LE DROIT D’EXPRESSION DANS LA PERIODE ELECTORALE : CONTOURS ETHIQUES D’UN ENJEU POLITIQUE

Abstract: 

The right to expression and opinion is recognized by the Universal Declaration of Human Rights (UDHR) and The International Covenant on Civil and Political Rights (ICCPR) in articles 19 of each of these documents. The advocates take this right as a basis for democracy and paramount for respecting other rights and fundamental liberties. If the right to expression is so important to democratic society, how can it be exercised during electoral period? Who are the main actors and what are the principal factors involved? Are there any ethical consequences of such political stake?

This article will address these questions in three points. The first situates the right to expression in the international and regional legal norms, i.e. it considers the right to expression in the 1948 UDHR, the 1966 ICCPR and African legal instruments. The second point exposes the political dimension of the right to expression and its political implication during electoral period. The third and last point is an ethical reflection on what could be expected from the major actors involved in the electoral period, so that the exercise of the right to expression may contribute to the building of a democratic society, which favours a flourishing life for all concerned.

1.       Introduction

 

Quand les penseurs du 18ème siècle réclamaient la liberté de publier, ils ne s’imaginaient certes pas initier un processus qui aboutirait à ce qui est devenu aujourd’hui le droit à l’expression. Celui-ci fait maintenant partie de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (désormais DUDH) ; il est jauge du degré de démocratisation, objet et arme de lutte pour les activistes et organisations travaillant pour la liberté d’expression[1]. On le déclare fondement de tous les autres droits (Article19 2009 :3) et base de toute société démocratique (Aritcle19 1996 :6). L’UNESCO, quant à elle, affirme que « l’exercice de la liberté d’opinion, de la liberté d’expression et de la liberté de l’information, reconnu comme partie intégrante des droits de l’homme et des libertés fondamentales, est un facteur essentiel du renforcement de la paix et de la compréhension internationale » (1978 :art.2.1). Tout cela montre que le droit à l’expression est aujourd’hui compris comme indispensable pour le respect des autres droits et libertés fondamentaux ainsi que pour la construction d’une société démocratique.

 

S’il en est ainsi, le droit à l’expression est un enjeu majeur pendant une période électorale. En effet, comme le notent Swanson et Mancini, « le concept de démocratie, repose, après tout, sur la vue des procédures appropriées pour choisir les représentants et prendre des décisions politiques. Les gouvernements sont considérés démocratiques non pas parce que les rhétoriques les décrivent comme tels, mais parce que leur manière de choisir les décideurs politiques est en accord avec une certaine conception de la démocratie » (1996 :1)[2]. En d’autres mots, si la démocratie est bâtie sur le droit d’expression et qu’elle se mesure par la manière dont elle organise ses procédures électorales, c’est de toute évidence que le droit à l’expression devient la clé de voûte pendant la période électorale.

 

Par période électorale, nous entendons cette tranche de temps qui va de la pré-élection à la post-élection passant par les élections. La pré-élection commence avec tous les préparatifs qui préludent la campagne électorale et finit avec la fin de la compagne proprement dite. Les élections désignent les jours désignés quand les citoyens se présentent aux urnes. Et la période postélectorale désigne le temps entre la dernière élection et le dernier jour de l’entrée en fonction des institutions élues. C’est cette période qui nous intéresse dans cet essai. Comment le droit d’expression s’exerce-t-il pendant cette période ? Quels sont les enjeux politiques qui y sont impliqués ? Peut-on y dessiner quelques contours éthiques ? Telles sont les questions qui vont guider notre réflexion en trois grands points. Le premier point explore et discute les instruments internationaux qui soutiennent le droit à l’expression. En deuxième lieu, il s’agira de voir la dimension politique du droit à l’expression et le rapporter à la période électorale. Le dernier point sera une reprise des deux premiers points sous une perspective éthique.

2.      Le droit à l’expression dans les instruments internationaux

 

Par instruments internationaux, nous entendons les documents produits par l’ONU et les commissions onusiennes, ainsi que ceux des organisations régionales. Aussi les premiers instruments sont ceux de la DUDH et des conventions y relatives.

2.1. L’article 19

Le droit à l’expression est stipulé dans l’article 19 de la DUDH. Il se lit comme suit :

Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit (ONU 1948).

Ici le droit d’expression est lié à celui de la liberté d’opinion, car une opinion n’est telle que parce qu’elle est exprimée. Autrement dit, ce droit garantit la liberté de penser librement sans être forcé de suivre une certaine ligne idéologique prédéterminée et la possibilité d’extérioriser cette opinion. Ainsi se comprennent ses implications : l’individu a droit à ne pas être inquiété pour ses opinions exprimées et il a droit « à rechercher, recevoir et répandre » les idées et les informations sans que les frontières lui soient une barrière. Par les deux implications, le droit à l’expression plaide pour une liberté politique et se veut « sans frontières » dans sa dimension informationnelle.

Cependant, autour de la formulation déjà de ce droit, rôdent deux dangers potentiels. D’une part, la première implication signifie qu’il y a possibilité (si l’on a pas déjà eu l’expérience) qu’on soit inquiété à cause de ses opinions. D’autre part, en marquant que l’individu peut « chercher, recevoir et répandre les informations sans considération des frontières», l’article reconnaît implicitement que les frontières peuvent être une barrière à la recherche, la réception et la propagation de l’information. Les deux écueils potentiels au droit à l’expression amènent à poser la question de savoir si, justement, l’individu a le droit de tout dire partout et n’importe quand. Y aurait-il des circonstances telles que le droit à l’expression puisse être limité aussi bien au niveau de son exercice que de la propagation de l’information ?

Peut-être c’est en réponse à cette question que lePacte international relatif aux droits civils et politiques(désormais PIRDCP) réélabora sa formulation du droit à l’expression. Dans son article 19, il est stipulé que :

1. Nul ne peut être inquiété pour ses opinions. 2. Toute personne a droit à la liberté d'expression; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix  (ONU 1966).

Comme on le voit, les deux paragraphes de cet article reprennent en l’explicitant l’essentiel de celui de la DUDH. D’une part, il reconnaît que personne ne devrait être inquiété pour ses opinions et, d’autre part, que le droit à l’expression en tant que droit de rechercher, recevoir, et répandre l’information implique des moyens et des formes qui ne doivent pas être imposés, mais choisis librement. Jusqu’à ce point, il n’y a pas de limite imposée au droit à l’expression. Néanmoins, l’article ajoute un autre paragraphe qui précise que

3. L’exercice des libertés prévues au paragraphe 2 du présent article comporte des devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales. Il peut,en conséquence,être soumis à certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires: a) Au respect des droits ou de la réputation d'autrui; b) A la sauvegarde de la sécurité nationale, de l'ordre public, de la santé ou de la moralité publiques (Ibid.).

Le troisième paragraphe de cet article est crucial pour la suite de notre réflexion parce qu’il nuance le droit « quasi-absolu » d’avoir des opinions -et donc de ne pas être inquiété à cause de cela- et le droit à l’expression qui est limité par « des devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales ». La conséquence n’est que logique : ce droit pourra subir des restrictions sous certaines circonstances, notamment le « respect des droits ou de la réputation d'autrui; b) la sauvegarde de la sécurité nationale, de l'ordre public, de la santé ou de la moralité publiques ». Il est vrai que le même paragraphe insiste que lesdites « restrictions … doivent toutefois être expressément fixées par la loi et [être] nécessaires ». Mais la question est de savoir cequi menace le droit à l’expression et qui va déterminer ces lois et la nécessité de ces restrictions. Que faut-il-entendre par des termes comme « la santé ou la moralité publique » ? Qui déterminera le degré de danger à la sécurité nationale causé par l’exercice du paragraphe 2 ? Est-ce que ce droit n’est finalement pas laissé à l’arbitraire des décideurs politiques ?

Si nous ne pouvons répondre à ces questions pour le moment, les considérations ci-dessus montrent, toutefois, que, déjà au niveau des documents de l’ONU, il y a une tension entre l’idéal d’un droit à la liberté d’opinion et d’expression et l’exercice réel de ce droit dans les circonstances concrètes dont les modalités pratiques sont finalement laissées à l’arbitre des décideurs politiques. Nous y reviendrons, surtout quand il faudra appliquer ce droit dans une période électorale. Pour le moment, voyons rapidement d’autres sources.

2.2. Le droit à l’expression au niveau régional

Une fois adopté au niveau de l’ONU, le droit à l’expression est passé dans les textes des Organisations régionales, surtout celles chargées de la protection des droits de l’homme. Dans cette section, nous prenons l’Afrique pour illustration.

Dans sa Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples de 1981, l’ancienne Organisation de l’Union Africaine (OUA, l’actuelle Union Africaine) n’est pas très loquace sur le droit à l’expression. L’article 9 qui est y consacré n’est composé que de deux paragraphes d’une ligne chacun. On y lit, « 1. Toute personne a droit à l'information.2. Toute personne a le droit d'exprimer et de diffuser ses opinions dans le cadre des lois et règlements ». On remarquera une différence de taille entre la formulation de l’OUA et l’article 19. D’une part, alors que pour l’article 19 le premier paragraphe concerne le droit à la liberté d’opinion, l’article 9 n’y fait pas mention. Quant à l’information, il est simplement dit que « toute personne a droit à l’information », alors que pour l’article 19, « le droit à l’information » est une conséquence du droit à l’expression, en tant que possibilité de chercher, recevoir et répandre les informations, et ce, sans que les frontières constituent une barrière. L’article 19 suppose un sujet actif dans la formation de son opinion et la recherche de l’information, tandis que l’article 9 présente un sujet passif qui a droit à l’information, et il ne précise pas qui a la responsabilité de l’informer. D’autre part, l’article 19 lie le droit à la liberté d’opinion à son extériorisation par le droit à l’expression à travers les moyens choisis librement et sans limitation des frontières (plus détaillé surtout dans PIRDCP). L’article 9, de son côté, reconnaît le droit à l’expression des opinions et non de l’information, et ce, « dans le cadre des lois et des règlements ». Ci-dessus nous avions déjà noté la difficulté posée par un droit illimité (art.19 de la DUDH) corrigé par des mesures pouvant donner lieu à des abus (art.19 du PIRDCP). Avec l’article 9, « ce cadre de lois et règlements » n’est pas précisé, ni la mise en garde mentionnée par PRDCP que les restrictions à l’exercice du droit à l’expression sont motivées par « les devoirs et responsabilités » inhérents à un tel usage. Dans de telles conditions, rien de surprenant que « certaines des plus graves violations des droits humains et des libertés fondamentales soient justifiées comme nécessaires pour la protection de la sécurité nationale » (Article19 1996 :6).

Heureusement que, vingt ans après, l’UA,par le biais de la Commission Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (CADHP),a repris la question et explicité ce qui n’est pas si clair dans l’article 9 de l’OUA. Dans une Déclaration de Principes sur la Liberté d’Expression en Afriquede 2002 (DPLEA), la commission endosse l’article 9 tout en le dépassant. Ainsi, le premier article garantit le droit à l’expression et explicite ses implications :

 

1. la liberté d’expression et d’information, y compris le droit de chercher, de recevoir et de communiquer des informations et idées de toute sorte, oralement, par écrit ou par impression, sous forme artistique ou sous toute autre forme de communication, y compris à travers les frontières, est un droit fondamental et inaliénable et un élément indispensable de la démocratie.

 

On voit que cette formule combine les deux articles de la DUDH et du PIRDCP quant à la partie positive du droit, tandis que l’article 2 spécifie les circonstances dans lesquelles ce droit peut être restreint : « 1. aucun individu ne doit faire l’objet d’une ingérence arbitraire à sa liberté d’expression. 2. Toute restriction à la liberté d’expression doit être imposée par la loi, servir un objectif légitime et être nécessaire dans une société démocratique ».

 

Par , non seulement La Déclarationprécise le cadre de restriction du droit à l’expression mais aussi enjoigne-t-elle un rôle politique à la liberté d’expression qui est celui de contribuer à l’avènement d’une communauté démocratique. Ceci met en exergue une fois de plus la dimension politique du droit à l’expression qui devient encore prépondérant au cours d’une période électorale.

3.      Le droit à l’expression comme enjeu politique dans une période électorale

 

Sans exclure d’autres dimensions, le droit à la liberté d’opinion dans la DUHD fait allusion à l’opinion politique, surtout que la liberté de pensée, de conscience et de religion est déjà affirmée dans l’article 18. En outre, l’article 19 fait partie de ce que les spécialistes appellent la première génération des droits de l’homme –art.2-21, qui sont les droits civiques et politiques (Elwood 1990 :7-8). C’est la raison pour laquelle il est d’un grand intérêt d’examiner son importance pendant une période électorale. Aussi voudrions-nous approcher cette question sous deux angles. Premièrement, relever les implications d’un droit ; et deuxièmement, l’appliquer à une période électorale.

3.1.     L’autopsie d’un droit en tant qu’un droit de l’homme

 

Comme beaucoup d’auteurs l’affirment, les droits de l’homme sont des droits qu’on possède par le simple fait d’être humain (ex. Donnelly 2003 :7 ; Sharma 2006 :261).Dans notre cas, avoir un droit en tant qu’être humain signifie avoir un titre à quelque chose avec possibilité de réclamer quand ledit droit n’est pas honoré ou s’il est violé (Wolterstorff 2008 : 23). En outre, ce titre inhérent à l’individu en tant qu’être humain signifie qu’une fois non-honoré ou violé, c’est l’humanité dudit individu qui est atteinte. Ainsi, avoir un droit suppose que quelqu’un qui a le devoir de l’honorer et le manquement à l’obligation constitue un délit (Donnelly 2003 :8).

 

Outre la responsabilité correspondante à chaque droit, celui-ci peut être un droit contre ou un droit pour. Les spécialistes parlent de droits négatifs et de droits positifs. Les premiers correspondent aux droits civiques et politiques (2-21), parce qu’ils énoncent ce qu’il ne faut pas faire ; ils établissent les limites au-delà desquelles l’individu est violé dans son humanité. Quant aux seconds, ils « ordonnent » des actes à poser envers l’individu (Elwood, ibid.).

Dans la logique de ce que nous venons de dire, le droit à l’expression comme droit de l’homme est un droit inhérent à l’être humain en tant qu’être humain, et son non-respect constitue la violation de l’humanité même de l’individu. La Commission Africaine des Droits de l’Homme et des Peuple (CADHP) affirme que :

 

La liberté d’expression et d’information, y compris le droit de chercher, de recevoir et de communiquer des informations et idées de toute sorte, oralement, par écrit ou par impression, sous forme artistique ou sous toute autre forme de communication, y compris à travers les frontières, est un droit fondamental et inaliénable[3] (art. I.1).

 

 L’Article19 de son côté, souligne que « la liberté d’expression et l’égalité sont des droits fondamentaux » (2009 :3), et « l’accès à l’information est un droit de base » (1999 :2). Quant à l’International Mecanisms for Protecting Freedom of Expression (IMPFE), il note que « dans les dix dernières années, le droit à l’expression a été largement reconnu comme un droit fondamental, aussi bien par les courts régionales des droits humains que par d’autres institutions compétentes » (2010 :art.4). En résumé, le droit à l’expression est aujourd’hui reconnu comme un droit fondamental pour l’être humain.

 

Le droit à l’expression se situe également dans la catégorie des droits « négatifs », ceux qui posent des limites. Ainsi, l’article 19 de la DUDH affirme que l’individu a droit à la liberté d’expression et il ne doit pas être inquiété aussi bien pour cela que pour son expression. Il ne doit pas non plus être frustré dans la recherche, la réception et la propagation de l’information. Même quand il y a restriction, ce doit être dans le cadre de la loi (PIRDCP, art. 19 ; DPLEA, art. 3).

 

Ceci étant dit, les questions restent : qui a la responsabilité de protéger ce droit ? et le protéger contre qui ? Dans une période électorale, qui a ce droit ? qui a le devoir de l’assurer ? à quel degré ? Ces interrogations montrent que, en plus d’être un droit fondamental, le droit à l’expression constitue un grand enjeu politique en général, mais plus encore quand il faut l’exercer pendant une période électorale.

 

3.2. Le droit à l’expression pendant une période électorale

 

Que l’article 19 de la DUHD soit hautement politique, c’est ce qui ne peut échapper même à une lecture rapide des documents y relatifs. Dans son préambule, la CADHP est « convaincue que le respect de la liberté d’expression et du droit d’accès à l’information détenue par les organes et sociétés publics mènera à une plus grande transparence et responsabilité publiques ainsi qu’à la bonne gouvernance et au renforcement de la démocratie » et « que les lois et coutumes qui répriment la liberté desservent la société ». Dans son premier article, la CADHP souligne que le droit à l’expression est « un élément indispensable à la démocratie » (CADHP 2002 : art.I.1). IMPFE entend  « la liberté d’expression…comme un outil essentiel pour la défense des autres droits et comme élément primordial de la démocratie » (2010 : préambule). L’Article19 note que « le respect de la liberté d’expression et l’égalité ontun rôle crucial à jouer pour assurer la démocratie et un développement humain durable, ainsi que dans la promotion de la paix et la sécurité internationales » (2009 :3). Il affirme également que « la liberté d’expression ainsi que la libre circulation de l’information… sont d’une importance capitale dans une société démocratique, pour le développement personnel, la dignité et l’accomplissement de chaque individu, ainsi que le progrès et le bien-être de la société, et pour la jouissance des autres droits et libertés fondamentaux » (2000 :2). « L’information est [tout simplement] l’oxygène de la démocratie » (Article19 1999 :1).

 

De cela se déduit que l’exercice du droit à l’expression en tant que liberté d’expression et la libre circulation de l’information sont à la base d’une société démocratique et le fondement pour la protection et la promotion des autres droits et libertés fondamentales. Il est même le moteur du développement économique, de la paix et de la sécurité internationale. On pourrait donc dire qu’il y a un lien intrinsèque entre la démocratie et l’exercice du droit à l’expression ainsi que la circulation de l’information. La liberté de chacun d’exprimer son opinion est l’un des critères pour juger le niveau de démocratisation d’une société, en même temps que cette capacité d’exprimer son opinion et son exercice réel sont le ciment de la démocratie. Et l’un des lieux se manifeste ce lien intrinsèque entre démocratie et droit à l’expression est la période électorale.

 

Trent et Friednberg (1991 :3) nous font remarquer que « les élections sont importantes parce qu’elles nous permettent de participer activement dans la sélection de nos leaders. Elles sont le cœur de la démocratie ». En d’autres mots, les élections sont « le cœur de la démocratie » parce qu’elles nous offrent l’opportunité d’exercer notre liberté d’expression. C’est la raison pour laquelle elles doivent être organisées de telle sorte qu’il y ait effectivement la liberté d’expression. C’est justement parce que les élections sont le moment fort de l’exercice démocratique en tant qu’exercice du droit à l’expression que celui-ci devient un enjeu majeur. Nous retrouvons ici la plupart des questions que nous avions laissées en suspens jusqu’ici. En effet, si l’exercice du droit à l’expression est si crucial, qui doit s’exprimer ? quand ? avec quoi ? et pourquoi ? Ces questions touchent les points sensibles de la dimension politique du droit à l’expression pendant la période électorale.

 

Concernant la question de savoir qui doit s’exprimer, Article19 identifie trois acteurs principaux : les électeurs potentiels, les médias et les forces politiques en compétition électorale (1994 :3). Quant à Joslyn, « les participants majeurs [dans un processus électoral] sont les candidats et leurs organisateurs de compagne, les journalistes, les citoyens actifs et les citoyens non-actifs », (1984 :10), les citoyens actifs étant ceux qui suivent avec intérêt tout le processus en plus du vote, tandis que les citoyens non-actifs sont ceux qui ne s’engagent pas dans le processus électoral mais qui peuvent voter. De ces observations et sans considérer les sous-groupes, on pourrait dire qu’il y a quatre grands interlocuteurs impliqués dans un processus électoral : le politicien, l’électeur, le journaliste et l’observateur. Par politicien, nous entendons ce que l’Article19 appelle « les forces politiques » engagées dans la compétition électorale ; l’électeur ici désigne le citoyen quelconque du pays concerné. Le journaliste, quant à lui, représente tous les média et d’autres moyens de communication investis dans l’exercice électoral. Ils peuvent être privés ou gouvernementaux, locaux ou internationaux, écrits ou audio-visuels. Enfin, l’observateur tient la place de la communauté internationale.

 

Tous les quatre réclament et doivent exercer leur droit à l’expression pendant la période électorale. Mais pour la jouissance effective l’exercice effectif de ce droit, il faut des moyens, et ceux-ci sont enfin de compte les médias. C’est par les médias que les quatre interlocuteurs entre en contact par la communication. D’où le rôle prépondérant du journaliste, etce rôle varie d’un pays à l’autre. Par exemple, comme l’observe la CADHP, la partie du monde comme l’Afrique la tradition orale est plus dominante, la radio devient le moyen privilégié. Et l’Article19 note que « la radiodiffusion est de loin la source la plus importante de l’information, et le moyen de divertissement pour beaucoup de gens dans beaucoup de pays à travers le monde » (2002 :1). Dans ce cas, l’accès à ces moyens de communication est plus que fondamental pour l’exercice du droit à l’expression dans une période électorale, comme le remarque l’Article19 une fois de plus : « la demande constante des mouvements démocratiques pour des élections libres et transparentes aura toujours été l’accès à la télévision et à la radio » (1994 :8). Autrement dit,l’accès aux moyens de communication en fonction de ce qui est le plus efficace est primordial dans l’exercice du droit à l’expression pendant la période électorale.

 

Mais, en plus d’accéder aux moyens de communication pour jouir de son droit à l’expression, il faut également ajouter le critère temps : quand est-ce qu’on s’exprime et pendant combien de temps ? L’Article19 fait remarquer qu’ « en plus de la décision du temps alloué pour la diffusion en direct [des programmes du politicien], la détermination de quand lesdits programmes sont émis est une question de grande importance » (1994 :16). En effet, l’exercice du droit à l’expression est un exercice de communication. Pour ce faire, le politicien n’a pas simplement besoin du temps pour s’exprimer, mais du meilleur temps quand ses interlocuteurs, spécialement l’électeur, peuvent le suivre.

 

Cette question du temps nous conduit à cette autre de savoir pourquoi les quatre interlocuteurs doivent s’exprimer pendant la période électorale. D’une certaine manière, nous y avons déjà répondu en disant que la démocratie est bâtie sur la prise de parole en tant qu’expression échangée des opinions. Toutefois, nous avons aussi souligné que la période électorale est le moment de l’exercice réel de ce droit à l’expression. Aussi avons-nous besoin de savoir le but la jouissance de ce droit dans ce moment précis qu’est la période électorale.

 

L’expression exercée à travers la communication pendant la période électorale a un double rôle : informatif et formatif, afin que l’électeur puisse voter en connaissance de cause. Pour Kelly, « la campagne électorale devrait aider les électeurs à prendre des décisions rationnelles dans le vote. La compagne électorale a un rôle informatif » (1960 :8). L’Article19 abonde dans le même sens, même si l’organisation élabore sa position. Pour elle, « la démocratie dépend des points contradictoires justement et équitablement communiqués pour que les gens puissent faire des choix en connaissance de cause. La possibilité d’exprimer librement des vues contraires au statu quo est essentielle au vrai exercice électoral » (Article19 1994 :3). Aussi l’exercice du droit à l’expression pendant la période électorale a-t-il un rôle formatif ; il éduque les électeurs en les informant sur le processus électoral, l’importance de participer à l’élection, des droits civiques y relatifs, etc. (Article19 1994 :14). C’est aussi l’avis de la CADHP (2002 : préambule, §7).

 

Avec ce qui précède, nous espérons avoir démontré à satiété que le droit à l’expression estun enjeu politique majeur en général, et plus particulièrement pendant la période électorale, en conséquence, c’est à ce moment que des questions éthiques se posent. D’abord, nous retrouvons nos questions sur le droit : qui a le devoir d’assurerce droit pendant la période électorale ? Ensuite, quelles normes, si normes il y a, doivent guider l’exercice de ce droit entre les quatre interlocuteurs identifiés ? Enfin, quelle est la responsabilité de chacun ? Sommes-nous en droit de poser ces questions ? Autrement dit, ne sommes-nous pas devant une impasse éthique ? Nous sommes devant la dimension éthique du droit à l’expression pendant la période électorale.

4.      Contours éthiques d’un enjeu politique

 

Le droit à l’expression pose des problèmes éthiques quant à sa protection. En plus de cela, son exercice dans une période électorale en tant qu’interlocution entre les quatre personnages identifiés ne va pas sans soulever quelques questionnements. Pour ce faire, cette section s’attèle à ces deux aspects éthiques.

4.1. Le dilemme d’un Etat violeur et protecteur de droit

 

A plusieurs occasions, l’Article19 montre que l’Etat (gouvernement) est le premier violeur du droit à l’expression. Par exemple, l’organisation reconnaît que « les lois contre la diffamation restreignant indûment le débat public sur des problèmes d’intérêt public, sont souvent justifiées par les gouvernements comme nécessaires pour la protection de la réputation » (Article 19 2000 :2). L’Article19 note également qu’elle est « bien consciente que certaines des violations des droits de l’homme et des libertés fondamentales sont justifiées par les gouvernements comme nécessaires pour la protection nationale » (1996 :6). Ailleurs, l’organisation aligne les délits dont un gouvernement peut se rendre coupable envers le droit à l’expression, depuis la censure jusqu’à la persécution des journalistes passant par la fermeture ou l’interdiction de certains médias (Article19 1994 : 8-13).

 

L’IMPFE également abonde dans le même sens. Il observe que « le contrôle gouvernemental sur les médias, une limitation historique à la liberté d’expression, continue d’être un problème sérieux » et il énumère les formes que peut prendre un tel contrôle (2010 : art.1).

 

Ainsi, selon les plaintes ci-dessus, la première forme de violation du droit à l’expression est sous l’aval de la sécurité nationale ou la réputation, et elle est perpétrée par l’Etat. Il est à remarquer que la « sécurité nationale » fait partie des nuances apportées au droit à l’expression par l’article 19 du PIRDCP. Cependant, il y a aussi une autre forme qui consiste à ne pas libérer l’information, alors que les gens ont besoin d’ « avoir accès à l’information retenue par le gouvernement, s’ils doivent suivre la conduite de leur gouvernement et ainsi participer pleinement dans une société démocratique » (Article19 1999 :6). Pour cette organisation, le manque de la diffusion par les gouvernements est un signe de la mauvaise gouvernance, parce que « un mauvais gouvernement a besoin du secret pour survivre » (Article19 1999 :1). Mais ceci peut arriver aussi aux gouvernements démocratiques qui « préféreraient plutôt conduire le gros de leurs affaires loin des yeux du public. Et les gouvernements peuvent toujours trouver des raisons pour maintenir le secret…. Très souvent les gouvernements traitent l’information officielle comme leur propriété, plutôt que quelque chose qu’ils gardent et maintiennent au nom du peuple » (Ibid.).

 

Les gouvernements sont donc les premiers responsables des violations du droit à l’expression. Mais le paradoxe est que c’est le même Etat-gouvernement qui est chargé d’assurer la protection contre la violation de ce même droit. Aussi tous les principes pour la protection de la liberté d’expression sont supposés être mis en application par l’Etat : L’Etat devrait… (Article19 2009 ; CADHP 2002, etc.). Ainsi, comme le remarque bien Ishay, « nous nous retrouvons en train de nous imaginer un Etat gardien des droits de base et en même temps un gros monstre contre lequel il faut protéger les droits individuels » (2004 :8). Comment sortir de l’impasse ?

 

Beitz semble offrir une issue. Selon ce qu’il appelle un modèle à deux niveaux, il entend les droits de l’homme comme « des exigences dont l’objet est de protéger les intérêts individuels contre certains dangers prédictibles auxquels ils sont vulnérables sous certaines circonstances typiques de vie dans un monde moderne composé des Etats ». Sous cet angle, le premier niveau de protection des droits de l’homme est celui de l’Etat. Quand celui-ci faillit à sa mission, la communauté internationale devrait se mobiliser parce que « les droits de l’homme sont une matière de préoccupation internationale » (2009 :109).

 

Ce point est d’une importance capitale pour notre sujet. En effet, si l’Etat est le danger potentiel contre le droit à l’expression en général, la probabilité est grande qu’il fasse de même pendant la période électorale, en arguant les mêmes alibis. C’est ainsi que, au moins dans certains pays l’expérience démocratique est très récente, la communauté internationale devrait être impliquée réellement, pour s’assurer que les mécanismes étatiques ne sont pas déjà contre l’exercice du droit à l’expression. Ceci devrait, cependant, se faire avec tact afin de respecter la souveraineté nationale de chaque peuple tout en protégeant la liberté d’expression, ainsi éviter des buts impérialistes inavoués. Ici se situe le rôle prépondérant de la diplomatie, exercée surtout au niveau régional, avant même d’en faire un problème mondial.[4] Ainsi, au cas les mécanismes étatiques ne sont pas en faveur de la liberté d’expression et la libre circulation de l’information, la première responsabilité éthique pour un exercice effectif du droit à l’expression au cours de la période électorale repose sur la communauté internationale. Ceci n’exonère cependant pas les acteurs nationaux comme le montrent les lignent qui suivent.

 

4.2. De l’éthique dans l’exercice d’un droit

 

Ci-dessus, nous avons relevé quatre acteurs-interlocuteurs principaux dans l’exercice du droit à l’expression pendant la période électorale : l’observateur, le journaliste, l’électeur et le politicien. Quel est le rôle de chacun et que peut être l’attitude éthique qui conviendrait ?

 

Sous l’observateur, nous entendons toute personne extérieure à l’Etat concerné, mais intéressée par le processus électoral. Elle peut être une personne physique ou morale, et les raisons de son intérêt peuvent être multiples et variées. Quel peut-être alors son rôle et sous quel mode peut-il prendre part dans les discussionsélectorales ? Pour une personne physique, il n’est pas facile de trouver une modalité qui l’accommoderait dans ce débat, pour que sa voix soit active, surtout que l’intérêt des observateurs dépend en grande partie de l’importance du pays concerné, de la proximité géographique, ainsi que des relations diplomatiques et historiques entre les Etats. Par exemple, il est sans conteste que les gens de la Région des Grands-Lacs d’Afrique suivent avec plus d’intérêt que les Américains, les élections qui se préparent aussi bien au Burundi qu’au Rwanda. Aussi les deux pays candidats aux élections devraient-ils être attentifs à ce que l’entourage attend d’eux, puisque les deux s’influencent mutuellement. En ce qui concerne le Burundi, les querelles autour de l’enregistrement d’étrangers montrent que ceux-ci ne sont pas aliénés à la politique burundaise. Donc, même si la personne physique semble ne pas jouer un rôle actif dans une période électorale, il reste qu’elle mérite l’attention des autres acteurs concernés.

 

Ceci est tout autre pour la personne morale, comme les ONG et les autres organisations internationales. Avec sa capacité de lobbying, elle prend part une active dans les débats nationaux, les stimulant par ces vues plus ou moins « neutres ». C’est dans ce cadre qu’on peut concevoir le rôle des observateurs internationaux des élections. Il ne devrait pas concerner simplement les « jeunes démocraties », mais aussi les plus « vieilles », puisqu’il ne s’agit pas d’abord de veiller à ce qu’on ne vole pas les votes ou ne truque pas les urnes, mais plutôt comme un droit d’être et de prendre parole si besoin est. Dans le cas contraire, les observateurs risquent de prendre la casquette de « surveillant » qui surveillent l’examen démocratique menacé de vol par les assoiffés invétérés du pouvoir. Une telle attitude ne peut pas convenir dans l’exercice du droit à l’expression, puisque celui-ci doit se fonder sur le respect mutuel sans lequel il n’y a pas d’écoute. Bref, l’observateur en tant que personne morale participe activement dans les débats qui meublent la période électorale, et neutralité et respect sont des valeurs indispensables dans la jouissance de son droit. Qu’en est-il du journaliste ?

 

Le rôle du journaliste pendant la période électorale est énorme. Il est l’intermédiaire entre le politicien et l’électeur, entre le public interne et le public externe. C’est ainsi que l’attente du public est qu’il suive la déontologie professionnelle. Concernant lesmédias étrangers, non seulement ils offrent un point de vue plus ou moins objectif par rapport à ce qui se joue sur la scène interne, mais encore ils offrent une source alternative d’information. Ils « peuvent donc influencer les opinions des électeurs » (Articles19 1994 :30). A cet effet, ils doivent s’ouvrir à toutes les tendances politiques afin que l’électeur se retrouve devant une information équilibrée.

 

Toutefois, le risque ne manque pas qu’un média international soit politiquement sympathique à tel candidat plutôt qu’à tel autre, ou être perçu comme tel, c’est-a-dire être politiquement étiqueté. Ceci peut alors créer un climat tendu, surtout quand le média en question est en conflit avec le candidat gouvernemental. Arrivé à ce niveau, le climat électoral devient tendu et l’interlocution en pâtit. C’est la raison pour laquelle, le droit du journaliste de chercher, de recevoir et de répandre l’information même au-delà des frontières (article 19) doit s’exercer toujours dans la prudence pour que l’électeur reçoive l’information voulue.

 

S’il y a un tel risque pour les médias étrangers, les médias locaux publics et privés doivent être politiquement non-alignés. Nous excluons ici les médias affiliés aux différentes tendances politiques qui peuvent être considérés comme une voix du parti. Le premier risque vient du fait que les personnes qui y sont engagées sont des citoyens concernés directement par le processus. Comme tout citoyen en âge requis par la loi pour voter, elles sont supposées se présenter aux urnes; et comme tout habitant du pays concerné, elles seront touchées par la résultante du processus électoral. Autrement dit, elles ont une préférence politique. Dépasser cette préférence politique personnelle pour communiquer la vision politique du candidat est le rôle hautement éthique que doit jouer la personne professionnelle des médias en tant que citoyen. Dans ce cas, son droit à l’opinion n’est-il pas frustré? Pour répondre à cette question, il faut souligner la distinction nécessaire entre le droit à l’opinion personnelle et le devoir d’informer, et pouvoir distinguer l’exercice des deux.

 

Mais le plus grand risque du journaliste vient des médias publics. Comme le remarque l’Article19, « les élections libres et transparentes dépendentde la capacité des nouveaux médias à fonctionner d’une manière impartiale et professionnelle », sachant toutefois que, « sous n’importe quelles conditions, tenir aux standards du journalisme est difficile dans le contexte d’une campagne électorale » (1994 :25). Le danger est alors que les médias publics soient simplement alloués au candidat gouvernemental au détriment des autres, devenant « le porte-parole du gouvernement plutôt que de servir l’intérêt public » (Article19 2000 :1). Le danger peut venir aussi de la confusion entre les travaux du gouvernement et ceux de campagne (Article19 1994 :25-30), le gouvernement peut se cacher derrière les programmes gouvernementaux pour faire sa campagne électorale qui exclut les autres tendances politiques. On pourrait ajouter la manipulation de ces médias par le gouvernement pour son propre candidat. Même les médias privés peuvent être pris à partie s’ils offrent la parole au « mauvais » candidat.

 

Ces quelques exemples illustrent que le journaliste est un interlocuteur important dans l’exercice du droit à l’expression pendant la période électorale. Mais, en même temps, il est confronté à des risques potentiels en mesure d’entacher l’interlocution, par conséquent rendre l’exercice tendu. En plus du professionnalisme, une certaine prudence est donc nécessaire, surtout dans les contextes les règles du jeu démocratiques ne sont pas encore complètement assimilées ni joyeusement acceptées. Et comme l’Etat se retrouve avec un grand rôle pour l’exercice du droit à l’expression surtout au cours de la période électorale, nous retrouvons l’importance de la communauté internationale, afin que tous les acteurs engagés puissent en bénéficier, mais surtout l’électeur. Quel est son rôle et quel peut être son attitude ?

Tout le processus électoral comme exercice du droit à l’expression vise à informer l’électeur pour qu’il puisse élire en connaissance de cause. Mais, l’électeur peut être à la fois passif et actif. Par actif, nous entendons celui qui est intéressé par les élections et y prend activement part, tandis que le passif n’y trouve d’autre intérêt qu’une obligation civique qu’il peut ou ne pas remplir. Deux écueils déjà se présentent devant cet objectif noble de « faire un choix rationnel ». Le premier est qu’on peut douter de la rationalité du vote de l’électeur. Est-ce vraiment la rationalité ou la passion qui motive le choix de l’électeur ? Sans doute les deux, mais il est à penser que la passion y possède une grande part, sinon la rhétorique (comme art de séduction) dans la campagne n’aurait plus sa place (pour ne mentionner que celle-ci) (Trent et Friedenberg, 1991).

 

En effet, ce n’est pas toujours sûr que le candidat aux bonnes idées passe avant les autres. En outre, les sujets de campagnes sont souvent d’une telle technicité qu’ils sont limités au cercle des initiés. Certes, si un candidat parle d’une assurance de santé, de la réduction des taxes sur les produits de première nécessité ou de la hausse des salaires, tout le monde « prétend » comprendre sur le champ. Mais souvent, l’électeur moyen n’a pas l’occasion de poser la question de savoir d’où viendront les moyens pour réaliser tous les projets annoncés dans la compagne électorale. Il se contente d’être spectateur en suivant les débats télévisés (Swanson et Mancini, 1996 :16), lesquels peuvent être plus séduisants qu’instruisants.

 

Le deuxième écueil qui est la conséquence du premier, c’est le risque de la manipulation. En effet, dans ce contexte l’émotion joue un si grand rôle, le plus séduisant risque d’être le meilleur candidat pour l’électeur. On pourrait objecter que « la séduction » n’est que la porte d’entrée pour enfin comprendre les projets politiques des candidats, mais l’objection trouve sa réponse dans la réflexion sur le premier écueil.

Dans ce contexte, que devient l’exercice du droit à l’expression pour l’électeur ? Il se situe à trois niveaux :

 

Le premier est la discussion ordinaire entre citoyens. Même si le citoyen en général pourrait ne pas comprendre les projets qui lui sont présentés et malgré l’impossibilité de débat direct avec les candidats, il reste que si l’information circule, celle-ci alimente les discussions des citoyens dans leur vie ordinaire. Ils peuvent ne pas comprendre les raisons des candidats, mais, au moins, ils trouvent les raisons pour eux-mêmes de voter pour tel candidat que pour tel autre, et ils peuvent les argumenter. C’est pourquoi le droit à l’expression reste important pour l’électeur pendant la période électorale.

 

Le deuxième niveau concerne surtout le citoyen actif membre d’un parti politique qui participe dans les meetings. Par sa présence à ces réunions politiques, il exprime déjà son opinion en manifestant son adhésion à un tel courant politique. Par exemple, participer dans un meeting en tant que membre, ou porter les insignes du parti, c’est exprimer son accord à l’idéologie du parti porté par le candidat présidentiable.

 

Le troisième concerne le jour de vote l’électeur s’exprime sur le choix d’un candidat qui, selon lui, incarne le mieux ses idéaux.

 

En somme, l’électeur exerce bien son droit à l’expression pendant la période électorale, et pour cela il a besoin de l’interaction avec les autres interlocuteurs impliqués. La valeur essentielle ici pour l’électeur est le respect et l’estime mutuelle : le respect des autres opinions, le respect et l’estime de la validité des raisons contraires aux siens, et surtout respect des résultats des élections, si les règles du jeu ont été respectées et si les autres interlocuteurs ont confirmé la validité des élections. Mais cela dépendra davantage du politicien, à qui nous nous intéressons maintenant.

 

Le politicien est la figure-clé dans l’exercice du droit à l’expression pendant la période électorale. Il est l’attention, le sujet des débats et l’objet des critiques des trois autres interlocuteurs. C’est lui qui donne le contenu des discussions de la période électorale. Aussi sa tâche et sa responsabilité sont de grand intérêt. En effet, le bon déroulement d’une période électorale ne dépend pas seulement de l’accès des candidats aux médias (Article19 1994 :25), mais aussi, et même plus encore, du contenu des discours et l’engagement des candidats à respecter les règles du jeu. Dans une période électorale l’émotion joue un grand rôle, il est facile d’allumer les passions et d’embraser les débats par des discours consciemment construits à cet effet. Lesdits discours peuvent puiser dans le patrimoine historique commun d’une mémoire blessée pour inciter à la violence ou pour inhiber l’évocation de certaines questions d’intérêt public. L’Article19 reconnaît que « certains discours, par exemple l’incitation intentionnelle à la haine raciale, est si dommageable à l’égalité qu’il devrait être prohibé ». Mais l’organisation se presse d’ajouter que « des règles interdisant un tel discours devrait être étroitement définies pour prévenir un abus quelconque de restriction, notamment pour des raisons d’opportunisme politique » (2009 :4). Nous retrouvons la tension déjà rencontrée entre le droit à l’expression et les restrictions quelques fois nécessaires pour certaines fins déterminées par la loi.

 

De ces considérations ressort un premier principe pour le politicien : d’un côté, il doit utiliser des discours qui ne menacent pas la sécurité publique ; de l’autre, la loi déterminant le cadre du discours politique ne doit pas être un obstacle à l’exercice du droit à l’expression.

 

Mais cela n’est pas tout ! Même dans le cadre légal, le politicien peut manipuler la population par des discours creux qui ne n’apportent rien de concret dans l’organisation politique de la société. Ceci est d’autant vrai que, comme l’observe Kelly,

 

Les campagnes sont des luttes pour le pouvoir et les profits du pouvoir. Ceux qui font la campagne ne sont pas des chercheurs de vérité de telle sorte qu’elle altère leur argument. Pour eux, la valeur d’un argument dépendra de sa capacité d’attirer l’attention, d’élever l’enthousiasme des partisans, et de gagner le soutien, et ceci peut ne pas coïncider avec sa valeur comme vérité.

 

Il ajoute,

 

Si, en exploitant l’irrationalité de l’électorat, les candidats vont gagner les votes, alors ils sont sous la compulsion de procéder de la sorte chaque fois que les votes à gagner de cette manière semblent, probablement, offrir une marge de victoire (1960 :17).

 

C’est dire que la première valeur de l’homme politique n’est ni vérité, ni vertu ordinairement comprises, même si aucune d’elles n’est formellement bannie (Ingiyimbere 2007). Max Weber a remarqué cela et caractérisait l’homme politique par la passion, le sentiment de responsabilité et le coup d’œil. Si bien que pour Weber, c’est un péché mortel pour l’homme politique de ne défendre aucune cause et n’avoir pas de sentiment de responsabilité (Weber, 1959). 

 

Avec ces remarques de Weber, nous retrouvons un point important : ce n’est pas parce que l’homme politique n’est pas l’homme de vérité qu’il n’y a pas de valeurs éthiques qui doivent guider son exercice de droit à l’expression. Il doit défendre une cause et savoir qu’il a la responsabilité de l’assumer, même si, au-delà de tout cela, il y a le pouvoir qui est en vue. Il doit être capable d’assumer ses gestes et le contenu de ses discours, et non pas le mettre sur le compte de la campagne électorale. Il ne doit pas profiter de la complexité des dossiers discutés pour se dérober à la responsabilité envers les autres interlocuteurs.

 

Toutefois, comme l’a montré Kelly, il est peu probable que le politicien qui court derrière le pouvoir se résigne à prendre tous les moyens nécessaires pour y accéder, ou qu’il prononce un mea culpa public pour avoir manqué une cause à défendre et moins encore ne pas avoir eu le sentiment de responsabilité. Par conséquent, il revient aux autres interlocuteurs, et plus particulièrement à l’électeur, de forcer l’homme politique à respecter ces valeurs. Comme le note bien Kelly, « la consistance logique des promesses de compagne dépend… de la capacité de l’électorat à évaluer la consistance logique de telles promesses », de détecter les erreurs et de distinguer l’essentiel du trivial (1960 :17).

Mais comme il est possible que la grande majorité de l’électorat ne soit pas à mesure d’apprécier la consistance logique, les erreurs et la subtilité des promesses et discours électoraux, l’interaction entre l’électeur, le journaliste et l’observateur devient crucial. En effet, il revient aux derniers de traduire dans un discours accessible à l’électorat moyen ce que le politicien expose dans une rhétorique complexe. Ceci pourrait alors contribuer davantage au but de la compagne électorale : aider l’électeur à choisir en connaissance de cause, et cela ne peut passer que par l’exercice du droit à l’expression.

Conclusion

Le droit à l’expression est sur la liste de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Les activistes qui luttent pour le respect de ce droit le prennent pour base de la démocratie et du respect des autres droits et libertés fondamentaux. S’il est si important pour une société démocratique, comment peut-il s’exercer au cours d’une période électorale ? Qui sont les premiers acteurs impliqués ? Quelles sont les conséquences éthiques d’un tel enjeu politique ?

 

Telles étaient les questions qui ont motivé et animé les lignes ci-dessus. Le premier point a  situé ledit droit dans le contexte international et régional, afin d’illustrer son importance. Le deuxième a mis en exergue son importance politique et le troisième et dernier point a exploré des implications éthiques de son exercice dans le contexte électoral.

Le parcours théorique de cette question si complexe révèle que, pour que l’exercice du droit à l’expression comme enjeu politique soit effectif, il faut conjuguer des acteurs locaux et internationaux avec des facteurs internes et externes en respectant certaines normes éthiques. Celles-ci sont toujours à reconstruire parce qu’elles impliquent l’observateur qui peut se distraire, le journaliste qui peut se laisser corrompre,  l’électeur qui peut se désintéresser et se laisser séduire, et le politicien qui peut profiter de ces failles pour accélérer sa course au pouvoir au mépris de toute norme éthique. Aussi le droit à l’expression devient-il non seulement discussion des opinions et circulation de l’information, mais aussi attention à l’opinion énoncée et examen de l’information reçue, afin que l’électeur puisse se formuler les raisons de voter ou ne pas voter, choisir tel ou tel autre candidat au moment des élections. Tel est l’idéal. Encore faudra-t-il que chaque acteur,  l’Etat ou la communauté internationale, prenne sa responsabilité et s’engage dans la construction d’une communauté politique qui puisse permettre l’accomplissement de chacun.

 


[1]On peut citer, entre autre, Reporters sans Frontières, Article19 : Global Campaign for Free Expression. Nous utilisons beaucoup de documents publiés par cette dernière. Et comme elle prend son nom de l’article 19 de la DUDL, nous utilisons le caractère en italique pour désigner l’organisation, et le caractère normal pour renvoyer à l’article 19.

[2]Pour toutes les citations tirées des œuvres dont les titres sont en Anglais, les traductions sont les nôtres.

[3]La mise en exergue est la nôtre

[4]Par communauté internationale, nous entendons les corps moraux et/ou politiques formés au niveau régional ou international avec force morale (et même physique) qu’ils peuvent exercer sur un Etat membre qui enfreint les règles de jeux.

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