RÉCONCILIATION REVISITÉE : L’INTERFACE ENTRE POLITIQUE ET RELIGION

Abstract: 

This article is a presentation of the issue of transitional justice as well as a contribution of the sociology of religions in the process of reconciliation. The author draws on the hope and optimism vested in the International Year of Reconciliation, proclaimed by the United Nations for 2009, and attempts to thematize the horizons and the strategies that could minimize violence that issues from conflicts between  people or groups of people. He achieves this by reflecting on the history of religions. From a personal point of view, he attempts to make a point out of his research experience in the field of conflict transformation and the methodologies used. He comes to the conclusion that, contrary to what is often found in certain religions, there are no rites of collective reconciliation in local and international civilisations. However, this does not mean that religion and politics are two parallel lines. The transfer of the exigencies of personal religious conversion into collective civic transformation makes possible their meeting point.

Il y a une année, en 2008, nous étions beaucoup à espérer que l’”Année internationale de la Réconciliation”, que l’Assemblée Générale  des Nations Unies a proclamé pour 2009, sera une perspective prometteuse pour minimiser les phénomènes de violence entre personnes ou au sein de groupes. C’est dans un tel contexte optimiste que je me suis décidé de thématiser, à partir de l’histoire comparée des religions,  les horizons et les stratégies d’une telle démarche. A titre personnel, j’ai aussi voulu “faire le point” des réflexions, recherches et engagements que j’ai menés, depuis plusieurs décennies, dans le cadre d’études sur la transformation des conflits et concernant ses méthodologies.

 

  1. 2009: Année internationale de la Réconciliation

A la fin de l’année 2009, le bilan de son capital de réconciliation n’est pas enthousiasmant. Bien sûr, au Rwanda post-génocidaire, le rapport final des juridictions, mises en place en 1996 selon le processus palabrique, a été présenté (novembre 2009) à la Commission sur l’Unité et la Réconciliation. En février 2009, se sont ouvertes les “Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens”, dont la tâche est de désigner les responsables du régime génocidaire des Khmers Rouges et, ce faisant,  de réconcilier la population cambodgienne avec son passé meurtrier (1975-1979) et de lui ouvrir les horizons vers une convivialité moins fragile et moins méfiante. Par ailleurs, en Colombie, beaucoup d’ONG nationales et internationales, regroupant des paysans, des ouvriers ou des femmes, continuent à œuvrer, pour diminuer les atrocités commises de tout part - aussi bien par les cartels de la drogue, les paramilitaires et les guérillas que par l’armée et la police. Mais, toutes ces activités constructives se déroulaient en Afrique, en Asie ou en Amérique Latine sans référence aucune à l’Année onusienne  de la Réconciliation.

 

Ces quelques exemples font cependant bien entrevoir la complexité historique et les réalités socio-politiques que la visée de la “réconciliation” met en mouvement. Attendre de réalisations spectaculaires de l’”Année internationale de la Réconciliation”, comme je l’ai fait, était donc  une leurre et un vœu utopique. J’aurais le savoir. Mais il me reste néanmoins un bilan positif. En effet,  je me suis encore mieux rendu compte, combien sont intriqués les facteurs à considérer dans les processus de réconciliation.

 

Le facteur religieux n’est qu’un parmi ses multiples composantes. Je vais la développer plus amplement dans cette contribution sur la « Réconciliation revisitée ».  En effet, l’espace idéel et émotionnel, dans lequel la réconciliation évolue, se construit dans une dynamique les parties concernées se projettent vers l’avenir. Cette perspective d’espérance n’est pas sans risque. Car la stratégie du pardon et de la réconciliation peut devenir le jouet politique de stratégies victimaires. Mais je voudrais surtout  dès le début de mon analyse sur « l’interface entre politique et religion » souligner que les concepts utilisés dans les processus de réconciliation comme “victime”, “pardon”, “espérance” ou “avenir” résonnent avec d`évidentes  connotations religieuses - chrétiennes, bouddhiques, chamanistiques ou autres. De telles références religieuses viennent si clairement à l’esprit que, en annonçant l’année 2009 de la Réconciliation, le Secrétaire Général de l’ONUKofi Annan, y a fait expressément allusion. Car, pour lui, il s’agira de faire du pardon, qui comporte des connotations religieuses, un outil politique.

Bien sûr, il va de soi que les situations, que je viens d’évoquer en me référant au Rwanda, au Cambodge ou à la Colombie, impliquent principalement des facteurs sociaux, politiques et économiques. Et les “Commissions de Vérité et de Réconciliation”, dont nous aurons à parler, en tiennent largement compte. Il suffit d’évoque l’exemple emblématique de l’Afrique du Sud, qui a pu se faire en 1995 sous l‘impulsion politique et spirituelle de Nelson Mandela et de l’archevêque Desmund Tutu. Bourreaux et victimes sous le régime de l’apartheid se sont mis à reconstruire ensemble la confiance et l’avenir.

 

Depuis lors, une bonne trentaine d’états ont pratiqué cette forme de “justice transitionnelle”. Ainsi, la transitional justice a été mise en place pour juger le passé destructeur de leur nation et de l’ouvrir à un nouvel avenir commun - p.ex.en Argentine, en Bolivie, au Guatemala, au Maroc, à Sri Lanka ou encore au Tchad et au Rwanda. Mais évoquer les noms de ces pays fait aussi entrevoir les difficultés presque insurmontables que  ces démarches en vue de la réconciliation entendent surmonter. En effet, les responsables d’atrocités, de crimes, de chasse à l’homme, de souffrances inhumaines ou encore de corruption sont jugés, mais sont aussi censés recevoir  le pardon des victimes ou de leurs survivants.

 

C’est donc un défi énorme que les concepts de justice transitionnelle  et de réconciliation  désignent. Dans ma courte présentation de leurs enjeux,  je vais en indiquer d’abord quelques aspects politiques, sociaux et juridiques et, dans la deuxième partie, situer le facteur « religion » dans de tels processus de réconciliation.

 

  1. Quelques options préalables à la réconciliation

 

Comme je l’ai déjà rappelé, Kofi Annan a bien compris qu’à travers les politiques de la contrition et du repentir, de nouveaux concepts entrent dans les discours publics qui faisaient jadis partie du lexique religieux: confiance, repentance, pardon et, bien sûr, réconciliation. Il s’agit donc de transférer les exigences de la  conversion  religieuse personnelle dans la dynamique d’une transformation civique collective.  Afin de mieux pouvoir “situer” de telles transitions socio-politiques, j’aimerais en dégager les trois niveaux suivants: (1) les valeurs impliquées, (2) les institutions concernées et (3) les pratiques correspondantes.

 

2.1.              Les valeurs politiques et juridiques

 

Les articulations pratiques de cette nouvelle philosophie politique et des pratiques judiciaires correspondantes continuent à se chercher encore. Les valeurs impliquées sont cependant déjà clairement désignées: confiance, vérité, repentance, pardon, réconciliation, paix. Au préalable, est nécessaire la volonté politique et l’option  fondamentale de tous les partenaires du conflit de chercher ensemble une cohabitation sociale réconciliée. La base en est la confiance mutuelle retrouvée. Les connotations de cette “fiance” sont: transparence, fiabilité, responsabilité.

 

Nous assistons ainsi à un phénomène politique nouveau: la moralisation de l‘espace public. Mais de telles évolutions éthiques des  processus de réconciliation – et ceci aussi bien au moment de les initier qu’au moment de juger leurs fruits – nécessitent des approches dont les paramètres respectent bien les niveaux de leur perspective morale : les valeurs absolues et anhistoriques de l’éthique de conviction sont en effet autres que les jugements portés sur une situation donnée selon les critères de l’éthique de responsabilité ou autres encore  les mesures prises en fonction  des  impératifs de l’éthique d’urgence. C’est dans ce s contexte que le Mahatma Gandhi a parlé de la « beauté du compromis ».

 

2.2. Les institutions

 

Une expression programmatique pour désigner ce nouvel horizon normatif est justement le concept de la  justice transitionnelle.J’ai déjà fait allusion à deux organisations judiciaires, qui institutionnalisent et concrétisent en 2009  cette valeur de la transitional justice: le tribunal cambodgien pour juger les crimes commis par les Khmers Rouges et la juridiction populaire rwandaise pour évaluer les différentes responsabilités durant le génocide de 1994. D’autres exemples de cette nouvelle forme de juridiction sont le Tribunal spécial pour le Liban, institué le 29 février 2009, ou encore la Cour pénale internationale (CPI) à La Haye (instaurée en 1998). 

 

Ces institutions  jugent surtout la responsabilité pour des crimes commis ou commandés par des leaders politiques,  par de hauts officiers militaires et paramilitaires ou encore par  des meneurs de guérillas. Leurs visées est de favoriser ainsi la convivence au sein d’une société divisée à la suite des conflits interethniques sanguinaires ou des régimes dictatoriaux. De tels tribunaux ne garantissent cependant pas la guérison sociale complète de la population meurtrie, sa pacification retrouvée et son harmonie civique future. C’est ainsi que – pour ne prendre que cet exemple - les conclusions de l’Instance Equité et Réconciliation (IER) au Maroc, mise en place entre 2004 et 2006, ont été qualifiées de pardon stratégique. Car cette strategic forgiveness n’a pas aboutie - à cause des pré-conditions émises par le roi Mohammed VI de ne pas toucher ni à la mémoire de son père Hasan II (1961-1999) ni au problème du Sahara occidental -  à une guérison collective  au sein des différentes couches sociales, ethniques, syndicales, politiques ou religieuses du Maroc. Ce constat invite à la lucidité.

 

Par ailleurs, comme je l’ai déjà rappelé, le gouvernement actuel du Rwanda a institué en 1996 le désormais fameux système des tribunaux populaires palabriques (gacaca) afin de juger au niveau local les meneurs et les exécuteurs du génocide de 1994.  Cette juridiction, très limitée dans le temps (1993- fin 1994),  avait comme tâche de compléter - au niveau de la population locale et des crimes “mineurs” - le travail du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) situé à Arusha (Tanzanie). Effectivement, ce dernier avait comme mandat de juger les principaux planificateurs politiques, médiatiques et militaires du génocide. Par contre, le mandat des juridictions locales était de juger les “génocidaires” locaux pour leurs exactions telles que tortures, vols, incendies, violes, destruction de maisons et de bananeraies.  Les peines prononcées allaient du transfert à des tribunaux nationaux jusqu’à des travaux communautaires. Pour réaliser ce projet de justice et de réconciliation, 150 000 juges de proximité ont été formés- les “intègres” (inyangamugayo).

 

L’aide internationale massive à ce projet gigantesque, que les organisations internationales, des ONG et des Églises ont fournie, illustre bien les grands espoirs de pacification qui ont été placés dans cette gestion post-génocidaire  unique dans l’histoireTous ces espoirs projetés dans le système judiciaire gacaca  pour pacifier la population rwandaise  n’ont pas été réalisés. Mais est-il possible de transférer telle quelle une manière de gérer les conflits qui est liée à des petites  communautés pré-modernes et rurales à un contexte sociétal moderne, urbain, à économie de marché et à organisation fonctionnelle ? Par Ailleurs, il y a eu aussi des problèmes réels de fonctionnement à l’intérieur de ce modèle. Parmi eux, je nommerai le choix et la formation des milliers de juges populaires, leur capacité d’être objectifs ou encore  leur capacité de pouvoir résister à la pression collective et à la corruption. Un danger  réel reste

aussi le risque de vengeance entre familles et dans leur voisinage.

 

2.3.Les pratiques

 

La complexité des réseaux sociaux et des influences sournoises du pouvoir politique, auxquelles je viens de faire allusion, illustre combien sont superficiels les appels à la conversion et au pardon qui se font régulièrement p.ex.  par l’intermédiaire des liturgies de “pénitence” que l’Eglise Catholique Rwandaise organise. Les églises invitent  acteurs et  victimes du génocide à faire pénitence - alors que des prêtres, des religieux et religieuses appartiennent, eux aussi, à l’un ou l’autre groupes concerné. Mais une réalité se dessine : le déroulement du sacrement de la confession et de la  réconciliation ne pourra se réduire au choix entre absolution individuelle et le rite d’absolution collective. D’ailleurs, la même problématique se pose aussi dans des traditions religieuses non-chrétiennes. Je pense ici - puisque j’ai fait allusion au Cambodge - au rituel bouddhique  de se confesser (posadha) en fonction des points standardisés dans l’examen de conscience (prâtimoksha).

 

Au-delà de ces rites individuels de réconciliation, les religions ne fournissent que très peu de modèles pour exprimer par des rites soit  la réussite soit  la faillite dans la recherche de la réconciliation. Les traditions religieuses en général, mais  tout aussi bien les instituions chrétiennes, n’ont pratiquement encore rien contribué à de telles imaginations sociales. Par contre, de tels rites de passage vers la réconciliation se cherchent actuellement souvent dans le contexte séculier. Je pense ici à des rites de réconciliation entre partenaires et familles qui ont traversé le drame d’un divorce. Encore plus difficiles sont des rites de réconciliation après un viol ou un meurtre. Combien plus sont alors difficiles à mettre en place des rites de réconciliation entre ethnies ou communautés après des catastrophes humanitaires comme celles des génocides  rwandais et cambodgien ou encore pour les femmes musulmanes survivantes en 1995 au massacre à Srebrenica. Comment ritualiser la fin des meurtres intercommunautaires entre hindous et musulmans en Inde - ou encore entre tamouls et cinghalais au Sri Lanka? Comment reconstruire par des rites le tissu social entre des tribus, des clans, des régions et des traditions islamiques en Afghanistan ou en Irak? Que dire de la réconciliation entre juifs et musulmans en Palestine et/ou en Israël?

 

De tels processus de réconciliation ne s’expriment pas à travers des gestes ponctuels spectaculaires. Ils nécessitent au contraire une réécriture de l’histoire des parties impliquées. C’est  l’ensemble des composantes de la mémoire collective, récente et reculée, qui sont concernés. De la sorte, le passé des violences institutionnalisées est ainsi rendu présent et assumé. C’est à ce moment précis que les “rites de réconciliation” peuvent intervenir. De telles cérémonies du souvenir et du pardon mutuel  rendent possibles l’avenir d’une nouvelle destinée commune voulue ensemble.  Dans ce cadre, ce sont - encore et de nouveau - les expériences de la commission “Vérité et Réconciliation” en Afrique du Sud qui restent exemplaires.

 

  1. Approche structurale de la justice transitionnelle

 

La description rapide des valeurs, institutions et pratiques que les processus de réconciliation véhiculent, illustrent que  « réconciliation »  ne signifie pas “amnésie” ou “impunité”. Bien au contraire, les  démarches de la guérison sociale, dont la visée est de réactiver l’harmonie communautaire  collective - aussi bien civile que politique et religieuse - débutent par la clarification des tenants et aboutissants de la responsabilité morale et de la justice pénale. L’horizon “réconciliation” invite cependant à faire un pas au-delà de l’établissement de la vérité et de la justice.

 

En principe et d’une façon idéal-typique, quatre phases peuvent être distinguées dans la justice transitionnelle: (1) le droit à la vérité, (2) le droit à la justice, (3) le droit à la réparation et (4) la garantie de non-répétition.

 

 

3.1. Le droit à la vérité

 

Afin  que les victimes puissent faire le deuil du passé et  offrir lucidement le pardon, la perception la plus précise possible des événements traumatisants, destructeurs, meurtriers voire génocidaires  est  une étape incontournable - the right to know. Ce droit de savoir est non négociable et intergénérationnel : préserver la mémoire de ce qui s’est passé - deal with the past. Cette tâche de pouvoir connaître, commémorer et retravailler l’histoire des propres blessures, humiliations et colères concerne d’abord les biographies personnelles. Mais c’est souvent un effort  presque surhumain pour les femmes, enfants ou hommes concernés. Déjà les souvenirs des tortures subies font entrevoir la tâche énorme qu’implique  cette phase initiale du “droit de savoir“: durant l’apartheid en Afrique du Sud, actuellement à Guantanamo, à Abou Ghraib ou dans les prisons secrètes de la CIA, par les guérilleros de la FARC ou de l’ELN et les  paramilitaires en Colombie ou par les geôliers chinois, israéliens ou iraniens.

 

Mais comment cerner la mémoire vraie, la vérité factuelle judiciaire, personnelle et  collective,  de l’affront criminel dont ont été victimes  des proches, des groupes religieux ou encore des ethnies? Combien longues doivent être l’endurance  des Mères sur la Plazza di Mayo, des membres de l’organisation rwandaise “Ibuka” ou encore des femmes survivantes bosniaques de Srebrenica, jusqu’à ce que les faits soient établis, les preuves fournies et les responsables de meurtres, humiliations et souffrances  désignés.  Ainsi, le droit de savoir ne concerne pas seulement la vérité individuelle, mais aussi la vérité sociale et politique qui ne peuvent pas être obnubilées, mais doivent être dites et pleinement assumées - quitte à devoir réécrire l’histoire.

 

3.2. Le droit à la justice

 

Mais ce n’est pas seulement la vérité qui doit être dite, mais aussi la justice. Il s’agit d’interrompre la spirale de l’impunité qui veut masquer le crime et protéger  les criminels – souvent l’indolence voire le soutient actif des pouvoirs ou l’inertie vénale des tribunaux et des juges. Au contraire, la dynamique de la réconciliation ouvre la justice pénale à la justice restauratrice qui va au-delà de la culpabilité légale, regarde la culpabilité morale en face et assume la responsabilité politique. Les jugements des accusés - leur acquittement ou leur condamnation – est donc un préalable indispensable à la guérison sociale. Ils facilitent aux membres de la société civile, religieuse et politique - acteurs et victimes des crimes - de  formuler les conditions de la convivence à rebâtir.

 

3.3.  Le droit à la réparation

 

C’est avec la gestion des amendes et dédommagements que le processus de la réconciliation entre dans sa phase décisive. C’est le point tournant pour faire cesser  la spirale de la violence et de la contre-violence de tourner, de stopper le cycle infernal des vengeances et des ressentiments et, par des gestes de pardon, pouvoir se réorienter vers un avenir constructif. Ces démarches matérielles, sociales et symboliques, qu’assume la responsabilité des actes criminels commis, sont le seul moyen pour réaffirmer la dignité des victimes. 

 

Il ne s’agit donc pas du tout de recourir à ce que l’on a pu  appeler un “pardon stratégique”, souvent imposé de l’extérieur “afin d’avoir la paix”,  mais d’actes de réparation réelle. Ces gestes d’expiation peuvent être des sanctions matérielles pécuniaires ou des travaux communautaires (comme p.ex. des heures de travail au bénéfice de personnes, familles ou collectivités lésées) pour reconstruire des maisons, des écoles, des champs, des églises, temples ou mosquées.  Il s’agit donc de réparations bien réelles, mais qui véhiculent aussi des dimensions symboliques fortes. Cette réparation revêt ainsi une dimension publique et publiée. Cependant, toute forme d’humiliation devrait  en être exclue, car ce cheminement vers un une nouvelle vie commune devrait être tel que les victimes et les bourreaux peuvent oser  reconstruire, malgré leurs traumatismes, un avenir comme voisins.

 

Je pense que c’est à ce stade des processus de la réconciliation que le facteur religieux et l’horizon spirituel interviennent. En effet, des gestes et rites non-verbaux marqueront la transition du passé destructeur vers un futur à  reconstruire. Ils sont le signe d’une confiance prudente retrouvée. Les rites traditionnels de pardon s’articuleraient ici. Mais, comme je l’ai déjà fait remarquer plus haut, il faudrait les reformuler, afin de les faire évoluer du contexte individuel et privé vers des rituels publics

 

3.4. Garantir la non-répétition

 

En effet, l’offre de “se réconcilier” est une démarche qui ne se laisse pas complètement contrôler - ne fût-ce que parce que l’avenir, qui est impliqué dans ce projet, ne se laisse pas programmer jusqu’au moindre détail. C’est surtout le risque de la récidive qui fait hésiter, même  des personnes libérées de la hargne, d’entrer dans la démarche de réconciliation. La décision d’imprimer dans l’avenir, malgré sa composante incertaine, un style de vie “réconciliée” est donc  un acte hautement “spirituel”. On peut la qualifier d’”utopie”. Le tout est qu’elle soit une “utopie réaliste”. Et ce n’est pas pour rien que le Mahatma Gandhi, engagé dans la confrontation sanglante entre hindous et musulmans, s’est  caractérisé soi-même comme un “spirituel réaliste”.

 

Dans un tel cadre socio-politique peut se développer une “valeur ajoutée” permettant de dépasser les limites que des stratégies sécuritaires pensent pouvoir admettre. Sociologiquement, c’est un “saut de la foi”. Dans une telle option, “foi” ne rime évidemment pas avec “articles de la foi” catéchétiques, clos sur eux-mêmes, qui désignent de façon définitive l’”Au-delà” de la transcendance divine. Par contre, la “fiance“ et la “confiance” sociales, auxquelles on se réfère ici,  favorisent d’une façon active la recherche de méthodes sociales pour “aller au-delà“, - et donc pour “transcender” lucidement la mémoire des crimes, meurtres, viols, tortures, agressions et autres humiliations passés.

  

Je suis bien conscient que cette  « garantie de non-répétition » n’est pas une assurance infaillible. Le risque est même réel qu’elle soit une émotion ponctuelle. Combien de fois ont été répétés, la main sur le cœur, les « Jamais plus cela!» - et d’autres atrocités et génocides ont été perpétrés. Ces proclamations de « non-répétition » resteront aussi longtemps des paroles creuses qu’il n’y a pas la volonté politique et institutionnalisée d’instaurer des systèmes d’alerte précoce.

 

 

 

 

  1. Religion et réconciliation

 

De tels actes sociaux de pardon et de telles démarches politiques de réconciliation ne vont effectivement pas de soi. Et « transcender » les crimes - faut-il rappeler que je ne parle pas d’”impunité”? - reste une décision personnelle et collective qui ne va pas de soi. La description des quatre phases théoriques que la “justice transitionnelle” comporte l’a bien fait entrevoir. Le fossé entre les violences passées et la visée de la réconciliation persiste. Une des voies possibles – pour ne pas dire « méthode » - pour assumer et dépasser  ces craintes a été tracée par les traditions religieuses. C’est pourquoi, dans la deuxième partie de mon analyse sociologique sur l’option  « réconciliation », il s’agira de mettre en évidence la fonction du “facteur religion“ dans ’un tel projet sociétal.

 

Pour ce faire, je vais (1) développer le lien entre  religion et justice transitionnelle et (2) thématiser quelques approches de “rites de réconciliation”. Ce faisant, je combinerai  des apports en science comparée des religions avec des recherches en sociologie des religions.

 

  1. Religion et justice transitionnelle

                             

La description très succincte des phases idéal-typiques du processus de la justice transitionnelle permet d’entrevoir la complexité des démarches pour mettre en place les conditions  matérielles, sociales et politiques d’un avenir plus paisible - en justice, en sécurité et paix. Cette fragilité marque autant les acteurs et les victimes du conflit passé que leurs survivants –et sans parler de la veulerie des suiveurs, collaborateurs, profiteurs et autres traîtres  dans les deux camps.

 

Afin d’y arriver, un “surplus d’âme“ est donc nécessaire. Où  trouver ces ressources psychiques, morales et spirituelles indispensables à une telle résilience collective? De par ma socialisation religieuse chrétienne, j’aurais  la tendance de mettre ce ressort  me permettant de “transcender” le conflit et  d’ “aller au-delà” de la haine en rapport avec la “foi en Dieu” ou avec la “foi en la résurrection”. Mais comment  des personnes, qualifiées comme des “sans Dieu”, s’engageraient alors comme médiateurs dans cette longue voie politique risquée vers la réconciliation? En effet,  j’admire parmi mes connaissances l’engagement inconditionnel et endurant de beaucoup de déléguées et délégués du CICR ou de membres d’ONG locales et internationales, que j’ai pu rencontrer et qui œuvrent depuis des années dans des situations combien dangereuses et inextricables au Darfour, au Rwanda, au Népal ou en Colombie. Jamais ces “humanitaires” ne se seraient permis de mettre leur travail de médiateurs ou de facilitateurs en rapport avec une référence “religieuse” quelconque.

 

Cette expérience me fait penser que, en sociologie comparée des religions, il faudrait aborder les contours de telles formes authentiques de “spiritualité athée”. Cela ne veut  pas dire qu’il ne faudra plus tenir compte de  l’héritage des religions pour motiver, soutenir et garantir des “transitions”  politiques vers la “réconciliation”. Mais les contributions religieuses doivent être “relativisées” et être remises dans leur contexte historique et géographique local. En voici donc quelques amorces de traditions religieuses  qu’il s’agirait d’explorer et d’interpréter en fonction du projet de  “justice transitionnelle”:

 

5.1.              Hindouisme

 

Dans les traditions hindoues, le livre de la Bhagavad-Gita aborde la question du choix éthique entre paix et guerre dans le scénario extrême d’une guerre fratricide. Le Mahatma Gandhi s’y est référé explicitement dans sa grammaire de l’action non-violente. La mise en scène de ce poème spirituel, qui est inséré dans l’épopée indienne du Mahabharata, présente un argumentaire du pour et du contre de l’engagement dans un tel conflit militaire. C’est  un débat philosophique  entre le chef de guerre Arjuna et son cocher, - qui se révèlera dans le récit comme l’incarnation divine Krishna. Dans ce dialogue didactique, les différentes approches éthiques par rapport à la résolution violente ou non-violente des conflits, qui ont été proposées par  les écoles yogiques  hindoues, sont évaluées.

 

Par rapport à notre discussion concernant la perspective de la réconciliation des ennemis, la Bhagavad-Gita invite les acteurs du conflit à dépasser les conditions-cadres du conflit historique concret et de le considérer à partir de la perspective de la réalité ultime « éternelle » (brahman). En sortant des  constellations immédiates, dans lesquels les ennemis sont empêtrés,   la distinction conflictive entre les acteurs de la violence et leurs intérêts politiques et économiques respectifs est “relativisée” en fonction  de cette Réalité absolue, qui seule est « vraie » (satya) et qui englobe les adversaires. De la sorte, les deux parties du conflit et leurs enjeux sont ainsi  mis en rapport avec la réalité fondatrice, qui transcende tous les deux, et, par le fait même, les fait apparaître dans leur préoccupation égoïste secondaire - doctrinale, sociale ou politique. Par cette relativisation, un espace de négociation s’ouvre, qui  permet de “transcender” les enjeux du conflit, mais aussi d’y revenir ensuite avec de nouveaux paramètres, différents de la volonté unilatérale d’écraser l’ennemi selon la logique binaire du « ou bien toi oui bien moi ». Le Mahatma Gandhi a désigné cette méthodologie en vue de pouvoir diminuer les potentiels agressifs comme « la force de la Vérité » (satyagraha).

 

5.2.             Boudhisme

 

Une orientation fondatrice analogue est proposée par le Dalai Lama,quand il met en évidence la “compassion” comme l’interconnexion, qui   relie tous les êtres par un réseau de générosité  (maitri), et qui marque toutes les réalités avec le sceau de la bienveillance (karuna). C’est ce  commun tissu de gratuité inconditionnelle  qui met les acteurs et les victimes sur le même niveau de souffrance (dukkha) consciente ou inconsciente, voulue ou subie.  Bien sûr, le quotidien continue à être l’arène d’agressions et de brutalités (karma). Mais selon cette intuition bouddhique, les processus transitionnels de la justice vers la réconciliation devraient encore  aller plus loin dans l’effort de la médiation. Car le dénominateur commun des différentes parties ennemies est  leur besoin commun d’être accueillies et respectées avec une bienveillance réciproque identique - et cela malgré que leur environnement socio-politique soit encore imbibé de haine, d’agressivité, de colère et de volonté de vengeance. Cette confiance fondamentale (shraddha) constitue la base de l’entrée dans le style de vie bouddhique.     Est-elle assez solide pour jeter des ponts à travers les abîmes génocidaires,  les violences institutionnalisées et autres méfiances collectives?

 

 

5.3.             Religions prophétiques

 

Les mêmes questions se posent évidemment aussi aux membres des traditions juives, chrétiennes et islamiques. Leur intuition fondatrice, selon laquelle le monde a été créé pour être habité et partagé au-delà des clivages sociaux, tribaux ou raciaux, comporte de défis sociaux et politiques réels. En effet,  cette conviction de base d’être relié à un seul Dieu et  qu’il n’y a pas de divinités autres implique la conséquence sociale pratique qu’il n’y a aucune réalité historique  qui puisse s’arroger le droit de se proclamer identique à cette réalité transcendante. La proclamation islamique de la foi (shahada) s’enracine dans cette référence inconditionnelle. Il n’y a donc pas d’espace à ce qu’une communauté particulière de musulmans se proclamerait comme seule référence islamique absolue. Théologiquement, un tel positionnement stratégique, qui identifierait l’Islam à une formation musulmane locale et historique concrète, serait une arrogance aberrante et donc hérétique. C’est la portée prophétique critique de tout monothéisme biblique et coranique. Elle rappelle l’exigence d’aller au-delà des oppositions doctrinales et politiques qui scinderaient le monde unique, créé par le Dieu miséricordieux, entre les fidèles croyants et les infidèles diaboliques, entre la »maison des musulmans » (dâr al-Islam) et la « maison des ennemis » (dâr al-harb). En effet, tous les humains habitent dans la même “maison de la négociation” et des contrats (dâr al-ahd). L’intuition mystique fonde la réconciliation sociale interhumaine et relativise toutes  les structures politiques sectorielles.

 

 De son côté, l’héritage spirituel juif fondamental souligne cette même  miséricorde divine aimante  (hessed). Aux hommes de l’inscrire dans les réalités socio-politiques concrètes faites de violence. De telles transformations ne se réalisent pas, bien sûr, comme le résultat d’une  intention pieuse superficielle. Au contraire,  l’inclusion des « ennemis » dans les réseaux de solidarité se concrétise par une démarche lucide que le théologien juif Pinchas Lapide désigne par le terme allemand complexe de la Entfeindungsliebe - par un geste que l’on pourrait traduire en français par ”amour dés-ennemisant”, un acte donc de psychologie spirituelle qui tâche d’enlever “l’inimitié” aux relations entre des personnes ou des groupes tout en étant conscient que l’on continue d’être, dans le conflit à résoudre, des “adversaires”.

 

 

L’invitation évangéliqued‘”aimer l‘ennemi“ est un défi qui dépasse de loin l’espace psychologique  des relations d‘amitié et de bon voisinage (philia). Bien plus, elle présuppose une intention éthique inconditionnelle et la pratique politique correspondante d’inventer continuellement des méthodologies pour verbaliser les formes de la violence aussi bien directe que structurale et pour  transformer les conflits en autant de terrains pour inventer des stratégies pour les résoudre. Afin de caractériser cette exigence, formulée par Jésus  évidemment dans sa langue maternelle araméenne, les auteurs grecs comme l’évangéliste Luc ou l’apôtre Paul, qui entendent l’interpréter dans leur contexte culturel propre, ont recours au terme de “amour-charité” (agapè) peu utilisé dans le grec profane. Cette transition linguistique est d’autant plus nécessaire que le terme d’”éros ” véhicule des connotations émotionnelles, psychologiques et sensuelles, qui sont inadéquates au projet de se réconcilier avec les ennemis.

 

5.4.             Interface entre spiritualité et politique

 

Il ne s’agit évidemment pas de présenter, dans ce court bilan de la “Réconciliation 2009”, un lexique interculturel exhaustif concernant les concepts de “pardon” et de « réconciliation » en science comparée des religions. Mon but est d’en indiquer quelques champs religieux significatifs plus larges, où pourraient être inscrites les démarches juridiques, psychologiques, sociales et politiques, dans lesquels le projet de la “justice transitionnelle” évolue. Ces thèmes impliquent nécessairement, pour les partenaires dans la violence, la perception d’un autre avenir social et une compréhension radicalement  nouvelle du “nous” communautaire,  le plus déstressé et le moins apeuré possible. Mais, encore une fois : ce projet implique inévitablement des risques, qui ne sont pas contrôlables d’avance - ni techniquement et stratégiquement.

 

 Une telle démarche nécessite donc  un style de vie marqué de ce que j’ai décrit par “surplus d’âme“. Nous pouvons caractériser cette nécessaire «valeur ajoutée » à la politique par le terme de spiritualité. Et je  définis spiritualité comme la conscience de responsabilité qui s’enracine dans une réalité ultime. Selon cette compréhension de « spiritualité », qui se situe dans la ligne des travaux de la Conférence Mondiale des Religions pour la Paix (une ONG internationale fondée en 1971 à Kyoto par des bouddhistes japonais et par des chrétiens américains), La dynamique spirituelle ne se limite donc pas à la sphère de l’’intériorité privée, mais elle est évaluée en fonction de son impact dans le domaine public.  De plus, du fait que référence à la « réalité ultime », dans lequel s’enracine  ce comportement social spécifique, n’est pas religieusement marqué, il est tout-à-fait possible de concevoir aussi des  formes de  spiritualités athées qui soienthumanitaires et non-religieuses. Elles prennent comme leur fondement  non-négociable la dignité absolue de tout être humain. Dans cette perspective, je parlerai alors volontiers de la transcendance horizontale ou de la transcendance immanente.

 

Les quelques pistes spirituelles que je viens d’évoquer ne sont bien sûr ni exhaustives ni suffisamment élaborées. Leur inventaire est fort rudimentaire. Et il faudrait encore élaborer  -  au niveau de la doctrine, des nomes éthiques et des pratiques politiques – plus à fond leurs variantes fondamentales et les protéger de leurs dérives fondamentalistes. Par ailleurs, il y aurait encore bien d’autres ressources spirituelles à valoriser. Par exemple, afin d’ancrer l’objectif de la réconciliation sud-africaine dans la tradition africaine, l’archevêque Desmund Tutu a  évoqué l’élément de la  “culture profonde” bantu-africaine  qu’est l’ubuntu, le sens d‘“humanité”.

 

Dans le contexte de la Colombie, sont de plus en plus souvent rappelés les cadres de la culture  indienne « indigène » de Minga - favorisant, aussi dans des situations conflictuelles, la convivialité sociale. Cette orientation  de la sagesse « chamanistique » peut favoriser la volonté de guérir les environnements destructeurs. Il s’agirait cependant de réinterpréter le recours aux « esprits » cosmiques. Plus complexe me semble être la gestion du passage de la mentalité pré-moderne, liée aux conditions sociales interpersonnelles de communautés rurales et de leur économie auto-suffisante, au contexte de la modernité urbaine sécularisée et de l’économie fonctionnelle du marché internationalisé. C’est un problème sociologique et anthropologique analogue à celui que j’ai mis en évidence par rapport au système palabrique gacaca de la juridiction rwandaise tranditionnelle.

 

Par ailleurs - et pour faire allusion à une  valeur qui pourrait fournir des motivations à œuvre pour la  réconciliation dans le contexte asiatique -, je pense encore à une des  valeurs centrales du confucianisme,à la vertu de Jen, quela traduction approximative place sur le champ sémantique “humanité/bienfaisance”.  Elle pourrait  fournir un support à la régulation « transitionnelle » de conflits. Ceci, évidemment, à la condition que la qualité de « humaine »  n’est pas réservée exclusivement aux membres du propre groupe « nous » - ou  que le pouvoir politique définisse, par où vont les limites  géographiques, socio-ethniques et culturelles de  l’appartenance  à la qualité d’ « humanité ». Les « autres ennemis » seraient alors exclus de l’ »hospitalité », de la protection par les droits humains. Ils n’appartiennent pas au monde où

 la « réconciliation » peut être offerte. En effet, ces « ennemis » ne seraient que des barbares, des brutes ou des terroristes sanguinaires, proches des animaux, qu’il est normal et légitime d’exterminer. C’est une œuvre qui plaît à Dieu. Et dans toute  religion,  se trouvent des prêtres, moines et autres imams pour la bénir.

 

  1. Rites de Réconciliation

 

L’allusion à la dimension confucéenne du Jen, que je viens de faire, me permet d’introduire un deuxième champ de recherche en science et  sociologie des religions qui peut apporter une contribution sociale  aux processus de la justice transitionnelle: la ritualisation collective de l’offre de pardon et de la volonté de se réconcilier ensemble. En effet, la sagesse confucéenne ritualise le style de vie selon la valeur  Jen par les expressions sociales Li. En effet, Li représente le comportement juste correspondant à l’attitude mentale juste.

 

Mais, comme je l’ai déjà signalé plus haut,  il ne se trouve guère de rites de “réconciliation collective” dans les traditions des civilisations locales et internationales. Par contre, les religions offrent  des cérémonies de réconciliation personnelle avec “Dieu” ou des sacrements de la confession et de la réconciliation au sein de la communauté bouddhique ou chrétienne. Il ne m’est cependant  pas possible, dans le cadre de cette réflexion sur l’année onusienne de la réconciliation, d’aller au-delà de ce constat. Pourtant, j’aimerais - en conclusion et pour faire avancer la recherche sur la réconciliation communautaire - signaler deux amorces de pratique qui peuvent orienter la recherche en rites: d’abord (1) esquisser la structure théorique de “rites de passage” et (2) présenter deux modèles, qui illustrent des transitions, à l’aide desquelles des groupes ennemis ont pris les risques d’exprimer socialement leur volonté de la cohabitation réconciliée.

 

6.1.              Rites de passage communautaire

 

En sociologie des religions, les rites de passage, selon lesquels les événements marquant le rythme biologique d’une personne (p.ex. naissance, mariage, funérailles) sont bien analysés. D’autres ritualisations articulent les seuils sociaux, qui marquent les  fonctions et les rôles au sein d’une communauté (p.ex. fin de la scolarité, remise de diplômes d’université, l’entrée en fonction comme juge, le début du noviciat au couvent, l’ordination comme nonne ou comme moine bouddhique, la cérémonie d’ordination de prêtres chrétiens, la conversion religieuse, le changement professionnel). Tous ces passages individuels et sociaux sont structuralement articulés d’une part sur leur axe temporel par la triple schématisation de l’”avant”, du “seuil de la transition” et de l’”après” et,  d’autre part,  ils sont décrits sur  leur axe social comme la phase de “rupture”, la phase “liminale” du seuil intermédiaire de la transition du passé social vers la fonction de l’avenir et la phase de la  “réintégration” dans la nouvelle communauté.

 

Mais, comme je l’ai déjà souligné, des modèles sociaux manquent aux sociétés nationales et internationales pour exprimer la décision de se réconcilier politiquement par des rites communautaire et collectifs. Comment exprimer et symboliser la rupture avec le passé violent au moment où le volet juridique de la justice transitionnelle se termine et passe le témoin à la mise en place des processus de réconciliation réciproque et d’l’intégration communautaire? Quelles seraient leurs variantes régionales, culturelles, ethniques, religieuses ou  tribales et sociétales? Et ceci dans des contextes concrets et historiques comme, pour ne prendre que ces exemples fortement médiatisés, les situations de violence ouverte ou latente au Tibet,  en Afghanistan, du Darfour, au Kosovo, au Zimbabwe, au Rwanda, au Kenya ou encore en Colombie?

 

6.2.             Pratique de la transition

 

Il me semble être actuellement impossible d’esquisser d’une façon systématique, structurée et généralisable des modèles de rites de réconciliation collective. En voici cependant deux tentatives qui peuvent fournir des orientations à une recherche approfondie en sociologie de l’espérance et en science des religions :

 

Villages et Iles de la  Paix : Le dominicain belge Dominique Pire, Prix Nobel de la Paix 1958 et fondateur de l’Université de la Paix près de Liège en 1960, a construit sa méthodologie du « dialogue fraternel » sur la conviction pratique que là, où il n’est plus possible de parler ensemble, il y a encore toujours moyen defaire quelque chose ensemble. Et que cette expérience des compétences pratiques des « autres » offre  des occasions pour échanger sur les options et  motivations des uns et des autres. Un espace de sincérité, libéré des préjugés sociaux et des idéologies apprises, peut ainsi s’ouvrir. En suivant cette logique sociale, ont été progressivement construites en Alsace,  déchirée par les séquelles de la deuxième guerre mondiale,  par des habitants Allemands et Français des Villages de la Paix (entre 1956 et 1962) – leurs écoles, des routes et des maisons. Dans une dynamique identique, Dominique Pire a pu conscientiser, dans la région de  Chittagong (au  Bangladesh actuel) dévastée par des cyclones,  des Musulmans et des Hindous afin de reconstruire ensemble leurs villages sur des « Iles de la Paix » (1962-1963). Et ce sont de telles concertations, organisations pratiques et inaugurations, qui rendent visibles et palpables la réconciliation. Ce sont de telles formes pratiques de coopération interculturelle et interreligieuse qui rendent palpable  le dialogue dans la vie – terroir à créer de nouveaux rites de convivialité réciproque entre des ennemis ethniques, politiques et religieux de naguère.

 

Espaces de négociation politique :La communauté catholique San Egidio a fourni les conditions-cadres à Rome et au Mozambique mais aussi le personnel de médiateurs pour « faciliter » pendant plusieurs années les négociations entre les représentants de l’armée « officielle » du Frelimo et ceux de la « guérilla » Renamo. Ces discussions - qui vont des prudentes prises de contact et à travers les méfiances réciproques jusqu’aux programme de  développement villageois et organisation parlementaire - ont abouti, le 4 octobre 1992, à la signature d’un contrat de paix pour la Mozambique. C’était une ritualisation impressionnante de la réconciliation. L’apport de la communauté religieuse San Egidio a été de fournir les conditions créatrices de confiance, de patience et de créativité dans la recherche de solutions durables. Mais la dimension spirituelle de la communauté « facilitatrice » a été une qualité purement intérieure.

 

  1. Réconciliation comme projet

 

Ces deux exemples illustrent le potentiel créateur de réconciliation politique que des personnalités ou des organisations enracinées dans la religion – que l’on désigne actuellement comme Religion based organisations (RBO) ou encore comme Religion based diplomacy (RBD). Ma courte présentation de la justice transitionnelle et de la contribution de la sociologie des religions aux  processus de la réconciliation  n’est donc rien d’autre que l’agenda à l’imagination sociale au début du 21e siècle.

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