DISCOURS AFRICAINS SUR LA SOUFFRANCE DU CONTINENT NOIR : LES ENJEUX BIBLIQUES

Abstract: 

This article tries to scan through a number of discourses on the sufferings of the Black Continent, which emanate from the Christian milieu since the independence era. It retrieves the reflections of pastors, theologians and the Christian intelligentsia and analyses their discourses which aims to fight all what aggresses or kills life in Africa or the solutions they propose. The paper is concerned by certain imbalances in the articulations between the propositions of most of them, the place of God and the biblical language vis-à-vis of people facing situations of suffering.  In this debate, the main question posed yet left open, as it is complex, is the following: how to create, in African socio-theological discourse on suffering,  a link which is sufficiently dialogical between scripture and theologico-pastoral statement, and between the Bible and life, in order to avoid the dominance of both scriptural deduction (the Bible as a closed book which is only open when it serves dogmatic norms, backup quotation, or a book which gives answers rather than posing questions) and scriptural induction (a book read from purely temporal concerns, and of which the content is determined by the detours of human existence)?

  1. Introduction

 

Depuis le début de la Traite négrière (15e siècle) jusqu’aux récents désordres et violences sociopolitiques qui se sont abattus sur l’Afrique, le continent noir est resté constamment  l’un des grands podiums sur lequel se joue le theatrum mundi de la souffrance. Aussi, le discours des Africains sur l’humiliation engendrée par ces situations a-t-il été régulièrement alarmant. C’est surtout à partir des indépendances africaines que les milieux chrétiens s’engagèrent fortement  à décrire et à fustiger les différentes incarnations du mal sur le continent noir. Dans  ces récits-révoltes, trois lieux herméneutiques sont souvent privilégiés: la traite négrière ; la colonisation et les néocolonialismes ; le génocide commis contre les Tutsi du Rwanda. Notre article penchera sur ces lieux pour exposer la « vision » des pasteurs de l’Église, des théologiens et des chrétiens engagéssur la souffrance du continent.  Nous analyserons le langage utilisé par ces différents acteurs pour voir de près ce qu’il a de biblique.

 

L’enjeu de cette analyse travail est de conscientiser les chrétiens, les agents pastoraux et tous ceux qui habitent ou aiment l’Afrique à la question suivante: quelle parole dirait le Dieu de la Bible dans les situations de souffrance et de mort s’il s’incarnait dans leur existence personnelle et contextuelle ? Cette question est un rappel du lien entre la vie chrétienne, l’évangile et la transmission de celui-ci en mode prophétique. L’évangélisation de la souffrance africaine sera prophétique (au sens biblique) si la communauté des croyants et de leurs pasteurs accepte d’être une Eglise qui prenne le temps de considérer toute la profondeur et toutes les possibilités qu’ouvre la Parole de Dieu dans une existence blessée et menacée. Cette Eglise dont le langage serait désormais biblique saura naturellement annoncer le vrai Dieu qui croit en l’homme et en ses aspirations de bonheur, dénoncer tout ce qui agresse ou tue la vie, tout en renonçant à tout triomphalisme institutionnel lié à quelques succès d’un tel engagement (cf. Santedi 2005 : 110-111).

 

Ainsi, cet article comporte trois points : le premier concerne l’historique des discours sur la souffrance de l’Afrique ; le deuxième abordera l’une des formes de cette souffrance qu’est le génocide commis contre les Tutsi du Rwanda ; et enfin, dans le troisième point, j’exposerai et questionnerai les tentatives africaines d’introduire la parole prophétique de la Bible dans les discours sur la souffrance de l’Afrique.

 

  1. La souffrance du continent noir

 

Le discours sur la souffrance du continent noir est plus qu’une plainte et n’a cessé de s’élargir. À part la description du malheur africain, les auteurs de ce discours reviennent souvent sur les rôles interne et externe (à l’Afrique) dans ces crises répétitives. Dans ces discours, on peut donc déceler deux tendances de responsabilisation.

 

Pour les tenants de la première tendance, les moments sombres qu’a connus l’Afrique sont presque toujours liés à la dépendance du continent face à l’Occident. Dans cette optique, les guerres en Afrique seraient entretenues par des puissances qui, à travers les lobbies, les individus et certaines institutions, utilisent des africains pour des intérêts égoïstesUne tendance de plus en plus dominante privilégie la responsabilité des « hommes forts » du continent africain. On se penche alors sur leur complicité dans ces projets d’exploitation du petit peuple. Les deux tendances sont déjà repérables dans le discours africain sur la traite négrière.

 

2.1.La souffrance africaine ou crise profonde enracinée dans la Traite négrière

 

La souffrance africaine est assez complexe, puisque liée, dans ses racines même à des situations très dramatiques. L’Afrique est souvent décrite comme étant dans un état comateux qui l’empêche de décoller à tous les niveaux.

 

Cet état peut être lié, et même identifié à une crise profonde (Ngoupandé 2006 : 12). Alors que plusieurs clichés de la vue intérieure au continent réduisent cette crise à sa dimension économique et à la mauvaise gestion de la chose publique, la vue extérieure qui émane surtout des puissances colonisatrices identifie cette crise à un « cas d’acharnement thérapeutique » (Ngoupandé 2006 : 9). Comme on peut le déceler, cette expression fait référence à un malade qui cherche coûte que coûte à fuir sa grande souffrance par toute sorte de remèdes, alors qu’il est mourant ou que sa maladie est incurable. Dans le cas de l’Afrique, « le malade est profondément atteint ; il est incurable. Toutes les thérapeutiques tentées jusqu’ici pour essayer de le sauver se sont révélées vaines » (Ngoupandé 2006 : 9).

 

C’est à partir de ce constat amer que Ngoupandé essaie d’aller plus loin pour situer les origines de la crise africaine. Pour lui, l’Afrique souffre d’une crise globale et très profonde qui a ses racines historiques et culturelles, et qui ne doit pas être traitée par quelques remèdes sectoriels ou circonstanciels. Ce sont des situations de « blocage généralisé […] à partir desquelles les communautés concernées peuvent régresser irrémédiablement ou, au contraire, accomplir un saut qualitatif susceptible de modifier en profondeur leur configuration » (Ngoupandé 2006 : 12 ; Poucouta, 1997 : 9). Cette maladie semble donc curable, même si elle a tellement atteint les Africains qu’elle les a appauvris à tous les points de vue (Mveng 1985 ; cf. Mveng 1988 : 31-51 ; Afan 2001 : 204).

 

Selon Clément Yapi Doffou, la souffrance des Africains a ses racines dans la dépendance du continent vis-à-vis des puissances occidentales qui continuent d’utiliser les Africains eux-mêmes pour les assujettir davantage. Il décrit la situation du continent comme « un théâtre sans fin , acte par acte, des scènes de la honte sont jouées consacrant injustement l’infériorisation des Nègres qui subissent un asservissement et une perpétuelle dépendance, par rapport à la race blanche d’Europe et d’Amérique » (Yapi 2006 :10). Il constate avec regret que si hier, c’était les Blancs qui étaient directement sur la scène d’assujettissement, « aujourd’hui, les distributeurs des rôles, les acteurs et ceux qui subissent la perpétuelle honte indigne des êtres humains, ce sont les Africains eux-mêmes qui semblent se gargariser de leur déshumanisation » (Yapi 2006 :10). Le criminologue ivoirien évoque tous les calices de la honte auxquels ont bu les africains et qui, d’une certaine manière, constituent une tache indélébile qui ne fait qu’assombrir la mémoire du continent africain : les rapts portugais, la Traite négrière stigmatisée par le commerce triangulaire, la colonisation, les interminables coups d’État militaires et des rébellions armées.

Ngoupandé a analysé assez largement l’un de ces points, le plus déterminant déclencheur du malheur et de la souffrance africaine : la Traite négrière. Sans reprendre  la description qu’il en fait, il est important de souligner l’une de ses remarques selon laquelle les conséquences les plus graves de la Traite sont d’ordre psychologique : un traumatisme profond. « Ce sont elles qu’on ne peut corriger facilement parce qu’elles sont comme une tache indélébile dans la conscience collective des Africains » (Ngoupandé 2006 : 35). Un tel traumatisme naît de la peur intériorisée. Or, selon ce philosophe centrafricain, « la peur est un sentiment paralysant. Elle diminue l’homme. L’homme qui a peur est un homme qui n’a pas confiance en ses capacités, c’est un homme qui doute de lui-même » (Ngoupandé 2006 : 35). Ces traumatismes non exorcisés ou traités superficiellement, ont créé chez les Africains le complexe très profond, celui « de race inférieure », ce qui constitue une souffrance intérieure permanente.

 

En évoquant la Traite comme cause principale de la « paralysie » africaine, Ngoupandé n’oublie pas ses causes endogènes. En effet, elle a été rendue possible surtout « parce qu’elle a bénéficié de la complicité très active des dirigeants africains de l’époque » (Ngoupandé 2006 : 38). Et le penseur de résumer les conséquences fâcheuses de cette situation : la Traite négrière n’a laissé qu’ « une terre meurtrie, traumatisée et durablement affaiblie » (Ngoupandé 2006 : 43). La colonisation de l’Afrique prolongera cette situation.

 

2.2.       La colonisation, l’échec des États postcoloniaux et l’engagement de l’Église

 

La colonisation a trouvé une Afrique déjà exsangue, très affaiblie par la Traite négrière. Même si la répression du colonisateur n’est pas à comparer avec la déshumanisation de la Traite, elle a continué à entretenir l’infériorisation du Noir déjà intériorisée et refoulée[1]. Elle a aussi reprogrammé certaines conditions de production de la souffrance ultérieure du continent à travers les différents moments et les différentes facettes du néocolonialisme

 

Les indépendances des années 1960 n’ont pas changé grand’ chose. Le théologien ougandais Kodwo Ankrah parle d’« indépendances de façade » (en anglais flag indépendance, traduit littéralement : indépendance de drapeau) et de néocolonialisme qui n’ont fait qu’accroître la déception des nouvelles nations d’Afrique. L’auteur de l’Église et politique dans l’Afrique aujourd’hui, citant Brockway, résume la souffrance des Africains, malgré ces indépendances :

 

La pauvreté des masses continue, les logements indignes et les conditions sanitaires rudimentaires demeurent, le chômage a augmenté. Un fossés’élargit entre le peuple et l’élite, formée à l’européenne ou à l’américaine, qui détient le pouvoir. Les nouveaux dirigeants autochtones sont devenus des bureaucrates, voire des dictateurs. La corruption a pourri les régimes : les ministres s’enrichissent et leurs résidences rivalisent avec celles de nos anciens maîtres […].

 

Le pouvoir s’est durci sous la pression des factions politiques. Le parti unique a été décrété en plusieurs États ; il reflète parfois l’unité nationale, et parfois l’exploite. Les leaders de l’opposition ont été incarcérés, des gouvernements ont été renversés par des coups d’État armés, de tendance tantôt radicale, tantôt réactionnaire, soutenus à l’arrière par des organismes américains ou occidentaux (et sans doute parfois orientaux)  (Brockway 1973 : 572-573 ; Kodwo 1979 : 187).

 

Ce cri d’alarme qui prend naissance dans l’échec des indépendances a, pendant les années 1970-1992, fortement interpellé l’engagement de l’Église.

 

En ce moment, l’engagement des évêques africains est venu comme une réponse pertinente à de graves situations que connaissait l’Afrique :

 

 L’Afrique a tellement besoin de paix, car elle se trouve opprimée par la violence en maintes régions, une violence qui va de la guerre ouverte aux combats sporadiques de "guérilla". Il y a aussi la violence plus subtile de l’oppression politique, du refus des droits fondamentaux de l’homme, d’une discrimination basée sur la couleur ou résultant des abus du tribalisme. Toutes ces violations sont semences de conflits et obstacles à la paix  (Cheza et Luneau 1992 : 225).

 

Dans cette déclaration de la toute première assemblée du Symposium des Conférences Épiscopales d’Afrique et de Madagascar (SCEAM), tenue à Kampala, en 1969, les pasteurs africains prônent la paix fondée sur la justice et la vérité, et le courage de s’y conformer.

 

Réunis dans leur conseil permanent à Accra (mai 1977), les évêques du SCEAM réclament hautement le respect absolu des droits fondamentaux de la personne et des peuples. Ils s’insurgent contre les causes africaines de cette violence en recrudescence : arrestations arbitraires, expulsions, tortures, assassinats. Le cardinal Paul Zoungrana ne craint pas d’en dénoncer aussi les causes externes : « Il faut le dire tout haut, une recolonisation est en cours. Elle est souvent d’ordre idéologique et poursuit des objectifs commerciaux et militaires, empêchant les Africains […] de s’entendre sur les voies et les moyens à mettre en œuvre pour obtenir un meilleur devenir du continent » (Cheza et Luneau 1992 : 263). Les évêques constatent avec regret que l’Afrique est si violemment troublée à cause « des Africains qui se prêtent, consciemment ou inconsciemment, au jeu des colonialismes de tous bords, tentés par la richesse ou le pouvoir » (Cheza et Luneau 1992 : 263). De plus en plus, les laïcs aussi réclament que ces belles déclarations des pasteurs soient mises en pratique.

 

Dans les années quatre-vingts, les jeunes des Mouvements d’Action Catholique du Cameroun écrivirent une lettre à leurs évêques, décrivant les situations dominées par « le terrorisme de l’État, les massacres arbitraires, l’organisation du pillage et la marginalisation du petit peuple ». Jean-Marc Ela rapporte le cri de ces jeunes qui invitent leurs pasteurs à ne pas perdre de vue toutes ces souffrances:

 

Nous vous demandons d’être la voix des sans-voix de ceux-là qui, comme nous, ne peuvent pas parler des injustices dont ils sont victimes de peur d’être taxés de subversifs, de ceux qui sont exploités parce qu’ils ignorent leurs droits et ne savent pas parler de peur d’être jetés en prison, de ceux qui sont jetés en prison sans avoir jamais été jugés, de ceux qui, parce qu’ils n’ont pas d’argent ou "quelqu’un devant" ne peuvent plus réussir à un concours, obtenir une bourse dans notre université, avoir une place dans nos lycées ou même bénéficier facilement d’un service dans l’administration et les hôpitaux, de ceux qui ne peuvent plus faire établir une pièce officielle si ce n’est sur présentation d’une carte du parti, de ceux qui, à cause de leur ignorance, subissent les augmentations capricieuses des impôts dans certaines de nos régions (Ela et Luneau 1981 : 204).

 

La situation des vingt dernières années (1992-2012)reste alarmante.La crise de déshumanisation et d’exploitation est déjà présentée dans Ecclesia in Africa, comme défi à l’Église-Famille de Dieu (cf. Ndi-Okalla et Ntalou 2007 : 171). Elle est qualifiée dans les lineamenta pour la deuxième Assemblée spéciale du Synode des Évêques pour l’Afrique, de complexe, de défavorable au continent. « L’urgence de cette Deuxième Assemblée Spéciale est liée à la souffrance des peuples africains, à la déshumanisation et à l’oppression qui perdurent sur ce continent » (Ndi-Okalla et Ntalou 2007 : 176). Outre les obstacles à l’évangélisation qui peuvent provenir des motifs politiques, religieux ou sociaux internes, la main occidentale est toujours signalée dans la plupart de ces désordres.

 

L’Afrique est aujourd’hui plus que jamais dépendante des pays riches, plus vulnérable que tout autre continent à leurs manœuvres visant à donner d’une main et reprendre le double de l’autre ; visant à maintenir une main mise forte sur le déroulement de la vie politique, économique, sociale voire culturelle des pays africains. L’Afrique est consciemment oubliée dans ce monde qui se construit. L’on ne s’en souvient que quand il faut étaler ses misères ou l’exploiter (Ndi-Okalla et Ntalou 2007 : 175).

 

Dans plusieurs pays africains, les troubles ont abouti aux tensions intercommunautaires permanentes et même des massacres inouïs dirigés explicitement contre tel ou tel groupe. Les exemples sont légion : le génocide commis contre les Tutsi du Rwanda en 1994, les guerres interminables et criminelles des Grands Lacs, les violences du Darfour (Soudan), les désordres postélectoraux au Kenya, en Côte d’Ivoire, et au Zimbabwe, etc. Dans la description de cette souffrance qui a miné non seulement les groupes et les pays, mais aussi le continent, le Rwanda est un cas qui mérite une attention particulière.

 

  1. Un cas : le Rwanda meurtri

 

Dans son ouvrageTémoins de Dieu dans un pays meurtri, l’Abbé Kizito Bahujimihigo raconte le comble du malheur rwandais, le génocide de 1994. Retenons quelques faits connus dont il fait mention. Le mercredi 6 avril 1994, l’avion du président rwandais, Juvénal Habyarimana, est abattu lors de son atterrissage à l’aéroport de Kigali. Avec lui succombèrent douze personnes dont le président burundais Cyprien Ntaryamira. Le coup d’envoi à une horrible boucherie est désormais donné : le génocide. Tous ceux qui pouvaient contrecarrer l’extermination préfèrent prendre leurs distances : l’ONU retire ses casques bleus, les troupes des armées française et belge évacuent les ressortissants occidentaux, laissant les forces armées rwandaises et le gouvernement dit « de salut » entraîner le peuple à l’extermination des Tutsi et de tous ceux qui s’y opposaient. Près d’un million y succombèrent. Le génocide s’arrêtera en juillet, après la prise de pouvoir par le Front Patriotique Rwandais (FPR)[2] (cf. Bahujimihigo 1998 :14-15).

 

L’après-génocide fut  caractérisé par un climat de méfiance tendant à radicaliser les clivages au sein de la population, entretenant une inquiétude constante, des vengeances sporadique, etc. Les défis sont énormes et complexes: la précarité des conditions des veuves, des orphelins, des prisonniers, des rapatriés, des réfugiés et des autres catégories de pauvres, les traumatismes et les sentiments de frustration qui n'ont pas épargné leshommes d'Église. Ce qui s’est passé au Rwanda ne sera jamais facile à saisir.

 

3.1.             Une compréhension de ce qui s’est passé au Rwanda

 

Comme pour plusieurs Africains, il n’est pas facile, pour l’élite chrétienne et pour les théologiens africains de parler de ce qui s’est passé au Rwanda. Même si leurs propos interpellent l’Afrique à travers ses responsables politiques, religieuses, culturelles, etc., ils restent très globaux et moins précis.

 

En mai 1994, quand le génocide commis contre les Tutsi battait son plein, le célèbre journaliste ivoirien, Venance Konan écrivait que « L’Afrique s’achève à Kigali » (cf. Konan 2006). Mettant en cause l’indifférence de l’ONU et de l’OUA, l’auteur interpelle tous les acteurs africains sur le sens de la solidarité continentale. Celle-ci est la seule capable de créer en chacun d’eux un cœur à pleurer sur le sort des autres, une capacité d’émotion, un cri, une protestation, une indignation, une intervention , ou une tentative de venir en aide, au moins symboliquement, à ces hommes, à ces enfants, à ces femmes que l’on mutile, que l’on massacre L’auteur des Nègreries regrette que l’Afrique qui ne cesse de fustiger l’égoïsme des nantis ne fait pas preuve de beaucoup de générosité quand il s’agit d’elle-même. Pour l’auteur du best-seller Les Prisonniers de la haine (Konan, 2003), le Rwanda n’est pas un cas isolé. Tous les ingrédients pour que « ce qui se passe au Rwanda » se passe ailleurs en Afrique sont en place : fonds de commerce des medias qui attisent la haine tribale ou religieuse, les différentes formes de la course folle et aveugle vers l’abîme, l’accaparement du pouvoir, le détournement et la corruption, l’égoïsme et l’exclusion, etc. 

 

On ne regarde pas vers les autres […] chacun se suicide seul. Que peut-on faire pour des pays qui veulent se suicider ? […] Kigali nous laisse indifférents parce que consciemment ou inconsciemment, c’est ce que nous préparons dans nos pays. C’est ce que toute l’Afrique se prépare (Konan 2006 :18).

 

Aujourd’hui, avec ce qui s’est passé en Côte d’Ivoire, on pourrait qualifier les propos de cet auteur de prédiction, voire de prophétie. Quelques théologiens africains ont, depuis quelque temps, rappelé à l’Afrique et au christianisme africain, dans leur mission, de ne plus désormais« perdre de vue la tragédie rwandaise (génocide des Tutsi de 1994), cette « épitomé » des différentes divisions des communautés humaines au sein de l’Afrique ».Santedi de regretter :« le nombre de victimes semble n’avoir beaucoup ému et troublé la communauté internationale, même pas l’O.U.A. » (Santedi 2006 : 39). Une telle « hécatombe humaine » plonge l’auteur en d’autres questions africaines. Il remarque qu’en Afrique, la loi de l’ethnicité a été bénie et pratiquée sans lésiner. Selon le théologien de l’invention, la grande part vient d’ailleurs : « les alliances entre pays puissants et pays africains apparaissent tellement motivées […] : ceux-là cautionnent les tensions en Afrique » (Santedi 2006 : 40). Il conseille le dialogue entre Africains eux-mêmes et la recherche de la paix et de la justice qui réinstaurent amitié et confiance entre les peuples et éloignent de nos pays les idéologies et systèmes divisionnistes et égoïstes.

 

Dans son livre La nouvelle évangélisation en Afrique, Mana consacre un chapitre sur le génocide du Rwanda ( Mana 2000). Pour lui, « Rwanda 1994 » apparaît comme « un cauchemar missiologique », une manifestation macabre d’ « un christianisme de la catastrophe » sur lequel il convenait de s’interroger pour penser l’avenir même de la foi chrétienne sur la terre africaine et imaginer de nouvelles perspectives pour l’évangélisation ( Mana 2000 : 77). Pour le théologien protestant congolais, les tragiques événements qui ont embrasé l’Afrique des Grands Lacs à partir du Rwanda et dont le mécanisme diaboliquement employé est toujours une violence de la  « purification ethnique » ne doivent pas laisser l’Afrique indifférente. Dans cette mesure, pense le théologien de la reconstruction,  le génocide au Rwanda ne nous renvoie pas seulement à un lieu géographiquement repérable, mais à une structure mentale, à une dynamique psychique, sociale et spirituelle globale à partir desquelles les chrétiens et les Églises d’Afrique doivent penser l’avenir du Continent ( Mana 2000 : 80). Ce théologien voit  dans le génocide commis contre les Tutsi,l’échec et la « démission » des communautés chrétiennes (cf. Mana 2004 :140). Ce jugement est bien sûr à réexaminer. Du moins en considérant l’effort de la communauté chrétienne à souder le tissu social tellement déchiré. Mais la véracité de cet effort devrait être jugé sur sa cohérence évangélique, sa permanence et sa régularité.

 

 

3.2.        Chrétiens et Église dans le combat de la reconstitution du tissu social

 

Le génocide a déstabilisé toute la société rwandaise, et l’Église en a souffert beaucoup[3]. Après ce drame, l’Église devait immédiatement reprendre l’annonce de la foi et de l’espérance en Dieu : « L’heure n’est ni aux distractions ni aux compromissions(Ap 3, 15-16), mais à la persévérance et à la fidélité à l’Évangile reçu dès le commencement (1Jn 2, 7-8) »(Bahujimihigo 1998 :7). La volonté de réorienter les méthodes d’évangélisation se fait sentir. L’Église affiche le courage de « réfléchir sur le cours des événements à la lumière divine pour tirer la leçon d’une vie libérée dans la mémoire de cette tragédie [génocide] » (Bahujimihigo 1998 :13). Elle s’auto-critique et critique le système d’un État qui a généré l’injustice grave ou du régime incapable d’accepter toute critique. Les chrétiens de nom sont fustigés : « [ils]détruisent l’Église plus qu’ils ne la construisent » (Bahujimihigo 1998 :11). Tous ceux qui ont la responsabilité de diriger les autres sont interpellés : « La malédiction ou la bénédiction qui descend sur un peuple dépend largement de ceux qui le dirigent »(Bahujimihigo 1998 :29). L’Église du Rwanda travaille à réorienter la vie du témoignage, au sein d’un combat apologétique permanent![4]

 

Les évêques du Rwanda veulent ressusciter  la voix de l’Église surtout pour défendre les sans-voix  (orphelins, veuves, prisonniers, pauvres, etc.)[5]. Confiants en « Celui que l’on a transpercé », ils exhortent le peuple de Dieu à revenir et à redonner le souffle à toute la société : les chrétiens peuvent aider à reconstruire l’unité, la paix et la réconciliation, à condition qu’ils vivent « ces douleurs d'enfantement dans la foi et l'espérance » engagées[6]. Le clergé et les agents pastoraux se disent plus que jamais déterminés à      «avoir la vigilance évangélique et la lucidité intellectuelle dans le discernement des signes des temps et [à] dénoncer à temps les situations d'injustice, [à se] montrer attentifs à toutes les formes de souffrances humaines » (APRERWA 1995).Au-delà de ce discours, il nous semble quel’Église du Rwanda doit continuellement prendre conscience que tout travail de réconciliation après un génocide, et l’engagement chrétien y relatif, sont de longue haleine. « On n’écarte pas d’un revers de la main, comme pour un moustique, le bourdonnement d’un génocide », scandait au Stade Amahoro le Cardinal Roger Etchegaray (Etchegaray 2007 : 247). Il faut vaincre toute tentation d’essoufflement ou de déviation. L’articulation de la justice et du pardon reste difficile dans ce travail de la réconciliation.

 

Les Synodes diocésains extraordinaires pré-jubilaires[7] ont traité le problème ethnique. L’Église put accompagner pendant ce temps les engagements héroïques d’aveu et de pardon enregistrés dans plusieurs paroisses et communautés ecclésiales de base. Ce fut le moment initial de la mise en pratique de la réconciliation. Mais le suivi systématique de ces synodes sur les problèmes du Rwanda laisse à désirer dans plus d’un diocèse. C’est une question qui, dans son obscurité même, interpelle aussi bien les théologiens que d’autres experts.

 

Le Colloque international d'échange d'expérience en vue du processus de paix et d'unité et de réconciliation, organisé par la Conférence Épiscopale du Rwanda (CEPR), du 22 au 27 octobre 2004, fut  une occasion de faire un constat amer d’un retour en arrière. La société rwandaise était encore, sept ans après génocide, confrontée à une multitude de défis se dissimulant principalement derrière la conscience ethnique rendant difficile le travail d’identification et de lutte contre les véritables motifs d'intolérance. Dans ce colloque, la justice a été identifiée comme une exigence du pardon et de réconciliation. Les agents pastoraux doivent en donner l’exemple.

 

Aussi, exhortant « prêtres et fidèles [rwandais], durement éprouvés par le génocide de 1994 et par ses conséquences, à demeurer fermes dans la foi, à persévérer dans l’espérance que donne le Christ ressuscité, en surmontant toute tentation de découragement », le pape Benoît XVI reconnaissait-il que travailler à la fraternisation des Rwandais dans la justice et la vérité est une tâche dure qui demande l’assistance de l’Esprit-Saint. Le désir impérieux du Saint Père est de voir les pasteurs rwandais travailler à uneauthentique réconciliation (Benoît XVI 2006) !  Ce n’est pas pour rien que, malgré le bon travail fait par les instances politiques et ecclésiales sur l’unité et la réconciliation, le pape ajoute l’adjectif « authentique » à « réconciliation ». Ce qui a été amorcé doit être continué, et sans cesse purifié de tout mensonge et irréalisme qui feraient croire que tout va bien, que le travail est fini, bien fait.Il faut dépasser les discours.Le pape souligne le rôle des pasteurs à enraciner l’existence des croyants dans l’évangile du Christ.

 

L’enracinement biblique de tout discours et de tout engagement pastoral dans les contextes de souffrance est une interpellation à tous les acteurs (pasteurs, théologiens, et autres chrétiens) accompagnateurs d’un continent en mal permanent. Sans cette parole divine, chacun aura tendance à dire ou taire ce qu’il veut. Le colloque international d'échange d'expérience en vue du processus de paix et d'unité et de réconciliation (Rwanda 2004) a essayé de raconter l’histoire d’une souffrance, mais il a brillé par le manque d’enracinement biblique. La Bible n’a pas été conviée ou si elle l’a été, elle a occupé la dernière chaise de la salle ou est restée à l’entrée. Quelle est alors sa place dans les discours sur la souffrance africaine ?

 

  1. La Bible dans les discours africains sur la souffrance du continent

 

Je me suis toujours posé la question du rôle du message biblique dans l’évangélisation des nations et des personnes en souffrance d’ordre sociopolitique. À regarder de près, le message biblique n’est pas toujours approfondi dans les discours africains sur la souffrance du continent. Une question reste donc : la Bible et les contextes de souffrance, quelle articulation ?

 

4.1.    La Bible: parent pauvre du discours social chrétien en Afrique

 

Dans la préface du fameux livre Les évêques d’Afrique parlent (Cheza et Luneau 1992), Monseigneur Evariste Ngoyagoye rappelle qu’au sein et au-delà de leurs nombreux écrits, les évêques n’ont de mission principale que celle d’ « être au service de la parole de Dieu, d’insister à temps et à contretemps (2Tm 4,2), pour que la vérité soit connue par tous les hommes » (Cheza et Luneau 1992 :11). En plus, l’actuel archevêque de Bujumbura clôture son propos en rappelant  l’importance d’une autre parole de Jésus pour l’Afrique : « Vous serez mes témoins » (Ac 1,8). Si l’on peut bien interpréter cette préface encadrée par les paroles bibliques, l’évêque semble affirmer qu’au sein des malheurs du continent, le service du peuple doit s’enraciner dans une vie de témoignage fondée elle-même sur l’approfondissement et le service de la Parole de Dieu (cf. Cheza et Luneau 1992 :12).

Dans l’introduction théologique du même livre, Efoe Julien Penoukou rappelle que le devoir prophétique de l’Église en Afrique doit se situer du point de vue de la Bible. Ce devoir est, pour l’Église celui d’être « conscience et annonce de la puissance radicale de l’évangile, espérance qui fonde toutes les attentes » (Cheza et Luneau 1992 :30). D’où l’importance, pour que l’Église soit capable de vivre et de prononcer une parole de salut dans une société minée par les situations de non-salut, de « relire et de redire cette bonne nouvelle, pour y découvrir les raisons de croire à la dignité de tout homme, et la force d’agir en conséquence » (Cheza et Luneau 1992 : 30). La place de la Bible dans l’évangélisation avait été soulignée par le cardinal Paul Zoungrana, lors de son exposé « La Bible et le continent africain », à l’occasion de l’assemblée plénière de la Fédération catholique mondiale de l’apostolat biblique (1978), dans l’esprit de Vatican II . Il était temps « que l’accès de la Sainte Écriture soit largement ouvert à tous les chrétiens » (Cheza et Luneau 1992 : 30).

 

Pourtant, en dépit de ce  vœu, dans pas mal de messages, le discours dogmatisant et moins biblique aurait caractérisé certains discours de l’Église d’Afrique. C’est ce que remarque M. Cheza, à propos des lineanmenta diffusés par l’épiscopat africain en préparation à l’Assemblée spéciale pour l’Afrique du synode des évêques de 1994 :

 

regardés de près, ceux-ci [les lineamenta] apparaissent même comme un florilège de textes puisés davantage dans les documents du Saint-Siège que dans la Bible. Ils donnent l’impression d’exposer une doctrine complète et qu’il suffirait d’appliquer pour résoudre tous les problèmes de terrain (Cheza et Luneau 1992 : 39).

 

Dans la plupart des lettres pastorales et messages des évêques d’Afrique, la parole biblique n’est qu’esquissée souvent en forme de citation (explicite ou implicite). Le discours sur les situations (sociales) de précarité  prend le dessus. La parole divine de vie y est moins méditée et approfondie pour qu’elle puisse éclairer les réalités de sociétés souvent marquées par les situations de non-salut. Or, quand le lien n’est pas bien fait entre ces situations de souffrance et ce chapelet des citations, le verset introduit dans le discours devient quelque chose de « matérialisé ». Il peut même désorienter le lecteur ou l’auditeur

 

Des fois, et même souvent, les lettres et autres messages pastoraux portent comme titre la citation d’un verset biblique, mais dans les développements, la parole de Dieu (le contexte littéraire dans lequel se situe la citation choisie) reste le parent pauvre du discours, même s’il est censé le fonder. Dans un contexte très exigeant de guerre et de génocide, quand les milliers des gens venaient déjà de tomber, les évêques du Rwanda ont eu le souci d’éclairer la conscience chrétienne et la population rwandaise, dans un communiqué intitulé Tu ne tueras pas (le 9 avril 1994). Dans ce message, rien ne montre que l’intitulé vient de la parole de Dieu. À part ce titre qui cite Ex 20,13 sans le dire, aucune mention de référence scripturaire n’est visible ailleurs dans ce bref message. Or, il me semble que c’était le moment de fonder tout propos sur « l’autorité » des saintes Écritures. On peut comprendre que le vif des évènements ne laissait pas le temps à la « théologisation » du message, mais la parole de Dieu devrait aussi être une spontanéité. (Cf. Ogunu 2008 : 2598) pour ne pas réduire la doctrine sociale de l’Église à l’histoire, à la sociologie ou à l’anthropologie à tendance religieuse. Il faut reconnaître tout de même qu’en cas d’un discours sur la souffrance, surtout quand celle-ci a une couleur socio-politique, l’articulation n’est pas facile.

 

4.2.        Et si la Parole de Dieu était articulée à la souffrance de l’Afrique?

 

Quand il y a l’effort d’articuler la souffrance africaine et le message divin de la Bible, la liaison semble renforcer le caractère opportun du message. Celui-ci est bien sûr dur, dérangeant pour certains, parce que « réaliste », exigeant et donc pouvant faire basculer les mentalités. Est-ce la raison pour laquelle il y a cette peur de mesurer nos existences et nos contextes sociaux à cette parole ? Origène, l’un des Pères de l’Église d’Alexandrie, ne sépare pas exégèse, sainteté, vérité de l’enseignement, engagement de vie et une souffrance éventuelle qui en découle (Origène 1962 : homélie XXXI ; cf. Poucouta 2011 : 39). Ce que Paulin Poucouta résume à sa manière : « une exégèse inculturée ou contextualisée est engageante, voire insécurisante. Elle s’écrit avec sa vie, parfois en lettres de sang » (Poucouta 2011 : 39).

 

En analysant de près, on peut trouver la caractéristique commune des discours qui essayent d’articuler « parole de Dieu et souffrance africaine » chez les pasteurs et théologiens africains. C’est leur souci de promouvoir le rôle prophétique de toute l’Église dans une société en proie à la violence et aux conflits. Le disciple-prophète de Jésus-Christ n’a pas à trébucher dans ce qu’il a à faire, sinon la société va périr de l’ignorance de la volonté de Dieu. Ce rappel venant des théologiens africains renvoie au message du prophète Osée (cf. Os 4,1-6) : « Pour lui, le péché généralisé qui gangrène la société samaritaine de l’époque est au non-respect de la Parole de Dieu. Cette négligence coupable est, pour lui, imputable à la négligence du prêtre et du prophète qui n’annoncent plus la Parole ou qui la bradent » (Poucouta 2011 : 135).

 

Pour la plupart de ces théologiens, le rôle prophétique de l’Église dans l’Afrique moderne est une urgence, vu le contexte de déchéance progressive du pauvre : « Dans la tradition biblique, les prophètes surgissent dès que les pauvres sont opprimés, que l’injustice s’étend et que le plaisir de l’argent et le pouvoir deviennent des idoles ». (Santedi 2005 :100). Pour cette raison, renchérit L. Santedi, l’Église « n’a droit d’être ni absente, ni muette, ni hésitante il n’y a personne pour défendre les intérêts des pauvres, des faibles » (Santedi 2005 : 61). La question que Engelbert  Mveng pose à l’Église, à ce propos, est assez profonde : quelle bonne nouvelle peut annoncer l’Église aux  différentes catégories de personnes fragilisées et marginalisées, « si elle devait seulement dire : Restez comme vous êtes : je ne suis pas venu changer votre destin ? » (Mveng 1985 : 308). Ici, le théologien camerounais semble paraphraser le propos de l’épître de Jacques qui stigmatise la foi sans les œuvres ni engagement (Jc 2,14-16). Avoir la volonté de « faire quelque chose » devant la misère des gens, telle est le devoir de la communauté chrétienne. L’Église doit dénoncer les profondes causes de toute injustice, les auteurs des maux socio-économiques et politiques, mais aussi les structures cyniques qui, secrètement, entretiennent ces injustices et compromettent la paix (Santedi 2005 : 101).  Elle ne peut pas continuer d’assister  « à l’assomption d’une humanité en crise […], une société cyniquement atomisée [… ] et dominée par des rapports honteusement asymétriques », comme si elle n’avait aucune parole à transmettre (Santedi 2005 : 53).

 

Les images prophétiques du guetteur, du veilleur, de l’éveilleur et de l’éclaireur sont les plus réclamées par  ces intellectuels chrétiens  pour l’Église au sein des sociétés. Parmi eux, les théologiens sont, eux aussi, « appelés à être pour nos sociétés, à l’instar des prophètes, des veilleurs et des éveilleurs » (Santedi 2010 :8).

 

Analysant « le prophète comme guetteur », André Kabasele Mukenge met en relief trois actions du guetteur en Israël telles que reflétées dans quelques passages d’Ezéchiel [Ez 3,16-21 et Ez 33,1-9 (18)]. La première action-fonction du guetteur c’est de « se dresser » : se placer haut, jour et nuit (en hébreu‘amad yômam …kol-hallêlôt). Le prophète-guetteur doit donc prendre la hauteur, proposer un idéal qui vient de haut, mais aussi refuser l’apathie, la résignation. Sa deuxième fonction est d’ « ouvrir les yeux » : voir (ra’ah), et même être attentif ou observer avec attention (qashab), avec grande attention (rab qesheb). Le guetteur c’est quelqu’un qui voit la situation, l’analyse, l’observe avec attention. Son troisième rôle c’est de « prendre la parole » : annoncer (nagad), crier (qara’), répondre, répliquer (‘anah), dire (‘amar). Le guetteur doit voir le danger venir et avertir (zahar) le peuple à temps. Le prophète-guetteur doit donc s’opposer au mal qui se commet : dénoncer, avertir.  Pour cela, il faut prendre la parole, rendre public le message, le diffuser, avoir le souci d’être entendu, se préoccuper de la réception du message (cf. Kabasele Mukenge 2010 : 131-134). Grégoire le Grand s’était bien préoccupé de ce sujet. Pour lui, le texte du prophète Ezéchiel renvoie au devoir de blâmer, c’est-à-dire de « se dresser, ouvrir les yeux, s’opposer au mal qui se commet (Homélie IX, 10, cf.Grégoire le Grand 1986 :463), car « si le guetteur vient à se taire, l’impie mourra dans son iniquité ». Et d’ajouter : « nous tuons autant de fois que nous voyons, indifférents et muets, des gens aller à la mort » (IX, 9).

 

La conclusion que Kabasele dégage de cette image du guetteur, c’est que « la fonction prophétique suppose la crédibilité du discours. Les avertissements du guetteur ne peuvent être pris au sérieux que si on lui fait confiance ; un guetteur corrompu peut laisser s’approcher l’ennemi ou donner une fausse alerte pouvant générer panique et débandade. La crédibilité du discours […] signifie, pour le théologien, un refus de compromission. La force de l’interpellation d’un discours disparaît ou s’effiloche dès lors qu’on y détecte des calculs mesquins, la défense des intérêts partisans ou égoïstes, voire des bassesses. Comme le prophète guetteur, le discours théologique doit découler d’une écoute attentive de la Parole et d’une quête exigeante de son sens. » (Kabasele Mukenge 2010 : 134-135). Et l’auteur d’insister sur le fait que le guetteur a un discours qui repose sur une bonne analyse des situations. 

 

Benoît Awazi invite à comprendre et à considérer la profondeur de la geste prophétique dans la Bible, à communier aux joies et aux souffrances des prophètes ainsi qu’à leurs révoltes contre toutes les formes d’injustice et d’exploitation esclavagistes qui rongent les sociétés humaines depuis la nuit des temps. Ainsi, « pas de vocation prophétique sans une forte implication du prophète dans les luttes politiques et sociales contre toutes les forces mortifères qui tuent la vie humaine et empêchent son plein épanouissement. Homme de compassion, le prophète témoigne par tout son être et toute sa vie que Dieu (YHWH) est viscéralement atteint par les souffrances des hommes et qu’il n’est pas insensible, immobile et indifférent au monde [...]. Bien sûr, le prophète voit, lit, interprète, comprend et juge les événements du monde à partir d’une perspective théocentrique » (Awazi 2008 : 154).

 

Les deux assemblées spéciales du Synode des évêques pour l’Afrique (1994 et 2009) sont revenues sur le modèle prophétique de l’Église et de tous ses membres, dans une Afrique en souffrance graduelle. Pour l’exhortation post-synodale Ecclesia in Africa (EA), « dans un continent saturé de mauvaises nouvelles, au milieu d’un désespoir qui envahit tout » (EA, no 40), « l’Église doit continuer à jouer son rôle prophétique et à être la voix des sans-voix » (EA, no 106). Mais elle doit commencer par s’examiner elle-même en son sein, pour qu’elle vive les valeurs de justice, de paix, de réconciliation et d’autres qui ennoblissent l’homme avant de les enseigner aux autres (cf. EA, no 70).

 

On trouve le même schéma dans Africae Munus (AM), quant à l’interpellation de l’Église à jouer son rôle prophétique. L’exhortation souligne le devoir de l’Église de faire entendre la voix du Christ qui veut faire renaître le continent d’en haut. Et par la fidélité à cette voie prophétique, voix du Christ, l’Église en Afrique doit se sentir « poussée à être présente l’humanité connaît la souffrance et à se faire l’écho du cri silencieux des innocents persécutés, ou des peuples dont des gouvernants hypothèquent le présent et l’avenir au nom d’intérêts » si elle est vraiment capable de reconnaître le visage du Christ dans celui de l’enfant, du malade, du souffrant ou du nécessiteux (cf. AM, no 30). C’est ici que l’exhortation considère l’Église comme une sentinelle, comme un veilleur : « Dans son rôle prophétique […] seul le refus de déshumanisation de l’homme, et de la compromission-par crainte de l’épreuve ou du martyre- servira la cause de l’évangile de vérité » (AM, 30). En même temps, le modèle prophétique que l’Église propose doit partir d’elle-même, de son sein et il n’est autre que celui du Christ (AM, 22).

 

L’auto-évangélisation de l’Église est une condition d’une évangélisation du drame. La première vise le témoignage vivant de l’Église dans sa solidarité avec Dieu et tous les humains, surtout les faibles. L’Église qui s’évangélise est l’Église qui ne se laisse pas acheter (par les puissants) (cf. Santedi 2005: 109-111). Elle s’auto-critique pour s’auto-révéler davantage afin de transmettre le message dont elle est porteuse. La seconde évangélisation, comme le prône L. Boff considérera la souffrance humaine qui fait partie de l’histoire des hommes : «Une évangélisation qui ne sait insérer dans son discours sur Dieu les multiples formes des drames de l’existence finit par aliéner et perdre tout intérêt historique » (Boff 1992: 112). Tout ce discours veut pousser l’Église à prouver la pertinence de sa présence pour les peuples qui souffrent et meurent injustement (cf. Ela 1994 : 141).

 

Toutefois, le synode, en interpellant l’Église d’Afrique à assumer son rôle prophétique, rappele que celui-ci n’est pas à confondre au rôle politique des pouvoirs publics. Le devoir de l’Église est d’éclairer et de former les consciences des personnes pour qu’elles soient capables de réaliser un ordre social juste à partir de sa doctrine sociale qui unit bien la vérité de la Parole du Christ et les contextes sociaux (AM, 22). Cela signifie donc que l’Église ne doit pas se refugier dans le spiritualisme, repliée sur elle-même, loin de ce qui fait la vie ou la mort de l’homme en société.

 

Conclusion

 

Si depuis plus de cinquante ans, les indépendances africaines ont favorisé la parole de l’Africain sur les situations africaines, en général, la Bible reste moins impliquée dans beaucoup de réflexions sur la souffrance du continent noir. Elle est citée, mais moins méditée, moins exploitée pour ce qu’elle a à nous révéler et pour ce que cela implique dans les contextes précis de souffrance et dans les vies des personnes souffrantes.

 

Les deux premières parties (discours sur la souffrance plurielle de l’Afrique, et celui sur le génocide commis contre les Tutsi du Rwanda) ont mis en évidence la prévalence du « contextuel » sur la parole de Dieu. Même si celle-ci est supposée dans nombre de discours, elle n’éclate pas au grand jour ou on ne la laisse pas éclater. Ce qui est inquiétant, c’est que ce phénomène est repérable dans des discours censés refléter « ce que Dieu révèle » à l’humain fragile ou fragilisée. Il y a urgence à rentrer humblement dans la méthodologie de l’enseignement social de l’Église qui articule bien parole divine, cris des humains –ici cri de l’humain africain- et réflexion ou interprétation faite par la médiation ecclésiale ou théologique. Et d’ailleurs, on pourrait bien s’inspirer des lettres (encycliques, exhortations ou autres messages) pontificales sur des situations de souffrance bien précises. Ces écrits donnent l’importance à la Parole de Dieu. Tout engagement social du baptisé vient s’enraciner dans l’histoire biblique du salut telle que l’Église l’a expérimenté depuis les siècles. Les actualisations y sont encouragées à la lumière de ce que le Christ veut pour l’homme et le monde d’aujourd’hui. Cela ne peut découler que d’une interprétation juste et ecclésiale du témoignage novateur du Fils de l’homme dans ce qu’il a été de plus parlant à l’humanité de toutes les générations et de toutes les situations.

 

D’autre part, la dernière partie de cet article a longuement fait entendre le langage des discours de ceux qui réclament que la parole de Dieu soit dite dans sa dureté au sein des amertumes qu’engendre la souffrance plurielle de l’Afrique. Ce discours met en avant l’image et l’action bibliques du prophète. Il interprète un certain nombre de prophètes qui se sont mêlés à la souffrance sociale de leurs sociétés (Isaïe, Jérémie, Ezéchiel, Amos). Rare sont ceux qui confrontent les différentes attitudes de tous ces prophètes face aux problèmes de société : pourquoi un tel semble nationaliste, l’autre négociateur avec les étrangers, tel autre impliqué dans la lutte de tout ce qui tue la société et les individus, etc. Force est de remarquer que, dans la liberté d’interprétation de ces théologiens, la parole vient toujours répondre aux questions précises : tel prophète doit répondre à tel problème, tel autre à telle souffrance.

 

Il y a une certaine dissociation dans le traitement de la Parole de Dieu. Des fois, le langage prend des allures trop politiques ou « politisées », au sens technique. C’est ainsi que le langage d’« affrontement » ou de « militantisme » évangéliques (Santedi 2005 : 86) et de « rébellion » apparaît dans le discours du dogmaticien congolais Santedi, « dans des situations de méga-crise, l’Évangile doit être une véritable rébellion contre les structures politiques et socio-économiques mortifères qui dénaturent l’image de Dieu en l’homme » (Santedi 2005 : 104). Le contenu semble vrai mais le langage peut causer des incidents allant dans le sens contraire de ce qu’on veut éviter.

 

L’enjeu biblique majeur des discours africains sur la souffrance du continent devrait se situer au niveau du rôle central de ce qui fonde la vie de l’Église : Si Dieu a parlé à l’humanité, toute la communauté chrétienne doit être au courant de ce qu’il a dit, de ce qu’il veut d’elle et de cette humanité. C’est donc la question de la fidélité dans la transmission de la révélation. L’enjeu est celui de prendre au sérieux cette vérité fondamentale : écouter, méditer, réfléchir et transmettre toute la richesse de la parole divine. Le reste ira de soi.  Que les destinataires vivent des moments particulièrement déshumanisants ou non, la question restera la même : quelle doit être la parole d’un médiateur entre Dieu et les humains fragiles ou fragilisés faisant justice à ces deux parties partenaires entre lesquelles il est le pont de la vie?

 

 

 


[1] Il faudrait noter une certaine continuité entre les deux. La colonisation a été souvent justifiée comme une raison philanthropique de libérer les Noirs de la Traite. Néanmoins, l’allure qu’elle a prise diffère  d’une puissance à l’autre. Dans tous les cas, les Noirs étaient considérés comme des êtres inférieurs qu’il fallait conduire  à l’état d’être humain. C’est cette base raciste qu’il faut gérer.

 

[2]FPR est l’actuel parti au pouvoir au Rwanda. Il est arrivé au pouvoir à la suite d’une guerre engagée à partir de l’Uganda en 1990, s’étaient réfugiés de nombreux rwandais, la plupart Tutsi, depuis 1959.

[3]À ce propos, voir Ngomanzungu (2005), Rwanda. La souffrance de l’Église à travers son personnel : massacres, emprisonnements et expulsions d’ouvriers apostoliques (1990 -2005). Dans ce livre, nous recensons 4 évêques (3 tués et 1 disparu), 128 prêtres, 48 frères, 74 sœurs, massacrés. L’auteur montre que l’Église souffre d’avoir assisté impuissamment d’une part, à la mort de ses enfants, et, d’autre part, à leur participation au génocide. Selon lui, l’Église a tout fait pour s’opposer à cette violence ; en vain !       

 

[4] Accusée d’être actrice dans le génocide, l’Église du Rwanda a toujours éclairé les responsabilités des uns et des autres, en distinguant l’institution de ses membres.

 

[5] Voir le résumé de l’intervention de Mgr Smaragde Mbonyintege dans Commission Épiscopale « Justice et Paix », L’Église et la Société rwandaise face au génocide et aux massacres. Dix ans après (2004 : 10). Ce colloque revêt une grande importance dans l’histoire de l’Église du Rwanda et de son engagement sociopolitique.

 

[6]Voir les décisions de la deuxième session de l’Association des Prêtres Rwandais (APRERWA) tenue au Centre Christus de Remera, du 6 au 9 novembre 1995, inédit.

[7] En 2000 l’Église du Rwanda a célébré le double jubilé : 2000 ans du christianisme et 100 de l’évangélisation du Rwanda.

 

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