William Easterly (2013) The tyranny of experts: Economists, dictators and the forgotten rights of the poor. New York: Basic books, 394 pages

The tyranny of experts(La tyrannie des experts) est la troisième œuvre importante d’Easterly, un économiste du développement de l’Université de New York, Directeur de l’Institute of Development Research et ancien économiste à la Banque Mondiale il a travaillé pendant 16 ans. De Easterly nous connaissions déjà The elusive quest for growth (2001) et évidemment, The White man’s burden (2007).

 

Dans toutes ces œuvres, le lecteur  reconnaitra un économiste toujours passionnément hanté par les questions de la croissance économique et l’aide internationale dans l’esprit de l’école de Chicago qui n’échappe pas à l’influence de Von Hayek et de Milton Friedman. Nous comprenons donc que la thématique de The Tyranny of Experts est la même que dans les deux œuvres précédentes: La pauvreté mondiale n’est pas un problème technique qu’il faut résoudre en faisant appel à des solutions des experts (p. 6). Il s’agit plutôt d’une question des droits politiques et économiques individuels à défendre et soutenir. Le développement économique des pays pauvres en dépend.

« La Tyrannie des experts » semble être en  continuité avec The White man’s burden, un livre dans lequel Easterly s’interroge sur la question de pourquoi les efforts de                      l’Occident d’aider le reste du monde ont produit plus de mal que de bien (sous-titre du livre).  C’est dans ce livre qu’Easterly attaque sans se ménager l’aide internationale qu’il considère comme le piège tendu aux pauvres. Plus précisément, il soutient que les pauvres sont victimes de ceux qu’il appelle « les planificateurs ». Ces derniers croient qu’ils peuvent agir en arbitre du développement des pauvres et en déterminer l’offre. Ou mieux, Easterly suggère de remplacer ces planificateurs (technocrates dans la Tyrannie des experts) par des chercheurs qui s’engagent à trouver ce que le développement demande.

 

Or ce que le développement demande n’est autre chose que les droits politiques et économiques des citoyens individuellement. Telle est d’ailleurs la réponse à la question qu’il se pose durant toute sa carrière [d’économiste], à savoir « Qu’est –ce qui doit être fait pour mettre fin à la pauvreté mondiale » (p. 339). Si cette question est posée vers la fin du livre, c’est que la recherche d’Easterly doit continuer (s’il veut échapper à son dogmatisme économique). Nous savons que cette même question continue à mobiliser avec passion d’autres économistes comme Jeffrey Sachs qui comprend désormais que  le combat pour lutter contre la pauvreté (The End of Poverty) est beaucoup complexe sur le terrain que sur le papier (cf. p.15). C’est, en tout cas, le clin d’œil que Nina Nunkfait fait à Sachs, et à tous ceux qui lui ressemblent, dans The idealist (2013).

 

Le point d’ancrage de The Tyranny of Experts est que “la [vraie] cause de la pauvreté est l’absence des droits politiques et économiques” (p. 7). Ainsi, contrairement à l’approche de Sachs qu’il attaque indirectement par ailleurs, Easterly argumente sans cesse que « nous ne devons pas fixer notre attention sur la souffrance matérielle des pauvres et nous détourner du besoin de prendre soin de leurs droits » (p. 95).  Le problème de la pauvreté n’est pas le manque d’experts en développement, mais l’absence de droits dont souffrent les pauvres ; martèle Easterly. D’emblée la question qui se pose  est celle-ci : qui prive les pauvres de leurs droits? Easterly n’y va pas par quatre chemins pour répondre à cette question. Ceux qui privent les pauvres de leurs droits est le pouvoir autocratique de l’Etat -fut-il bénévole et les experts techniques qui conseillent le pouvoir. L’implication directe de cet état de fait est le développement autocratique. Les conseillers techniques croient que les autocrates pourraient en découdre avec la pauvreté plus rapidement que les systèmes de liberté parce qu’ils se disent mieux connaître les problèmes des pauvres que les pauvres eux-mêmes.

 

Easterly affirme que cette attitude de bénévolat en développement « a été inspirée par le colonialisme et le racisme dans lesquels les puissances occidentales étaient [ils se considèrent comme] des autocrates bénévoles » (p. 45).

 

Pour éclairer son point de vue, Easterly établit une convergence parallèle entre deux économistes  lauréats du prix Nobel de 1974, à savoir  Friedrich Hayek (Etats Unis) et Gunnar Myrdal (Suède), en imaginant entre les deux un débat qui n’a jamais eu lieu. Le débat aurait pu porter sur trois aspects de la question de « comment les sociétés pourraient sortir de la pauvreté pour embrasser la prospérité », à savoir : partir du néant ou apprendre de l’histoire pour mieux développer (p. 25) ; la priorité du bien-être individuel sur le bien-être des nations (p. 29) ; et enfin, la priorité des solutions spontanées sur la planification consciente (p. 32). Evidemment, adepte fidèle de l’école de Chicago, Easterly prend la perspective de Hayek qu’il veut généraliser sans tenir compte du droit d’autres peuples de se développer à partir de leurs propres expériences et valeurs culturelles.

 

Ainsi, épousant sans réserve et avec un conservatisme doctrinaire, la pensée économique de Hayek qu’il renforce par la main invisible d’Adam Smith, Easterly soutient que « les droits individuels sont une fin en soi et un moyen par lequel des individus libres dans une société libre résolvent eux-mêmes la plupart de leurs problèmes » (p. 17). Aussi défend-il « les solutions spontanées plutôt que la direction consciente en développement » (p.  24). Sur cette base, il soutient que la prospérité est créée par des entrepreneurs économiques et politiques compétitifs sur le terrain de la liberté, de l’égalité et de la démocratie.

Prenant  Myrdal comme l’économiste vaincu d’avance dans le débat, Easterly rejette son argument selon lequel « les pauvres ne sont pas intéressés par les droits et [qu’ils] seraient même incapables d’initiatives s’ils disposaient de ces droits » (p. 42). Il rejette aussi l’implication de ce même argument selon laquelle, « Il revient au gouvernement de réussir le pari du développement même quand les citoyens sont illettrés et apathiques ».

 

Ce qui est intéressant avec The Tyranny of Experts  est qu’Easterly se demande pourquoi le débat entre Hayek et Myrdal n’a jamais eu lieu. En essayant de répondre à cette question, il nous dévoile des enjeux importants que les pays pauvres évoquent souvent comme causes de leur sous-développement, notamment le racisme, le colonialisme et l’impérialisme. En effet, le développement technocratique a souvent servi pour  justifier ou à se soustraire des politiques occidentales comme cela a été le cas avec le colonialisme en Afrique (chap. 4) et l’occupation quasi-coloniale de la Chine (ch. 3). « SunYat-Sen a proposé le développement technocratique pour résister à l’impérialisme occidental … ; à Versailles, les alliés ont suggéré le développement technocratique pour l’expansion de l’impérialisme en Afrique » (p.53) ; « les leaders, pères de l’indépendance en Afrique ont embrassé le développement technocratique pour résister à la colonisation. En même temps, ces leaders ont hérité du rôle d’autocrates bénévoles des puissances coloniales » (p. 82). Le développement technocratique a été aussi utile et l’est toujours pour les politiques occidentales. C’est le cas du soutien des alliés pour combattre le communisme pendant la guerre froide, le terrorisme et les intérêts de toute sorte aujourd’hui

 

Ainsi, les intérêts semi-coloniaux de l’Occident en Chine se sont conjugués avec les intérêts d’un autocrate en Chine pour miner les droits individuels des chinois ; les intérêts de la Grande Bretagne en Afrique se sont conjugués avec les intérêts des leaders africains postcoloniaux pour supprimer les droits des Africains; pendant la guerre froide, les intérêts des Etats Unis se sont conjugués avec les intérêts des autocrates de la Colombie pour mettre en danger les droits des colombiens (p. 121).

 

Easterly montre aussi que le racisme a été et est toujours le cœur du développement. Le paternalisme occidental va avec la conviction de l’incapacité des autres. L’aide suit cette même perspective raciste. Les bailleurs de fonds n’hésitent pas de douter des  droits des pays qu’ils financent et de la capacité de gérer ces droits s’ils en disposaient. Ainsi, les gouvernements et les agences de développement occidentaux piétinent les droits des pauvres en ne faisant pas des droits humains la priorité dans leurs efforts de développement.

 

Paradoxalement, Eastery suggère aux pays pauvres d’éviter de commencer du rien, mais plutôt d’apprendre de l’histoire des pays développés, des cités-états italiens, et même de l’expérience de l’industrie automobile sud-coréen. Mais surtout il suggère d’épouser les valeurs de l’individualisme et rejeter les valeurs collectivistes qui paupérisent et nourrissent l’autocratie. Les valeurs culturelles de l’individualisme, nous dit-il, sont le règne de la liberté, de l’égalité et de la démocratie (p. 127).  Easterly veut nous convaincre que ces valeurs se sont prouvées dans le lien entre la démocratie et le développement des Etats Unis, de la Grande Bretagne, de la Hollande, et l’Italie du Nord notamment. Alternativement, les sociétés dans lesquelles prévalent les valeurs collectives et l’autocratie sont plus pauvres que les sociétés des valeurs individualistes (p. 141). La démocratie cause la

prospérité tandis que l’autocratie cause la pauvreté.

 

En opposant les valeurs individualistes aux valeurs collectivistes, Easterly oppose l’Occident et le reste du monde surtout l’Orient d’une manière qui cache difficilement le racisme qu’il avait pourtant dénoncé. Il dit : « les values de la liberté sont en train de se répandre graduellement de l’Occident au reste du monde incluant la Chine » (p. 348).  Pourtant, le cas des pays comme le Japon, le Singapore, Corée du Sud ainsi que d’autres pays en Asie, en Amérique Latine et même en Afrique semblent montrer que les valeurs collectivistes et l’autocratie ne sont pas toujours un obstacle au développement.

 

Cela semble d’ailleurs justifier le succès de l’Etat développeur surtout en Asie du Sud-Est dont le modèle séduit inébranlablement certains leaders Africains comme le montre le rapport de la Commission Economique Africaine, à savoir : Africa 2011 : Governing development in Africa – the role of the state in economic development! Ainsi, nous serions portés à croire que le refus de reconnaitre et d’apprendre du « succès historique d’une société libre dans la résolution du problème de la pauvreté» ne serait pas un péché originel qui affecterait substantiellement le développement des pauvres.  Cela étant, le succès de Lee Kuan Yew, autocrate qui a piloté une croissance économique extraordinaire du Singapore, on croirait que les autocrates bénévoles comme lui sont mieux indiqués pour répondre au problème de la pauvreté dans les sociétés non individualistes. Cependant, cette perception est loin d’être catholique pour Easterly, si bien qu’il martèle que «quel que bénévole que paraisse un autocrate, le pouvoir illimité et non contrôlé sera toujours l’ennemi du développement». De plus, même en concédant la réussite de certains autocrates, Easterly soutient que, malheureusement, à tout autocrate bénévole correspond des dictateurs brutaux et économiquement inaptes. Selon Easterly, «pour tout Lee Kuan Yew, il y a un Robert Mugabe» (p. 309), qu’on «peut gagner beaucoup avec Lee ou tout perdre avec Mobutu» ou avec André Kolingba (p. 312). Ainsi Easterly rappelle que dans les pays pauvres, il y a des miracles et des désastres de la croissance et que la croissance économique durable est immanquablement du côté des démocrates.

 

A côté de l’histoire du développement et des valeurs qui la sous-tendent, Eastely suggère aux pays en développement d’imiter les technologies déjà inventées par les pays riches. Les pays en développement, insiste-t-il, n’ont pas besoin de s’engager dans un long et coûteux processus d’inventer les nouvelles technologies. Cette imitation devrait les lancer sur la croissance économique rapide. Une chance à saisir  donc! Cependant, s’ils ne parviennent pas à imiter, mais plutôt adoptent simplement ces technologies, ils tomberont encore plus loin en arrière. La technologie et l’innovation sont liées à l’individualisme plutôt qu’au conformisme de la collectivité.

 

Easterly illustre son point de vue en nous référant à Chang Ju Yung, un garagiste Coréen devenu constructeur de Hundai. Il veut montrer par-là que des solutions qui partent de la base sont issues des idées qui circulent librement et finissent par déboucher en innovation et en politique démocratique qui est la voie de la prospérité économique. Mais l’innovation ne peut-elle pas partir de la base tout ou être stimulé d’un haut ou encore être le point de rencontre entre les deux ? Dans ces dernières années, j’ai privilégié le dernier. L’innovation est durable s’il résulte de la synergie entre l’Etat et la population comme le prouvent les expériences du miracle asiatique et, en Afrique, celle du Botswana.

 

Le livre d’Easterly est intéressant à bien des égards. L’auteur est bien préoccupé par le problème de la pauvreté et l’absence des droits individuels comme sa cause.  Cependant, Easterly cache mal une attitude paternaliste qui consiste à croire que pour se développer il faut toujours épouser les valeurs de l’individualisme, et que, par conséquent, les pays pauvres ne peuvent pas se développer autrement qu’en empruntant l’itinéraire occidental. En fait, Easterly veut nous ramener à la théorie de la modernisation qui consiste à se défaire de ces valeurs dites traditionnelles pour épouser les valeurs de la modernité occidentale supposées être porteuses du développement. Or cette modernité et même le néolibéralisme qui en est issu ont connu des déboires comme nous l’avons vu avec la crise financière de 2008 et l’inhumanité de l’ajustement structurel dans les pays en développement

 

Easterly se contredit aussi sur certains points. Je prends l’exemple de l’attaque qu’il mène contre les agences de développement international. Selon lui, ces agences sont les premiers à piétiner les droits des pauvres. Or depuis les années 1990, nous voyons un soutien évident au développement à la base et aux efforts de démocratisation, grâce à certaines de ces mêmes agences.

 

Mais le problème majeur est que, pour la cause du développement, Easterly déconnecte l’individu de la société. On dirait que l’être humain d’Easterly n’a pas de famille, ni de relations sociales ou de société. Il est déraciné ou peut se déraciner de la société pour le bien de sa prospérité. Or comment l’individu peut s’épanouir économiquement sans l’encadrement de l’Etat et le bien du marché. Pour que les droits puissent vraiment servir l’individu, il faut que les capacités des individus renforcés et encadrés par cette même entité qu’Easterly veut miner, l’Etat. C’est cette solution que préconise le Consensus Post-Washington qui voudrait récupérer l’Etat comme catalyseur du développement. Le résultat est d’ailleurs les macro-stratégies du développement telles que les Cadres Stratégiques de Lutte contre la Pauvreté et les Visions dont les pays en développement se sont dotés depuis les années 2000. Il n’en est pas autrement dans les pays développés comme nous pouvons le voir avec les subventions de l’agriculture et la diplomatie qui précèdent le mouvement des investissements.

 

En conclusion, disons que le développement économique est un aspect de l’auto-transcendance impliquant l’individu qui ne peut jamais compte sur lui seul, mais aussi sa société locale et la commune humanité globalement.  

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