L’ANTHROPOLOGIE DE LA CORRUPTION : SES ENJEUX DANS LA SOCIETE MODERNE

Abstract: 

The aim of paper is to try to understand the concept of corruption from an anthropological perspective. We might be under the illusion that corruption is universal, or else relegate it to the field of morality exclusively. Corruption is rather a social evil generated by a shortsighted view of democracy which does not take into account social differences. Difference is an essential social dimension rather than a social evil. A society without corruption often prescribed for us is an artificial society. Corruption carries symptoms of a certain resistance to difference that can hardly be forgotten. When we neglect differences, the society representative is a referee who manages competition between equal ranked citizens in their merciless fight for private goods; whereas, when differences are acknowledged, the society representative is an overseer who keeps an eye on the common good. By declaring war against corruption, we do not merely combat a social evil; we engage in the process of building a specific society.

 

1.       Introduction

 

Aussi loin que les écrits anciens permettent de remonter dans le temps, on retrouve l’existence de la corruption. On la rencontre aujourd’hui dans toutes les sociétés. C’est un phénomène qui est universel et universellement condamné (Transparency International 2002 : 63).

 

On peut avoir l’illusion que la corruption est universelle, et on peut la reléguer au champ de la moralité. Et si cette corruption était l’effet du mauvais fonctionnement d’un principe fondateur d’un modèle particulier de société ? L’observation de ce phénomène social majeur nous conduit jusqu’aux racines et aux principes fondateurs de nos sociétés étatisées. Ce travail suivra les étapes suivantes d’une analyse de discours. En un premier temps, nous essayerons de saisir la matière du phénomène; ensuite nous nous approcherons de ses acteurs ; après quoi nous essayerons de dégager la structure commune aux récits. Nous pourrons alors, à une étape subséquente, saisir les ressorts du système qui rend possible cette forme précise de corruption. Nous irons en dernier à la rencontre d’autres systèmes pour y saisir la singularité de la configuration de la structure. Ce parcours a pour but de scanner le discours sur la corruption afin d’en saisir le sens. Notre objectif est de le comprendre le phénomène de la corruption en le découvrant à travers ses ressorts anthropologiques.  

2.       Analyse de récits de corruption

Le phénomène de la corruption a fait l’objet de nombreuses études qui ont analysé son fonctionnement, ses dynamiques, ses effets sur l’économie, sur le développement et sur la société. Signalons, par exemple, le rapport sur le développement humain au Burkina Faso du PNUD (2003) dont le chapitre 3 porte sur : « Corruption et gouvernance économique ». Les études faites par des anthropologues, notamment J.-P. Olivier De Sardan et G. Blundo (2001) ; et d’autres encore, comme A. Sindzingre (1994) ; N. Bako-Arifari (2001) ; N. Jacquemet (2006), illustrent longuement le phénomène. G. Blundo (2000 : 21-46) propose même des lignes épistémologiques et méthodologiques pour une approche anthropologiqueDécrivant le phénomène en Afrique, Olivier de Sardan (1996 : 99) note qu’il est nouveau même s’il croit y déceler des transformations et des recompositions de pratiques traditionnelles. Dans ce travail, nous nous contentons d’analyser le discours sur la corruption.

 

Les cas analysés n’ont pas nécessité une enquête sur le terrain, ils ont été pris parmi tant d’autres faits de corruption que l’on rencontre et dont les récits n’ont que trop de versions tellement ils sont fréquents. Ces récits sont pris dans leur plus simple expression. Le but est de saisir l’essentiel du discours sur la corruption, ce qui est perçu du phénomène comme problème. Point n’est besoin de montrer que ces simples cas pris sur le tas sont suffisants pour illustrer le phénomène de la corruption. Une enquête ou un récit plus étendu de cas vécus ne donnerait pas plus d’informations utiles pour notre analyse.

 

-          L’arbitrage d’un match : un arbitre reçoit des faveurs d’une équipe et s’arrange pour accorder à celle-ci la victoire au détriment de l’équipe adverse.

 

-          Le dédouanement d’une marchandise: un douanier reçoit des faveurs d’un commerçant et laisse passer sa marchandise en minorant ses frais de douane.

 

-          L’achat des voix aux élections : un candidat à une élection offre des faveurs à des électeurs contre leur voix.

 

Ces exemples de cas de corruption sont des récits rapides sans détails ; il s’agit pour nous d’éviter de définir la corruption, pour plutôt la décrire à travers des cas qui l’illustrent. Ces trois cas suffisent pour nous permettre de saisir ses enjeux.   

3.       Un mauvais arbitrage

A ce premier niveau de l’analyse, l’intérêt porte sur le champ spécifique sur lequel se produit la corruption. On peut être distrait par les multiples formes de corruption, or l’effort de définition qui s’attèle à réduire le phénomène à son unité peut en rendre compte sans vraiment le saisir dans ses éléments constitutifs. L’analyse du registre offre la possibilité de saisir le phénomène dans son étoffe.

 

Le match est une compétition sportive entre deux équipes. Le but est de les départager sur le mérite et d’attribuer à l’une des deux la victoire. C’est dans ce cadre que survient la corruption. Le deuxième cas se situe dans un cadre commercial. Et le commerce est une activité qui s’exerce entre les citoyens. C’est dans ce cadre que survient ici aussi la corruption. Le troisième cas est lui aussi un cas de compétition, cette fois-ci électorale. Les candidats concourent pour que l’un d’eux gagne. Dans ces trois cas de figure, on est toujours en présence d’un échange entre des citoyens qui prend la forme d’une compétition. En effet, il s’agit d’un bien qui doit être attribué à un seul alors qu’il y a en plusieurs, au moins deux, qui le veulent. La circulation d’un bien entre les citoyens engage une compétition entre eux, avec pour but de déterminer celui à qui le bien revient par mérite. La corruption intervient dans la compétition de plusieurs personnes pour la conquête d’un même bien. La corruption est un phénomène lié à l’échange de biens entre les membres d’une même société. L’étoffe, la matière de la corruption est ainsi l’échange de biens entre les citoyens. L’échange à lui seul ne suffit pas pour engendrer la corruption ; la corruption se produit parce que l’échange prend la forme d’une compétition.

 

Cette situation qui est l’environnement naturel de la corruption se produit pour deux raisons au moins : elle suppose d’une part que le bien peut être possédé indifféremment par l’un ou l’autre citoyen, et surtout qu’il n’y a aucune raison antérieure qui détermine qu’il soit attribué à l’un ou à l’autre citoyen. Le bien n’étant pas plus à l’un qu’à l’autre, il devra être attribué à un seul des prétendants au terme d’une compétition. La compétition peut faire appel à toutes sortes de compétences : la force physique, le pouvoir financier, la capacité intellectuelle ou d’autres forces. En clair, le bien est libre, ou mieux libéré, et il induit ainsi la nécessité de la compétition pour son attribution à un membre de la société. C’est au cours de l’organisation de cet échange compétitif que peut se produire la corruption. C’est l’échange comme compétition qui est le terreau de la corruption. « Dès qu’il y a possibilité d’interaction avec le public, tout service, tout contrôle, tout acte administratif, toute sanction, sont monnayables et passibles de transactions occultes. » (CERAO 2008 : 28).

 

La corruption met en scène un troisième partenaire : celui qui départage les deux compétiteurs de l’échange. Au match, il y a en plus des deux équipes, un arbitre ; à l’élection, il y a en plus des candidats, les électeurs qui doivent départager les concurrents. Le commerçant a en face de lui, en dehors de ses clients, le douanier. La présence de ce troisième personnage, dans les récits, de corruption est essentielle : il y a corruption lorsque son arbitrage pose problème, lorsqu’il penche du côté de l’un des compétiteurs. On peut donc dire que la corruption met en scène trois personnages : deux en compétition et un troisième en arbitrage.

 

La corruption se précise ainsi comme un mauvais arbitrage entre des citoyens en compétition pour l’attribution d’un bien. Le mauvais arbitre fausse le principe du libre accès au bien et déclenche le phénomène de la corruption. Lorsqu’il est neutre et garantit que le bien est libre, qu’il n’appartient pas plus à un membre qu’à un autre, tout va bien, et il n’y a pas corruption. La nature de la compétition peut varier, les compétiteurs et les arbitres aussi, mais le fait de corruption se produit chaque fois que l’arbitrage est défaillant. La corruption est le fait d’un arbitrage défectueux entre les membres d’une même société dans leur compétition en vue de l’attribution de biens ou des service qui sont, en principe, libres.

4.       Un commerce interdit entre l’individu et sa société

Ce niveau de l’analyse s’occupe de saisir la dynamique qui est à l’œuvre dans le phénomène au-delà de toutes ses manifestations. La dynamique mise en évidence livrera le sens du phénomène. Il s’agit ici de comprendre en quoi et pourquoi la corruption dérange.

 

La neutralité de l’arbitrage est la forme souhaitée de l’échange compétitif entre les citoyens. Il nous faut maintenant saisir la réalité et le sens de cet arbitrage. Tout se passe comme si l’échange, la circulation des biens, ne peut avoir lieu qu’entre les compétiteurs. En clair, l’arbitre ne peut pas avoir part au bien qui circule entre les compétiteurs ; il est interdit des biens de l’échange entre les compétiteurs. La corruption est dès lors un échange entre un arbitre et un compétiteur, un échange prohibé. Les compétiteurs sont des citoyens, des membres ordinaires de la société, tandis que l’arbitre est un représentant de la société. L’échange entre les citoyens est permis, mais l’échange entre un citoyen et un arbitre est prohibé. Cet échange n’est pas accepté comme l’est l’échange commercial ou d’autres formes d’échanges tolérés par la société. Dans la vie en société, les membres s’offrent des services mutuels, mais la corruption apparaît comme un service à ne pas rendre.

 

Ce qui rend cet échange prohibé, c’est la nature des partenaires. On peut remarquer que les personnages appartiennent à deux niveaux : le niveau des citoyens et le niveau de la société. Dans le langage des ensembles en mathématique, le niveau des citoyens correspond à celui des éléments et le niveau de la société à celui de l’ensemble.  Il y a corruption chaque fois qu’une faveur passe d’un niveau à un autre niveau : les faveurs peuvent circuler entre les éléments ; il y a corruption lorsqu’une faveur passe de l’ensemble vers un élément, de la tête de la société à un membre de la société. La corruption se précise comme un commerce prohibé entre l’Etat et un citoyen. La faveur n’est pas possible entre l’Etat et le citoyen parce que l’Etat est l’arbitre neutre entre les citoyens. La société, est au-dessus des parties, l’Etat est libre vis-à-vis de tous ; il garantit le commerce, la circulation libre des biens et des services entre les citoyens. Il y a corruption chaque fois que la société ou l’Etat prend le parti d’un citoyen, lésant ainsi d’autres citoyens dans l’échange compétitif.

 

Il y a corruption lorsqu’un représentant du groupe reçoit un bien de la part d’un membre compétiteur du groupe. L’arbitre ne consomme pas ce que consomment les compétiteurs, et les compétiteurs ne consomment pas ce que consomme l’arbitre. C’est à ce prix que l’égalité est maintenue entre les membres du groupe. Il existe donc deux biens : l’un consommable par les compétiteurs et prohibé pour l’arbitre, et l’autre consommable par l’arbitre mais prohibé pour les compétiteurs. De ce point de vue, la corruption et l’évasion fiscale sont du même ressort : il y a corruption lorsque des représentants de la société  consomment des biens des membres du groupe ; et il y a évasion lorsque  des citoyens consomment la part de biens qui revient  à la société.

 

Le bien a anthropologiquement deux parties : l’une pour le compétiteur et l’autre pour l’arbitre, l’une pour le citoyen et l’autre pour la société. L’arbitre représente toute la société. Le citoyen n’a pas le droit de consommer la part du bien qui revient à la société et la société n’a pas le droit de consommer la part du bien qui revient aux membres. Le membre qui consomme la part interdite, celle réservée au groupe, se corrompt ; et le représentant du groupe qui consomme la part interdite, celle réservée aux citoyens, se corrompt. Il existe deux biens, ou mieux tout bien est constitué de deux parties, l’une permise et l’autre interdite. La part de la société est interdite aux citoyens et la part des citoyens est interdite à la société. C’est peut-être le sens du mot corruption, il traduit la prohibition; celui qui consomme une chose prohibée se corrompt.

 

Cette prohibition a la même nature qu’une prohibition de l’inceste. La part consommable par le père (l’Etat) n’est pas consommable par les fils (les citoyens) et vice versa. L’ensemble des citoyens constitue l’Etat. Tout se passe comme si l’Etat doit fournir les biens aux citoyens et les citoyens doivent fournir les biens à l’Etat, chacun renonçant à se consommer soi-même : l’Etat rend disponible les biens à tous, et chacun rend disponible l’impôt à l’Etat. L’impôt est la part du bien qui représente l’Etat pour le citoyen et le bien commercialisable entre citoyens est la part du bien qui représente le citoyen pour l’Etat. Le citoyen ne touche pas à l’impôt et l’Etat ne touche pas à la part qui circule entre les citoyens. Les agents de l’Etat consomment le bien sous la forme de l’impôt, tandis que les citoyens consomment le bien sous la forme du bien mérité. La corruption est la violation de la prohibition de l’inceste qui se produit lorsqu’un agent représentant l’Etat touche à la part du bien qui circule entre les citoyens.

 

Tout se passe comme si la société était un père et le citoyen était son fils. Le pouvoir que la société exerce sur les citoyens ressemble à un pouvoir paternel. En effet, les fils appartiennent au père de qui ils héritent tout au même titre. Cependant, les fils ne sont pas du même rang que le père ; ils ne consomment pas les mêmes biens. Ce qui est permis au père est prohibé aux fils et ce qui est prohibé au père est laissé aux fils. C’est le premier sens de la prohibition de l’inceste : le père épouse la mère inépousable pour les fils, et le père renonce à épouser sa fille que ses frères échangeront contre d’autres filles. La corruption est un inceste dans la mesure l’arbitre, le père, consomme un bien qui circule entre ses fils. L’impôt est la part à laquelle le citoyen renonce en faveur de la société, et la corruption consiste en la poursuite des biens de l’échange entre les citoyens de la part du représentant de la société. Les citoyens renoncent à la part du bien qu’est l’impôt et l’Etat renonce à la part du bien qui est en circulation entre les citoyens.   

5.       Une maladie de l’égalité

Le phénomène de la corruption met en évidence la qualité des membres d’une société, la qualité des biens de cette société et surtout l’organisation de la circulation de ces biens. La corruption étant une défaillance du système, elle révèle le système lui-même en négatif. On peut dire que dans la société la corruption se produit de cette manière spécifique, les biens sont libres et n’appartiennent à personne au départ, on peut aussi dire que les membres de la société concourent à la possession des biens par leur mérite.  

 

La société qui se fonde sur le principe de l’égalité de ses membres, les différencie ensuite par les mérites de chacun. L’égalité et le mérite constituent une contradiction intime aux sociétés égalitaristes. Le refus de reconnaitre la différence entre les membres de la société est une négation d’une réalité qui revient au galop par la compétition qui est un moyen de discrimination sociale. En effet, en poussant les citoyens censés égaux à la compétition, on finit par les ranger en classes bien hiérarchisées. Le mérite est une différence que l’on installe à la face de l’égalité. On ne saurait en effet nier la différence entre les hommes durablement. En imposant l’égalité, on enclenche le processus de la compétition qui est une lutte sans fin entre les citoyens pour l’attribution des biens. Une société égalitariste n’est pas aussi pacifique qu’on le croirait. Elle arbitre perpétuellement la compétition entre ses membres, et la compétition n’est pas une promenade de plaisir, elle est très souvent rude et violente.

 

Lorsque les citoyens sont déclarés égaux, ils ne leur reste que leur mérite personnel pour accéder aux biens. Puisqu’ils ne sont pas seuls, ils sont conviés à la compétition citoyenne entre des faux égaux, puisqu’il est clair que les compétences ne sont pas les mêmes. En principe, tout citoyen peut briguer la magistrature suprême mais de fait, cette place n’est réservée que pour quelques membres dont les compétences peuvent permettre d’y prétendre. On ne peut séparer l’égalité du mérite ; l’échange se fait dès lors une compétition.

 

Le fait que les biens soient libres exige l’arbitrage ; il faut garantir que celui qui y accède le mérite. L’arbitrage est censé être aussi libre que le bien. La qualité de neutralité qui est exigée pour l’arbitre est l’expression de la neutralité même du bien qui n’appartient pas à un membre plus qu’à un autre, mais il appartient à toute la société et donc à tous les membres au même titre. Dans le cas l’arbitrage fonctionne à la perfection, on peut se rendre à l’évidence que les plus méritants posséderont les biens en défaveur des moins méritants. L’arbitrage sert finalement à réserver les biens aux méritants et à en éloigner les moins méritants. La liberté est donc une illusion de départ. De fait, le bien ne revient qu’aux méritants, il est réservé à eux et à eux seuls depuis le commencement.

 

On peut ainsi voir que l’arbitrage sert à répartir les biens, non pas librement ni équitablement ni même sagement mais mécaniquement, selon la force du mérite. Si l’arbitrage fonctionne bien, un citoyen pourrait avoir tous les biens, et tous les autres privés de tous biens ; il suffit qu’il soit le plus méritant sur tous les plans et qu’il gagne à tous les duels sociaux. Les biens sont en fait libérés pour que les forts puissent s’en emparer légitimement. La liberté des biens est un moyen de déposséder tout le monde en faveur des plus habiles. De surcroit les règles de la compétition pourraient être définies par ceux qui savent en avoir la forme du mérite requis. La liberté des biens comme l’égalité des citoyens est une source de plusieurs frustrations, par rapport auxquelles on peut se demander si la corruption est un mal ou une résistance.

 

La corruption est une maladie des sociétés qui organisent l’accès aux biens par la compétition à partir du principe de l’égalité entre les membres de la société. L’Etat lui-même se constituant comme l’arbitre, le garant de cette égalité. C’est donc la forme de l’arbitrage de l’Etat qui peut devenir défectueuse et prendre la forme d’une corruption. La corruption sous sa forme présente ne se produit que dans les sociétés fondées sur le principe de l’égalité des membres et sur la liberté des biens. La contradiction que couve ce principe combien noble est notoire : les membres sont censés être égaux et pourtant on organise la compétition entre eux pour savoir lequel est le plus méritant. S’ils étaient si égaux, la compétition ne donnerait que des ex-aequo. La compétition crée l’inégalité alors que son fondement est l’égalité. Cette inégalité fait qu’en réalité le bien est réservé pour certains. En effet, en organisant la compétition, la neutralité de l’arbitre fait accéder au bien le plus méritant et confirme en fait que ce bien lui était réservé. Seuls les forts ont accès aux biens dans un régime de compétition. Le bien n’est disponible pour tous qu’au départ ; mais en final il résulte qu’il est réservé aux plus forts.

 

Le corrompu est dès lors celui qui fait accéder un intrus au club réservé. Le filtrage posé par l’arbitrage sert à réserver l’accès aux biens à certains. Les corrupteurs sont ceux qui cherchent à y accéder sans avoir rempli les conditions. La corruption pollue ainsi les clubs réservés en y introduisant des membres indignes. Les sociétés modernes apparaissent ainsi comme égalitaires au départ et inégalitaire en final. L’illusion de l’égalité rencontre la réalité de la compétition, avec pour avantage de pousser les exclus à la résignation : ils peuvent se dire exclus par incompétence personnelle.  La corruption décriée est au service de cette sélection et de cette réservation des biens pour certains et de l’exclusion subie des autres. On n’aime pas la corruption parce qu’elle permet à des importuns d’accéder à des biens. La corruption est une maladie des sociétés égalitaristes qui organisent la dictature des forts sur les faibles. Cette contradiction est souvent ignorée, mais elle mérite d’être relevée pour comprendre les enjeux de la lutte contre la corruption. On peut se demander si cette lutte ne cache pas le refus de revoir les principes fondateurs de la société alors même qu’ils engendrent la mort de ses membres les plus faibles.

6.       Les enjeux anthropologiques de la corruption

Cette étape de l’analyse est la plus délicate. Il s’agit ici de voir comment la structure mise en évidence dans le système étudié est mise en place dans d’autres systèmes. Le but n’est pas la comparaison mais toujours la découverte du sens. En saisissant une dynamique, on peut croire qu’elle est universelle alors qu’elle peut être une forme parmi tant d’autres. C’est en l’observant en concert avec d’autres que l’on perçoit son sens singulier. Dans le cas précis, il s’agit pour nous de voir comment les deux parties constitutives des biens sont gérées ailleurs ; et quel effet cela a sur la société qui le pratique. On pourra ainsi voir la forme que prend la corruption ailleurs et en déchiffrer le sens. Pour ce faire, nous prenons pour centre d’observation, la forme des arbitres, et nous analysons la nature du bien qui leur est prohibé en faveur des compétiteurs. En clair, nous observerons ce qui est échangé et ce qui est exclu de l’échange

7.       L’échange et le don dans la société moderne

Le bien circule dans les deux sens entre les citoyens, il s’agit d’un échange. Entre le citoyen et l’Etat, le bien qui passe dans un sens ne passe plus dans l’autre sens, il s’agit d’un don. L’impôt ne passe que du citoyen à l’Etat, il est un don ; tandis que les biens en circulation peuvent se trouver chez un citoyen comme chez un autre.

 

On peut remarquer que c’est l’égalité qui induit l’échange circulaire entre les citoyens. Puisqu’ils sont égaux entre eux, un même bien peut circuler de l’un à l’autre. La circulation des mêmes biens met les citoyens au même rang les uns par rapport aux autres et participe à la construction de l’égalité. Parce qu’on peut consommer le même bien, on est les mêmes, on est égaux. L’échange (commercial) façonne le lien citoyen, il fait des citoyens des frères. La circulation des biens dans tous les sens, la forme communicative des opérations commerciales est la marque distinctive de l’échange entre égaux.

 

Entre l’Etat et les citoyens, il n’en est pas de même. Ce qui passe du père au fils ne peut plus passer du fils au père. L’impôt est un don que le citoyen fait à l’Etat, nous l’appelons don en opposition à l’échange parce qu’il ne circule pas dans les deux sens : il ne passe que du citoyen à l’Etat. L’impôt traduit que le niveau du citoyen est différent de celui de l’Etat, il traduit surtout ceci : l’ensemble de ceux qui payent l’impôt à une même instance forment une société et ils sont égaux entre eux. La différence est en fait le point de ralliement des égaux. La différence est le régime du père, et l’égalité est le régime des frères

 

Entre les citoyens il y a l’échange (commercial) et entre le citoyen et l’Etat il y a le don (impôt).  Entre les égaux (frères) il y a échange et entre lesdifférents (pères) il y a don. La corruption consiste à faire consommer à un père un bien réservé aux frères. L’évasion consiste pour les frères à garder pour leur consommation la part réservée au père. Le respect scrupuleux de l’égalité et de la différence tient en équilibre le système. Il ne faut pas traiter un père comme un frère tout comme on ne saurait traiter un frère comme un père. La différence tient l’égalité ; les confondre, c’est mettre en péril l’ensemble de la société. La corruption et l’évasion ne sont pas simplement des actes moraux répréhensibles, elles sont anthropologiquement des facteurs de désorganisation de la société

 

Dans les sociétés modernes qui souffrent de la corruption, la frontière entre les différents et les égaux, entre les pères et les frères, est très légère. Cette situation rend fragile le maintien des distances, engendre la confusion des niveaux et produit la corruption. Ici, le père est en même temps un frère. La corruption prend forme autour de la qualité de l’arbitre ; sa configuration anthropologique comme une représentation du groupe mérite notre attention. Qu’est-ce qui distingue un arbitre des joueurs, un douanier des commerçants, un candidat aux élections des électeurs ? On peut dire que ceux qui exercent l’arbitrage au nom de tous sont des représentations de la société. Ils sont des citoyens tout comme les autres, et c’est en plus de cela qu’ils exercent leur fonctions de représentation du groupe. Un arbitre peut être un joueur, l’essentiel est qu’il n’arbitre pas pendant qu’il joue. Un douanier peut avoir sa boutique, l’essentiel est que ce soit un autre qui dédouane sa marchandise. Un candidat à une élection vote comme un citoyen avant d’être plus tard un élu du peuple. Un juge est un citoyen, l’essentiel est qu’il ne juge pas ses propres affaires.

 

La possibilité qu’ont des arbitres d’être des citoyens comme les autres rend leur neutralité fragile. La corruption se produit lorsque pendant l’arbitrage, le représentant de la société fait montre de son autre statut de citoyen. Lorsqu’on reçoit de l’argent contre un service, on entre en commerce comme un citoyen; lorsqu’on favorise un parent ou un ami, on use de son statut de citoyen. C’est la coprésence du statut de citoyen et d’arbitre qui caractérise le corrompu. Or de fait, il est l’un et l’autre, ce qu’on lui demande, c’est de ne pas exercer les deux facultés simultanément. Lorsqu’il est arbitre, il oublie qu’il est citoyen et lorsqu’il est citoyen, il oublie qu’il est arbitre. Comme citoyen, il paye l’impôt et comme représentant de l’Etat, il reçoit sa part de ce que les citoyens ont donné à l’Etat comme impôts. Ce qui fait de la corruption une maladie des sociétés égalitaristes démocratiques modernes, c’est cette configuration spécifique des arbitres comme des citoyens délégués à l’office d’arbitrage. L’arbitre n’a pas cette forme fragile dans toutes les sociétés

8.       La forme du père

L’observation des arbitres, les pères et les représentants de la société est la clé du décryptage de la signification anthropologique de la corruption. En effet, le corruptible, le représentant de la société n’a pas la même configuration dans toutes les sociétés. Sa forme singulière dans une société donnée rendra plus ou moins facile la production de la corruption.

 

Œdipe est à la fois un frère et un père pour les fils de sa mère. Le chef est à la fois un membre du peuple et un représentant du peuple. Cette possibilité d’être à la fois membre du peuple et représentant du peuple engendre la confusion qui est la forme de la corruption. Il y a corruption en effet chaque fois qu’en posture de représentant on adopte une posture de membre. Il y a corruption lorsque Œdipe se comporte à la fois comme un père et comme un frère. C’est donc cette configuration du représentant du groupe comme un membre qui crée la confusion de la corruption. La corruption est possible parce que la représentation n’est pas pleine. Le représentant ne représente le groupe qu’à des moments déterminés en dehors desquels il est citoyen comme les autres. C’est pendant qu’il est en fonction qu’il est interdit de commerce ; en dehors, il commerce comme tout le monde. Ce passage d’un état à l’autre ou plutôt cette double stature est le lit de la corruption. Lorsque c’est le frère qui représente le groupe, il y a toujours le risque qu’il se comporte en frère et non seulement en représentant de tous.

 

La tradition grecque fondatrice de la démocratie occidentale tient du principe de l’égalité des membres de la société. Cette égalité fait du représentant du groupe un frère, un membre du groupe.C’est la société elle-même qui se fait représenter par l’un de ses membres. Elle lui demande alors d’être neutre et de représenter chacun, de servir d’entremetteur entre les membres égaux. Le mythe d’Œdipe met en forme cette stature du frère aîné qui est le père : il est frère en tant que membre du groupe et il est père en tant que représentant du groupe. Il y a corruption lorsque les deux rôles sont confondus, lorsque le père joue au frère. La question qui se pose en république est la gestion des deux biens, du moment que c’est un frère qui est le père. Un bien est prohibé au frère et un autre bien  l’est pour les frères, or il se trouve qu’Œdipe est à la fois père et frère, il lui reste à séparer les moments il est frère des moments il est père, et le risque de confusion sera toujours présent. Les deux biens ne sont pas gérés de la même manière partout ; la forme républicaine confond le père et le frère aîné ; des traditions sociales ont mis au point d’autres formes de gestion des deux biens.

 

La tradition juive soutient une société le père est représenté par la tribu de Lévi. Les fils de Lévi constituent une classe spécifique, une tribu bien distinguée face au reste d’Israël. A cette tribu est assigné un rôle spécifique ; ce n’est donc pas une simple fonction partielle qu’elle assume, c’est de façon constitutionnelle, définitive et exclusive qu’elle est désignée comme représentant du peuple. Les fils de Lévi n’ont pas le droit de posséder la terre et ils ne vivent que de la dîme. Sans équivoque donc la part des citoyens est bien distinguée par rapport à la part de la société : aux citoyens la terre, prohibée pour Lévi ; et à Lévi l’impôt de la dîme. Il y aurait corruption ici lorsqu’un Lévite venait à posséder la terre. La prohibition de l’accès à la terre pour les lévites rend les deux parts bien distinctes et par même la corruption plus difficile, voire impossible.

 

Israël organise une société dont une tribu clairement déterminée prend la place de la différence et du père, et les autres tribus occupent la place de frères. La circulation des biens est ainsi bien distinguée évitant toute équivoque et toute confusion. Lévi est un père bien affirmé, sans ambiguïté. Les autres tribus lui payent la dîme ; ce faisant, la société juive se constitue franchement dans l’égalité et dans la différence. L’institution lévitique fonde l’unité du peuple autour de la terre commune.

 

Dans la tradition chrétienne, les représentants de la société que sont les prêtres et les évêques renoncent au mariage et vivent des dons des fidèles. Les deux biens sont bien distingués : les représentants de la société sont interdits de mariage. Les membres font des sacrifices, des dons volontaires ou obligatoires mis en communs. En renonçant aux femmes, les chefs de l’Eglise réalisent leurs statuts de différents et de pères sans ambigüité ; et en recevant les dons des fidèles, ils constituent la société comme un ensemble. En effet, tous ceux qui offrent des dons aux chefs célibataires de l’Eglise forment autour d’eux une famille, un peuple. Ici la corruption se produirait lorsqu’un évêque ou un prêtre venait à se marier. On le voit, lorsque la prohibition est clairement affirmée et que la classe des pères est nettement déterminée, la corruption est plutôt flagrante ; ce qui permet à la société de gérer facilement ses corruptions et conserver son équilibre.

 

L’accès à la terre et l’accès à la femme sont permis aux membres et sont prohibés aux chefs, représentants du peuple. Cette manière claire de séparer les biens évite la production de la corruption : il est plus difficile pour un évêque de prendre femme ou à un lévite de posséder une terre qu’à un douanier ou à un arbitre de recevoir un pot-de-vin. La corruption apparait ainsi comme l’effet de la fragilité de la distinction entre les membres et les représentants de la société. Lorsque le représentant a la forme d’un frère aîné la corruption se réalise beaucoup plus facilement que lorsqu’il est un père ; car le frère aîné est trop proche des autres frères, tandis que le père est très éloigné des fils.

 

Dans la tradition biblique, le Nouveau et l’Ancien Testament, la figure du représentant du peuple est clairement indiquée par un bien vital clairement prohibé ; elle ne souffre d’aucun risque de confusion. Le père ne partage pas le rang des fils, et les deux biens sont ainsi bien distingués : aux représentants du peuple les fruits prélevés des sources de la vie, et aux membres ordinaires l’accès direct aux sources de la vie. L’accès prohibé aux sources de la vie que sont la femme et la terre permet à la Bible de gérer l’évitement de la confusion corruptrice.  En république, les citoyens ont les biens privés et les impôts sont réservés à l’Etat. Il y a corruption lorsqu’un citoyen consomme l’impôt et lorsqu’un représentant de l’Etat consomme un bien privé. A la différence de la tradition biblique, les représentants de la société ne sont pas marqués de façon univoque et définitive. Le problème dans l’Etat moderne et qui le rend « corruptogène », c’est qu’il n’existe pas une forme stable de représentation personnalisée de la société. 

 

Les traditions d’Afrique Noire ont une forme spécifique de gestion des deux biens. On retrouve toujours dans les sociétés africaines une réalité dont les historiens n’ont pas toujours bien perçu la portée. Il s’agit du discours des migrations des peuples africains. P. Kipré met bien en garde :

 

 Les controverses sur l’histoire sont souvent des controverses sur le présent. Aussi l’historique de la perception de l’étranger dans nos sociétés aide-t-il à comprendre certains de nos problèmes actuels. La manipulation ou la réinvention de l’histoire personnelle ou de l’histoire de la communauté obligent l’historien à avoir une attitude critique face aux sources (écrites ou orales), surtout lorsque la question de l’étranger donc du migrant ouvre sur la problématique de l’autochtonie (Kipré 2010 : 107).

 

Chaque société africaine est composée de groupe de premiers venus et de groupe de seconds venus. Les premiers sont les propriétaires de terre et les seconds sont les hôtes utilisateurs de la terre. Les premiers sont receveurs de dons et donneurs de terres, et les seconds sont les receveurs de terres et donneurs de dons. Cette règle qui perpétue la mémoire de l’hospitalité permet à la société africaine de distinguer les deux biens. Il y a corruption chaque fois qu’un second venu se fait propriétaire de terre. La possession de la terre est strictement prohibée aux seconds : quel que soit le nombre des générations et la durée de la cohabitation, les deux biens gardent les deux groupes distincts.

 

On habite la terre en Afrique de deux manières, comme premier ou comme second. Cette distinction des habitants en deux groupes n’est que la forme de la gestion de l’égalité et de la différence sans laquelle aucune société ne tient. Tous ceux qui renoncent à posséder la terre vivent l’égalité des frères, ils sont les véritables citoyens. Ceux qui sont les propriétaires de la terre sont en fait les gardiens de la cohésion du groupe qui habite une même terre. C’est l’unité de la terre, et de ses habitants qui est signifiée par la désignation d’un groupe de premiers occupants.

9.       L’Afrique perd ses pères

Le modèle biblique et le modèle africain sont caractérisés par la fixité et l’immobilité de la représentation des deux parts constitutives de la société et des deux parties constitutives des biens. En essayant d’éliminer la différence, en poussant l’égalité jusqu’au bout, la société démocratique de matrice grecque a rendue fragile la frontière entre les deux constituants des biens et les deux constituants de la société.

 

La lutte acharnée de la culture occidentale pour l’élimination de la différence qui s’actualise par l’éradication de la figure du père est structurelle. Le judaïsme est une religion qui fonde une société du Père. En renonçant à la terre de Canaan, la tribu de Lévi fait de tous ceux qui possèdent la terre de Canaan un seul peuple dont il est le père. Cette organisation sociale est une réaction d’Israël contre la tendance de son environnement politique, autour de la Méditerranée, des Egyptiens aux Romains en passant par les Grecs et leurs descendants modernes, à promouvoir une société sans père. Leur engouement politique pour la conquête n’est plus à démontrer. Ce qui traduit l’effort d’Œdipe pour tuer le père et par la conquête de la mère, à faire de ses frères, ses fils. En effet, lorsqu’on conquiert un territoire, ce qu’on réalise, c’est la mort du père de ce territoire ; et en assimilant ses anciens habitants, on fait d’eux des fils. C’est contre cela qu’Israël a organisé une société de père inaliénable. Lévi, le représentant du peuple d’Israël, est un père sans terre ; il est inaliénable dans la mesure où le conquérant qui l’éliminerait n’aurait pas de terre à lui arracher et de cette façon n’aurait pas la possibilité réelle de faire des fils  d’Israël ses propres fils. Une manière anthropologique imparable de lutter contre l’assimilation.

 

Le rapport du Nouveau à l’Ancien Testament amorce une réduction de la paternité qui passe par le déplacement de la prohibition de la terre vers la prohibition de la femme. Ce rapport se poursuit avec la réforme protestante qui est une annulation de la paternité pour instaurer le règne de la fraternité sans père. Ce qui distingue la confession protestante de sa sœur aînée la confession catholique, c’est fondamentalement l’éradication du célibat des chefs. Tout le reste n’est que la conséquence de cette élimination. Le sens de l’absence du célibat, c’est la fin de la paternité. Les communautés protestantes peuvent se dire égalitaire, la différence ayant été définitivement éliminée. On retrouve d’ailleurs clairement dans cette posture protestante la posture d’Œdipe : le pasteur est un père-frère.

 

Cette tradition réductrice de la paternité est à l’œuvre dans la question du genre et dans la doctrine des droits de l’homme. La dernière différence est la différence sexuelle. La question du genre veut mettre fin à cette différenciation pour qu’on ne soit plus qu’Homme sans distinction de sexe. Les droits de l’homme traduisent la même dynamique : l’Homme des droits de l’homme est un homme sans distinction aucune. Tuer le père, tuer le mâle et vous réalisez l’égalité, vous mettez fin à toutes les différences. L’horreur du père est la traduction de l’horreur de la différence et l’horreur des frontières.

 

 Une idée bête enchante l’Occident : l’humanité, qui va mal, ira mieux sans frontières. D’ailleurs, ajoute notre dictionnaire des idées reçues (dernière édition), la démocratie y mène tout droit, à ce monde sans dehors ni dedans.  (Debray 2010 : 11).

 

La corruption décriée est le dernier cri de l’horreur du père et de la différence.             Le corrompu est un père résiduel, une différence non souhaitée.

 

L’Afrique a construit une société de pères. En effet, la religion traditionnelle africaine a à son centre l’ancêtre. Autour d’un groupe de premiers occupants, c’est une multitude de communautés de seconds venus qui se met en place. Chaque communauté a ses ancêtres, elle désigne pour cela la terre d’où elle est partie, elle assume ensuite son territoire actuel par la reconnaissance des premiers dans un lien d’hospitalité. Les communautés sont irréductibles : les membres circulent librement mais chacun garde sa différence par rapport aux autres ; chacun se désigne par son père, son ancêtre. C’est dans ce système spécifique qu’il faut cerner les sociétés africaines précoloniales.

 

L’Etat postcolonial s’est mis en place en ignorant les communautés de père, en instaurant une société égalitaire prescrivant l’oubli des différences. Dans l’Etat moderne africain, il n’y a pas de place pour les pères et pour la différence ; c’est la fin des ancêtres. Si le processus de l’élimination du père se comprend comme une dynamique interne dans l’histoire occidentale, il atteint l’Afrique comme un accident. Ce n’est pas une partie de soi que l’Afrique a posée comme représentation de l’altérité pour qu’elle s’amenuise jusqu’à s’annuler comme cela se produit autour de la Méditerranée dans les traditions bibliques et extrabibliques, c’est le peuple vis-à-vis qui est ainsi posé. En clair, la société africaine est double, elle n’est pas simplement une avec une représentation de l’unité. L’annulation de la différence ici apparait comme une violence inouïe : elle va de la volonté d’effacer l’autre, à l’oubli des différences. Dans l’Etat moderne africain, il n’y a pas eu de place pour  les sociétés traditionnelles dans leur dynamique de conservation des différences. La tendance démocratique a été de mettre fin à ces différences pour faire de tous des frères dans une république de citoyens. Il n’y a plus de donneur de terre et d’utilisateurs de terres, tous sont citoyens à un seul et même titre.

 

La corruption qui est la marque des sociétés sans père s’installe ici donc sans préavis. La neutralité prescrite artificiellement à des citoyens qui continuent de conserver leur différence est pour l’heure un mirage. La corruption comme phénomène social prend ici en Afrique une connotation singulière. Il ne suffira pas de la proscrire comme une mauvaise pratique morale et sociale, il faut encore en saisir les ressorts pour la canaliser.

10.    La fin de la corruption

Il convient sans doute d’affirmer que la corruption est une plaie, une gangrène et, nous dirions, une pandémie, devant laquelle nul n’est vraiment innocent et qui interpelle tous et chacun. Ne rien faire, ce serait condamner à mort nos sociétés. Il faut donc lutter.  (CERAO 2008 : 47).

 

La fin de la corruption est décrétée et la lutte contre elle est déclarée universelle. Dans la société moderne démocratique, elle résulte de la permanence de la différence dans le comportement des responsables de la société. La question de la corruption est finalement celle de la gestion sociale de la différence. Il y a deux manières de parvenir à l’éradication de la corruption : ou bien on arrive à annuler la différence afin de promouvoir l’égalité de tous les membres de la société ; ou alors on reconnait la différence pour donner forme à une société plurielle.

11.    L’oubli de la différence

Le modèle social de l’oubli de la différence, l’Etat moderne, se caractérise par l’incapacité à intégrer les différences sociales. Les différences sont écartées de sa sphère politique. Le principe de la séparation de l’Eglise et de l’Etat est en fait un refus de gérer la différence et un éloignement de celle-ci du champ politique. Il s’agit comme on le voit d’une incapacité ; puisque l’Etat ne met pas fin à la différence, il renonce simplement à s’en occuper. L’Eglise gère ses différences et l’Etat gère l’ensemble en ignorant cette différence. Le principe fondateur de la démocratie qu’est l’égalité rend ainsi l’Etat consciemment aveugle sur la différence qui est pourtant une réalité sociale inaliénable. Ce refus de voir correspond à la cécité d’Œdipe, il s’agit du refus de voir la différence. La démocratie sait qu’il y a la différence mais elle fonctionne en l’ignorant.

 

L’ignorance de la différence en Afrique va prendre la forme de l’ignorance de ses ancêtres et de ses groupes ethniques. Non pas qu’ils soient mauvais, mais parce que l’Etat démocratique est incapable de les voir, de les gérer et de les intégrer à sa sphère. Cette ignorance doit prendre la forme de la séparation. L’Afrique démocratique doit trouver le moyen de séparer la sphère ethnique de la sphère étatique comme l’Occident a séparé la sphère religieuse de la sphère étatique. Un Etat laïc en Afrique n’est pas un Etat simplement sans confessions religieuses mais surtout un Etat sans ethnies. L’Etat ne sait pas gérer la différence, il faut l’en épargner. Si la divinité constitue le facteur de la différenciation autour de la Méditerranée, ce sont les Ancêtres qui le réalisent en Afrique Noire. La fin de la corruption par l’oubli de la différence est une libération de l’Etat démocratique de ce qui le gêne en le sortant de son cahier des charges. Ainsi libéré de la vision de la différence, l’égalité prendra sa place dans une société qui ne voit plus qu’elle.

12.    La reconnaissance de la différence

Seul l’Etat démocratique cultive l’obsession pour l’égalité, d’autres systèmes avec plus de réalisme ont organisé des sociétés où la différence a sa place bien reconnue. Les sociétés traditionnelles africaines comme l’ancien et le nouveau Peuple de Dieu savent reconnaitre et gérer la différence. La corruption peut cesser plus simplement encore par la reconnaissance de la différence puisque sous sa forme actuelle, elle résulte de l’artificielle ignorance de la différence.

 

La reconnaissance de la différence consiste à donner une forme politique aux différences sociales. Il s’agit de reconnaitre dans la sphère politique que les hommes sont différents les uns des autres. Cela revient à la mise en forme de la visibilité des communautés qui composent une société en leur reconnaissant leurs droits et leurs devoirs. Une telle société serait plurielle dans la mesure où chacun sait à quelle communauté il appartient. L’Afrique Noire précoloniale par exemple était sans frontières, habitées par des communautés liées à des territoires, effectuant des migrations ; chaque personne savait exactement où elle était autochtone, et où elle était allochtone. La reconnaissance de la différence dans le contexte africain est en définitive une reconnaissance des droits des possesseurs de la terre et des droits des utilisateurs de la terre. C’est sous cette forme que l’Afrique Noire a géré ses différences sociales en les reconnaissant. Il s’agit de garantir à tous l’accès aux biens tout en désignant les gardiens de ces biens.

 

Lorsqu’on oublie la différence, le représentant de la société est un arbitre qui gère la compétition des citoyens égaux dans leur lutte pour l’accès aux biens ; tandis que lorsque la différence est reconnue, le représentant de la société est un gardien qui veille sur l’utilisation des biens. La tribu de Lévi et les évêques sont des gardiens de la société, ils veillent sur les biens avec respect, ils sont dans une posture qui les rend incapables d’aliéner le bien qu’ils gardent : le lévite ne peut posséder la terre, l’évêque ne se marie pas. Dans la société traditionnelle africaine, les chefs de terre jouent la même fonction de gardiennage, ils sont incapables d’aliéner le bien qu’ils gardent. Le chef de terre hérite la terre de ses ancêtres et la laisse à ses propres descendant, de génération en génération la terre reste la même, et disponible pour tous.  C’est là une forme anthropologique de conservation des frontières et non une confiscation des terres comme on pourrait sordidement l’apprécier lorsqu’on ne fait pas l’effort de comprendre de quoi il s’agit.

 

« Les Africains en régime républicain ont le choix entre deux possibilités : ou bien ils mettent fin au statut de premiers occupants, ou bien ils le reconnaissent et lui donne légitimité. Mettre fin aux premiers, c’est achever le programme occidental. Reconnaître les premiers, c’est entretenir le programme de l’Afrique. »(Akotia 2010 : 81).  

13.    Conclusion

La corruption est une maladie sociale qui est congénitale à la démocratie, elle résulte du refus de prendre en compte la différence sociale. Il existe des systèmes d’organisation de la société qui savent gérer et intégrer la différence. La différence est une réalité et non une plaie de la société ; elle est une dimension essentielle inaliénable de la société. La corruption cesse lorsque l’Etat s’organise pour mettre hors de sa sphère toutes les différences, mais aussi lorsqu’il choisit de reconnaitre la différence. L’oubli est artificiel et la reconnaissance est réelle, puisque la différence comme l’égalité sont les deux dimensions connaturelles de la société. La lutte contre la corruption se présente comme une lutte pour le noble principe d’égalité entre les hommes, mais combien hélas, le lit de toutes les violences de la compétition et de la dictature des plus forts. Il faut se rendre à l’évidence que la lutte contre la corruption dans sa solution prescrite d’oubli de la différence se réalise comme l’oubli des totems, l’oubli des ancêtres, l’oubli des dieux et l’oubli de Dieu dans la sphère politique. La corruption est symptomatique de la résistance de la différence qui ne veut pas être oubliée. En entrant dans le combat contre la corruption, on ne combat pas simplement un mal, c’est une société très spécifique que l’on bâtit.

Référence Bibliographique: 

Akotia, B 2010. La spécificité africaine du déficit irénique. Revue de l’Université Catholique de l’Afrique de l’Ouest, 33 : 65-87.

Bako-Arifari, N 2001. La corruption au port de Cotonou : douaniers et intermédiaires. Politique Africaine, 83 : 38-58.

Blundo, G 2000. Monnayer les pouvoirs. Espaces, mécanismes et représentations de la corruption. Paris, Genève, PUF, IUED.

Blundo, G et Olivier De Sardan, J.-P 2007, Etat et corruption en Afrique. Une anthropologie comparative des relations entre fonctionnaires et usagers (Bénin, Niger, Sénégal), Paris : Karthala-APAD.    

Blundo, G 2001. « Dessus-de-table » la corruption quotidienne dans la passation des marchés publics locaux au Sénégal. Politique Africaine, 83 : 79-98.

CERAO Commission Justice et Paix 2008. Stoppe la corruption. Développe ta patrie ! Abidjan, éd. CERAO.

Debray, R 2010. Eloge des frontières. Paris : Gallimard

Jacquemet, N 2006. Microéconomie de la corruption. Revue Française d’Economie, XX (4) : 118-159.

Kipré, P 2010. Migrations en Afrique noire. La construction des identités nationales et la question des étrangers. Abidjan : CERAP.

Olivier de Sardan J.-P 1996. L’économie morale de la corruption en Afrique. Politique africaine, 63 : 97-116.

PNUD 2003. Rapport sur le développement humain - Burkina Faso. Ouagadougou : PNUD

Sindzingre, A 1994. Etat, développement et rationalité en Afrique : contribution à une analyse de la corruption. Bordeaux : CEAN.

Transparency Internationnal 2002. Combattre la corruption. Enjeux et perspectives. Paris : Karthala

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