NATIONALISME ET COMMEMORATION DU GENOCIDE A L’UNIVERSITE NATIONALE DU RWANDA (7-13 avril 2011)

Abstract: 

The paper focuses on the celebration of the genocide of 1994 at the University of Rwanda from 7 to 13 April 2011. This celebration concentrated mainly on the theme “nationalism”. Thus, this paper analyses nationalism, nation and nationalist socialisation.  It reflects on religion as the vector of nationalism, the link between nationalism and the history of Rwanda and shed light on the link between nationalism and the politics of national interest. The implication of the Rwandan nationalism is that, it could galvanise energies needed for the post-genocide national reconstruction. However, the pride, the hegemony and the self-ascertaining that are tied with the Rwandan nationalism also have certain consequences on the “Other”, particularly, if the “Other” were a country which shares borders with Rwanda. Thus the current international criticism being addressed against Rwanda concerning its involvement in the Democratic Republic of Congo could be understood within this context.

1. Introduction

 Dix-sept ans après le génocide, le Rwanda avait encore besoin, pour sa reconstruction, de réveiller ses réflexes de vieille nation, en réactivant sans cesse des sentiments d’appartenance commune (Milly 2005 :169).  En effet, chaque année, en souvenir des victimes du génocide de 1994, tout le peuple   vit, du 7 au 13 avril, une semaine de deuil national. Avril 2011 a été une période de célébration de deuil national toute particulière. Sous le slogan :« Nous souvenir, en soutenant la vérité et en veillant à notre propre dignité » (en Kinyarwanda : « Twibuke, dushigikire ukuri, twihesha agaciro »), tout le pays,  encadré par les autorités politiques et les élites intellectuelles, a vécu la commémoration sous le signe du nationalisme. Il s’agit d’un moment de socialisation politique intense, avec des fonctions sociopolitiques évidentes (Bugwabari 2010 : 202-227).

 

C’est pour cette raison que nous avons justement intitulé notre sujet : «Nationalisme et commémoration du génocide à l’Université nationale du Rwanda (7-13 avril 2011)». Par rapport aux précédentes périodes du souvenir, qu’est-ce qui  caractérise la période du 7-13 Avril 2011 en propre ? De notre point de vue, c’est le thème du nationalisme, un thème transversal à toutes les conférences prononcées pendant cette semaine, au nom de la dignité nationale.

 

Ce nationalisme ne concerne pas seulement la jeunesse de l’Université Nationale du Rwanda, mais aussi toute la société, invitée à le célébrer et  à le chanter durant  la période de la commémoration. Toutefois, un nationalisme qui se fonde sur  la jeunesse estudiantine  pour la reconstruction nationale est révélateur.   Comment caractériser un tel nationalisme vécu par une jeunesse estudiantine à l’université nationale et exprimé durant la semaine de deuil national (dit  Icyunamo) ?

 

Nous allons débattre de cette question  au sujet de laquelle nous nous proposons de vérifier l’hypothèse suivante : « Dans un Rwanda en reconstruction post-conflit, il était indispensable de profiter de la mobilisation (Icyunamo) afin de raviver le sentiment nationaliste encore embryonnaire. Ainsi, le discours valorisant la nation rwandaise et dévalorisant l’autre a été utilisé  pour la socialisation politique de la jeunesse de l’université nationale du Rwanda. »

 

Dans cet article, nous utilisons les théories sur le nationalisme. Celles-ci s’appuient à la fois sur le travail de terrain réalisé au Rwanda du 7 au 13  avril 2011 et sur une étude documentaireAprès avoir confronté l’hypothèse de notre travail et les thèmes transversaux des données d’enquête, nous proposons le plan suivant : 1) Commémoration  du génocide de 1994 et approche théorique du nationalisme ; 2) Jeunesse, commémoration et socialisation nationaliste ; 3) La nation rwandaise et le discours sur l’Autre ; 4) Religion et nationalisme ; 5) Histoire et nationalisme ; 6)Nationalisme et intérêt national.

 

4.     Commémoration  du génocide de 1994 et approche théorique du nationalisme

Pour scruter le concept du nationalisme, il n’existe pas une perspective théorique univoque. Mais comme l’atteste Pierre Senaclens :

 

 L’étude du nationalisme a donné lieu à une littérature abondante. La complexité du phénomène, la diversité de ses manifestations, de ses enjeux politiques rendent aléatoire tout essai de l’expliquer par une théorie générale. A l’instar de n’importe quel système d’identité collective, son étude doit mobiliser un éventail de disciplines, de la psychanalyse à la sociologie, en passant par l’anthropologie, l’économie et l’histoire  (Senarclens 2002 : 129).

 

Pour comprendre le nationalisme rwandais, nous nous sommes servis des théories des chercheurs comme Pierre de Senarclens(2002 : 129), Andrew Heywood (2002 : 105-124), Jean-Jacques Raynal, Dominique Schnapper, Ernest Gellner, Anthony Smith et Benedict Anderson.

 

Pour définir le concept du nationalisme, nous avons cherché à décrypter avant tout la notion de  nation qui en constitue la quintessence. Aussi avons-nous, dans le cas du Rwanda, défini avec Senarclens la nation comme

 

Un ensemble de personnes et de groupes sociaux constituant une communauté politique ». Par ailleurs, le même auteur insiste sur « les processus de socialisation qui entretiennent et développent l’ensemble des croyances, des valeurs, des attitudes capables d’assurer la cohésion d’une communauté nationale  (Senarclens 2002 : 124)

 

Communauté politique, processus de socialisation, deux mots-clefs importants. Si nous suivons en cela la pensée d’Ernest Gellner, en l’appliquant sur le Rwanda, n’est-ce pas l’Etat qui, « pour étendre son emprise, instaure un système d’éducation généralisé et s’appuie sur des intellectuels pour créer les conditions d’une certaine homogénéité culturelle, pour produire les thèmes nationalistes nécessaires à l’intégration politique » (Senarclens 2002 : 126)? Sans ces intellectuels, comment l’Etat parviendrait-il à « mobiliser des mythes et des idéaux de solidarité politique qui constituent le socle de son idéologie nationaliste »?

 

Dans le même sens, selon Anthony Smith, cité par Senarclens, « Les doctrines nationalistes produisent les mythes, les symboles, les rationalisations idéologiques justifiant la construction et le développement de l’Etat. Le nationalisme offre à tout individu une identité à la fois personnelle et sociale, lui permettant de se situer par rapport au reste du monde et aux autres cultures. A des degrés divers, tous les gouvernements contribuent à sa diffusion en invoquant une nation singulière pour légitimer leur souveraineté étatique » (Ibid. : 127).

 

Par ailleurs, selon Benedict Anderson, la nation moderne est un artefact, une « communauté imaginée ». Les nations existent plus comme des images mentales que de véritables communautés qui requièrent un niveau d’interaction de face à face pour maintenir la notion d’identité commune. Si les nations existent, elles existent comme des artifices imaginés, construits pour nous à travers l’éducation, les mass-media ainsi qu’un processus de socialisation politique (Heywood 2002 : 109).

 

En outre, les théories ont éclairci le fait que le nationalisme rwandais est un nationalisme chauvin dans le sens il établit une claire distinction entre ‘’eux’’ et ‘’nous’’. Il doit y avoir un « eux » à tourner en dérision  dans le but de forger le ‘’nous ‘’. Le monde est alors divisé… entre un in-group et un out-group (Heywood 2002 :116). Une telle vision du monde est souvent génitrice d’ostracisme et d’ethnocentrisme.

 

Nous pourrions conclure, avec Andrew Heywood, que

 

Le nationalisme a toujours été un exemple de politique d’identité, dans le sens il dit au peuple qui il est : il lui donne une histoire, forge des liens sociaux et un esprit collectif et crée un sens de leur destinée plus large que celui d’une existence individuelle(Heywood 2002 : 119).

 

Voilà donc, encore une fois, non pas une théorie générale, mais tout un ensemble d’éléments théoriques rassemblés pour la compréhension du nationalisme rwandais. Au cœur de cette théorisation, se trouve le thème de socialisation de la jeunesse que nous pouvons appliquer sur le nationalisme rwandais.

 

3. Jeunesse, commémoration et socialisation nationaliste

3.1 Une jeunesse très active

Il s’agit de la jeunesse de l’UNR qui, en 2011, a participé massivement à la commémoration plus que les années précédentes. Au sein de cette jeunesse, il y a lieu de signaler   la présence des jeunes de l’Association des Etudiants et Elèves Rescapés du Génocide, l’AERG, dont les membres préparent et organisent, dans les moindres détails, la commémoration au sein de l’université. Ils jouent un grand rôle dans le protocole et l’encadrement, en assurant, notamment, la modération de plusieurs conférences. Par ailleurs, l’AERG, en matière de musique, est dotée d’authentiques virtuoses. Ceux-ci animent les soirées du deuil national avec des chansons et pièces de théâtre qui font sens. En plus des musiciens  du monde estudiantin et choisis pour animer les cérémonies de la commémoration, il y a lieu de mentionner  d’autres grands chanteurs venus de Kigali, comme  Grâce, une ancienne rescapée. Il ne faut surtout pas oublier, sur cette liste,  le grand orchestre « Inyamibwa » (i.e. l’excellente, la première) de l’AERG, connu pour ses prestations artistiques de haute qualité.

 

3.2 Hommes politiques et intellectuels

Les thèmes des conférences étaient adaptés au niveau de chaque public.  Les étudiants et les enseignants de l’UNR avaient des thèmes propres à eux. Les conférences qui devaient commencer le 2e jour de l’Icyunamo, soit  le 8 avril, et prendre fin l’avant-dernier jour, le 12 avril, traitaient toutes du thème de la socialisation politique Aussi les orateurs insistaient-ils sur la connaissance du génocide et de la commémoration tant au niveau national qu’international, sur la reconstruction post-génocide.  A l’Université Nationale du Rwanda, la conférence sur « Les racines du génocide perpétré contre les Tutsi à l’université nationale du Rwanda » eut un ton particulièrement mobilisateur. A travers elle, en effetnous apprenons que les intellectuels peuvent être des génies ou tout simplement des monstres qui enfantent le génocide (Rutayisire et alii 2011). Dans le même sens, la veille, pendant la soirée d’ouverture de l’Icyunamo, un professeur représentant les enseignants de l’UNR, parle des responsabilités du passé en ces termes : « Les enseignants de l’UNR ont dispensé des connaissances livresques mais non l’intelligence. Ils se sont pressés de mettre en pratique l’extermination ». Il donne ensuite le portrait de l’enseignant idéal : « à ceux dont nous sommes responsables, donner de l’espoir que nous serons des ‘’inyangamugayo’’, ce qui veut dire « hommes intègres ». Dans ce cadre, l’enseignant idéal devra « changer et écrire une nouvelle histoire de notre pays », dira le président de l’Association des enseignants.

 

Tout cela devra se passer dans un contexte de fierté nationaliste (« Kwihesha agaciro »). Le discours sur le Rwanda, nous le verrons, se décline sous un mode affectif, allant de pair avec la fierté de l’appartenance à la nation, l’ « héroïsme » de l’armée et une certaine mystique du Chef de l’Etat. Mais, cette ferveur nationaliste, d’où vient-elle ? Le discours d’ouverture du Chef de l’Etat, nous semble-t-il, en avait déjà donné le ton (Kagame 2011).

 

Le président de la République insiste sur l’impératif pour les Rwandais de veiller eux-mêmes sur leur propre dignité, ceci « au cas les autres ou, nous-mêmes nous nous la sommes refusés ».

 

D’abord, nous nous sommes refusés cette dignité en acceptant que les autres nous la ravissent. Personne d’autre ne peut garantir votre propre vérité et votre dignité si vous ne vous les garantissez pas vous-mêmes. [ … ] « We owe to ourself our dignity… ».   [ … ] Ceux qui ont joué un rôle dans le génocide sont ceux-là mêmes qui nous donnent des leçons sur ce que nous devons faire. C’est nous les premiers qui devons nous donner de la valeur. Celui qui aurait reconnaître votre dignité, c’est celui-là même qui ne vous la reconnaît pas. Si on ne veut pas se soucier de vous, rien ne vous empêche de vous soucier de vous-mêmes(Kagame 2011).

 

Si le discours du président de la république a insisté sur ce nationalisme, les intellectuels, véritables agents de cette socialisation de la jeunesse estudiantine de l’UNR et interprètes de cette fierté nationaliste, méritent une attention encore plus accrue. En effet, parmi les 17 conférenciers, l’on compte : un médecin psychiatre et trois enseignants docteurs en psychologie ; trois chercheurs du Centre de Gestion des Conflits ; un ancien recteur de l’université nationale du Rwanda ; trois ministres, celui de la Défense, de la Justice et des Affaires étrangères ; un représentant du Centre national de lutte contre le génocide ; un évêque protestant ; le gouverneur de la Province du Sud ; un sénateur ; le vice-recteur et un doyen d’université (Programme des conférences 2011). Cette liste de personnalités montre tout le soin mis par l’Etat dans cette socialisation politique de la jeunesse.

 

Le rôle des intellectuels c’est, entre autres, de se mettre au service du politique pour produire des idéologies, c’est-à-dire des visions du monde indispensables à la cohésion nationale dont les gouvernements sont en quête. Ils définissent, mettent en lien des éléments apparemment hétérogènes, rendent accessible un certain lexique politique au-dessus du commun.

 

On peut justement affirmer ici, avec Ernest Gellner, que l’Etat « s’appuie sur les intellectuels pour créer les conditions d’une certaine homogénéité culturelle, pour produire les thèmes nationalistes nécessaires à l’intégration politique » (Senarclens 2002 : 126).

 

3.3 Expériences et témoignages des rescapés

Cependant, le thème du nationalisme n’est pas un phénomène purement imposé de l’extérieur par des intellectuels et des personnalités du monde politique. Il vient en corollaire aux expériences et témoignages des rescapés racontés au public du grand auditorium. Certes, il s’agit parfois de témoignages d’une intensité de souffrance rare, à la limite de l’imaginable. A l’ouverture de la soirée de l’Icyunamo, ce genre de témoignages fut introduit par une chanson au refrain suivant : « Souviens-toi, souviens-toi, de ces journées de pleurs, de ces nuits de tourments (« amaganya »), de ces torrents de sang, lorsque les nôtres ont été exterminés. Souviens-toi… »

 

Ou encore, par la chanson de la compositrice Grâce, dont le refrain parle de l’absolue singularité de l’expérience de la rescapée : « Je détiens un secret de la part de celle qui m’a mise au monde, je détiens un  secret  de la part de celle qui m’a portée sur le dos. Je détiens un secret que beaucoup ignorent » (Waintrater 2003 :15)

 

Toutefois, on n’en reste pas . Les rescapés, dans une attitude de résilience, réinterprètent leurs expériences à la lumière du thème de la dignité. Le président Kagame en avait, encore une fois, donné le ton :

 

La souffrance, l’amertume ? Nous devons en tirer des énergies pour aller       vers de meilleurs lendemains. Des énergies pour nous unir, en n’oubliant pas ceux-là que nous entendons maintenant[1], ce qui est encore de l’histoire du Rwanda (Kagame2011)

 

A Kigali, avant le discours d’ouverture officielle de l’Icyunamo par le président, il y a eu cette expérience d’une jeune étudiante rescapée du génocide, signe de réussite académique et sociale, illustration parfaite de cette dignité que le nationalisme rwandais entend cultiver. La jeune fille introduit son expérience par cette affirmation : « Nous pouvons changer le courant de l’histoire et arriver à une réalisation très importante ». Elle  raconte comment, malgré ses problèmes, elle a toujours très bien réussi depuis l’école primaire. Elle a si bien travaillé que maintenant elle se trouve aux Etats-Unis pour la poursuite de ses études. Elle a été lauréate de plusieurs prix de l’ONG « Imbuto Foundation ».

 

Avec à peu près la même énergie, Laurence Iragena entend rester forte et tenir à sa dignité, malgré le génocide et ses malheureux lendemains. Elle raconte :

 

Ma grand-mère, avant de mourir, me dit : « Mon enfant, si tu parviens à     survivre, sois         valeureuse ‘’… J’ai pris la décision d’étudier et cela m’a passionnée, j’ai terminé le primaire, ensuite le secondaire, j’évoluais bien au niveau des réussites scolaires. A présent, je suis en 3e année à l’UNR et j’étudie bien. Si tu es vaincu par le chagrin, alors, tu es mort deux fois. L’espoir de vivre existe toujours … Si nous étudions, nous serons des parents, nous aurons des enfants.

 

Dans ce sens, un enseignant d’université, consultant auprès de la Commission de lutte contre le génocide, et lui-même rescapé, définit ainsi l’AERG : « le porte-flambeau des bons organisateurs de l’Icyunamo », « un groupe d’enfants meurtris par le génocide mais qui réalisent beaucoup de choses. Soutenons leurs idées » (Dusingizemungu 2011). Pour lui, l’AERG constitue un remède pour 80% des problèmes des rescapés du génocide. La résilience des rescapés constitue la réponse à la question : « Pourquoi devons-nous toujours nous souvenir ? ».  « Il faut, selon lui, que nous quittions la mort pour aller vers la vie… Le souvenir sert justement de pont entre la mort et la vie ». « Si nous les rescapés, ne travaillons pas dur, nous serons mangés par les chiens ». Et il continue sur le même ton : « Vous les enfants rescapés, vous devez embrasser tous les secteurs de la vie professionnelle. Pensez-vous vraiment que nous allions nous contenter de mourir et puis c’est terminé  ? (« Ubu se tuzapfa birangirire aho ngaho ? »).

 

Cependant, ces rescapés du génocide, de même que la jeunesse estudiantine de l’UNR dont il est question dans ce travail, ne seraient pleinement socialisés sans cette conception du « Nous » à travers la nation rwandaise et le discours sur l’Autre.

 

4. La nation rwandaise et le discours sur l’Autre

Comment justementà travers cette commémoration du génocide, les Rwandais disent-ils ‘’Nous ‘’? Comment parlent-ils d’Autrui ? Nous découvrirons cela à travers leur discours sur le Rwanda et son armée. Un discours dont Autrui constitue l’autre versant, sans lequel l’identité rwandaise n’existerait pas. Le Rwanda est considéré comme le pays de Gihanga (Sebasoni2000), une mère à consoler, en dehors de laquelle l’orgueil national et l’estime de soi seraient inconcevables. Une nation immortelle, dotée d’une armée glorieuse.

 

4.1 Pays de Gihanga, mère à consoler

 L’on ne saurait parler de l’identité des Rwandais sans d’abord celle du Rwanda. C’est surtout à travers l’art, notamment la chanson, que le discours sur le Rwanda se comprend  le mieux. , on y évoque les mythes fondateurs. Le Rwanda est alors « le pays que nous avons hérité de Gihanga », ancêtre mythique de tous les Rwandais. C’est, par ailleurs, « le Rwanda de Gasabo», ancienne capitale royale de la monarchie rwandaise, chantée de façon très lyrique par les grands compositeurs. Ainsi, l’étudiant Cyusa : « J’entrevois les barattes qui se remettent à fleurir à Gasabo » : allusion à la régénération d’un Rwanda prospère, pays de la vache et du laitOu encore, « Dans le Rwanda de Gasabo coulaient le lait et le miel ». Et c’est la raison pour laquelle, autrefois, Imana,  le Dieu du Rwanda « passait la journée ailleurs et rentrait la nuit dormir au Rwanda ».

 

Gihanga, Gasaboet autres mythes ou lieux fondateurs non cités ! Leur seule évocation dit la nation et l’amour des Rwandais à son égard. Ils font penser à l’idéologie officielle de la « rwandité », censée passer avant toute autre identité, en particulier ethnique, sur laquelle pèse le soupçon  du divisionnisme.

 

Mais l’amour des Rwandais à l’égard de leur nation, c’est aussi l’amour de l’enfant pour sa mère et cela est encore perceptible à travers les chansons de la période commémorative. Le jour de l’ouverture de la commémoration à Kigali, le compositeur Kizito Mihigo s’adresse au Rwanda comme à une mère tendre à consoler. C’est pour cela, dit-il, qu’elle l’a mis au monde et éduqué. A présent qu’il a grandi, il est temps que le chanteur se mette à son  service, qu’il utilise les bienfaits reçus d’elle pour la consoler (Kizito 2011). Il continuera en disant: « Si nous avons comme dessein le bonheur, si nous voulons la paix dans « Celle- qui- nous- a- mis- au- monde…», « que le véritable amour du pays nous pousse à la protéger » (Kizito 2011).

 

Naturellement, cette consolation à la mère va de pair avec une attitude de fierté nationale et d’estime de soi.

 

4.2 Orgueil national et estime de soi

4.2.1 Grandeur, gloire et immortalité du Rwanda

La grandeur, la gloire ancienne du Rwanda se trouvent magnifiées. Ce pays du roi Kigeli Rwabugiri « mène l’offensive mais n’est jamais attaqué », rappellera le président de NURSU, l’organisation générale des étudiants de l’Université nationale du Rwanda. En passant, l’on peut remarquer la signification hégémonique d’une telle affirmation, surtout lorsqu’elle prend le caractère d’une conviction forte. Et, justement, la commémoration est le lieu de l’évocation des grandes personnalités du passé comme Rukara rwa Bishingo, Kigeli Rwabugiri déjà cité et le roi Yuhi Musinga.

 

Selon un général de l’armée rwandaise, les Rwandais doivent élever très haut le drapeau du Rwanda, en forçant le respect, en s’assurant eux-mêmes leur propre dignité (Mubaraka 2011). Toujours, d’après lui :

 

Le Rwanda est un pays très puissant sur la terre, les autres suivent. [La preuve] Notre sécurité couvre tous les endroits se trouvent les Rwandais ». Sa qualité de pays valeureux se manifeste, entre autres, par la couverture de tout le pays par la Mutuelle de santé, le programme national « Girinka », le projet « Education pour tous ».

 

Ce qui fait la fierté de ce pays, selon cette fois le gouverneur de la Région du Sud, c’est la protection assurée par lui à l’honneur et à la dignité des Rwandais même lorsqu’ils sont à l’extérieur de leur pays. Ici, il évoque le cas des ressortissants rwandais évacués de l’Egypte et de la Lybie au moment du printemps arabe (Munyentwali 2011).

 

Le Rwanda, c’est la terre des vivants et des morts, une nation pérenne, immortelle. « Nous nous souviendrons même la 100e fois et au-delà, dira le président de la République dans son discours ».Il semblait en cela, et à sa façon, suivre le vers du poète : « les morts ne sont pas morts ». En effet, selon le président, « Seul le corps est mort, l’âme du Rwanda n’est pas morte ». Et, ailleurs encore dans son discours : « L’essentiel, c’est la vérité, la dignité et cette âme rwandaise immortelle... Que cette âme immortelle nous aide à construire le Rwanda ». Ce thème de la pérennité du Rwanda sera repris sans cesse par les intervenants des différentes conférences ou par les divers mots de circonstance.

 

4.2.2 Grandeur de l’armée rwandaise et discours sur l’ « Autre »

Tous les discours, tous les mots de circonstance, la plupart des chansons de la période commémorative et quasiment toutes les conférences reviennent sur la grandeur de l’armée patriotique rwandaise qui a arrêté le génocide de 1994. Il n’est pas nécessaire d’y revenir.

 

Cependant, faisons remarquer que les hauts officiers de l’armée ne sont jamais absents des conférences de la période commémorative. Quand le ministre de la Défense lui-même est absent du Grand Auditorium, il se fait remplacer alors par un autre officier de haut rang. Certains sont d’ailleurs des habitués de l’UNR : ainsi du général de brigade Mubaraka Muganga.

 

Retraçant l’histoire de la situation sécuritaire du Rwanda après 1994, ce bon ambassadeur de l’armée se livre à la glorification de ce corps. Cette louange est d’ailleurs un des grands moments de socialisation de la jeunesse estudiantine de l’UNR. En effet, tout en parlant de la grandeur de l’armée, il laisse entendre en même temps les limites, voire la misère de l’Autre. Ainsi de l’aventure rwandaise au Congo : 

 

Le Congo est plus grand que le Rwanda plus de 89 fois, mais même si ça avait été trois fois le Congo, nous aurions réussi à rapatrier nos réfugiés… En 1998, nous sommes retournés au Congo « dire à Kabila qu’il s’était trompé » en soutenant les infiltrés en guerre contre le Rwanda. Onze pays en guerre contre nous sont arrivés à la conclusion : « Vous les Rwandais, vous êtes des hommes valeureux ». (Ibid.)

 

Il s’agit de l’Autre, à la fois faible et admirateur du Rwanda et de son armée. Cette admiration de l’Autre se manifesterait dans des pays comme le Libéria, le Tchad, dans une région comme le Darfour, les militaires rwandais sont présents. En effet, ils auraient montré à la communauté internationale qui ils étaient et de quoi ils étaient capables. Et les gens qu’ils étaient chargés de protéger en auraient été tellement séduits qu’ils disaient : « Donnez-nous seulement deux militaires, mais que ce soient des Rwandais ».  Il en serait ainsi de tous les étrangers qui débarquent au Darfour. Ils demandent que ce soient les militaires rwandais qui assurent leur sécurité alors qu’il y a d’autres militaires.  Un seul soldat rwandais vaut mieux que plusieurs autres  venant d’ailleurs ».

 

Selon lui, les militaires ont, jusqu’ici, bien accompli leur tâche : par exemple au Darfour, ils fabriquent des fours pour les gens, ils ont réussi à diminuer le nombre de cas de viols contre les femmes. Il énumère d’autres prouesses de l’armée rwandaise. Celle-ci compte des intellectuels de tout genre (médecins, ingénieurs de route, etc.). Ils interviennent dans la protection de l’environnement, soutiennent l’économie par leurs coopératives ainsi que le projet Girinka, etc.

 

Concernant toujours l’Autre, « comme les militaires rwandais font tout au grand jour (sic !), l’on comprend l’inutilité des manifestations. D’ailleurs, elles « ne constituent pas la culture des Rwandais » et il vaut mieux qu’elles « continuent à se produire ailleurs » ! (Ibid.) En passant, comment ne pas voir ici l’une des justifications du régime autoritaire par un haut responsable de l’armée ? Par ailleurs, devant cette autoglorification et mépris de l’Autre -dont on peint surtout la misère et la faiblesse- la tentation n’est-elle pas grande de répondre par la haine, comme cela se passe au Congo ?

 

Cet orgueil national, cette estime de soi réussiront même à élire domicile dans la religion. Analysons ce phénomène.

 

5. Religion et nationalisme

5.1 Fonction, communauté et maîtres charismatiques

Nous avions, auparavant déjà, insisté sur la légitimité sociale de la religion (Bugwabari 2010 : 215-218). Dans une optique fonctionnaliste, cette légitimité vient de sa contribution à la cohésion sociale, par ses réponses aux nombreux problèmes existentiels posés aux individus ainsi qu’aux groupes sociaux. Par-dessus tout, la religion a une fonction englobante. Dans ce sens, elle permet de se situer dans un univers considéré comme un tout, avec une explication ultime à chacun de ses éléments constitutifs. Il s’agit d’un ordre supposé du monde, considéré par l’homme religieux  « comme très réel, comme plus réel même que les expériences séculières (Willaime 2005 : 117) ». Ainsi, la religion a une fonction cognitive extrêmement importante. Dans ce contexte, elle tente, parfois avec succès, de gérer les problèmes de la mort et de la précarité de tout genre. Faut-il, dès lors, s’étonner de son omniprésence dans toutes les étapes de l’Icyunamo, de l’ouverture à la clôture ?

 

Néanmoins, en rester à une lecture fonctionnaliste de la religion serait se condamner à une cécité certaine quant à la lecture de certaines dimensions inhérentes à ce phénomène. Pour paraphraser Max Weber, y aurait-il une religion sans une communauté et un maître charismatique ? A l’UNR, pendant la période de la commémoration, les institutions religieuses se donnent à voir sous forme de différentes communautés (avec chacune sa chorale) et de maîtres en religion » à l’œuvre. Ces derniers peuvent revêtir l’habit d’un évêque, d’un prêtre, d’un pasteur ou d’un imam.

 

Mais, à l’UNR, ce sont souvent des étudiants qui jouent ce rôle. Ces jeunes « maîtres » règnent souvent sur de petits groupes d’étudiants très religieux. Généralement de la mouvance protestante,  on les voit le matin, très tôt, diriger la prière sur le stade de l’université. Anglicans, Adventistes du Septième jour ou Tempérants, pentecôtistes de toutes sensibilités, baptistes, nouvelles églises de tendance charismatique, tout y passe. On se trouve dans une situation de pluralisme, mieux, d’un supermarché religieux (Willaime 2005 : 85), tout le monde peut trouver sa place. L’on est très loin des situations auxquelles s’appliquent les théories de la sécularisation. En revanche, pareils univers sociaux sont ceux du réenchantement du monde, dans le sens de Peter Berger (2001 : 8-11), d’une désécularisation du monde.

 

Aujourd’hui, ces « maîtres en religion » inondent l’espace sociopolitique. Cette présence laisse voir l’importance de la religion dans la cité. Tout se passe comme si la société tout entière se mettait sous la protection du divin (Berger 1971). Cette quête publique du soutien céleste, faut-il le souligner, est désormais considérée comme normale.

 

Les jeunes maîtres prêchent avec autorité et assurance à toute la communauté universitaire : autorités de l’université, enseignante, administrative et étudiante. Ils disent vouloir « annoncer le Christ qui soigne les blessures, qui soigne les gens qui souffrent ». 

 

L’une des particularités de ces maîtres, jeunes comme adultes, c’est la réinterprétation religieuse du politique. Dans ce cadre, la relation entre le religieux et le politique devient très étroite. Ainsi d’un enseignant de la Faculté d’Agronomie, lorsqu’il interprète le thème de la commémoration à travers le message intitulé : « La force de la parole de vérité » (Munyanziza 2011). Adoptant le style de la prose poétique, il dit à propos de la vérité :

 

elle arrive, elle ne se cache pas, elle est comme l’eau qui coule dans un désert. C’est la  Vérité qui met le point final. La proclamation de la vérité annihile la peur. Le mensonge sort souvent à travers du papier (imprimé) alors que la vérité se cache dans le cœur. Un sage du premier siècle a dit : ‘ La vérité vous rendra libres’. Et, ailleurs, ses disciples témoigneront : ‘ Ce que nous avons vu et contemplé…’. La vérité mène vers la communion et la joie. La vérité a la force de consoler même une personne endeuillée.

 

Cette interprétation religieuse du thème de la commémoration est aussi perceptible à travers le message-prière d’un évêque anglican, Mgr Nathan Gasatura (2011). Celui-ci commence par énoncer le triptyque du slogan : le souvenir, la vérité, la dignité. Pour lui, il est clair que pour bien comprendre, il faut remonter à l’Ecriture sainte : « Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres » ; « Je suis le chemin, la vérité et la vie». Pour l’évêque, « Notre dignité provient de ce que le Rwandais a grandi dans le respect de Dieu ». Pour lui : « Notre dignité vient de ce que nous avons été créés par le Créateur de la terre ».

 

Mgr Gasatura se livre ensuite à la critique de la religion chrétienne en général, et anglicane en particulier. Cette Eglise n’a jamais été le sel de la terre et la lumière du monde. Que peut-on faire, s’interroge-t-il, pour que la Parole de Dieu soit annoncée autrement ? L’Eglise a vite constitué une partie de l’histoire de la mauvaise nouvelle annoncée aux Rwandais. Or, la nouvelle annoncée aux Rwandais par l’explorateur Speke, c’est la théorie hamitique. Si l’Eglise ne réécrit pas l’histoire, elle ne pourra pas être la voix saine utile aux Rwandais.  En second lieu, l’Eglise a baigné dans la culture de l’obéissance et de la docilité. Elle a adopté l’attitude de Simon de Cyrène dont on a chargé la croix de Jésus : il ne s’est jamais  demandé pourquoi. Enfin, il critique la posture politique de l’Eglise. Il faut donner des conseils qui construisent le pays. « Nous les pasteurs, nous attendons qu’on tue les nôtres et puis nous les enterrons », au lieu d’adopter l’attitude prophétique de Félicité ou de l’Abbé Sibomana (Eglise de la Sainte Famille). Félicité avait refusé que l’on tue les Tutsi qu’elle avait la mission de protéger : « Si vous les tuez, vous me tuerez aussi ». Il ne faut pas se contenter des œuvres de miséricorde, dit l’évêque. Soyons des prophètes comme Félicité et Sibomana».

 

L’islam s’est aussi fait remarquer, à travers l’interprétation religieuse du thème de la commémoration par l’étudiant Issa, un jeune « maître en religion » qui enseigne avec autorité (Issa 2011). Il définit d’abord la dignité, pour lui, synonyme de patriotisme. Son interprétation du Coran touche sur la corde sensible du nationalisme. En effet, « Aimer son pays,  dit Issa, se trouve parmi les piliers de la foi », tandis que « La lutte du FPR-Inkotanyi remplissait les conditions de l’Islam ». A ce sujet, dans la prière qui conclut son discours, il dit : « Dieu, nous croyons que c’est toi qui as réalisé des merveilles en passant par les militaires du FPR-Inkotanyi ». On sent ici, à l’œuvre, une légitimation religieuse du politique.

 

5.2 Religion et mystique du Chef

 

Comment ces maîtres charismatiques expriment-ils leur nationalisme? Entre quelques aspects, à travers une certaine mystique du Chef. L’intérêt, encore une fois, est que ces attitudes politico-religieuses ont constitué un terrain de socialisation politique très propice pour la jeunesse estudiantine de cette université.

 

L’attachement au Chef de l’Etat est très sensible chez Mgr Nathan Gasatura. Dans son message-prière à la soirée d’ouverture de la commémoration, il fait trois fois référence au président de la république.  Retenons surtout la dernière fois lorsque, à la fin de son message, il se met à prier. Ces mots font alors partie de sa prière : « Notre président qui constitue pour nous un modèle… ». On pouvait sentir vibrer chez l’évêque, à travers cet attachement envers le Chef, la corde sensible du nationalisme ainsi que  la légitimation religieuse du politique dont il était question ci-haut.

 

Mais cette dévotion est surtout très marquée, quatre jours après l’ouverture, à travers sa conférence. De nouveau, par six fois, l’évêque parlera du président de la république. Notamment, en disant que son fils veut être militaire comme ce dernier.

 

Cependant, c’est surtout chez le jeune « maître » Issa que le culte du Chef se fait sentir, au point de comparer ce dernier avec le Prophète. C’est ainsi qu’il rappelle l’histoire des  deux tribus arabes de Médine. Dieu a dit à ces tribus arabes en conflit : « Souvenez-vous toujours du temps où vous vous haïssiez les uns les autres, tandis que maintenant vous êtes un. » Il faut, d’après l’étudiant, mettre cette situation en parallèle avec celle du gouvernement d’union nationale. En effet, Dieu a annoncé dans le Coran qu’il amènerait un Sauveur. Ce dernier c’est Mzee Kagame. Le prophète aurait commencé sa prédication comme le  Mzee, en gérant des conflits semblables à ceux d’aujourd’hui.

 

Toutefois, comme le religieux, l’histoire du Rwanda se prête aussi à des usages politiques, notamment nationalistes.

 

6. Histoire et nationalisme

Le nationalisme dont nous parlons ici est inséparable de la passion pour l’histoire. En effet, l’une des conséquences du génocide, c’est entre autres, cette fascination à l’endroit de l’histoire du Rwanda. Mais cette histoire est, tout au moins dans sa version coloniale et postcoloniale, une histoire écrite en lettres de sang. Pourtant, même à ce niveau, il s’agit, selon les conférenciers, d’un passé à assumer, un passé dont il faut être fier.

 

6.1 Une passion pour l’histoire

Il ne saurait y avoir de commémoration sans cette passion pour l’histoire. Dès l’ouverture de la semaine du deuil national, le compositeur, Kizito Mihigo, chante une chanson patriotique : « Nous refusons que l’on travestisse notre histoire » («Twanze gutoberwa amateka »). En quelque sorte, un hymne à l’histoire. En voici un refrain très significatif :

 

 

 Cela fait la dix-septième année que nous nous souvenons,

            Nous nous souvenons du génocide perpétré contre les Tutsis.

            Cependant (2), il y a un grand nombre de gens qui ont continué à travestir cette          histoire,

            Qui osent la critiquer de façon négative, voire la noircir comme ils veulent.

            Nous refusons (2) qu’on dénature notre histoire,

            Nous refusons d’être discrédités,

            Nous refusons de nous diriger vers une direction inconnue

            Par ignorance de nos origines.

           

Bref, le compositeur s’élève contre le travestissement de l’histoire, parce que celui-ci fait de nous des hommes incomplets, qui ne savent d’où ils viennent ni où ils vont, des gens sans racines ni avenir. Il favorise le négationnisme. Il faut donc protéger cette histoire, ce sera une façon d’aimer son pays et de le défendre. 

 

Tout au long de la commémoration, on parlera sans cesse de la « réécriture de l’histoire » du Rwanda comme d’une nécessité, si bien que, au-delà de la matière d’investigation scientifique, l’histoire nationale représente un enjeu politique majeur. Cette passion pour l’histoire, on la remarque, entre autres, à travers les interventions des participants suite à la conférence du professeur Paul Rutayisire sur « L’histoire du génocide à l’UNR ». 

 

L’histoire du Rwanda est, pourrions-nous dire, une histoire à deux volets contrastés : une histoire ancienne idéalisée et une histoire coloniale et postcoloniale écrite en « lettres de sang ». L’histoire ancienne remonte à un âge d’or. Il s’agit de ce « Rwanda de Gasabo », ci-haut cité, dans lequel coulaient le lait et le miel. Ce pays où –signe d’un amour préférentiel- Imana aimait venir dormir la nuit, alors qu’Il avait passé la journée ailleurs. Un poème déclamé au cours de la soirée du souvenir du 9 avril aura comme refrain : « Un tel homme existait autrefois ». Un homme idéalisé, dans une société « irénique ». Pour une des hautes autorités de l’UNR, « l’histoire ancienne du Rwanda constituerait une synthèse dans laquelle se trouverait la solution des problèmes [auxquels le pays est confronté] et les étrangers en seraient toujours émerveillés. Il s’agit, notamment, des valeurs de justice, de lutte contre la pauvreté et de dignité. »

 

6.2 Une histoire écrite en « lettres de sang »

Comment qualifie-t-on l’histoire pendant la commémoration ? D’histoire bonne ou mauvaise, de « mauvaise nouvelle », d’histoire écrite en « lettres de sang ». Ainsi, le ministre de la Justice affirme dans sa conférence : « Notre mauvaise histoire doit nous aider à être fiers d’être Rwandais ». Dans le même sens, Kizito Mihigo, dans la chanson ci-haut citée, parlera de « Toute notre histoire, bonne comme mauvaise… ». Quant à Mgr Nathan Gasatura, il va présenter l’histoire comme une « mauvaise nouvelle » annoncée aux Rwandais. Par ailleurs, les rescapés de l’orchestre « Inyamibwa » caractériseront l’histoire comme une histoire  écrite en « lettres de sang ». Nous allons examiner ce genre d’histoire aux facettes contrastées.

 

Selon Mgr Gasatura, l’Eglise du Rwanda a vite été partie prenante de la « mauvaise nouvelle » annoncée aux Rwandais. Cette nouvelle fut celle de Speke, à travers la théorie hamitique. Il est clair, pour l’évêque, que la catégorisation de la population rwandaise par les premiers explorateurs fut une bonne occasion donnée aux colonisateurs d’installer durablement les divisions dans le pays. Si l’Eglise ne réécrit pas l’histoire, elle ne pourra jamais être la voix saine utile aux Rwandais (Gasatura 2011).

 

« L’histoire écrite en lettres de sang » est d’abord une histoire du génocide perpétrée contre les familles tutsies de 1959 à 1994. Une vieille femme raconte son drame à travers une scénette de l’orchestre « Inyamibwa » :

 

En 1959, dit-elle, mon mari et mes deux enfants ont été tués. En 1994, dans une Eglise où nous nous étions réfugiés, mes deux autres enfants ont été         tués … A présent, il ne me reste personne pour m’ensevelir le jour de ma       mort. Je suis toute seule… sans avenir.

 

Il s’agit donc d’une famille décimée petit à petit depuis 1959. Il ne reste plus qu’une vieille grand-mère, toute chancelante. Et voici une autre histoire :

 Ma grand-mère a été brûlée vif en 1963 dans sa maison. Je lui ressemblais. Maman a été transpercée par une lance. Mon père a été tué à la machette en ma présence… Mon adorable père, mon agréable papa ! » (Des cris !) (Orchestre Inyamibwa 2011)

 

Ce qui avait donné lieu à ce titre : « L’histoire écrite en lettres de sang » (Amateka y’umutuku), c’est encore la scénette jouée par les rescapés de l’orchestre « Inyamibwa ». On voit  une jeune fille lire à haute voix dans un « livre » : L’histoire du Rwanda a été marquée par les divisions : le génocide des Tutsi en 1994. Elle pleura abondamment. Une femme passa à côté d’elle et se moqua de ses pleurs. Un vieillard passa, lui demanda pourquoi elle était en train de pleurer et sortit cette parole d’espérance :« Cette source d’où jaillit le chagrin va bientôt tarir…C’est en vous [les jeunes] que le pays met son espérance… Va au-delà de ta souffrance.»

 

L’on voit donc une relation entre histoire et résilience. Ici, justement, le ministre Tharcisse Karugarama dira, dans sa conférence : Notre mauvaise histoire doit nous aider à être fiers d’être Rwandais, rendre la dignité à tout Rwandais ainsi qu’à notre pays. Nous devons refuser d’être les otages de la douleur et du chagrin (Conférence 10 avril 2011).

 

L’histoire du Rwanda « bonne » comme « mauvaise » est à assumer. « L’histoire écrite en lettres de sang » représente donc un patrimoine à préserver et à protéger. L’on doit partir d’elle pour aimer et construire le Rwanda, de telle sorte qu’histoire et nationalisme se conjuguent. Cependant, il s’agit d’un nationalisme réaliste et la nouvelle conception du passé semble répondre à ce souci. Dans ce sens, le sénateur Antoine Mugesera dira aux étudiants : « Ne ressassez pas toujours le passé, regardez vers l’avenir. Les Américains sont nos amis. Clinton est venu ici ; pourtant, il n’avait pas aidé le Rwanda pendant le génocide (Conférence 12 avril 2011).» Nous développons cette idée de réalisme dans la section suivante.

 

 

 

7. Nationalisme et intérêt national

Contrairement aux commémorations des années précédentes, lorsque le président Kagame parle de l’Autre dans son discours d’ouverture, il ne nomme personne.  Il ne cite, cette fois-ci, ni  la France, la grande adversaire, ni l’Allemagne, dont la Justice avait emprisonné Rose Kabuye, la Chef du protocole du président. Il ne fait aucune mention de l’Espagne qui avait juré d’arrêter des militaires rwandais  (y compris le président lui-même), soupçonnés d’avoir abattu l’avion du président Habyarimana.

 

Si tous les contentieux étaient loin d’avoir été vidés, l’heure était, en avril 2011, malgré tout, à l’apaisement. Les relations avec l’Allemagne s’étaient entre temps améliorées. La France, après l’Ecole Française, avait rouvert son ambassade à Kigali. Une visite officielle du président Kagame à son homologue français, était attendue pour septembre 2011 et avait eu lieu, effectivement comme prévu, à Paris. Le président Kagame et son gouvernement semblaient alors se garder de gâcher la moindre des relations. Les grandes colères faisaient place au réalisme de l’intérêt national.

 

Ce pragmatisme était perceptible à travers la conférence du ministre de la Justice, dans le Grand Auditorium de l’UNR, le 10 avril 2011. Pourtant, comme dans les commémorations précédentes, les questions des étudiants étaient très directes. Par exemple : quel est le rôle des Eglises dans le génocide ?  Peut-on poursuivre les Etats impliqués dans le génocide devant la Justice internationale ?

 

A la première, il répond par une autre, à laquelle il se presse de donner suite lui-même :

 

Qu’est-ce que c’est que l’Eglise ?  Il faut voir les individus, il y en a effectivement en son    sein qui ont joué un rôle dans le génocide. Ceux-là, il faut les poursuivre et non l’institution. Il ne faut jamais s’adonner à la globalisation… Vous savez, l’Eglise est très conservatrice. Des contacts sont en train d’être faits. Il faut aller étape par étape. Donnons le temps au temps.  (Karugarama 2011).

A la deuxième question, celle de poursuivre certains Etats devant la justice internationale, il répond avec le même réalisme :

 

 Poursuivre les Etats ? Encore une fois, étape par étape, mes amis ! Commençons par traiter les dossiers des procès à l’intérieur du Rwanda. Ces Etats sont en train de nous aider, on pourrait gâcher beaucoup de choses. « Grattons-nous jusqu’à l’endroit que nos doigts peuvent atteindre. » « Ne mâchons que ce que nous pouvons réellement avaler » (Karugarama 2011).

 

Ce qui veut dire : « Nous avons besoin des autres, soyons réalistes, ne tentons rien au-delà de nos forces. »

 

Conclusion

 

Nous nous étions proposé, comme tâche, de traiter la question du nationalisme à travers la commémoration d’avril 2011. Nous avions alors cherché à définir le sens de ce nationalisme. Notre hypothèse était que l’idéologie nationaliste servait d’instrument à la socialisation politique de la jeunesse de l’Université nationale du Rwanda. Pour ce faire, elle utilisait les figures de la nation rwandaise et de l’Autre, à travers la médiation du religieux et de l’histoire, le tout dans une atmosphère de réalisme politique.

 

Nous croyons avoir confirmé notre hypothèse. En effet, du début à la fin de la commémoration, le thème de la dignité personnelle et collective des Rwandais était omniprésent. Il était intéressant de voir combien le contenu des 11 conférences, mais aussi des chansons, des pièces de théâtre, des discours et divers mots de circonstance célébrait cette fierté  nationale, cette estime de soi. On y décelait une façon de dire « Nous », c’est-à-dire la nation rwandaise, son Chef et son armée, comme une certaine manière de dire « Eux », c’est-à-dire ceux qui sont différents du « Nous ». En effet, le « Eux » était considéré comme faible, moins valeureux, par exemple au niveau des prouesses de son armée ou de son développement socioéconomique. [NT1]

 

Cependant, un tel nationalisme, s’il peut galvaniser les énergies pour la reconstruction du pays au lendemain du génocide, pourrait aussi fragiliser Autrui, par les accents  de mépris et d’hégémonie dont il est porteur. Qui pourrait alors mesurer les conséquences négatives de ce nationalisme, en particulier redoutables au niveau international, surtout si Autrui est le pays avec lequel le Rwanda partage une frontière ? Les critiques internationales à l’endroit de ce pays concernant sa politique à l’est de la République Démocratique du Congo, ne sont-elles pas à lire dans ce contexte ?

 


[1]C’est-à-dire ceux qui étaient en train de pousser des cris de douleurs pendant que le président de la République était en train de prononcer son discours.


 

Référence Bibliographique: 

Berger, P (dir.) 2001. Le réenchantement du monde. Paris : Bayart Editions.

Delas, J-P & Milly, B 2005. Histoire des pensées sociologiques.Paris: Armand Colin.

Heywood, A 2002. Politics. New York: Palgrave

Martin, D-C 1994. Cartes d’identité. Comment dit-on « nous » en politique ?                

Paris : Presses de la FNSP

Bugwabari, N 2010. Jeunesse et commémoration du génocide au Rwanda :

le cas de l’Association des Etudiants et Elèves Rescapés du Génocide (AERG), Section Université Nationale du Rwanda en avril 2009.

Colloque international de Pau,21-23 mars 2010, 30 pages.

Bugwabari, N 2005. Enfermement et génocide en Afrique des Grands

Lacs : Pistes pour un paradigmeRevue PAARI, (juillet 2005) : 123-144.

Bugwabari, N 2010. Les fonctions sociopolitiques de l’« Icyunamo » : la

commémoration du génocide des Tutsi rwandais dans le district de Huye (Avril 2008). In Mworoha Emile, Ndayirukiye Sylvestre et Mukuri

Melchior (dirs), Les défis de la reconstruction dans l’Afrique des Grands Lacs, pp.202-227. Bujumbura : Université du Burundi, CREDSER.

Sebasoni, S M 2000. Les origines du Rwanda. Paris : L’Harmattan.

Senarclens, P (de) 2002. La politique internationale. Paris : Armand Colin.

Senarclens, P (de) 2010.Le nationalisme. Le passé d’une illusion.  Paris : Armand Colin

Waintrater, R 2003. Sortir du génocide. Témoigner pour réapprendre à vivre. Paris : Payot

Willaime, J-P 2005. Sociologie des religions. Coll. Que Sais- Je?  Paris : PUF

 

 

 

 

Conférences

 

Conférences données (toutes) dans le grand auditorium de l’UNR du 8 au

12 avril 2011 (titres traduits du kinyarwanda) :

-          Comment peut-on bien se préparer à l’ « Icyunamo » ? 

-          Les racines du génocide perpétré contre les Tutsi à l’Université Nationale du Rwanda 

-          Les relations entre le  génocide perpétré contre les Tutsi et le fait de veiller à sa propre dignité.

-          Pourquoi toujours se souvenir ? 

-          Le rôle de l’armée dans le souvenir du génocide perpétré contre les Tutsi et le fait de veiller à sa propre dignité.

-          Le rôle de la justice internationale dans la poursuite de ceux qui ont perpétré le génocide contre les Tutsi.

-           Le combat de l’Etat rwandais dans la lutte contre les négationnistes au niveau international.

-          Le rôle des confessions religieuses dans la commémoration du génocide tout en tenant à notre propre dignité.

-          Le rôle des hommes politiques dans la commémoration du génocide et l’éradication de l’idéologie du génocide tout en veillant à notre propre dignité.

-          Le rôle des médias internationaux dans le génocide perpétré contre les Tutsi.

-          L’état actuel de la reconstruction du Rwanda après le génocide perpétré contre les Tutsi. 

Discours et Mots de circonstance.

Chansons, piècesde théâtre et autres manifestations artistiques.

Domaine: 

Français

Revue Ethique et Société
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B.P : 2960 Bujumbura, Burundi

Tél: +257 22 22 6956
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