Reuel J. Khoza (2011). Attuned leadership: African humanism as compass Johannesburg: Penguin books, 526 +xlix pages.

Attuned leadership(leadership ajusté) porte sur ce que l’Afrique, le peuple et le destin africains peuvent offrir au monde qui perd de plus en plus sa boussole morale. Plus précisément, la question posée est celle du « rôle de la philosophie et des valeurs africaines dans la direction de nos affaires » (p.viii). Khoza est préoccupé par la base fondamentale qui doit inspirer la conception d’un leadership moral et raisonnable. Ainsi il suggère ubuntu comme boussole ou référence morale pour l’autorité et la gouvernance.

 

Ubuntu, nous dit Khoza,  est un concept qui repose sur un triple principe caractéristique de l’humanisme africain: la centralité de Dieu, l’interdépendance, et l’humanité (p.10). Aussi, ce concept est-il devenu une panacée théorique et pratique pour les crises d’ordre moral vécues en Afrique, et un des lieux du renouveau philosophique particulièrement en Afrique sub-saharienne Bantu. Dans une de ses conférences, Joseph Ki-Zerbo en  fait l’éloge en le considérant comme concept opératoire d’une économique sociale postmoderne, capable de mettre au défi le capitalisme fondé sur l’individu et le diktat du marché.

 

Le contexte de la morale africaine est la communauté plutôt que l’individu. « Au cœur de nos communautés, il y a toujours un sens moral, [...] qui peut redresser le bateau social si les gens retournent aux valeurs caracté-ristiques de l’humanisme africain ou ubuntu » (xxvii). Ces valeurs sont la relation réciproque entre l’individu et la communauté, la compassion, l’empathie, l’intégrité, l’humilité, la raisonnabilité et l’efficacité. Ces valeurs doivent caractériser le leadership moral en même temps qu’elles sont des constituants de la vertu publique renforcée (p.102). Autrement dit,  selon Khoza, le leadership ajusté ne peut se concevoir que dans un univers où l’« être humain est moralement, socialement et spirituellement engagé avec les autres dans l’entreprise de la vie humaine. Cet univers ne peut être que celui où le « je » est communautaire et en même temps une communauté individualisée (xxxii). Khoza précise davantage :

 

Nous tirons notre être de la société et redonnons à la société cette partie de notre être individuel qui peut enrichir les autres […] de telle façon que […] ce qui s’applique à une personne doit avoir la valeur d’un principe universel qui s’applique à tous  (p.143).

 

Ce type de relation doit animer l’interaction entre le dirigeant et les dirigés de façon à transcender la dichotomie dangereuse dans laquelle ils risquent de tomber. Le leadership ajusté à la boussole de l’humanisme africain ne dirige pas d’en haut (dictature) ou d’en bas (populisme), mais du dedans (p.231).

 

Ainsi, Khoza définit le leadership ajusté à la boussole de l’humanisme africain sur base de la déconstruction de la  dichotomie traditionnelle entre dirigeant et dirigés pour rétablir un jeu réciproque et harmonieux entre les deux. Dans ce jeu, il établit que ce leadership est celui qui est tourné vers les soins et les aspirations des dirigés  (p.142). Or, un tel leadership ne peut être que consensuel parce qu’il doit engager la responsabilité mutuelle et conjointe des dirigeants et des dirigés. Ceux-ci doivent en fait s’informer ensemble sur les choses qui comptent pour eux-mêmes et pour tous. En conséquence, « la gouvernance doit être collective grâce à la délibération qui implique la participation de tout le monde» (p.252). De ce point du vue, Khoza peut facilement se sentir à l’aise dans le cercle d’Amartya Sen, autant l’humanisme africain qu’il défend dépasse le contractualisme proposé par La  théorie de la  justice (1971) et Le libéralisme politique (1993) de John Rawls. Khoza, Sen et Rawls se rencontrent tous sur l’idée de la discussion publique qui doit caractériser la démocratie délibérative, ou, pour les Africains, la démocratie consensuelle, comme Kwesi Wiredu le suggère dans son Cultural universals and particulars (1996).

 

Cependant, Khoza est conscient que la gouvernance collective ou plutôt consensuelle par délibération ne va pas de soi. En fait, c’est à ce questionnement que Khoza tente de répondre: Comment diriger de l’intérieur plutôt que d’en haut ? Comment délibérer et développer une vision partagée ? Comment déclarer et atteindre des objectifs communs à travers une gouvernance consensuelle et solide ?

 

Khoza tente de répondre à ces questions dans onze chapitres répartis en quatre sections. Chaque chapitre est illustré par un proverbe ou un adage africain. Dans le premier chapitre qui est en même temps la première section et qui est l’introduction, Khoza souligne les grands thèmes du livre. La deuxième section comporte trois chapitres (2, 3, et 4) dans lesquels il définit les concepts clés du leadership ajusté, notamment,

-          L’efficacité ou le pouvoir d’une vision qui transforme les situations.

-          L’ « éthicalité » ou l’obligation morale qui propulse les leaders et leurs sujets vers la recherche d’une vie caractérisée par la vertu publique au sens aristotélicien du terme. Le contexte africain dans lequel s’inscrit cette analyse fait que Khoza ajoute à la morale d’Aristote celle de Kant. Pour Khoza, ubuntu impose l’impératif catégorique de Kant. L’obligation morale est un devoir universel, à condition que la moralité soit une expression de l’esprit collectif et du devoir individuel.

-          La personnalité (personhood). Dans le système africain de valeurs,  la personnalité est liée aux valeurs communautaires, notamment la contribution au bien commun. Pour le leadership, la personnalité consiste en l’autorité morale en tant que le produit     des qualités individuelles conjuguées avec les perceptions communautaires.

La troisième section comporte les chapitres 5, 6 et 7. Elle traite des questions éthiques d’actualité dans la gestion des affaires publiques, politiques et économiques, notamment:

 

-          La gouvernance (chap.5): Khoza soutient que la bonne gouvernance consiste à sauvegarder les droits et la dignité humains. Dans cette perspective, elle ne saurait être autre chose qu’un esprit qui se traduit dans les normes et les pratiques pour que les orga-nisations (publiques, politiques, et économiques) puissent rester dans le droit chemin.

-          La responsabilité (chap.6) : le rôle du leadership est de servir d’exemple moral et visionnaire. Cette responsabilité s’applique non pas seulement aux personnes qui ordonnent les choses et gouvernent les hommes mais aussi aux entreprises en tant que citoyens corporatistes. Pour Khoza, ces derniers veulent dire que l’appellation ‘‘citoyens  corpo-ratistes’’ implique que les affaires doivent avoir un visage humain, c’est-à-dire des valeurs et une âme comme cela doit être de pratique dans la société sous l’étendard de la « responsabilité sociale des entreprises »(pp.201-203). 

 

-          Accountability  (chap.7). C’est la vertu principale de la bonne gouvernance. Elle rend compte de notre communalité humaine

 

La quatrième section traite du leadership  au niveau national, continental et mondial. La conclusion trace une perspective d’avenir basée sur le fait que le monde est ouvert au changement comme nos esprits et nos cœurs doivent être ouverts aux horizons en face de nous. L’auto-transcendance humaine ! Seulement, comme Africains, nous devons affirmer notre identité africaine avant de rechercher la citoyenneté mondiale (p.401). C’est dans cet ordre d’idée que Khoza termine sa réflexion et son analyse à laquelle elle ajoute une annexe qui traite du concept d’ubuntu comme socle de l’humanisme africain.

 

En parcourant le livre de Khoza, je remarque que l’auteur met un trait d’union entre le leadership et la transformation sociale tout en posant la question de ce qui constitue le leadership moral dans les affaires économiques, politiques, et la gouvernance d’une part, et dans le contexte local et mondial d’autre part. Pour en débattre, et en vue de convaincre son lecteur, Khoza recourt à  la tradition africaine. Celle-ci reste, selon lui, la seule base philosophante de la construction de la théorie et de la pratique du leadership dans le monde aujourd’hui.

 

Khoza n’est pas le seul à s’être intéressé à cette question du leadership africain piégé par les ma-laises politiques et socioéconomiques  dans une Afrique confrontée  à la crise morale mondiale. Les institutions et les centres d’étude sur le leadership évoluent ensemble avec les analyses et les réflexions sur cette question.  Ainsi, l’œuvre de Khoza se situe dans le cadre d’autres œuvres comme celles de Liza Ncube, Ubuntu : a transformative leadership philosophy (2010) ;  Greg Mills, Why Africa is poor and what Africans can do about it (2010) ; Adadevoh, Mener la transformation en Afrique(2007), Lovemore Mbigi, The Spirit of African Leadership  (2005), ainsi que de nombreux papiers présentés à l’occasion des colloques et conférences locaux et internationaux.

 

Toutefois, l’originalité d’Attuned Leader-ship tient à son caractère très universitaire. En fait, Khoza n’est pas novice sur le terrain de la nature et la  praxis du leadership. Il est bien plongé dans l’univers académique et celui des affaires politiques et économiques. Khoza est Professeur Emérite extraordinaire de l’Ecole des Affaires de l’Université de Stellenbosch et Professeur visiteur de l’Ecole des Affaires Investec de l’Université de Rhodes, en Afrique du Sud. Son œuvre est le fruit d’une mûre réflexion sur l’éthique du leadership telle qu’elle est reflétée dans ses œuvres : Let Africa Lead: African Transformational Leadership for 21st Century Business publié en 2006 et The Power of Go-vernance: Enhancing the Performance of State-Owned Enterprises co-publié avec Mohamed Adam en 2007. Les questions qu’il traite sont le fruit de sa longue expérience acquise comme directeur du conseil d’administration de plusieurs institutions financières comme Nedbank group, Aka Capital et des entreprises sud-africaines de portée mondiale. Il s’est beaucoup impliqué dans la formulation du Code King sur la Gestion des Entreprises, et il est Président de l’Institut des Directeurs de l’Afrique Australe. Khoza ne traite pas  de la question du leadership africain en dilettante, mais comme un averti chevronné.

 

Je vous recommande donc de lire‘‘Attuned leadership’’. Face à une pensée occidentale essoufflée dans ses fondements moraux, l’humanisme africain pourrait servir de sève nourricière et de levier vers un monde raisonnable et éthique. De ce point de vue, l’ouvrage de Khoza peut être un guide pour les gestionnaires des affaires politiques et économiques aussi bien au niveau national qu’international. De plus, l’ouvrage pourrait servir de manuel pour le  maître dans les instituts de leadership et de lampadaire pour les chercheurs en éthique des affaires. 

 

Cependant, la déficience fonda-mentale de l’ouvrage de Khoza est liée au déséquilibre au niveau de sa composition. Pour illustrer cela, la structure des appendices  va au-delà des proportions acceptables. La dédicace et la préface seules prennent une cinquantaine de pages. Soit environ 10 % du volume de tout le livre.

 

L’appendice, les notes, le glossaire et l’index prennent 90 pages, soit 17% du livre. L’appendice sur l’ubuntu qui devrait être   au début  pour informer le lecteur se trouve à la fin.  Malgré cela, l’ouvrage présente un mérite non négligeable. Il discute en effet de l’idée très débattue de nos jours dans les milieux universitaires africains, à savoir  la contribution de l’Afrique et de ses valeurs culturelles  à la gouvernance politique et économique dans la gestion des affaires locales et mondiales.

 

Symphorien Ntibagirirwa                     Ethique et Société

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