LE DEFI DE CORRUPTION EN RD CONGO : PEUT-ON A JAMAIS DESESPERER ?

Abstract: 

In the Democratic Republic of Congo (DRC), corruption has taken proportions that defy common understanding. So much effort deployed to deal with corruption fails in advance as it has taken the norms beyond what is acceptable. Indeed, DRC corruption practice challenges the law as it even tends go unpunished. The judiciary power which should preserve the law by sanctioning the perpetrators is also affected by the evil. However, although many people buy into such pessimism which enlightens the idea that corruption has deeply damaged society, this paper develops a contrary view based on current efforts from different milieu: the resistance of corruption must face a serious war on all its fronts.

1.  Introduction : Cadre contextuel  

Au delà des festivités qui ont entouré la célébration du cinquantenaire de l’indépendance de la RD Congo, un regard rétrospectif sur la déliquescence du pays a révélé plusieurs dysfonctionnements parmi lesquels figure principalement le phénomène de la corruption

 

Dans le cadre de la recherche des solutions susceptibles de conjurer la situation de stagnation et même de « marche à reculons » que connait le pays depuis plusieurs décennies, il a été entrevu que l’amorce de la deuxième étape vers  le centenaire soit placée sous le signe d’une reforme en profondeur de toutes les institutions tant publiques que privées. C’est ainsi qu’il a été adoptée dès l’année 2009, la politique de la «tolérance zéro », une politique dont la RD Congo ne peut prétendre en avoir la primeur car elle a déjà été préconisée dans les pays comme la France, les Etats-Unis... L’on doit toutefois signaler, dans le contexte de la  RD Congo,  que l’adoption de cette politique était loin d’être accueillie à l’unanimité comme un plan de sauvetage. Bien au contraire, elle fut fort critiquée par les détracteurs du régime en place qui la soupçonnaient d’être un stratagème politique du gouvernement décrié pour son bilan mitigé, et qui chercherait à redorer les blasons afin de rafler un maximum des voix aux élections de 2011 dont les échéances se rapprochaient. Cependant, le côté positif qu’il convient de relever est que

 

Ceux qui tiennent à l’application de la politique de la « tolérance zéro » veulent démontrer la volonté du gouvernement de prévenir le comportement de corruption et des « antivaleurs »… Les supporteurs de cette campagne de la « tolérance zéro » soutiennent que le chef de l’Etat « s’est lancé dans une guerre sans merci contre les abus sociaux et les antivaleurs » pour « rétablir la moralité dans la gestion publique ». Il se lance dans cette guerre parce qu’il est convaincu « qu’il n’y a pas d’Etat de droit sans moralité publique ». L’objectif est d’éradiquer la corruption qui est devenue rampante dans les structures de l’Etat (Lumana 2009).

 

C’est dans cette mouvance que le Premier Ministre Matata Ponyo, à l’occasion de la Conférence sur la bonne gouvernance et la transparence dans le secteur minier, a indiqué que :

 

Il est temps pour la RD Congo de tourner la page du paradoxe d’un pays aux immenses ressources minières avec une population qui croupit dans la misère. [Tout en soulignant]que les pratiques de la fraude et de la corruption doivent être combattues dans notre pays » (Agence congolaise de presse : 2013).

 

La corruption,  qualifiée de « rampante dans les structures de l’Etat », étant une réalité qui se déploie de façon multiforme et que nul ne peut contester, nous envisageons de mener cette étude de façon sélective car nous n’aurons pas à nous pencher sur la grande corruption qu’on rencontre dans les hautes sphères des pouvoirs et dans les réseaux d’octroi des grands marchés. Il sera question ici de la petite corruption, celle qui se pratique dans les interactions et dans les transactions quotidiennes par des fonctionnaires, des policiers, des militaires… qui s’estiment sous-payés et qui, par voie de conséquence, se mettent à quémander ou à recevoir indument les offres et dons des usagers qui fréquentent leurs services respectifs. Ces pratiques sont répandues au point les pourtours de la limite entre la corruption, le pourboire, la mendicité des agents de l’Etatsont devenus difficiles à être tracés avec précision.

 

Si les Evêques congolais avaient déjà dénoncé le fait que la corruption est devenue : « le cadre général de vie et d’action politique en RD Congo » (CENCO 2009), ils l’ont de façon particulière fustigée dans un message adressé aux chrétiens catholiques et aux citoyens de bonne volonté à l’occasion du 49ème anniversaire de l’Indépendance en ces termes :

 

En effet, de la base au sommet, tout le monde se plaint des conditions de vie qui deviennent de jour en jour plus ardues pour la majorité de la population. Dans ces plaintes et gémissements, le peuple en particulier pointe du doigt la corruption… Aucune institution en RD Congo n’en est épargnée tant la pratique tend à devenir normale aux yeux de beaucoup des Congolais. De l’école primaire à l’Université, dans les cours et tribunaux comme dans les autres instances de décision et d’exécution, des réseaux maffieux continuent, imperturbables, d’opérer. Une sous-culture marquée par la corruption est en train de s’installer dans la gestion de l’Etat. Comme un cancer, la corruption renforce le dysfonctionnement du système judiciaire. Tout le monde s’en plaint et la dénonce mais une réelle volonté de la combattre et de l’éradiquer fait encore défaut  (CENCO 2009).

 

Cette sous-culture  qu’ils qualifient par ailleurs de « la culture des antivaleurs » est un  phénomène bien connu de la criminologie et qualifié d’un « conflit des cultures » qui

 

surgit lorsqueles valeurs morales et les normes de conduite sanctionnées par le code pénal d’un pays donné à un moment donné de son histoire sont en désaccord avec les valeurs et les normes adoptées par des groupes d’individus qui ont une conception différente de la vie en société» (Sellin in Merle et Vitu 1988 : 67).

 

Mais le paradoxe dans le cas particulier de la RD Congo est  que ce n’est pas un groupe de gens qui se met en marge des normes socialement admises par la majorité, mais c’est plutôt  la majorité qui  a perdu tout repère éthique.  Même si dans cette situation avérée la plupart des gens ne s’offusquent plus devant la corruption, doit-on se résoudre à considérer que la normalisation et l’impunité qui accompagnent cette pratique rendent à jamais illusoire tout combat contre cette calamité ? Tel est la question qui sera au centre de cette réflexion.

 

2. Quand la corruption s’acharne à transgresser toutes les lois

Considérer que la corruption fait fi de toutes les lois revient à rendre compte de la façon dont celle-ci cherche à avoir le droit de cité jusqu’à contourner les normes éthiques de la société d’une part, et en enfreignant spécialement la norme pénale qui l’incrimine d’autre part.

 

2.1 De la subtilité de la corruption à intégrer la normalité…

A moins d’avoir une conscience émoussée,toute personne dont la voix de l’âme résonne encore ne peut en aucun cas cautionner des pratiques corruptivesC’est ainsi qu’en dépit des apparences, le fait de s’y adonner expose tant les corrupteurs que les corrompus aux reproches intérieurs qu’ils vont chercher à étouffer sans pour autant les faire taire. Face aux affres de conscience, la seule issue consiste souvent à simuler le malaise profond en justifiant la corruption par la finalité recherchée.

 

En faisant le tour d’horizon, on s’est rendu compte que les raisons poussant à s’adonner à la corruption sont tellement nombreuses et se regroupent en deux justifications principales, à savoir: celles liées aux problèmes de survie et celles ayant trait au mimétisme ou à la loi de l’imitation.

 

S’agissant de la première justification, l’on doit dire que le problème de la survie des ménages, évoquée comme cause principale de la corruption, s’est posée de façon particulière chez les fonctionnaires de l’Etatau débutdesannées80 et doit s’analyser comme une desconséquencesindirectesduPlan d’ajustement structurel (PAS) imposéparleFond Monétaire International (FMI) et la Banque Mondiale (BM) aux pays pauvres surendettés en vue de les contraindre à gérer rationnellement l’aide au développement.En effet, si les Institutions Financières Internationales en étaient arrivées à imposer le PAS, c’est parce que le diagnostic du perpétuel marasme économique de pays visés avait révélé d’une part, que leurs dirigeants s’adonnaient aux dépenses ostentatoires qui, au fond, profitaient plus à l’oligarchie qu’à la population et que d’autre part, les administrations pléthoriques et budgétivores contrastaient avec des rendements si faibles du travail administratif de routine. Dans le souci d’amener les pays concernés à une gestion efficiente, le FMI et la BM, par le biais du Programme d’Ajustement Structurel (PAS) avaient donc préconisé desréductionsdrastiquesdesbudgetsàtousles niveaux.

 

Les pays en question se sont vus confrontés à la difficulté réelle de l’intégration obligatoire de cette nouvelle donne comme outil de gestion. C’est ainsi que les coupes budgétaires préconisées par le FMI et la BM se sont traduites à certains endroits par des licenciements massifs et à d’autres par desgels,des réductionsoucarrément des nonpaiementsdessalaires. Point n’est besoin de démontrer combien les jaillissements des éclaboussures de cette nouvelle méthode de gestion se sont faits ressentir surleniveaudeviedelamajoritédes individus dépendantdes servicesétatiques.

 

Si  aujourd’hui la situation est en train de se décanter timidement parce que les salaires sont régulièrement versés, le problème n’est pas pour autant totalement résolu car la modicité des traitements accordés aux fonctionnaires contraste avec le coût de la vie au point que, avec l’inflation permanente, les gens ne sont même pas en mesure de satisfaire leurs besoins élémentaires. Devant cette situation réelle, il n’est donc pas surprenant que la corruption soit érigée comme un des moyens au service de la sacrée  débrouillardise reconnue aux Congolais. C’est face à ce constat que Pierre Péan a souligné que le Zaïre est un pays où :

 

Les sceaux et les papiers à en-tête s’achètent et se fabriquent. Les fonctionnaires sont « débrouillards » et savent arrondir les fins de mois. Les policiers établissent des barrages quand ils ont besoin d’argent: les automobilistes n’ont alors jamais les papiers qu’il faut, et doivent mettre la main au porte-monnaie. Tout cela c’est l’« article 15 », façon pudique de désigner la petite corruption des fonctionnaires. Une corruption institutionnalisée et généralisée, appelée également matabiche : pot de vin, « haricot » pour les enfants, « p’tit quelque chose », « enveloppe » (Pean 1997: 139).

 

De cette pensée de Péan, il ressort d’une part qu’avec la corruption, il est possible d’obtenir en R.D. Congo tous les papiers imaginables tels que les attestations de scolarité, les attestations médicales,  les justificatifs des fonds dépensés, les  factures… D’autre part, on doit se rendre à l’évidence que la corruption est devenue un des moyens par lequel les fonctionnaires frustrés cherchent à arrondir les fins du mois.

 

[La corruption ] serait pour l’agent public… un moyen de « récupérer un dû », et donc une compensation pour une injustice dont il s’estime victime… C’est la faiblesse de son salaire (ou plus encore, le fait que celui-ci ne lui ait pas été versé)… La justification peut encore mobiliser le registre de la « juste rétribution ». La corruption est alors une sorte d’indemnisation compensatrice auto-prélevée, un complément de salaire mérité : « pour mon poste, ou mes responsabilités, on me doit bien cela, qui ne m’est pas donné par la voie normale » (Blundo et De Sardhan 2007 :121)  

 

Quant à la deuxième justification, on peut dire que la corruption serait pour certains un fait du mimétisme : « tout le monde le fait, pourquoi pas moi ». Vouloir arrimer son comportement sur celui des autres s’explique aisément par le simple fait que ceux qui s’adonnent à la corruption arrivent, grâce au surplus empoché, à faire face au coût de la vie en comparaison avec ceux qui mettent en avant la probité. Cette attitude bien connue de la socio-criminologie a été définie par Gabriel Tardes sous le nom de « la loi de l’imitation ». Le milieu social agit sur l’individu parce que chacun a tendance à imiter la conduite des autres.  Ainsi, selon Blundo et De Sardan, « L’intégrité complète est un luxe ou une vertu hors de portée dans les circonstances actuelles... seuls les riches ou les saints peuvent se le permettre, la pression du milieu environnant va plutôt dans l’autre sens »(Blundo et de Sardhan 2007 : 108). 

 

Pour notre part, nous considérons que ce sont plutôt les saints ou les héros qui peuvent se permettre une telle vertu. Quant aux riches, cette assertion est difficilement vérifiable car  d’une part, la possession de la richesse, considérée par certains comme  le synonyme de « tout faire et de tout avoir » ou comme « un passe-droit » constitue déjà une pente vers la corruption, l’essentiel étant d’obtenir  avec leur argent ce qu’ils désirent ardemment. D’autre part, avec la cupidité et le désir insatiable d’amasser les richesses qui caractérisent beaucoup de gens, le fait d’être riche ne donne pas nécessairement la garantie à ne pas vouloir accepter la corruption car au bout du compte, celle-ci constitue un bonus faisant accroitre leur actif.

 

A contrario, le refus de la loi de l’imitation se ressent davantage face à la détermination des personnes intègres à pouvoir nager à contre courant de ce fléau. Elles sont souvent objet de la  risée et sont taxées d’irréaliste. C’est ainsi qu’il leur est souvent demandé de descendre de leur petit nuage pour avoir les deux pieds sur  terre. N’entend-on pas souvent prononcer à leur égard des phrases du genre : « les choses se passent toujours comme ça,  tout le monde le fait, ce n’est pas vous qui allez changer ce pays, dans un pays sans conscience, il ne sert à rien d’avoir une conscience ». 

 

Mais le comble est qu’en dépit de la résistance de certains, ces différents arguments ont atteint leur but car ils ont abouti à atténuer aux yeux de beaucoup la gravité de la corruption en  lui faisant perdre son caractère d‘anormalité pour en faire une norme susceptible de régir les rapports sociaux. Dans la plupart des pays et particulièrement en RD Congo,  l’on en est arrivé au point où la plupart des gens ont intégré cette tendance

 

…à banaliser les pratiques corruptives et à les dissoudre dans les comportements normaux. Refuser un «cadeau », c’est offenser le donneur, refuser un passe-droit à une personne « recommandée», c’est manquer aux règles élémentaires de politesse, ne pas profiter des « avantages de fonction » que les collègues de services ont démesurément étendus, c’est faire preuve d’une arrogance envers eux… (Blundo et De Sardhan 2007 : 108) 

 

Sita et Akele expriment cette nouvelle façon de se comporter en ces termes :

 

De toutes les infractions, la corruption semble perdre aux yeux des acteurs sociaux toute connotation infractionnelle, elle est devenue une libéralité, une donation, un legs s’inscrivant dans un rapport de droit et d’obligation auquel celui qui donne et celui qui reçoit se sentent moralement tenus par une sorte de  sentiment de solidarité et de besoin d’efficacité. (Sita et Akele 2008 : 380).

 

Si cette pensée a le mérite de faire ressortir une fois de plus la tendance à enfreindre en toute quiétude la loi incriminant la corruption, elle relève en plus le fait que celle-ci soit même devenue un droit que s’octroient les agents des services publics, mettant ainsi les bénéficiaires dans une situation où ils se sentent moralement obligés. Mais en dépit de cet apport, l’on doit toutefois en relever les failles quant à la considération de la corruption comme une libéralité, une donation ou un legs. Une telle assertion ne peut juridiquement être soutenue par le simple fait qu’une libéralité en général ou une donation en particulier suppose l’animus donandi, c'est-à-dire qu’elle est toujours faite sans contre partie, ce qui n’est pas le cas de la corruption qui poursuit toujours un avantage et relève des relations de « donnant-donnant ». Pire encore, la corruption ne peut en aucun cas être considérée comme un legs qui, par définition, est un acte juridique unilatéral à cause de la mort ne pouvant produire ses effets qu’après le décès du testateur. Or, la corruption est un acte juridique bilatéral  ou multilatéral qui  suppose l’accord des volontés et poursuit un avantage immédiat entre vifs. En ce sens, elle est un contrat, bien qu’annulable pour objet et cause illicites et immoraux.

 

Au-delà de cette mise au point, les faits évoqués  s’avèrent bien rendre compte de la réalité actuelle. Mais serait-ce à dire que la normalisation de cette calamité s’opère en toute quiétude? On ne peut vite répondre par l’affirmative à une telle question car lorsqu’on examine bien les choses, il s’avère qu’en dépit des apparences, cette propension au vice est bien consciente d’inverser le cours normal des choses. Cela est d’autant plus vrai car si tel n’était pas le cas, les corrupteurs comme les corrompus ne se cacheraient pas sous les manteaux en prenant des précautions visant à ne pas faire apparaître au grand jour leurs transactions.

 

Mises à part les deux justifications évoquées plus haut, l’acharnement de la corruption à paraître comme socialement correcte passe également par  la recherche  d’un supplément des  renforts  susceptibles de l’aider à asseoir en toute quiétude ses châteaux de cartes. Aussi, emprunte-t-elle également le procédé des euphémismes, dont le rôle connu de tous est d’enrober la vérité crue afin qu’elle puisse passer sans trop choquer l’oreille de ceux et celles à qui elle est destinée. Si déjà on connait des euphémismes classiques servant à qualifier pudiquement la corruption tels que : le pot de vin, graisser la patte…, le contexte congolais a cherché à son tour à inventer des termes tels que « du papier », « de la motivation », « de l’eau fraîche », « du café »… Et chacun de ces termes est utilisé à dessein en considération de la situation de la personne qui demande un « geste ».

 

La demande du « papier », par exemple, est un procédé souvent utilisé par les fonctionnaires qui, attendant subtilement une contre partie pour un document administratif qui rentre normalement dans l’exercice de leurs attributions, tardent à le fournir en arguant le manque de papier pour le rédiger ou pour l’imprimer. Mais au fond, le problème se trouve ailleurs car si on les prend aux mots en apportant la quantité du papier nécessaire à la rédaction du document attendu, le travail ne sera toujours pas exécuté dans les délais. Ce qu’on attend au fond, c’est le papier d’une autre nature. Ainsi Matadi peut dire : « Les secrétaires de parquets exigent des frais d’ouverture des dossiers au plaignant pour l’achat d’une farde ou d’un papier. Ces frais atteignent parfois 20 à 50 dollars, sans rapport avec le coût réel d’une farde ou d’un papier »(Matadi 2011 :186).  

 

Quant au jargon de  « la motivation », ce n’est rien d’autre qu’un encouragement qui va donner de l’énergie à celui qui s’occupe d’un dossier à pouvoir s’y atteler et/ ou à le traiter en priorité.  Pour sa part, l’eau fraîche est devenue l’expression de ceux qui travaillent en plein soleil, tel le cas des policiers de roulage et qui ont un  besoin constant de se désaltérer. Enfin, « le café » est une expression utilisée pour ceux qui font un travail de garde ou un travail de nuit afin qu’ils puissent rester éveillés.

 

L’on constate donc qu’avec tous ces récents euphémismes, les actes de corruption passent pour des faits inoffensifs. Et pourtant, si on s’en tenait à  certaines appellations originelles de la corruption, l’on se rendrait compte qu’elles traduisent souvent l’approbation de cette pratique chez la plupart des peuples. C’est le cas de la langue tshiluba du Kasaï où  la corruption est désignée par l’expression : « kukosa mishiku » qui veut dire littéralement couper la bouche. Cette expression absurde à première vue traduit la vision profonde du peuple kasaïen par rapport à la bouche. Celle-ci est un organe qui sert à véhiculer la parole, non pas n’importe laquelle, mais une parole de vérité. Ainsi, la corruption ayant pour but d’obtenir un fait mensonger, un faux en écriture ou un avantage indu : son acceptation entraine ipso facto que la vérité soit muselée et troquée contre l’offre ou le don reçu.

 

Si la corruption a réussi à prendre le dessus par rapport à la règle de l’éthique sociale, qu’en est-il de la règle juridique qui l’a érigée en infraction pénale?

 

2.2 De l’inefficacité de l’incrimination

En dépit de son caractère antisocial, on a vu comment la corruption est en train de chercher par tout moyen des raisons d’exister socialement. Conscient de cette réalité, le législateur congolais s’est déjà penché sur la question en incriminant ce comportement, c'est-à-dire en l’érigeant en infraction.

 

Ainsi pour les  particuliers ou les civils, la corruption a été incriminée par la loi n°73-017 du 5 janvier 1973 et celle n°73-010 du 14 février 1973, insérées dans le code pénal aux articles 147 à 150e.  Toutefois, en vertu du principe pénal qui interdit le raisonnement par analogie dans la qualification des infractions, le législateur congolais a pris le soin de distinguer à côté de la corruption deux autres infractions dont les modalités d’exécution s’y rapprochent. Il s’agit des rémunérations illicites et du trafic d’influence. 

Si la modalité du trafic d’influence fait intervenir un tiers qui  agrée des promesses ou accepte des dons pour user de son influence réelle ou supposée afin de faire ou de tenter de faire obtenir un avantage à autrui, la corruption et les rémunérations illicites, identiques de par leurs résultats, renferment tout de même une nuance tenant à la qualité de l’infracteur. C’est ainsi que la loi du 14 février 1973  parle de la corruption seulement quand il s’agit des agents chargé du service public, des personnes représentant les intérêts de l’Etat dans une société privée, parastatale ou d’économie mixte en qualité d’administrateur, de gérant…,  alors que la loi du 5 janvier 1973 utilise la dénomination des rémunérations illicites pour les employés des personnes privées.

 

Afin de rendre compte de la façon dont le législateur congolais a incriminé ce comportement,  soulignons quelques  prescrits des différents articles du code pénal ayant trait à la corruption. Selon l’article 147 du code pénal:

 

Tout fonctionnaire ou officier public… qui aura agrée des offres, des promesses, qui aura reçu des dons ou présents pour faire acte de sa fonction, de son emploi ou de sa mission, même juste mais non sujet à salaire, sera puni de 6 mois à 2 ans de servitude pénale et d’une amende… La peine prévue à l’alinéa précédent pourra être portée au double s’il  a agréé des offres ou reçu des dons… soit pour faire dans l’exercice de sa fonction… un acte injuste, soit pour s’abstenir à faire un acte qui rentre dans l’ordre de ses devoirs. Pour tout agent de l’Etat qui aura sollicité directement ou par personne interposée des offres, des dons… pour faire un acte de sa profession ne nécessitant pas rémunération, la peine est 3 mois à 1an de servitude pénale et une amende de… (art. 149 ter)

 

De l’analyse de ces articles, on peut retenir que la loi sanctionne tant le fonctionnaire qui accepte personnellement la corruption que celui qui passe par personne interposée pour poser des actes de sa fonction non sujets à rémunération. Cette condamnation n’est rien d’autre que la réprobation de la cupidité car le fonctionnaire est supposé payé par l’Etat à la fin de chaque mois pour les services qu’il rend aux usagers des administrations. Aussi, la corruption consiste-elle à vendre à nouveau «le service qu’il est censé officiellement effectuer « gratuitement » (Blundo et De Sardhan 2007 : 84).Ce qui s’analyserait en une sorte de surfacturation ou d’un double paiement d’un service rendu. On comprend une telle réprobation. Les fonctionnaires censés œuvrer pour l’intérêt général sont supposés avoir une éthique et une déontologie qui leur interdit de mettre en avant  leurs intérêts particuliers.

 

Bien plus, la loi est encore plus rigoureuse car elle double la sanction lorsque la corruption a pour visée d’amener le fonctionnaire à poser un acte injuste ou s’abstenir de poser un acte dans l’ordre de ses devoirs.  Mais que peut-on bien entendre par acte injuste sinon toute une panoplie des comportements blâmables, mais qui à cause de leur moindre gravité, ne sont pas pour autant des infractions parce qu’en vertu du principe « nullum crimen sine lege », il n’existe pas une loi pénale les incriminant. Selon Roger Merle et André Vitu,

 

La distinction entre crime et déviance est fondée sur une analyse globale des conduites antisociales ou asociales, dont les unes sont légalement  incriminées et les autres, fort nombreuses, demeurent pour des raisons diverses hors d’atteinte des sanctions pénales (Merle et Vitu 1988 :35).

 

Quant à l’abstention à poser un acte dans l’ordre de ses devoirs, c’est par exemple le fait d’un responsable d’un service qui va essayer d’étouffer les agissements d’un subalterne ou qui va s’abstenir de le sanctionner alors que c’est un comportement qui va l’encontre du règlement intérieur du service.

 

Cette mise au point par rapport aux actes blâmables semble être nécessaire. Elle nous permet de comprendre pourquoi la loi de 1973 est montée encore d’un cran dans la répression. D’après les prescrits de l’article 149 du code pénal, lorsque la corruption a pour effet de commettre une autre infraction : « la peine sera de 15 ans maximum et d’une amende de … ». Ici, la précision est claire car, contrairement à la disposition précédente, il faut, pour se voir condamné jusqu’à 15 ans de servitude pénale, que la corruption ait servi à faire perpétrer ou couvrir des actes d’un seuil de gravité si élevé et qui, de ce fait, sont érigés en infractions. C’est pour dire que la corruption en tant qu’infraction pénale peut également entretenir des liens de cause à effet avec bien d’autres infractions. Tantôt elle peut agir en amont pour être à l’origine de la  commission de certaines infractions tout comme elle peut servir a postériori à couvrir des infractions déjà commises. Et dans ces deux cas de figure, on peut évoquer le faux et de l’usage du faux comme étant les infractions qui cadrent mieux avec la corruption. En amont, grâce à la corruption, on peut fabriquer n’importe quel document en RD Congo : des fausses  attestations médicales, des fausses factures,  des faux bulletins scolaires ou des faux relevés de cotes universitaires et des faux diplômes. Et en aval, la corruption peut servir à couvrir des infractions tels que des fraudes, des détournements et des concussions. 

 

Il convient en outre de signaler que,  quelle que soit la sanction prévue en considération des cas d’espèce énumérés, la loi prévoit qu’à la peine principale s’ajoutent des peines complémentaires et accessoires.  D’après l’article 146 du code pénal, le coupable de la corruption active ou passive sera condamné à :

 

-          La confiscation de  la rétribution perçue ou du montant de sa valeur lorsqu‘elle n’a pu être saisie ;

-          L’interdiction pour 5 ans au moins et dix ans au plus, après exécution de la peine, du droit de vote et du droit d’éligibilité ;

-          L’interdiction d’accès aux fonctions publiques ou paraétatiques quel qu’en soit l’échelon ;

-          La privation à la condamnation ou à la libération conditionnelles et à la réhabilitation.

Au-delà du code pénal, les efforts pour la moralisation de la vie publique ne cessent d’être déployés. On doit évoquer à ce propos le Décret-loi n° 017/2002 du 3 octobre 2002,  portant code de conduite de l’agent public de l’Etat.  Au chapitre 1er du titre II, il est mentionné de valeurs de référence de l’agent public en l’occurrence celles de la compétence et de l’éthique professionnelle. L’article 16 dispose :

 

L’agent public de l’Etat doit s’abstenir de toute pratique contraire à la morale et à l’éthique professionnelle : la corruption, la concussion, le détournement de la main d’œuvre, des biens et des deniers publics, le favoritisme, le népotisme et le trafic d’influence ; L’ordonnancement ou la perception, à titre des droits, taxes, contributions, redevances, salaires, primes, des sommes qui ne sont pas dues ou excédants ce qui est dû en vertu de la législation ou de la réglementation en vigueur ; L’établissement ou l’usage de faux documents ou de toute manœuvre frauduleuse pour se procurer à soi-même ou à un tiers des avantages illicites ou pour priver un ayant- droit d’un dû… »

 

L’on se trouve donc en face de tout un arsenal juridique rigoureux incriminant la corruption pour les particuliers et les fonctionnaires de l’Etat.

 

La lutte contre ce fléau a été encore renforcée pour les militaires et assimilés par la loi 024-2002 portant le code pénal militaire où, au chapitre II traitant des infractions contre l’honneur et le devoir, la section 5 traite des faux, falsifications, détournements, concussions et corruptions. L’article 76  du code pénal militaire dispose :

 

est puni de servitude pénal de 5 à 10 ans, quiconque, en service au sein des forces armées, du ministère de la Défense, de la Police nationale congolaise et du service national, soit ouvertement, soit par actes simulés, soit par interposition des personnes, aura exigé, pris, ou reçu quelque intérêt que ce soit dans les actes, adjudications, entreprises dont il a ou avait, au moment des faits, en tout ou partie, l’administration ou la surveillance.

 

De toutes ces dispositions qu’on peut qualifier d’inflation législativetransparait néanmoins la volonté ferme du législateur congolais à éradiquer la corruption. Mais entretemps l’on doit faire état d’une inquiétude réelle : celle qui tient du contraste entre la rigueur de la loi et l’ampleur de la corruption qui continue à sévir en RD Congo. Comment  expliquer que des lois si rigoureuses n’arrivent à dissuader ni les corrupteurs ni les corrompus. Cette préoccupation nous ramène à un problème de fond devenu une pathologie de beaucoup des pays africains: La non-application de la loi. L’écart qui se creuse entre les textes de loi et leur application est tel qu’il est devenu difficile voire quasi-impossible de l’évaluer. Les textes bien rédigés ne sont souvent pas suivis d’effets. Ils sont en toute impunité constamment enfreints aux vues et aux sus de tous. Ce qui fait perdre à la sanction pénale son rôle de dissuasion.  

Cette inquiétude se laisse encore corroborer par le fait que l’ampleur et surtout la facilité à s’adonner sans gêne à la corruption a fait passer la RD Congo championne en la matière alors que la corruption se pratique à divers degrés dans tous les pays du monde. Certains écrits soulignent cet état de fait en soulignant que ce pays figure en tête de fil dans les palmarès des records de la corruption depuis le règne du Président Mobutu dont la rapacité et la cupidité ont amené Guy Gran à écrire : « Mobutu, la deuxième ou la troisième plus grande fortune du monde, est probablement le plus grand voleur des annales du crime » (Gran, 1997 : 141). Allant dans le même sens, Pierre Péan, dans son ouvrage intitulé L’argent noir, a essayé de brosser le tableau sombre d’un Zaïre enlisé dans le gouffre où

 

la famine,  la malnutrition et la mortalité infantile atteignent des records… [Et il précise] : cette tragédie porte le nom : Mobutu Sese Seko, le Guide suprême. La corruption a un pays : le sien. Cette corruption - celle de son entourage et de sa clientèle -  est la cause  principale du déclin du pays. Dans un système où ni l’Etat ni son chef ne jouent plus leur rôle, la population, écartée du festin qu’accapare une clique restreinte, a créé une économie parallèle dont la petite corruption et le « système D » sont les moteurs de la fortune. Les menus matabiches sont devenus les seuls moyens de doubler une économie officielle paralysée. La généralisation de la petite corruption, au plus bas niveau  de l’échelle sociale, est donc la conséquence de la corruption de grande envergure déployée autour de Mobutu et le moyen d’y répondre et d’en atténuer les effets (Pean 1997: 141). 

 

Dans ce passage Pierre Péan a osé utiliser des termes forts pour exprimer l’envergure de la corruption au Zaïre en allant jusqu’à donner principalement à ce phénomène universellement connu le Zaïre comme pays de prédilection. Il a, par la suite, essayé d’y trouver des explications : il s’agirait d’une réaction contre l’accaparement des richesses par le Président et son entourage laissant ainsi la majorité de la population dans la misère. Réduits à vivoter par ce qu’exclus de l’économie formelle, la plupart des gens vont trouver des stratégies de survie à travers la corruption qui, désormais, fait partie de multiples moyens de la débrouillardise des Congolais, communément appelée l’article 15.

 

Si l’analyse de Pean comporte une grande part de vérité, elle ne peut pour autant être tenue pour absolue. Mobutu, en tant que guide et éclaireur avait prêché par le mauvais exemple, mais lui incomber toute la responsabilité de la corruption au Zaïre serait une façon de diluer la responsabilité des Zaïrois de l’époque et celle des Congolais d’aujourd’hui appelés à répondre de leurs actes répréhensibles devant la barre du tribunal de l’histoire. En dépit de la dictature par laquelle Mobutu s’est illustré, nul ne peut affirmer que son pouvoir ait été absolu et sans limite au point de contraindre tout un peuple, du moins ceux qui se sont adonnés à la corruption à agir sans écouter la voix de leur conscience.

 

Aussi, pour relativiser davantage l’argument de Pierre Péan qui attribue spécialement le foisonnement de la corruption jadis pratiquée au Zaïre à Mobutu et aux dysfonctionnements de son régime, on doit peut-être se resituer dans la RD Congo actuelle. A en voir l’allure, on ne peut pas dire que les choses aient tellement changé même si l’ancienne appellation RD Congo a été exhumée des cendres en vue d’enterrer les mauvais souvenirs du Zaïre et du mobutisme. Les régimes ont certes changé, mais au fond, on n’a fait que passer du pareil au même. D’ailleurs, tout observateur attentif et surtout objectif ne peut que se rendre compte que la situation va de mal en pis au point où l’on se demande  par quels voies et moyens ce pays pourrait un jour guérir de cette gangrène qui ronge son tissu.

 

Ceci est d’autant plus vrai car dans les pratiques actuelles, la corruption est devenue encore plus inventive dans le sens qu’elle ne se déploie plus seulement sous la forme classique d’un montant fixé à l’avance, elle a pris aussi la forme d’une

 

Commission pour service illicite. Il s’agit pour l’usager de rétribuer une intervention du fonctionnaire lui donnant accès à un avantage illicite, à une exemption illicite ou à une remise illicite : l’intervenant prend donc sa part en raison d’un service d’intermédiaire ou d’intervention qu’il a fourni – et souvent à titre de compensation des risques qu’il a encouru-, aboutissant à une faveur indue…aux dépens des recettes publiques… mais aussi parfois aux dépens des concurrents (le cas classique des offres « arrangés » où l’adjudicataire n’est généralement pas le plus compétent et le plus compétitif). Le plus souvent, cette commission est transactionnelle… elle correspond à un pourcentage que le bénéficiaire d’un contrat public est censé verser au fonctionnaire grâce à qui il a obtenu le contrat. Ainsi, l’obtention d’un emploi « intéressant »… peut donner lieu au versement « d’enveloppes » du « nommé » à son « nominateur » (Blundo et De Sardhan 2001: 83-84).

 

Ces pratiques de commissions, devenues monnaie courante en R.D. Congo portent le nom de « l’opération-retour ». C’est une expression signifiant que dès lors qu’un avantage licite ou illicite est consenti, celui de qui il provient attend en retour sa commission. 

 

Si pour les non juristes « l’opération-retour » est considéré comme un moyen subtil pour les fonctionnaires de pouvoir détourner en toute impunité et sans trace les deniers publics, une telle conception ne peut se défendre juridiquement. La loi pénale étant de stricte interprétation, elle interdit de raisonner par analogie surtout lorsque cette interprétation va en défaveur du délinquant. Le mode opératoire de « l’opération-retour » ne renferme pas les éléments constitutifs de l’infraction du détournement qui, au fond est le fait du fonctionnaire de changer lui-même l’affectation d’une ligne budgétaire, la plupart des temps, pour son propre compte. Or, dans le cas d’espèce, le fonctionnaire exige en retour une contre partie indue pour un droit légitime et même une contre partie des avantages illicites qu’il octroie.

 

Le problème est que ces commissions peuvent atteindre des sommes colossales pouvant aller jusqu’à 30% des sommes versées. Ce qui fait que la plupart des projets financés par l’Etat ou par les bailleurs de fonds sont souvent réalisés en deçà du montant alloué pendant qu’il est intimé au bénéficiaire de se débrouiller pour justifier la totalité des fonds. Et ceux qui résistent à y souscrire se retrouvent souvent fragilisés : ils exposent à ne plus jamais recevoir des avantages de mêmes services et au cas où les sommes étaient versées par tranche, ils sont souvent attendus au tournant pour le recouvrement des tranches restantes.

 

Si cette pratique peut se comprendre sans se justifier au nom du risque encouru, quelles explications lui trouver en cas des droits légitimes sinon la cupidité, l’incivisme, le manque d’éthique personnelle et de conscience professionnelle, la propension au vice ?       

 

Face à cette situation désespérée, la corruption vaut-elle encore la peine d’être combattue ?    

 

3. Le combat contre la corruption : un leurre ?

Même s’il se dégage de différentes études et enquêtes sur la RD Congo un constat unanime  de l’incrustation de la corruption dans le tissu social, et que tout effort pour sauver la barque qui coule semble d’avance voué à l’échec, peut-on dire que la corruption sortira victorieuse de la bataille engagée en son endroit? Certes pas !

 

3.1   De la bataille d’avance perdue : espérer contre tout désespoir.

Quand on se rend compte qu’une incrimination aussi rigoureuse n’arrive pas à dissuader ceux qui s’adonnent à la corruption, on ne peut que rendre les armes et considérer que la bataille contre la corruption est déjà perdue. Ce découragement tient surtout du fait que, les juges, en laissant courir bon nombre d’infracteurs, laissent penser qu’ils ont abdiqué à la mission de dire le droit qui leur est assigné. La situation devient encore plus préoccupante lorsqu’on constate que la corruption a aussi élu domicile dans les institutions judiciaires.

 

Cependant, loin de passer à desgénéralisations par le simple fait, il existe des magistrats et des auxiliaires de la justice, minoritaires soient-ils, qui exercent leur profession avec compétence et honnêteté. C’est ici que nous croyons que le leurre doit céder à la lueur. Un des aspects de cette lueur est la dénonciation.  Ainsi Akele Adau dénonce la perte de l’indépendance et de l’impartialité  chez les  juges congolais en ces termes :

 

En RD Congo, cette double garantie sur laquelle devrait se reposer la sécurité juridique est devenue un leurre depuis la période de la deuxième république. En effet, à cause de nombreuses pratiques contra legem dont se sont rendus coupables ses animateurs, la justice congolaise a perdu toute sa crédibilité aux yeux de l’opinion. Cette dernière parle de la justice comme d’un organe corrompu et instrumentalisé se livrant à toutes sortes de "chicanes, manœuvres, compromissions qui précarisent les procès et prennent véritablement en otage la justice″ (Akele 2000 :67). 

 

Dans la même perspective, Kifuabala dénonce et fustige la corruption des organes judiciaires en ces termes :

 

La corruption, le trafic d’influence et la concussion sont loin devant le  problème d’accès aux tribunaux et la complexité de procédures. Les justiciables sont désespérés d’être taxés à tous les stades de la procédures par les acteurs de la justice en commençant par l’officier de police judiciaire qui joue un rôle omnipotent auprès de la population incapable de faire valoir le respect de ses droits élémentaires. Les acteurs de base de la justice loin de remplir leur rôle de protection des citoyens sont perçus comme une source de perpétuelle tracasserie (Kifuabala 2004)

 

Beaucoup de rapports sur la R.D. Congo concernant la corruption dénoncent ce fléau. C’est le cas du rapport de l’audit effectué par la Commission Européenne (CE) en 2003. Ce rapport dénonce le manque d’indépendance du pouvoir judiciaire qui se trouve presque englouti par le pouvoir exécutif. Il a relevé aussi plusieurs dysfonctionnements de la justice congolaise ayant trait à la corruption et à la concussion.

 

Babutana  a relevé également des griefs graves tant du côté des magistrats de parquets que de celui des magistrats de siège. S’agissant des magistrats du parquet, il a fustigé entre autres: les capacités d’enquête insuffisantes ; le monnayage des pièces de procédure ; ainsi que le clientélisme et le subjectivisme dans la répartition des dossiers dits « juteux » (Babutana 2006 : 176-177).

 

Un autre aspect de la lueur est l’amélioration des conditions de travail des employés de la justice. 

Invités à la barre, les magistrats évoquent la modicité des salaires ne leur permettant pas d’avoir un standing de vie digne de leur rang social.  Matadi (2001 :188)  parle même de « la  démission de l’Etat congolais de son rôle d’employeur ». Ainsi, les magistrats demandent que soit revu à la hausse leur salaire et qu’ils bénéficient de tous les avantages sociaux. Ces réclamations ont abouti car les salaires des magistrats ont été majorés à au moins 500 dollars américains il y a quelques années. Cependant, cette majoration à elle seule ne peut être une panacée. Selon Blundo,

 

Préconiser la hausse des salaires pour lutter contre la corruption s’avère au moins illusoire, au pire impossible pour la plupart des pays d’Afrique…des expériences récentes, comme la réforme du système fiscal en Tanzanie, montre que l’amélioration des salaires et des conditions de travail peut devenir juste  un « bonus » qui vient s’ajouter aux commissions illicites (Blundo 2007: 73-74) 

 

A côté de la dénonciation des comportements des fonctionnaires et les agents du secteur judiciaires, les justiciables eux-mêmes sont pointés du doigt et doivent changer de mentalités. Ainsi selon Tidjani-Alou: 

 

La tentation, ce n’est pas seulement à l’égard des magistrats, c’est d’abord dans l’esprit du justiciable… Je fais l’amer constat que dans l’esprit de la population, la justice s’achète…Donc, il n’ ya pas une personne qui est emprisonné dont la famille ne vienne pas vous proposer quelque chose. Quand le membre de la famille vient, ce n’est pas dans le sens de savoir ce que leur parent a fait. Sa première approche c’est de proposer quelque chose au juge… (Tidjani-Alou 2007: 148).

 

Ainsi, devant la déchéance judiciaire avérée qui, apparemment, favorise l’impunité  du côté des justiciables et de celui des justiciers, doit-on se laisser intimider par les forteresses bâtis par les corrompus et les corrupteurs?  Ne serait-ce pas faire une part belle à la corruption en pensant que la voie qu’elle a empruntée a mené à une impasse ? Ce questionnement nous interdit à ne pas nous résoudre à la résignation, mais plutôt à être convaincu que la résistance de ceux qui réprouvent ce fléau constitue des issues. Nous devons passer du leurre à la lueur.

 

3.2 Du leurre à la lueur d’espoir

 

La lueur se révèle être le terme approprié fut-elle l’immensité de la nuit dans laquelle est plongée  la RD Congo ce pays en passe de remporter la palme d’or en matière de la corruption. En effet, sur 183 pays classés par Transparency International, la RD Congo occupe la 168ème place.

 

C’est ainsi que parmi les actions phares visant à guérir la population de cette épidémie, on peut indiquer la tenue à Kinshasa, le 16 février 2012, de la première plénière de députés fraichement élus. La nouveauté tient au fait qu’une bonne partie des parlementaires de la législature précédente n’ont pas été reconduits. Une des raisons est l’impression généralisée que les anciens députés n’ont pas traqué la corruption.

 

Pour sa part, l’appareil judiciaire  n’est pas resté en marge. Il faut faire l’éloge de certains magistrats et acteurs judiciaires qui, au nom d’une éthique personnelle et de leur déontologie, remplissent leur mission avec courage et ténacité. A côté de ces professionnels attachés à la probité, l’on doit également louer l’action de ceux qui élèvent leur voix pour que soit banni de leur profession ce fléau aussi déshonorant. A ce propos, Babutana souligne que, 

Soucieux de redorer l’image de leur profession, les magistrats en appellent de leur vœux à la tenue des états généraux de la justice au cours desquels ils auraient l’occasion d’une part, d’évoquer sans complaisance les différents

maux qui rongent l’appareil judiciaire et d’autre part, de tracer quelques pistes de solution visant à  la ré-visitation de cet important secteur de la vie nationale (Babutana 2006 :183). 

Ainsi, une session extraordinaire du Conseil supérieur de la magistrature  s’est tenue du 11 au 23 juin 2009 à Kinshasa. Des conclusions de celle-ci donnèrent lieu à la signature par le Président J. Kabila, de l’Ordonnance d’organisation judiciaire n°09/055 du 15 juillet 2009 révoquant un certain nombre de magistrats civils. 

Au-delà de ces actions phares relevant des autorités législative et judiciaire, rien n’autorise qu’on se résolve à la fatalité ou à la mise dans un même moule de tout le peuple congolais car même de Sodome et Gomorrhe réputés pour leurs iniquités, les négociations d’Abraham tendant à la non destruction de ces villes, ont révélé qu’on pouvait trouver des hommes justes parmi des impies. (Gen 17 : 14-33).

 

Aussi admettre qu’il puisse y avoir une lueur d’espoir contre la corruption en RD Congo ne peut passer pour une naïveté.  Il s’agit de ne pas laisser engloutir de nombreuses actions discrètes et parfois éparses des gens qui, au nom de leur éthique personnelle ou de leur croyance religieuse refusent toute complaisance. Certains qualifieraient ces contre-courants des gouttes d’eau dans la mer. Mais à  cet argument, il faudrait noter que la mer n’est rien d’autre qu’une somme des gouttes d’eau.  Et que si chacune d’elles fait rider la surface de l’eau à l’endroit où elle tombe, la tombée de plusieurs gouttes ne peut que faire nécessairement effet de tâche d’huile ou de boule de neige.

 

A côté de ces anonymes, plusieurs organisations se sont créées afin de combattre la corruption. Soulignons-en  quatre à titre illustratif :

 

La première organisation à souligner est le Réseau Indépendant anti-corruption (RIAC). RIAC a vu jour à Kinshasa en 2000. Il a des ramifications dans toutes les provinces du pays. Son objectif premier est de dénoncer tous les cas de corruption ou des détournements des deniers tant publics que privés. Néanmoins, le but final de RIAC est d’arriver à la bonne gouvernance et à la moralisation de la vie publique.

 

La deuxième organisation à souligner est l’Observatoire Anti-Corruption (OAC). L’OAC est une ONG de la société civile de Lubumbashi qui est sur terrain depuis mars 2002. Sa première activité fut une conférence internationale contre la corruption organisée à Kinshasa en juillet 2002 avec comme thème général « Nécessité de lutte contre la corruption en RDC. Deux ans plus tard, l’OAC a choisi trois provinces pilotes pour animer des ateliers. Les travaux de ces ateliers, dont le but étaientd’avoir des éléments pouvant permettre la mise au point d’un programme à étendre à toutes les onze provinces du pays, se sont déroulées dans les chefs-lieux de ces trois provinces : à Lubumbashi dans la province du Katanga, à Matadi dans la province du Bas-Congo et à  Kisangani dans la Province Orientale. Plus que le RIAC, l’Observatoire Anti-corruption a des larges ambitions du fait qu’il reçoit l’appui par la représentation du PNUD à Kinshasa. 

 

La troisième organisation à souligner est la Commission Episcopale Justice et Paix (CEJP). Suite à la recommandation de la Conférence Episcopale nationale du Congo (CENCO) de juillet 2008, la Commission Episcopale Justice et Paix (CEJP) a lancé un programme d’éducation civique axée sur la participation des citoyens à la gouvernance locale en mettant en place des Comités Locaux de Gouvernance Participative (CLGP) disséminés à travers tout le pays et dont le nombre s’élève à 2518. La CEJP a, en effet, lancé depuis mars 2009, un programme de lutte contre la corruption et ce, à travers

 

Des actions pilotes qui donnent à croire que nous pouvons vaincre la corruption par une mobilisation générale des uns et des autres. En partant de la base, le programme de lutte contre la corruption a comme ambition de promouvoir conjointement la culture fiscale et celle du contrôle et de la reddition des comptes au souverain primaire… » (CEJP  Mai 2010)  

 

Au-delà de ces actions concrètes de la CEJP, les Evêques, au nom de la mission prophétique de l’Eglise, n’ont cessé de parler avec courage à temps et à contre temps. Dans plusieurs messages de la CENCO adressés aux fidèles catholiques et aux hommes de bonne volonté, la corruption ainsi que les divers maux qui rongent la société congolaise sont constamment montrés du doigt.  Aussi, les Evêques constatent-t-ils avec indignation que « la volonté de combattre et  d’éradiquer la corruption fait encore défaut ». Non pas qu’ils méconnaissent toutes les actions  discrètes évoquées ci-haut, mais ils  auraient voulu que les pouvoirs politiques mènent une action de grande envergure en jetant l’épervier sur tous ceux qui pratiquent la corruption afin que la politique de « la tolérance zéro » en passe de devenir un slogan devienne enfin une réalité. 

 

Conclusion

 

Même si l’horreur de la corruption nourrit le pessimisme, les différentes actions engagées pour la combattre pointent à l’aurore et nourrissent plutôt l’optimisme.  Se résoudre à les lâcher à cause de la complexité de la situation reviendrait à réduire en gâchis tant d’énergies déployées sur ces multiples fronts. D’où il faudrait continuer sur la même visée un combat âpre et sans répit, fort du fait que la victoire se savoure mieux lorsque les périls et obstacles ont été nombreux sur le chemin.   

Référence Bibliographique: 

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