qui distingue Dieu, c’est qu’il délie de l’ancêtre[3] d’origine. Ce qui appartient à Dieu n’appartient plus à aucune famille humaine. Il y a une correspondance entre la forme du sacré et la forme de la famille : les ancêtres produisent une multitude de familles, le Dieu unique produit une famille unique, l’absence de Dieu produit l’absence de famille. La forme de la famille dépend de la gestion des ancêtres. Il suffit alors de voir comme les ancêtres sont gérés pour déterminer la forme de la famille et partant l’organisation sociale mise en place. Un signe efficace permet de décrypter cette organisation : il suffit de comprendre de qui l’épouse est-elle la fille.

 

5.4. La famille dans l’ethnie : deux ancêtres

L’épouse est une fille d’autrui : C’est le cas chez les Akebu et chez la plupart des peuples d’Afrique Noire. Les ancêtres de l’épouse sont différents des ancêtres de l’époux. On est ainsi en présence de deux ancêtres ; ce qui donne lieu à une société de type ethnique. Une ethnie n’est jamais seule ; une ethnie est telle lorsqu’elle peut indiquer une terre d’origine et une terre habitée. Cette description est épistémologiquement efficace pour rendre compte des ethnies. Il ne suffit pas d’avoir un ancêtre commun pour constituer une ethnie, il faut encore que cet ancêtre ait accueilli un autre ou ait été accueilli par un autre. Ce paramètre n’est pas facultatif, il est même la condition sine qua non de la réalisation d’une ethnie. C’est donc la forme des familles africaines qui donne lieu à une société africaine ethniquement organisée.

 

5.5.             La famille dans la République et dans l’Eglise : un seul ancêtre

L’épouse est une sœur : Elle peut être sœur au départ, lorsqu’on refuse d’épouser les femmes étrangères pour n’épouser que les femmes de son propre groupe. Ce faisant, on gère un seul ancêtre, on évite que plusieurs ancêtres soient mis ensemble. Au niveau social, cela produit une société uniforme à l’écart de toutes les autres. C’est le cas d’Israël.

 

La femme peut ne pas être une sœur au départ, pour l’être à l’arrivée. La femme qu’on épouse peut être une fille d’autrui qu’on transforme en une sœur. C’est là une autre façon de réduire à l’unité l’ancêtre. C’est le cas de l’Eglise et aussi de l’Etat, où la femme qu’on épouse devient une sœur, intégrée à la même famille que son époux. L’Etat, comme l’Eglise, fonctionne comme un super-ancêtre qui prend la place des multiples ancêtres d’origine détrônés. Le super-ancêtre produit une superfamille unifiée. La République et l’Eglise ignorent l’ancêtre-terre et l’ancêtre-peuple. On n’a pas besoin d’avoir des ancêtres français ou chrétiens pour devenir français ou chrétien. 

 

5.6. La famille dans le Village global : zéro ancêtre

L’épouse n’est ni une sœur ni une fille d’autrui : Il suffit pour cela que les deux partenaires soient sans ancêtres ; puisque c’est par les ancêtres qu’on sait si on est ou pas lié. Au plan social, c’est la fin de la fraternité par le sang, par le sol ou par l’Esprit, etc. ; il n’existe que la fraternité en humanité. C’est la fin de la paternité, remplacée par la libre association. L’enjeu principal de la famille, c’est qu’elle constitue l’unité de base de la société. En cherchant à faire disparaître l’effet mâle, la société moderne veut faire de l’individu la cellule de la société. C’est le fait que l’introduction à l’humanité passe par la famille que l’on veut ainsi occulter.

6.       La famille africaine aujourd’hui : l’urbanisation ou l’occidentalisation

 

Le phénomène de l’occidentalisation de l’Afrique trouve son expression la plus tangible dans l’urbanisation. Les habitudes traditionnelles des villages se transforment en ville et s’occidentalisent. Quelle est le visage de la famille africaine qui se dessine ?

 

6.1. L’ancêtre dans la ville

 

Les Etats africains, dans leur volonté d’entrer dans la modernité et de reproduire le modèle étatique qui est désormais le leur ont entrepris des actions en vue de la transformation de la famille africaine.

L’idée de promotion sociale qui associe étroitement l’homme et la femme va être un des fondements de la nouvelle famille qui ne fera plus de place à toute personne qui lui serait étrangère. C’est ainsi que l’Etat va progressivement chercher à remplacer le modèle de la cour communautaire qui permet le rassemblement de la famille étendue ou de plusieurs familles par celui de l’appartement ou de la villa, nouvelle réalité architecturale qui va moduler la conception de la famille qui se définira désormais comme une unité strictement monogamique. Dans ce nouvel environnement, le nombre de chambres est fonction du nombre d’enfants qui ne dépasse pas trois en général, de sorte que les appartements de plus de trois chambres sont rares. Dans un tel environnement, les grands-parents, les oncles, cousins et autres, n’ont aucune place. L’esprit du couple doit naître et se développer de manière autonome. L’habitat structure donc la famille ; le mode d’habiter détermine le mode d’être. L’Etat a donc planté le décor de la famille nucléaire qu’il veut autonome, affranchie des contraintes économiques et sociales ancestrales (Koné et Kouamé 2005 : 148).

 

Malgré les transformations notoires, force est de voir que le modèle original résiste aux assauts. « Le passage de la famille élargie à la famille nucléaire est bien entamé mais loin d’être terminé car en plus de leurs responsabilités au niveau de la famille nucléaire, la plupart des couples continuent de s’occuper des membres de la famille élargie. » (Koné et Kouamé 2005 : 148). A l’évidence, le nouveau n’a pas su supplanter l’ancien comme voulu et prévu. L’Afrique moderne est le lieu du chevauchement des modèles. Il convient de penser à gérer les familles en Afrique au lieu de chercher à les mettre au standard international. L’homologation consiste à mettre fin aux ancêtres ; or, l’Afrique tient et tiendra longtemps encore à ses ancêtres.

 

Il y a des signes qui ne trompent pas. La sorcellerie s’est installée comme un objet de pastorale chrétienne en Afrique. Même dans les communautés religieuses, le phénomène de la sorcellerie a fait son irruption. Dans les villes où les africains sont sensés perdre leurs racines pour s’inscrire dans la nation, oubliant leurs ethnies d’origine, on assiste à l’organisation des réseaux de ressortissants. On a là des résurgences des liens tissés par les ancêtres. Ce sont encore les ancêtres qui affleurent dans le jeu politique lorsqu’on parle de vote régionaliste, de conflits ethniques. Ce n’est pas demain que les Africains vont oublier les liens qui les lient à leurs ancêtres.

 

Dans le système traditionnel, tout le monde participe ou peut participer à l’éducation de l’enfant. On remarque aujourd’hui que l’on refuse ‘l’intrusion’ de la communauté environnante. Les ‘autres’, c’est-à-dire, les membres des familles des deux conjoints, la société, les voisins, etc. ne doivent plus intervenir dans l’éducation des enfants ni dans la vie privée du ménage. La mutation se fait dans le sens de la conception occidentale du couple avec une forte intériorisation des normes correspondantes afin de faire naître les idées d’intériorité de vie privées. Ainsi donc, la famille, dans le projet de société ivoirienne, doit être un refuge qui rejette la sociabilité de la rue, des autres. La famille est désormais privatisée ; pour elle, la rue n’est plus un espace de sociabilité et de communication. C’est plutôt un lieu d’influences néfastes incontrôlable ; après le travail et l’école, la famille se replie sur elle-même dans la maison (Koné et Kouamé 2005 : 230).

 

Il ne faut pas se tromper, la rue ne remplace pas la cour. Ce qui fait de la cour africaine un lieu de partage de vie, c’est l’hospitalité que se doivent les familles en raison du fait que les ancêtres des uns ont devoir d’hospitalité envers les ancêtres des autres. Le lien n’est pas artificiel et circonstanciel. Ce qui remplace la cour, c’est le salon. Dans le village, la cour est l’espace commun où les uns accueillent les autres ; à l’opposé de la cour, il y a la brousse. La rue remplace la brousse, l’espace dangereux, la demeure des sorciers et des génies.

En Afrique centrale notamment, on assiste dans les villes à un phénomène nouveau dramatique : des enfants sont accusés de sorcellerie. On a là une version urbaine de la sorcellerie traditionnelle villageoise. Le lieu de la peur se déplace, ce n’est plus la brousse comme au village, c’est désormais la rue. D’une part, le rapport entre le village et la brousse se reproduit dans le rapport entre la ville et la rue. Le lieu où l’on va chercher la nourriture, le correspondant des champs du village, c’est la rue de la ville africaine qui abrite les vendeurs, les marchés et magasins. Cette rue est tout aussi pleine de dangers que la forêt. C’est surtout l’environnement au-delà de la maison ; l’extérieur du village est la brousse, l’extérieur en ville est la rue. L’espace dans lequel on peut rejeter le mauvais qui s’offre en ville est la rue. D’autre part, les enfants remplacent les vieilles dames. Les vieilles sorcières sont souvent des veuves sans enfants, les enfants sorciers sont sans parents. La sorcellerie est le signal africain d’un déficit de l’étreinte familiale. Les ancêtres sont plus présents qu’on ne le pense. La famille africaine de demain devra faire les comptes avec cette réalité.

 

6.2. Quelle famille africaine pour quelle société ?

 

La création des nations n’a pas mis fin aux ethnies, la création du village global n’y arrivera pas. Il est inutile de lutter contre la colonisation et la création des Etats, et il sera inutile de lutter contre l’instauration du village global. La réalité qui maintient à l’Afrique son identité au-delà des péripéties de son histoire, c’est son organisation de la famille, sa gestion particulière des ancêtres, sa manière propre de s’attacher ses fils.

 

Les conflits qui déchirent la partie noire du continent ont une forme très spécifique : il s’agit à chaque fois d’un déficit d’hospitalité. C’est lorsque des individus, comme des sans ancêtres, prétendent n’avoir plus besoin d’hospitalité au nom de la citoyenneté républicaine, que la paix sociale est en danger. Lorsque les familles acceptent d’être les unes auprès des autres, même dans la nation commune, les peuples d’Afrique peuvent continuer à vivre en paix.

 

La contribution africaine à la construction de la paix est double : au niveau théorique, la gestion spécifique de deux ancêtres révèle une dimension cachée que les théories ignorent. Un groupe est toujours chez lui ou chez un autre ; il faut distinguer un groupe de son territoire. Au niveau pratique, la famille africaine exerce l’hospitalité comme une formule de paix. L’égale considération des ancêtres marque une réciprocité dans le rapport à l’autre que les peuples d’Afrique mettent en œuvre. Lorsqu’un peuple plaisante avec un autre, on a l’impression que l’un se surclasse par rapport à l’autre, mais en réalité, on a là une réalisation de la réciprocité et de la gestion de l’égale dignité. Or, c’est ce qu’on n’a pas pu faire disparaitre par assimilation, ce qui n’est pas digne d’exister, qu’on tolère.

 

La famille africaine cristallise deux comportements sociaux essentiels : le gardiennage de la famille de dedans et la migration de la famille de dehors. La fin des ancêtres construit un monde où il n’y a plus de gardiens, les hommes devenus des vulgaires consommateurs circulent dévorant tout sur leur passage. Tous les gardiens sont dès lors perçus comme des obstacles. La famille africaine est un bouclier puissant contre la dégradation de la planète. La terre non gardée est une terre perdue, personne ne la respecte, chacun la maltraite lui demandant toujours plus. Un vieillard Akebu m’expliquait que les épouses sont respectées selon le poids de leurs frères. Les frères sont leurs gardiens. Si tu épouse une fille de la maison des princes, tu ne la traiteras pas comme si tu l’avais trouvé seule dans la rue. De même, la terre sans gardien est une terre à la merci de tous les brigands. Nos pères lui ont trouvé des gardiens pour la sécurité de tous. Lorsque les femmes ont des gardiens, les terres en ont aussi. Et lorsqu’il y a des gardiens, la vie n’est plus une jungle où les puissants et les hors la loi seuls s’offrent des droits. Ne privons pas les terres et les femmes de gardiens.

Conclusion

 

On ne comprend pas la famille à partir du mariage ; elle précède les conjoints et les enfants ; elle est le lieu où le frère est le gardien de sa sœur. La question qui se pose dans le débat actuel sur la famille est la suivante : la cellule constitutive de la société est-elle la famille ou bien l’individu ? Les idéologies du genre et des droits de l’homme veulent mettre fin à la famille et instaurer l’individu comme l’unité de base de la société, ils veulent ainsi que les hommes soient inscrits directement dans l’humanité. Pour obtenir cet humain absolu, la famille est perçue comme le verrou à sauter. La globalisation intégrale est en guerre contre la famille pour cette seule raison. Le mariage pour tous, c’est la famille pour personne. Les individus peuvent se mettre ensemble, cela ne suffit pas pour constituer une famille. Sans ancêtres, il n’y a pas de famille, il n’y a que des associés ; et les hommes associés sans ancêtres, sont dangereux pour la planète.

 


[1]Le pays « Akebu » coïncide aujourd’hui avec la préfecture de Kougnohou dans la région des plateaux, au sud-ouest du Togo.   

[2]Il s’agit là de repères pour distinguer et reconnaitre les deux familles.

[3]Les christologies qui donnent le titre d’Ancêtre à Jésus ne prennent pas suffisamment en compte l’anthropologie de l’ancestralité.

Référence Bibliographique: 

Akotia, B 2007. La gestion des conflits chez les Akebu du Tog. Lille : ARNT.

Akotia, B 2010. La spécificité africaine du déficit irénique. Revue de l’Université Catholique de l’Afrique de l’Ouest RUCAO.  33: 65-87.

Essoh, A 2013. Eglise-famille de Dieu sainteté de l’Eglise et sainteté dans l’Eglise. Essai d’ecclésiologie africaine. Abidjan : Ucao.

Ghasarian, C 1996. Introduction à l’étude de la parenté. Paris: Seuil.

Guigbile, D 2001. Vie, mort et ancestralité chez les Moba du Nord Togo. Paris : Harmattan.

Heritier-Auge, F 2010.  Famille. In Bonte Pierre et Izard Michel, Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, p. 273-275. Paris : Puf.

Kone, M & Kouame, N 2005. Socio-anthropologie de la famille en Afrique. Evolution des modèles en Côte d’Ivoire, Abidjan : CERAP.

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Malinowski, B 1913. The Family among Australian Aborigines. London: University of London Press.

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