L’ACCORD D’ARUSHA ET LA LOI FONDAMENTALE A L’EPREUVE DU DEBAT SUR LA SECURITE AU

Abstract: 

This paper proposes a philosophico-analytic approach to the issues of security and governance in the context of Arusha peace agreement and the Constitution of the Republic of Burundi. It aims to question the possible management of the Burundian post-conflict society on the basis of peace. Unfortunately, this is operated without taking into account the power abuse that generates conflicts. As a result, the potential authoritarian behaviors crop at the heart of power exercise in the aftermath of the social contracts obtained after a long time of war. The analysis is based on the hypothesis that Arusha agreement and the Constitution of the Republic are political conventions whose philosophy contradicts that of the ghettos. Since this philosophy has failed, both texts have unknowingly built a political authoritarianism that political pluralism has masked and has instituted an alternative ground for all political powers that deny the rights and lives of citizens. Therefore, having all the prerogatives of security, the new leading class has easily drowned into authoritarianism as this motivates them for disciplinary power instead of security power.

1.       Introduction

 

Les manifestations du 26 avril 2015 à Bujumbura et leur violente répression qui en est suivie ont relancé le débat sur : (i) la formation morale et civique ainsi que le professionnalisme des corps de défense et de sécurité; (ii) la problématique de l’analytique du pouvoir (pouvoir- sécuritaire versus pouvoir-disciplinaire) et de la gouvernance politique. Cette double remarque soulève les questions suivantes: (i) comment construire un système politique susceptible de réduire au minimum la possibilité de recourir à la force dans l’élaboration de stratégies de sécurisation du citoyen exerçant démocratiquement ses libertés d’opinion et d’expression? (ii) Doit-on rendre compte des rapports de pouvoir uniquement en termes de répression et d’assujettissement ou est-il possible de fonder leur stabilité sur l’acceptation ou le consensus des sujets non produits par la domination ou la discipline?  

 

L’Accord d’Arusha (A.A) et la Loi Fondamentale (L.F)[1] répondent à ces questions. Aussi, dans l’A.A, est-il stipulé que «Les droits fondamentaux doivent être respectés dans l’ensemble de l’ordre juridique, administratif et institutionnel» (art. 3, alinéa 30). Ainsi, par exemples, « toute femme et tout homme a (sic) droit à la liberté de sa personne, notamment à l’intégrité physique et à la liberté de mouvement. Toute femme et tout homme a (sic) droit à la vie. Nul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Nul ne sera traité de manière arbitraire par l’Etat et ses organes. Nul ne peut être privé de sa liberté, si ce n’est conformément à la loi. La liberté d’expression et la liberté des médias sont garanties. L’Etat respecte la liberté de religion, de pensée, de conscience et d’opinion» (art.3, alinéas 7, 6, 5, 22, 13). La L.F. constituant la loi suprême que le législatif, l’exécutif et le judiciaire doivent faire respecter, toute loi qui ne s’y conforme pas est frappée de nullité. Aussi la L.F. somme-t-elle tout burundais chargé d’une fonction publique ou tout élu à une fonction politique de travailler dans la recherche de l’intérêt général avec conscience, probité, dévouement et loyauté (art. 71). En tant que burundais, il doit « veiller, dans ses relations avec la société, à la préservation et au renforcement des valeurs culturelles » et ainsi « contribuer à la sauvegarde de la paix, de la démocratie et de la justice sociale » (art. 68 et 73). 

Mais la tendance au pacifisme[2] sous-jacente à l’A.A. et la L.F. soulève le questionnement suivant sur lequel cet article entend se pencher: Est-il possible de gérer une société post-conflit uniquement sur base de la paix ? Ne faut-il pas tenir compte des abus du pouvoir considérés souvent comme ‘‘conflit-gènes’’. La dérive autoritaire n’est-elle pas toujours possible au cœur du pouvoir, surtout lorsqu’il résulte d’un contrat social obtenu après une longue période de belligérance[3] ?

De fait, l’A.A. et la L.F. sont des conventions politiques dont la philosophie est en contradiction avec celle de ceux qui devraient en assurer le strict respect. Ne l’ayant pas pris en compte, ces deux textes ont, sans le savoir, construit un totalitarisme politique masqué de pluralisme politique et ont ainsi institué une sorte de ‘‘Tiers’’ à qui tous les pouvoirs de décider de la vie et/ou de la mort du citoyen ont été confiés. Ainsi, dotée de toutes les prérogatives de sécurité, la nouvelle classe dirigeante a cédé à la dérive autoritaire et a institué le pouvoir disciplinaire à la place du pouvoir sécuritaire.

Cette réflexion prend en compte cette idée et la discute à travers les points suivants: 1. Scruter la question de la sécurité à partir de la théorisation. 2. Le Burundi, une société prise dans le tourbillon de la crise récurrente. 3. De la gouvernementalité biocratique à la gouvernementalité thanatocratique.

2.      Scruter la question de la sécurité à partir de la théorisation

 

2.1.Hobbes, Rousseau et Locke

 

Dès le début de la pensée politique moderne, liberté et sécurité président à la naissance du contrat social. Si l’on prend, par exemple, le Léviathan de Hobbes- ce dieu mortel-, on voit que la peur est à l’origine, peur liée à la guerre de tous contre tous, où le danger est permanent et la mort imminente, précisément parce que tous les hommes ont les mêmes passions et les mêmes intérêts. Dans un tel état, « aussi longtemps que dure ce droit naturel de tout homme sur toute chose, nul, aussi fort ou sage fût-il, ne peut être assuré de parvenir au terme du temps de vie que la nature accorde ordinairement aux hommes.» (Hobbes 1999: 129).

 

Il en découle que tout individu doit s’évertuer à la paix, aussi longtemps qu’il a un espoir de l’obtenir, mais quand il ne peut pas, il doit utiliser son droit naturel qui est celui de se défendre par tous les moyens dont il dispose. C’est pourquoi, l’on ne peut consentir à se dessaisir du droit qu’on a sur toute chose que si les autres y consentent également ; car, aussi longtemps que chaque individu conserve ce droit de faire tout ce qui lui plaît, tous les hommes se trouvent dans l’état de guerre.

Il ressort de ce qui précède que seule la sécurité de la personne du bailleur justifie le fait de renoncer à un droit et de le transmettre, tant pour ce qui regarde sa vie que pour ce qui est des moyens de la conserver dans des conditions qui ne la rendent pas pénible à supporter. Cette transmission mutuelle de droit est ce que Hobbes (1999: 132) appelle contrat.

Dans le contrat, ce que chaque contractant reçoit de l’autre, c’est de pouvoir mériter qu’il renonce à son droit. Une telle éventualité n’est possible que s’il existe un pouvoir commun établi au-dessus des deux parties, doté d’un droit et d’une force qui suffisent à leur imposer l’exécution.  De fait,

celui qui s’exécute le premier n’a aucune assurance de voir l’autre s’exécuter à son tour: les liens constitués par les paroles sont en effet trop fragiles pour tenir en lisière l’ambition, la cupidité et la colère des hommes, s’ils n’ont pas la crainte de quelque pouvoir coercitif, et une telle crainte, dans l’état de simple nature, où tous les hommes sont égaux et juges du bien-fondé de leurs craintes personnelles, ne peut pas être supposée avec quelque vraisemblance » (1999 : 136).

Cette analyse appelle deux remarques: La première, c’est qu’implicitement Hobbes limite la politique à sa fonction première, celle d’assurer la sécurité (c’est-à-dire l’assurance contre la mort violente). La seconde remarque est que l’auteur de Léviathan reconnaît l’existence d’un tiers à la sentence duquel les parties du débat se soumettent,  au nom surtout  du précepte qui stipule : « que ceux qui sont en dispute soumettent leur droit au jugement d’un arbitre » (p. 156) ; faute de quoi l’état de guerre de chacun contre tous pourra persister.

Hobbes conçoit donc le pacte social comme la seule condition de possibilité de la liberté et de la sécurité. Quel est le point de vue de Rousseau à ce sujet ? Selon ce dernier, en effet, l’état de nature est supposé un état de l’homme hors société. Il sert de toile de fond au contrat. Le sauvage qui hante l’état de nature peut être supposé bon par nature ou en proie aux passions primitives ; quoiqu’il en soit, cette sauvagerie ne peut que dégénérer en violence ouverte, car tous les hommes ont les mêmes intérêts et le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être. En se socialisant, le sauvage échappe au danger de la mort dont il est le porteur et se civilise: il est perfectible.

Ainsi le pacte social devient « une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant » (Rousseau 1966 : 51). Tous abandonnent tout, c’est-à-dire leur prétendue liberté de subsister, de tuer, de piller, de contraindre, mais aussi d’être tué, dépouillé ou contraint par les plus forts (p. 20).

Chez Rousseau, le calcul d’intérêts ne fonde pas le contrat social. Partisan de la bonté naturelle de l’homme, l’état de nature n’est pas, pour lui, le règne de la sauvagerie brutale que présente Hobbes. Loin d’admettre que le droit se fonde sur la force, Rousseau professe que l’homme est libre et que cette liberté est inaliénable. C’est pourquoi, il conçoit le contrat social comme l’abandon des droits individuels, non pas à un chef, mais à la collectivité, dans la volonté générale où se retrouvent les volontés individuelles parce qu’obéissant à elles-mêmes. En clair, les clauses du contrat peuvent se résumer en cette idée apparemment dialectique: l’aliénation totale de chaque sociétaire avec tous ses droits à toute la communauté pour son acquisition de la liberté conventionnelle et sa latitude de rentrer dans ses premiers droits pour une reprise de sa liberté naturelle en cas de violation du pacte social.

Dans l’introduction à ‘‘Du contrat social’’, Pierre Burgelin (1966 : 26) affirme que « la cité n’existe qu’en vue du bien de l’homme, c’est-à-dire son accomplissement comme volonté éclairée, (ainsi donc), nous n’avons pas à nous abandonner à un destin qui ferait des hommes des simples objets, mais à nous référer aux fins de la cité, déterminées par le contrat ».

 Or, comme nous l’avons bien mentionné avec Hobbes, c’est autour de la question de la sécurité que se joue de manière singulière la substance fondamentale du contrat. Le rapport à la vie et à la mort y est évoqué de façon transversale. Par conséquent, le corps politique ou le pouvoir souverain ne peut jamais s’obliger, même envers autrui, à rien qui déroge au contrat, par exemple l’aliénation des clauses du contrat ou la soumission à un autre souverain. 

Locke revient sur l’idée de contrat qui est l’une des raisons principales pour lesquelles les hommes ont quitté l’état de nature et se sont mis en société. Car, « là où il existe une autorité, un pouvoir sur terre, dont on puisse obtenir le redressement souhaité grâce à un recours, cela exclut la continuation de l’état de guerre et ce pouvoir tranche le différend » (Locke 1985: 86).

Du coup, Locke tient à élucider la différence qui sépare l’état de nature de l’état de guerre. L’état de nature, dit-il en effet,  est celui où

les hommes vivant ensemble selon la raison, sans aucun supérieur commun qui soit compétent pour statuer sur leurs litiges. Au contraire, la force, ou le projet déclaré d’user de la force contre la personne d’un autre, en l’absence de tout supérieur commun qui puisse connaître des recours formés à des fins de redressement, voilà l’état de guerre (Locke 1985: 85).

Ainsi, l’absence d’un juge commun compétent place l’humanité entière dans l’état de nature; l’exercice illégal de la force contre la personne d’un homme crée l’état de guerre. Ici, la liberté est dite naturelle. Elle pousse l’homme à vivre affranchi de tout pouvoir supérieur sans dépendre de la volonté, ni d’aucune autorité législative, ni d’aucun homme; à ne connaître d’autre règle que la loi de la nature (p. 87).

Seule la volonté de se mettre en société est l’une des raisons majeures pour lesquelles les hommes préfèrent sortir de l’état de nature. En conséquence, la liberté consiste à ne respecter aucun autre pouvoir législatif que celui qui a été établi dans la République d’un commun accord et à ne subir l’empire d’aucune volonté, ni la contrainte d’aucune loi, hormis celles qu’institue le législateur, conformément à la mission dont il est chargé. La liberté n’est donc plus la liberté pour chacun de faire ce qui lui plait, de vivre comme il l’entend et de n’avoir les mains liées par aucune loi. Toutefois, « aucun homme ne saurait, ni par voie conventionnelle, ni de son propre consentement se faire l’esclave d’autrui, ni reconnaître à quiconque un pouvoir arbitraire, absolu de lui ôter la vie » (Locke 1985: 89).

Grosso modo, l’idée générale des théories contractuelles est que les sociétés doivent leur existence et les lois qu’elles déterminent à une dénégation implicite ou explicite de ceux qui en font partie. A l’origine, c’est par une entente explicite que les ancêtres auraient chargé un des leurs pour les gouverner.

Même si les trois philosophes s’accordent sur cette idée générale, leurs divergences s’affichent au sujet de leur exercice du pouvoir. Thomas Hobbes prône la constitution d’un pouvoir non partie au contrat. Il part du principe selon lequel l’homme est pour l’homme un loup (homo homini lupus). L’Etat de nature est un état de guerre de chacun contre tous, incompatible avec le bonheur des peuples, lequel passe par la création d’un Etat stable. La contemplation du monde, et en particulier de son pays, l’Angleterre, livrée à la guerre civile atroce, l’incite à voir dans l’univers des hommes un monde de folie et de haine qu’il faut diriger par un pouvoir fort.

Comme Hobbes, Rousseau admet l’origine conventionnelle de la société. Mais à la différence de son prédécesseur, c’est contre le despotisme ou l’arbitraire qu’il s’insurge. Dès lors, sa préoccupation devient la recherche d’une légitimité qui lui semble incompatible avec le despotisme au nom d’une conception ‘‘naturelle’’ de la liberté. Selon lui, en effet, aucun homme n’a autorité naturelle sur son semblable et la force ne produit aucun droit, il ne reste donc que les conventions comme base de toute autorité légitime parmi les hommes. Admettre qu’un homme se donne gratuitement, c’est dire une chose absurde et inconcevable, admettre la même chose pour tout un peuple, c’est supposer un peuple de fous : la folie ne fait pas de droit.

Il est alors aboli chez Rousseau la distinction entre gouvernants et gouvernés au profit d’une entité unique : le peuple. Entre les deux, aucun contrat ne peut exister en raison de la souveraineté inaliénable du peuple qui fait du prince un exécutant. Le pouvoir du peuple est ainsi fondé sur une idée absolue de la légitimité. Il est de l’essence de la puissance souveraine de ne pouvoir être limitée; elle peut tout ou elle n’est rien.

Locke reconnaît une « souveraineté » populaire fondée sur le droit naturel: les futurs citoyens contractent pour fonder un Etat; ils en ont donc droit et plein pouvoir. Il n’est pas question, chez Locke, de soutenir l’idée d’une souveraineté populaire intangible après l’acte du contrat, mais de former plutôt un type de gouvernement caractérisé par une séparation des pouvoirs. Contre Rousseau, il soutient donc que les pouvoirs publics ne sont pas de simples exécutants de la volonté du peuple, puisque le pouvoir législatif est délégué.

Il refuse, contrairement à Hobbes,  d’identifier le droit naturel et l’état de guerre et de considérer l’égalité naturelle des hommes comme une source de conflits. L’’’état de nature’’ est, d’après lui, un état de liberté et non de ‘‘licence’’. Il existe, dit-il, un ‘‘droit de nature qui s’impose à tous et, rien qu’en se référant à la raison, qui est ce droit, l’humanité entière apprend que, tous étant égaux et indépendants, nul ne doit léser autrui dans sa vie, sa santé, sa liberté ni ses biens. C’est pourtant dans le but d’assurer une sécurité durable inaccessible dans  l’état de nature, qu’il convient, selon Locke, de signer le contrat.

Ici encore, Locke diverge radicalement de  Hobbes. En effet, d’après lui,  la communauté formée par le contrat doit ‘‘agir comme un corps unique, c’est-à-dire comme la majorité le veut et le décide’’. Ainsi, il reconnaît aux gouvernés un droit de révocation des gouvernants. Quand le pouvoir législatif ou le prince, l’un de deux, agit au mépris de la mission qu’il a reçue, c’est-à-dire la sauvegarde de la propriété; dans ce cas, le pouvoir retourne au peuple, qui a le droit de reprendre sa liberté originelle et d’établir une législature nouvelle pour assurer sa sécurité et protéger sa vie.

La vie est en somme la condition de l’institution du contrat, fondatrice du droit du souverain;  souverain qui, chez Hobbes surtout, réclame à ses sujets le droit d’exercer sur eux le pouvoir de la vie et de la mort. Ainsi,

Au XVIIe et au XVIIIe siècle on voit apparaître des techniques ou des mécanismes de pouvoir centrés sur le corps, le corps individuel, et avec ceux-ci tout un ensemble de technologies disciplinaires qui développe le paradigme de la visibilité (séparation, alignement, surveillance, etc.) qui prend littéralement en charge le dressage du corps(Blanchette 2006).

Cette idéologie de la prévention du risque de la philosophie du contrat social a eu un impact considérable sur la pensée foucaldienne de la sécurité et du contrôle social. Aussi Foucault fait-il remarquer qu’à la moitié du XVIIIe siècle une autre technologie de pouvoir se manifeste. Son émergence modifie l’antique prérogative du souverain. Dès lors,

Le droit de mort tendra dès lors à se déplacer ou du moins à prendre appui sur les exigences d’un pouvoir qui gère la vie et à s’ordonner à ce qu’elles réclament. Cette mort qui se fondait sur le droit du souverain de se défendre va apparaître comme le simple envers du droit pour le corps social d’assurer sa vie, de la maintenir ou de la développer (Foucault cité par Hortonéda 2005: 65).

2.2.Foucault

 

Dans Sécurité, territoire, population, Foucault soutient qu’une nouvelle rationalité politique -(mise en place aux 17e et 18e siècles)- se distingue de la souveraineté et de la discipline quant à ses préoccupations, son objet et les interventions qu’elle propose. C’est cette rationalité politique que Foucault nomme d’abord sécurité ou dispositifs de sécurité. Aussi, le mot «sécurité» est-il utilisé ici pour référer au type de pouvoir qui se distingue des rationalités de la souveraineté et du pouvoir disciplinaire, forme de pouvoir que Foucault nommera finalement dès 1979, «biopolitique des populations».

En quoi ces trois rationalités politiques se distinguent-elles? On peut dire que la souveraineté est un type de pouvoir qui règne sur un territoire et des sujets par le biais de lois. Par le système juridique, par la loi, le souverain interdit ou autorise certains actes de la part de ces sujets qui forment le peuple vivant sur le territoire sur lequel il exerce sa souveraineté. Le pouvoir du souverain se concentre effectivement autour de ce droit de faire mourir. Dans ‘‘Il faut défendre la société’’, Foucault rappelle que dans la théorie classique de la souveraineté, le droit de vie et de mort était un  des attributs fondamentaux du souverain. Ainsi, en un sens, dire que celui-ci a droit de vie et de mort signifie, au fond, qu’il peut faire mourir et laisser vivre; en tout cas, que la vie et la mort ne sont pas de ces phénomènes naturels, immédiats ; ... cela veut dire, au fond que, vis-à- vis du pouvoir, le sujet, n’est, de plein droit, ni vivant ni mort. (Foucault 1997: 214). 

Les deux autres formes de pouvoir, que Foucault (1997) associe souvent comme les deux éléments constitutifs du biopouvoir, opèrent un déplacement important. Le fondement sur lequel ils s’articulent n’est plus juridico-légal, mais biologique. Ce sont des formes de pouvoir qui travaillent sur la vie. D’abord le pouvoir disciplinaire qui contrôle un espace quadrillé et y modèle des corps par le biais de disciplines. Puis, la sécurité, qui gouverne une population, prise comme phénomène démographique, biologique et statistique. Elle ne se réfère pas à un territoire ou à un espace quadrillé, mais assure plutôt une gestion souple dans un espace de circulation par la mise en place de dispositifs de sécurité (Foucault 2004a)

Dans “Naissance de la biopolitique”, Foucault reprend, pour les relativiser, les grandes hypothèses émises dans ‘‘Surveiller et Punir’’ concernant la sécurité. Alors que la sécurité a rapport à l’espace depuis le XVIIIe siècle, l’accentuation du libéralisme a pour corolaire de libérer les contrôles par le territoire et de jouer au contraire sur le contrôle des populations en articulant les deux notions apparemment contradictoires de sécurité et de liberté. Il ne sert à rien de fixer des frontières, d’isoler des espaces, d’enfermer. Il s’agit d’ouvrir en intégrant. C’est là qu’un principe de liberté se branche sur le calcul probabiliste afin que les gouvernements puissent gérer les événements à venir. La sécurité n’interdit pas, elle régule, “en répondant à une réalité de manière à ce que cette réponse annule cette réalité” (Foucault 2004: 31). La sécurité n’est plus de l’ordre de l’exceptionnel, mais surtout elle est productrice d’insécurité à l’intérieur même de la société. Elle crée des frontières au sein de l’espace social. Pour Foucault, il s’agit de penser ensemble sécurité et insécurité puisqu’ils ne forment qu’un seul processus qui tisse le social.

Foucault démontre que le pouvoir souverain cherche à capitaliser un territoire, que le pouvoir disciplinaire « architecture un espace », « la sécurité va essayer d’aménager un milieu en fonction de séries d’événements ou d’éléments possibles qu’il va falloir régulariser dans un cadre multivalent et transformable » (Foucault 2004a : 22). Il s’agit donc d’un rapport à l’espace qui est différent des autres rationalités politiques. La sécurité ne vise pas à contrôler toutes les entrées et sorties comme dans la ville disciplinaire, mais prend le risque de s’ouvrir à la circulation en choisissant de gérer ces risques. Circulation et sécurité sont donc indissociables: plus on gouverne un espace compris comme espace de circulation, plus il y aura de dispositifs de sécurité pour réguler cette circulation et gérer les risques.

L’autre élément intrinsèque aux dispositifs de sécurité, et qui apparaît dans le débat sur la liberté de circulation, c’est la liberté. Cette liberté que des militants des droits humains et certains chercheurs en études critiques de la sécurité veulent aujourd’hui protéger contre le « tout sécuritaire », en revendiquant plus de liberté et moins de sécurité. De fait, selon Foucault, la liberté doit être comprise à l’intérieur des mutations et transformations des technologies de pouvoir. De façon précise et particulière, la liberté n’est autre chose que le corrélatif de la mise en place des dispositifs de sécurité. Du coup un dispositif de sécurité ne peut bien marcher que si on prend en compte la liberté de circulation (Foucault 2004a: 50).

C’est à partir de 1974 que Foucault entreprend une réflexion sur la notion de dangerosité. (Foucault 1994d: 794-796).Le recours au “danger” permet en effet de classer, de répartir, de trier, d’identifier et au final de neutraliser un individu ou un groupe d’individus. La notion permet aussi d’alimenter tout un système qui fonctionne en vase clos. Indiquer la dangerosité d’un acte ou d’un comportement, individuel ou collectif, renforce le sentiment d’insécurité qui, à son tour, renforce l’idéologie sécuritaire ou un désir de plus en plus fort de sécurisation qui exacerbe la perception sociale du danger.

Foucault introduit, pour décrypter davantage la notion de dangerosité, “la stratégie du pourtour” (Foucault 1994d : 796). Avec cette dernière, il n’est plus besoin, d’identifier précisément les individus dangereux, ni même de développer une méthode fiable capable de prédire la dangerosité. Celle-ci désintègre l’identité du délinquant dans le social et permet la généralisation d’un contrôle sécuritaire qui manœuvre les peurs et fait que le citoyen finit par réclamer lui-même une police de plus en plus forte, ainsi qu’une justice qui soit à même de protéger la société et de veiller sur une population plutôt que de respecter des sujets de droit, à détecter ce qui est périlleux pour elle, à l’alerter sur ses propres dangers, à faire accepter la vision d’une société où la violence est partout présente et menace quotidiennement sa stabilité (Foucault 1994d : 796).

Il convient maintenant de traiter un des éléments essentiels de la « société de sécurité»: la population. Dans leur rapport à ce que le souverain appelait « sujets » ou « peuple », les dispositifs de sécurité s’appliqueront à cette donnée naturelle qu’est la population. La souveraineté règne sur des sujets au sens juridique, le pouvoir disciplinaire sur des corps individuels, les dispositifs de sécurité sur une population comme phénomène démographique. La population devient ainsi «une sorte d’objet technico-politique d’une gestion et d’un gouvernement » (Foucault 2004a : 72).

Cette nouvelle rationalité politique, intimement liée au libéralisme et que Foucault appelle d’abord sécurité, se distingue de la souveraineté et du pouvoir disciplinaire. Elle a pour lieu d’application des espaces de circulation, pour objets la population et pour moyens, des dispositifs de sécurité. Elle s’appuie sur un laisser-aller planifié de la circulation et de la liberté ainsi que sur une gestion des risques minutieusement calculée.

En étudiant l’évolution des théories du gouvernement et plus particulièrement l’imposition de ce concept au 18e siècle, Foucault (2004a) remarque encore une fois comment le gouvernement des hommes est pensé comme gestion économique des individus et des richesses. Le gouvernement comme théorie politique recoupe la forme historique de pouvoir que Foucault nommait «sécurité» ou « société de sécurité » dans son opposition avec la souveraineté et la discipline. Plus tard, il remplace  le terme «société de sécurité » par  «gouvernementalité». Celle-ci est, selon lui, l’ensemble constitué par les institutions, les procédures, analyses et réflexions, les calculs et les tactiques qui permettent d’exercer cette forme bien spécifique, quoique très complexe, de pouvoir qui a pour cible principale la population, pour forme majeure de savoir l’économie politique, pour instrument technique essentiel les dispositifs de sécurité (2004a : 111).

L’introduction de la gouvernementalité, comprise comme grille d’analyse des relations de pouvoir, aura un impact considérable sur l’analyse de l’État. Celui-ci, souligne Sénellart, est indissociable chez Foucault de la critique de ses représentations courantes: l’État comme abstraction intemporelle, pôle de transcendance, instrument de domination de classe ou monstre froid […] auxquelles il oppose la thèse que l’État, réalité composite », n’est rien d’autre que « l’effet mobile d’un régime de gouvernementalités multiples » (Sénellart 2004: 398).

Au total, Hobbes conçoit le pacte social comme la seule condition de possibilité de  la liberté et de la sécurité. Celle-ci est la réponse à la  peur liée à la guerre de tous contre tous, où le danger est permanent et la mort imminente. Ainsi, la sécurité de la personne justifie le fait de renoncer à un droit et de le transmettre. Le contrat est justement la renonciation et la transmission mutuelle des droits. Aussi Léviathan limite-t-il la politique au maintien de la sécurité (c’est-à-dire l’assurance contre la mort violente)etreconnaît-il l’existence d’un tiers comme le seul arbitre à qui les parties belligérantes soumettent leur droit pour éviter l’état de guerre perpétuelle.

Rousseau lie la sécurité à la socialisation du sauvage, grâce à elle ce dernier peut se civiliser et échapper au danger de la mort dont il est porteur. Le contrat social, qui défend et protège la personne et les biens de chaque associé, y tient. Ses clauses peuvent se résumer en cette idée apparemment dialectique: l’aliénation des droits de chaque sociétaire à toute la communauté pour son acquisition de la liberté conventionnelle et sa latitude de rentrer dans sa liberté naturelle en cas de violation du pacte social. Rousseau, contrairement à Hobbes, reconnaît subrepticement le droit à la résistance du peuple à tout pouvoir arbitraire. Car le sociétaire n’a pas à s’abandonner à un destin qui ferait de lui un simple objet utilitaire, mais à se référer aux fins de la cité pour défendre ses droits déterminées dans le contrat. Ainsi, comme le précise Locke, « aucun homme ne saurait, ni par voie conventionnelle, ni de son propre consentement se faire l’esclave d’autrui, ni reconnaître à quiconque un pouvoir arbitraire, absolu de lui ôter la vie.» Le seul pouvoir légitime est celui qui a été établi dans la République d’un commun accord. La seule contrainte de la loi acceptable est celle qu’a instituée le législateur, conformément à sa mission chargé.

Somme toute, le débat, entre les philosophes contractualistes, a porté sur la protection de la vie comme condition de l’institution du contrat et comme fondement du droit du souverain. Ce débat philosophique autour du contrat social a eu un impact considérable sur la pensée foucaldienne de la sécurité et du contrôle social. Foucault, dans Sécurité, territoire, population, reprend ce débat en y définissant un triple pouvoir politique qui permet d’étudier dialectiquement la question de la sécurité: souveraineté du chef, pouvoir disciplinaire et pouvoir sécuritaire. Foucault nomme «sécurité» ou « société de sécurité » dans son opposition avec la souveraineté et la discipline. Plus tard, il remplace le terme «société de sécurité » par  «gouvernementalité», sur base de laquelle la situation de la sécurité au Burundi est analysée.

 

 

3.      Le Burundi, une société prise dans le tourbillon de la crise récurrente

3.1.Une société confrontée aux affres de la guerre civile

 

La Communauté internationale a pris l’habitude de dépeindre le Burundi comme un pays ravagé par les conflits. Son image télévisuelle semble marquée du sceau de la misère amenée par des formes de la désontologisation humaine: guerres civiles, déplacements des réfugiés, viol des femmes et violations des droits humains, rébellions, etc. Ces formes de désontologisation sont soit des conflits ‘‘consommés’’, soit déclarés, soit potentiels. Est-il possible de s’émanciper dans une telle société où la violence guette continuellement le citoyen et est capable de porter atteinte à son intégrité physique ou morale, à ses biens matériels ou à ses idées de valeur en affadissant en lui tout amour d’existence ?

Ce qui semble ostentatoire dans la politique au Burundi, c’est que celle-ci est vécue incessamment comme le lieu de heurt entre la forme constitutionnelle et la force dominatrice. Sinon on ne comprendrait pas pourquoi il y a eu tant de drames qui ont occasionné tant de morts dans un contexte social devenu favorable aux pratiques d’avilissement du citoyen, à la fragilité de l’Etat, à l’instauration des régimes autocratiques, à la tentative de tripatouillage ou au nom respect de la loi fondamentale, à l’enrichissement illicite des dirigeants, à l’appauvrissement de l’Etat et de ses populations.

Au Burundi, les crises larvées ou ouvertes que les populations ont connues ces cinq dernières décennies  ont eu pour la plupart des cas  la même racine : la nature de l’Etat. Plusieurs dirigeants de ce pays ont considéré l’Etat comme un bien personnel, un patrimoine pour leur oligarchie. L’appareil étatique s’est souvent ainsi retrouvé au service des intérêts personnels des autorités politico-militaires. Afin d’avoir une emprise sur l’ensemble de la société, ces dirigeants ont institué un système de gestion économique et financière fait de prébendes et de gabegie, et cela afin d’entretenir une large clientèle ainsi que leur entourage dans le but d’établir un pouvoir ploutocratique. Aussi,  le pays a-t-il déroulé depuis plusieurs décennies le feuilleton de son histoire fondamentalement lugubre. Que pouvons-nous en retenir brièvement? 

En effet, l’histoire nous apprend qu’après avoir été colonisé par la Belgique, le Burundi a accédé à l’indépendance après une lutte politique menée par le Prince Louis Rwagasore. Fils de Mwambusa IV et fondateur du parti nationaliste de l’Union pour le Progrès National (UPRONA), celui-ci, grâce sa politique de dénonciation de la politique colonialiste et de son projet de société rassembleur du peuple burundais, remporte le scrutin visant à élire l’Assemblée législative de la colonie. Il devient premier ministre avec la mission de préparer le pays à l’indépendance. Il écrit dans un rapport destiné au Gouvernement de la République arabe unie :

Je me suis penché plus particulièrement sur la vie économique et sociale de mes compatriotes pour les  libérer de l’entreprise des capitalistes belges, grecs et juifs qui sur place détiennent presque la totalité de l’économie et du commerce du pays- car de cette indépendance économique sortira une indépendance politique sûre, stable, forte- pour leur donner à eux aussi la chance de vivre honnêtement, dignement, comme les hommes (Deslaurier 2012 : 81).

Le Prince Louis Rwagasore est assassiné au mois d’octobre 1961. En juillet 1962, le Burundi accède à l’Indépendance en tant que monarchie sous le règne du roi Mwambutsa IV. En juillet 1966, Mwambusa IV est déposé par son fils, le prince héritier Charles Ndizeye qui prend le nom de Ntare V. En novembre 1966, Micombero, à la tête d’une junte militaire accède au pouvoir à la faveur d’un coup d’état, abolit la Monarchie et se déclare président de la République. A l’issue d’un coup d’Etat, Jean-Baptiste Bagaza prend le pouvoir. Il dirige le pays de 1976 à 1987, année à laquelle il est destitué lors d’un coup d’Etat monté  par Pierre Buyoya.  Celui-ci accepte de démocratiser le pays et d’organiser les élections en 1993 que remporte Melchior Ndadaye, candidat du parti du Front pour la Démocratie au Burundi (FRODEBU). En octobre 1993, Ndadaye est renversé et assassiné lors d’un coup d’état militaire qui a déclenché des violences interethniques et la guerre civile. En février 1994, Cyprien Ntaryamira, cofondateur et membre du FRODEBU, fut nommé Président du Burundi. Il mourut avec le Président rwandais Juvénal Habyarimana lors de l’attentat contre l’avion qui les ramenait d’Arusha à Kigali.

En avril 1994, Sylvestre Ntibantunganya devint Président de la République. En 1996, Il fut renversé par Pierre Buyoya  suite à un coup d’état militaire. En 1998, Buyoya  signe un accord  avec les rebelles du Conseil National pour la Défense de la Démocratie (CNDD) et accepte le partage du pouvoir. Le 28 août 2000, la majorité des partenaires politiques burundais signent l’Accord d’Arusha pour la paix et la réconciliation. Le système de gestion tournante du pays est instauré.  En 2003, Domitien Ndayizeye accède à la magistrature suprême. Au cours de son mandat (2003-2005), il supervise l’instauration de la constitution burundaise et organise les élections que le Conseil National pour la Défense de la Démocratie/ Front pour la Défense et la Démocratie (CNDD-FDD) de Pierre Nkurunziza remporte. Celui-ci devint Président de la République. Il est réélu en 2010 et investi par son parti  pour un troisième mandat en 2015. Cette investiture suscite le débat entre différents protagonistes (partisans et pourfendeurs) qui, incapables de se servir  de leur entendement, succombent en définitive à la tentation de la logique de la force non sans conséquences néfastes sur la vie du pays.

Depuis les Accords d’Arusha, signés en août 2000, et la Constitution adoptée par voie référendaire en février 2005, le Burundi aspirait à plus de démocratie sans que ses dirigeants soient capables de transcender la confusion entre le potentia etle potestas, c’est-à-dire entre le pouvoir et la domination, qui relève de ce que le philosophe Paul Ricœur appelle: le paradoxe politique (1990: 229). Le débat qui a prévalu avant les élections de 2015 sur le possible tripatouillage de la Loi fondamentale et l’opiniâtreté de l’élite au pouvoir contre tous les aléas politiques  en ont constitué un chevalement éloquent. Mais au-delà d’une simple possibilité, celle-ci révèle par contre une des illustrations de la logique bivalente de mi-paix, mi-guerre à laquelle le pays semble avoir souscrit les vingt dernières années.   

3.2.Accord d’Arusha et Loi fondamentale: jalons d’une société en quête de sécurité

 

3.2.1.De la souveraineté populaire à l’autorité gouvernementale  

 

Le Souverain primaire, avant d’adopter solennellement la Loi fondamentale, réaffirme, dans le préambule,  sa foi dans l’idéal de paix, de réconciliation et d’unité nationale conformément à l’Accord pour la paix et la Réconciliation au Burundi du 28 août 2000 et aux Accords de Cessez-le-feu (Loi fondamentale, 2005, alinéa 2). Au sujet de la paix, en effet, l’Accord d’Arusha[4] stipule en son article premier: « Tous les Burundais ont le droit de vivre au Burundi dans la paix et dans la sécurité. » (2000, art.1.). La L.F. et l’A.A. retracent ainsi le cadre  institutionnel de la sécurisation dont voici quelques linéaments.

 

En effet, la L.F. et l’A.A dénotent une manifeste volonté politique de créer des institutions capables d’accélérer le passage des Ethnies-Nations à  l’Etat-Nation. C’est pourquoi les deux textes insistent sur la démocratie comme principe sacro-saint de la République. Le peuple reste le seul souverain  par qui et au nom de qui le pouvoir est exercé (L.F. du Burundi: art. 6). Le Gouvernement qui en est l’émanation est construit sur sa volonté ; il est comptable devant lui, en respecte les libertés et droits fondamentaux. Aussi doit-il se mettre au service du peuple, source de son pouvoir et de son autorité (A.A., art. 1, alinéas 3 et 6)[5]. Le Législateur et les parties signataires de l’Accord d’Arusha débattent de la question du contrat social et la considèrent comme unique fil d’Ariane à la sempiternelle question de la violence que le Burundi a connue plusieurs décennies avant (A.A. art.3).

De fait, la question contractuelle dans les deux textes se basent sur une doctrine immanentiste et ‘‘autonomisante’’, de tendance empiriste. Mais la théorie contractuelle est aussi le fait du rationalisme qui consacre la maîtrise du citoyen burundais, non seulement dans la sphère des lois de la nature, mais également dans celle des lois sociales. La logique empiriste, n’admettant la réalité que celle dont l’homme peut faire l’expérience sensible, ne peut que fonder la conduite des affaires sociales sur le contrat social. C’est ainsi qu’il a été constaté dans la société burundaise les forces des appétits qui s’affrontent, parce qu’en effet « le conflit découle d’une lutte de la classe politique pour accéder au pouvoir et/ou s’y maintenir » (A.A. art. 4, alinéa b). Pour que l’Etat et ses divers représentants dictent le droit, il faut que les individus lui aient explicitement ou tacitement reconnu ce pouvoir. C’est ce que le Législateur exprime autrement en ces termes: « Le peuple détient le pouvoir et l’exerce soit directement par voie du référendum, soit indirectement par ses représentants. Aucune partie du peuple, aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice » (art.7).

Il peut être construit à partir de l’article 7 deux notions de politique: politique délibérative et politique représentative. La politique délibérative n’est possible que s’il y a prise en considération de la diversité des formes de communications qui conduisent à l’entente commune. Elle s’appuie donc sur les conditions de la communication. La procédure idéale de délibération démocratique est celle qui tisse un lien interne entre les négociations, les discussions sur l’identité collective et les discussions sur la justice. Cette procédure permet de supposer que des résultats raisonnables peuvent être obtenus. Néanmoins, nous savons bien que tout le monde ne peut pas participer à toutes les discussions dans l’esprit d’une démocratie directe. C’est pourquoi la théorie délibérative compte sur l’intersubjectivité supérieure de processus d’entente qui se déroulent notamment sous la forme institutionnalisée de délibérations menées dans les corps parlementaires.  A ce sujet d’ailleurs, en l’article 51, le Législateur stipule : « Tout burundais a le droit de participer, soit directement, soit indirectement par ses représentants, à la direction et à la gestion des affaires de l’Etat...» (L.F.).

Outre cela, le Législateur s’attarde sur les prérogatives du Président de le République tout au long de la loi fondamentale. Cela va de l’acte de nomination des Ministres, Gouverneurs des provinces et d’accréditation des ambassadeurs (art. 111, 112, 139, 214, 215, 222, 226), en passant par les actes de décoration (art. 114), de préservation ou non de la vie du citoyen (art. 113), le pouvoir de présider le conseil des Ministres (art.109) et le Conseil Supérieur de la Magistrature, jusqu’au fait d’être témoin des engagements pris par chaque membre du Gouvernement lors de la prestation solennelle de serment (art.133), d’être gérant à qui chaque Ministre doit rendre compte de ses performances au travail (art.142) ou encore garant de l’indépendance de la Magistrature (art. 209).

Dans les dispositions 110 et 115 de la L.F., le législateur élargit davantage les prérogatives du Président de la République à qui il est confié la sécurité et la sécurisation des citoyens et citoyennes. En ces dispositions, il est stipulé en effet : « Le président de la République est le Commandant en chef des corps de défense et de sécurité. Il déclare la guerre et signe l’armistice après consultation du Gouvernement, des Bureaux de l’Assemblée Nationale et du Sénat et du Conseil National de Sécurité.» (art.110). Les mêmes chambres (et la Cour Constitutionnelle) sont consultées lorsque le Président de la République veut proclamer par décret-loi l’état d’exception à la suite notamment de graves menaces des institutions républicaines et de l’intégrité du territoire national (art.115).

Ces dispositions sur les prérogatives du Président de la République dissimulent un certain présidentialisme proposé comme grand remède aux grands maux qui ont gangrené la situation politique des années 90. Au sortir de la guerre, le Chef de l’Etat doit détenir plein pouvoir pour mener à bien les réformes et assurer la sécurité des citoyens. Ceci ne constituait-il pas une source inéluctable des dérives autoritaires ? La question soulève tacitement le débat sur l’absolutisme étatique hobbesien et la souveraineté populaire rousseauiste. Nous nous servons de la question de sécurité telle que posée dans l’A.A. et la L.F. pour revenir à ce débat. 

 

 

 

     

3.2.2.Du pouvoir disciplinaire au pouvoir sécuritaire: point sur la gouvernementalité   

3.2.2.1. Institution du pouvoir du souverain

De la souveraineté du chef ! Dans les dispositions préliminaires, le peuple souverain (L.F) et les parties en négociations (A.A.) prennent l’engagement de construire un ordre politique fondé sur les valeurs de justice, de démocratie, de bonne gouvernance, de pluralisme, de respect des libertés et des droits fondamentaux de l’individu, de l’unité, de solidarité, de compréhension mutuelle, de tolérance et de coopération entre les différents groupes ethniques. Un tel engagement préside à la naissance d’une nouvelle société burundaise afin de mettre un terme aux causes profondes de l’état continu de violence, d’effusions de sang, d’insécurité et d’instabilité politique, de génocide et d’exclusion, qui a plongé le peuple burundais dans la détresse et la souffrance (Préambule L.F. et  A.A.). Sans quoi, ainsi que l’attestait Hobbes, personne ne peut être assuré de parvenir au terme du temps de vie que la nature accorde ordinairement aux hommes.

Il en découle que tout citoyen burundais aspire à la paix et à la sécurité (Préambule L.F. et A.A.). C’est grâce à elles que les parties prenantes aux négociations ont fait abstraction de leurs différends et ont signé l’accord de paix et de réconciliation pour privilégier les intérêts supérieurs du peuple burundais. C’est ce que les philosophes contractualistes (Hobbes, Rousseau et Locke) appellent ‘‘Contrat social’’. Car chaque partie signataire renonce à un droit et s’engage de le transmettre, tant pour ce qui regarde sa vie que pour ce qui est des moyens de la conserver dans des conditions qui ne la rendent pas pénible à supporter.

De ce qui précède découlent les observations suivantes: (i) l’assurance de la sécurité contre la mort violente; (ii) la préservation des droits fondamentaux dans un Burundi démocratique, libre de toute exclusion; faute de quoi l’état de guerre de chacun contre tous pourra persister;  (iii) l’abandon par les belligérants de leur prétendue liberté de subsister, de tuer, de piller, de contraindre; (iv)  le strict respect du seul  pouvoir établi dans la République d’un commun accord. 

Aussi était-il important de créer un arbitre et de le doter de pouvoirs à l’étalon du rôle qu’il doit  jouer dans un Burundi post-conflit. Un arbitre (Président de la République) devant régner par le biais de lois. Ainsi par le système juridique, par la loi, le Président de la République est le commandant en chef des corps de défense et de sécurité. Il déclare la guerre et signe l’armistice (L.F. : art. 110). Son pouvoir se concentre effectivement autour de ce droit d’assurer la sécurité. A ce sujet, la L.F. stipule dans son article 242: le maintien de la sécurité et de celui de la défense nationale sont soumis à l’autorité du Gouvernement et au contrôle du Parlement. C’est pourquoi, seul le Président de la République peut autoriser l’usage de la Force Armée dans la défense de l’Etat et le rétablissement de l’ordre et de la sécurité publique (L.F. : art. 249 et A.A. : art. 11, alinéa 3), pour autant que les corps de défense et de sécurité lui sont subordonnés (A.A. : art. 11, alinéa 2).

Ce qui précède nous introduit pratiquement  dans la théorie classique de la souveraineté qui octroie au Président de la République  le droit de vie et de mort du citoyen burundais (L.F. : art. 113). Vis-à-vis d’un tel pouvoir plénier, le citoyen  n’est-il pas, de plein droit, ni vivant ni mort ? Ceci ne peut-il pas enorgueillir l’homme au pouvoir ? Ne peut-il pas le pousser au non-respect des règles et principes normatifs fondamentaux de la bonne gouvernance, en particulier ceux concernant la séparation des pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaire ; l’indépendance de la magistrature, la satisfaction des besoins humains élémentaires, le maintien de l’ordre et de la sécurité ? (A.A. : art.2, alinéa 8). Du coup, l’utilisation de la force comme moyen d’accès et de maintien au pouvoir ne devient-elle pas une norme régulatrice de la chose politique ? (A.A.: art.1, alinéa 7). Les corps de défense et de sécurité ne cesseront-ils pas d’être un instrument de protection du peuple souverain ? (L.F.: art. 241 et A.A. : art. 1, alinéa 8).  Par conséquent, celui-ci ne cessera-t-il pas de se reconnaître en eux ? (idem). La constitution de milices et d’organisations terroristes et génocidaires ne sera-t-il pas  la réponse à ce manque de légitimité ? (A.A.: art. 1, alinéa 9). A défaut, l’Autorité ne sera-t-elle pas tentée d’instituer un pouvoir disciplinaire en le confondant avec le pouvoir sécuritaire?

Du pouvoir disciplinaire …Pour défendre l’intégrité du territoire et maintenir l’ordre à l’intérieur du pays, l’Etat, selon l’article 245 de la L.F, utilise la Force de Défense Nationale du Burundi (FDNB),  la Police Nationale du Burundi (PNB) et le Service National de Renseignement (SNR). La FDNB est « un corps armé conçu, organisé et formé pour la défense de l’intégrité du territoire, de l’indépendance et de la souveraineté nationales »;  alors que la PNB est  «un corps conçu, organisé et formé pour le maintien et le rétablissement de la sécurité et l’ordre à l’intérieur du pays » et le SNR «un corps conçu, organisé et formé pour chercher, centraliser et explorer tout renseignement de nature à contribuer à la sécurité de l’Etat, de ses institutions et de ses relations internationales, ainsi qu’à la prospérité de son économie.»

Il ressort de ce qui précède que les corps de défense et de sécurité doivent assurer des missions précises telles que stipulées dans l’article 12, alinéas 1, 2 et 3 de l’A.A. Ainsi,  la FDNB doit: (i) assurer l’intégrité du territoire national et la souveraineté du pays, (ii) combattre toute agression armée contre les institutions de la République, (iii) intervenir exceptionnellement dans le maintien de l’ordre public sur réquisition formelle de l’autorité civile habilitée ; la PNB doit : (i) maintenir et rétablir l’ordre public, (ii) assurer la protection physique des personnes et de leurs biens, (iii) secourir et prêter assistance aux personnes en danger ou en détresse, (iv) assurer la protection des rassemblements publics à la demande des intéressés, sur les instructions des autorités administratives ou de sa propre initiative ; le SNR doit : (i) détecter dans les meilleurs délais les activités visant à créer l’insécurité et la violence ou à changer les institutions de l’Etat par les moyens illégaux, (ii) détecter dans les meilleurs délais toute menace à l’ordre constitutionnel, à la sécurité publique, à l’intégrité territoriale et à la souveraineté nationale.

Par conséquent, un de ces corps faillit à sa mission et est responsable d’insécurité et de violence s’il est coupable de bavures et d’exactions contre des populations innocentes (A.A : art.3). Voici, d’après l’A.A., les manifestations de l’insécurité et de la violence : (i) la guerre civile, la destruction de biens privés, les massacres, les coups d’état, les exactions extrajudiciaires, les assassinats, la torture, le viol, les arrestations et emprisonnements arbitraires et autres traitements inhumains et dégradants, (ii) les déplacements massifs et forcés des individus, des familles et des groupes qui, en conséquence, quittent leur lieu de résidence habituelle et deviennent des réfugiés à l’extérieur du pays ou se retrouvent à l’intérieur du pays en tant que personnes déplacées ou regroupées dans des camps, dans des cabanes ou autres abris de fortune (art. 5).

Ces manifestations de l’insécurité et de la violence sont le reflet du pouvoir disciplinaire.  Le pouvoir disciplinaire « se caractérise par un certain nombre de techniques de coercition qui s'exercent selon un quadrillage systématique du temps, de l'espace et du mouvement des individus… » (Revel 2002: 20). C’est aux questions ‘‘comment surveiller quelqu'un’’, ‘‘comment contrôler sa conduite, son comportement, ses aptitudes’’ qu’il s’ingénie de répondre. Le pouvoir disciplinaire est étranger à la loi, il impose un rapport de docilité-utilité et fonctionne sur base d’une architecture panoptique[6]. Ainsi, la seule parfaite gestion disciplinaire a comme cadre le «panopticon » qui, selon la formule benthamienne, signifie le lieu d'enfermement/répression des individus où les principes de décomposition des masses en unités permettent de plier chaque individu à une véritable économie du pouvoir de nombreuses institutions disciplinaires : prisons et écoles (Revel 2002: 21).

Le pouvoir disciplinaire cristallise la sécurité autour d’un discours technique et politique qui donne une place nouvelle à la notion de dangerosité.  L’homme du ‘‘panopticon’’ est un être considéré dangereux. En le présentant ainsi, le pouvoir disciplinaire cherche à renforcer l’état d’insécurité en vue de l’ostraciser, et en fin de le neutraliser.  Il est clair que l’État, comme le surveillant de la prison panoptique du haut de sa tour, surveille l’Homme et ce dernier devient docile et intègre le système, sachant qu’il peut être vu à tout instant.

 

 

3.2.2.2. Pouvoir sécuritaire

Comme le pouvoir disciplinaire, le pouvoir sécuritaire travaille sur la vie. Mais, contrairement  au pouvoir disciplinaire qui contrôle un espace quadrillé et y modèle des corps par le biais de disciplines, le pouvoir  sécuritaire, qui gouverne une population,  ne se réfère pas à un territoire ou à un espace qui assure plutôt une gestion souple dans un espace de circulation par la mise en place de dispositifs de sécurité. C’est pourquoi en son article 244, la L.F. somme les corps de défense et de sécurité de ne pas porter préjudice aux intérêts d’un parti politique qui, aux termes de la Constitution, est légal.

De ce point de vue,  l’enjeu sécuritaire porte sur l’articulation de deux  réalités  apparemment contradictoires: la sécurité et la liberté.  Il n’est plus question de quadriller ou d’isoler des espaces pour enfermer la population ou les citoyens. Il s’agit d’ouvrir en intégrant.  La sécurité n’interdit pas, elle régule. Elle ne vise pas à contrôler toutes les entrées et sorties, mais elle prend le risque de s’ouvrir à la circulation. Circulation et sécurité sont donc indissociables: plus on gouverne un espace compris comme espace de circulation, plus il y aura de dispositifs de sécurité pour réguler cette circulation et gérer les risques. A ce propos, l’article 33 de la L.F. dispose  que « tous les citoyens burundais ont le droit de circuler et de s’établir librement n’importe où sur le territoire national, ainsi que de le quitter et d’y revenir.»

L’article 33  aborde un autre élément intrinsèque aux dispositifs de sécurité, et qui apparaît dans le débat sur la liberté de circulation, c’est la liberté. Celle-ci, selon M. Foucault, doit être comprise à l’intérieur des mutations et transformations des technologies de pouvoir. D’où sa corrélation aux dispositifs de sécurité, qui ne peuvent bien marcher que si on prend en compte la liberté de circulation. Ceci est encore dit de manière explicite par le Législateur quand il affirme : « Toute femme, tout homme a droit à la liberté de sa personne, notamment (…) à la liberté de mouvement…. » (L.F. : art. 25). Mais considérer que sécurité rime avec liberté exige des corps de défense et de sécurité, professionnalisme et neutralité dans leurs services à la nation. Pour y parvenir, la L.F. propose que «leurs membres bénéficient d’une formation technique, morale et civique ; (celle qui) porte notamment sur la culture de la paix, le comportement dans un système politique démocratique pluraliste et les droits de l’homme » (art. 258).

4.      De la gouvernementalité biocratique à la gouvernementalité thanatocratique

 

La question de la gouvernementalité articule les questions suivantes : comment se gouverner ? Comment être gouverné, comment gouverner les autres ? Par qui doit-on accepter d’être gouverné ? Ce qui entrelace sans aucun doute morale, économie et politique. Aussi faut-il, pour dénouer cet entrelacement, focaliser l’étude sur le modèle pastoral de gouvernement.

Le pouvoir pastoral se caractérise de plusieurs façons. Ce n’est pas un pouvoir qui s’exerce sur un territoire, mais plutôt sur un troupeau en déplacement. C’est un pouvoir tout à fait « bienfaisant ». Il ne vise que le bien du troupeau, sa subsistance, lui assure la nourriture, les bons pâturages. C’est un « pouvoir de soin »; prendre soin du troupeau et de chaque individu qui le compose. À l’opposé du pouvoir exercé par d’autres souverains, les dimensions de terreur, de force et de violence sont absentes. Le pouvoir pastoral, dans sa forme, n’est pas du tout éclatant, ni du tout puissant. Le berger veille au bien-être du troupeau. Il a une charge, il est au service de celui-ci. «Celui qui ne pense aux pâturages que pour son propre profit » est un mauvais berger, « le bon berger ne pense qu’à son troupeau et à rien au-delà » (Foucault cité par Ugo Lapointe 2005: 11). Il faut y voir là un pouvoir « transitionnel » qui s’exerce entre le berger et le troupeau et qui vise le bien être de ce dernier. C’est aussi un pouvoir «individualisant». Le berger « fait tout pour la totalité du troupeau, mais il fait tout également pour chacune des brebis du troupeau », c’est-à-dire qu’il doit « avoir l’œil sur tout et l’œil sur chacun, en même temps et à certaines occasions, il sera forcé  à faire « le sacrifice de l’un pour tout, ou le sacrifice de tout pour l’un » (Foucault cité par Lapointe 2005: 11).

La métaphore du berger et du pouvoir pastoral « bienfaisant» s’inscrit dans la perspective ouverte par la gouvernementalité biocratique. Celle-ci pose avant tout le problème politique en termes de «population » et non de territoire. Ce qui est en jeu ici, ce n’est pas la somme des sujets d'un territoire, mais la gestion politique globale de la vie des individus. Dès lors, la vie devient la préoccupation majeure du pouvoir. L’homme est zoon politikon, c’est-à-dire l’être animé ou le vivant qui s’ouvre la possibilité du bios ou d’une vie humaine qui n’est plus simple nature, mais construction et institution de soi. En fait, l’histoire de l’homme n’est-elle pas intimement liée au coesse des hommes en société? N’est-il pas de l’obligation et de la responsabilité du pouvoir de ‘‘bio réguler’’ les populations sous ses divers angles (protection sociale, programme de santé publique ou d’assistance médicale, etc.)?  

 En son article 17,  la L.F. stipule que « le gouvernement a pour tâche de réaliser les aspirations du peuple burundais, d’améliorer la qualité de la vie de tous les burundais et de garantir à tous la possibilité de vivre au Burundi à l’abri de la peur, de la discrimination, de la maladie et de la faim ». Pour ce faire, L’Etat doit assurer «la bonne gestion et l’exploitation rationnelle des ressources naturelles du pays, tout en préservant l’environnement et la conservation de ses ressources pour les générations à venir. » (L.F. : art. 35) Ce sans quoi le Législateur ne peut en aucune façon préciser en l’article 24 de la L.F que « toute femme, tout homme a droit à la vie ».  Ainsi l’Etat a « le devoir de défendre les droits inaliénables de la personne humaine, à commencer par le droit à la vie… » (A.A. : art. 8, alinéa a).

Il appert de ce qui précède que la gouvernementalité biocratique défend le droit pour le corps social d’assurer sa vie, de la maintenir ou de la développer. Le ‘‘biopolitique’’ décline toute souveraineté qui s’arroge le droit de faire mourir ou de laisser vivre. Mais ceci ne peut-il pas paraître comme une simple grandiloquence? N’a-t-on pas connu et ne connaît-on pas encore au Burundi la présence d’abattoir ignominieux ? Le pays serait-il un jour capable de cesser d’alimenter ses boucheries? La coexistence, au sein de ses structures politiques, d’énormes machines de destruction et d’institutions dévouées à la protection de la vie individuelle ne dévoile-t-elle pas une antinomie de sa raison politique?

L’article 14 de la L.F. stipule: «Tous les burundais ont droit de vivre au Burundi dans la paix et dans la sécurité. Ils doivent vivre ensemble dans l’harmonie, tout en respectant la dignité humaine et en tolérant leurs différences.» L’actualité la plus brûlante de ces deux derniers trimestres au Burundi montre ce qui se cache derrière le prétendu droit à la vie et confronte du coup notre entendement à la question ci-après : comment défendre la société contre les dangers qui naissent dans son propre corps ? Débattue, la question ouvre la possibilité de réfléchir sur quelque chose d’obsédant auquel nous faisons face ces jours-ci, à savoir le racisme. Dans notre situation actuelle, en effet,  celui-ci assure la fonction de mort, selon le principe que la mort des autres, c’est le renforcement de soi-même ; crée une coupure entre ce qui doit vivre et ce qui doit mourir;  fragmente et fait des césures à l’intérieur du continuum biologique auquel s’adresse le biopouvoir (Hortonéda 2005 : 66). L’envers de la gouvernementalité biocratique est la gouvernementalité thanatocratique.

La gouvernementalité thanatocratique s'appuie sur deux grands ensembles de savoirs et de technologies politiques: une technologie politico-militaire et une « police. Au croisement de ces deux technologies, on trouve le commerce et la circulation interétatique de la monnaie, grâce auxquels l’Etat peut de se doter d’une armée forte et nombreuse.  La gouvernementalité devient donc la rencontre entre les techniques de domination exercées sur les autres. L’art de gouverner pour le Chef d’Etat se résume en deux actions principales : (i) repérer les dangers qui menacent le pouvoir, (ii) et manipuler les rapports de forces pour assurer sa position (Lapointe 2005 : 6-7).

Le souverain définit la fin de son gouvernement comme le «bien commun» et le « salut » de tous. Le bien commun est atteint lorsque les sujets obéissent à l’ordre établi et remplissent leurs tâches assignées. On est dans une circularité machiavélique ( la fin de la souveraineté est de maintenir la souveraineté) qui s’oppose à l’idée selon laquelle on gouverne, en particulier, les humains dans leur rapport aux « choses » (ressources, territoire, fécondité, climat), ou encore à  la métaphore du bateau de Platon: gouverner un bateau, c’est gouverner les marins et gérer la cargaison; c’est aussi considérer les intempéries, les vents, les tempêtes. Dans cette optique, il est impensable de gouverner sans prendre en compte les jeux de force et résistance. Le pouvoir ne sous-entend-il pas la résistance ?  Celle-ci n’en constitue-t-elle pas les conditions de possibilité de ses configurations ? De fait, « Gouverner les gens n’est pas une manière de les forcer à faire ce que le gouvernant désire, c’est toujours un équilibre changeant qui comprend une certaine complémentarité et des conflits entre des techniques qui assurent la coercition et des procédures par lesquelles le soi se construit et se modifie lui-même » (cité par Lemke 2004 : 20-21).

Ainsi, à la conception traditionnelle d'un pouvoir massif et unifié, qui ne serait que la traduction d'une répression perpétuelle, il faut opposer les termes d'un pouvoir inventif et mobile ; un pouvoir pleinement positif qui, dans le procès même de sa logique interne, va jusqu'à maintenir la possibilité d'une différence. En d'autres termes, la contre-conduite devient pour la relation de pouvoir une condition de sa possibilité ; un point de sailli essentiel aux stratégies qui s'échangent de part et d'autre.

En fait, un pouvoir massif et unifié est un pouvoir répressif fonctionnant sur le modèle de la peur et du danger suscités par la peste et la lèpre. Dans le premier cas, il y a exclusion des lépreux…selon un partage binaire, entre ceux qui sont lépreux et ceux qui ne le sont pas; dans le second cas, celui de la peste, on assiste à un quadrillage des régions et des villes, avec une réglementation stricte des déplacements, ce qui relève davantage d’un système disciplinaire. (Hortonéda 2005 : 67)

Dans un système disciplinaire, le parti au pouvoir ne tolère aucune contestation, aucune opposition, aucune liberté d’opinion politique. Le non-respect de cette triple interdiction est sévèrement puni par une police savamment créée pour servir à la fois de répression et de renseignement secret. C’est elle qui se trouve « au-dessus de l’Etat et derrière les façades du pouvoir apparent, dans le dédale des multiples services, sous-jacent à tous les déplacements d’autorité et dans le chaos de l’inefficacité… » (Arendt 1972 : 151). Aussi, se sentant plus menacés par leur propre peuple que par tout autre,  les hommes au pouvoir s’appuient-ils sur des ‘‘services super-efficaces et super-compétents’’ de la police. La tâche primordiale de cette dernière

N’est pas de découvrir les crimes, mais de passer à l’action quand le gouvernement décide de faire arrêter une certaine catégorie de la population. Politiquement elle se distingue surtout par le fait qu’elle est seule à partager les secrets de l’autorité suprême…comme celui de la liquidation d’une classe (politique) tout entière ou d’un groupe ethnique (Arendt 1972: 158).

L’efficacité d’une telle police tient à ce que des missions aussi contradictoires puissent être préparées simultanément. D’où justement la raison de dédoubler les services secrets dont les agents ne devraient pas se connaître et la domination exigerait une totale flexibilité. Hannah Arendt explique : « La multiplicité des services secrets rend toujours possibles les changements de dernière minute, si bien qu’un réseau peut s’apprêter à décorer un directeur d’entreprise de l’Ordre de Lénine tandis qu’un autre se dispose à l’arrêter.» (Arendt 1972: 158).

 Le rang dévolu à ces différents services est celui des exécuteurs des hautes œuvres. Ils ont en charge de punir tout crime sans se soucier de savoir s’il a ou non été commis. Selon eux, toute la population est par définition suspecte. C’est pourquoi ils procèdent par provocation et espionnage pour la collecte de l’information. Ainsi, on veut convertir tout citoyen en un ‘‘agent provocateur’’ et collaborateur des services secrets avec comme mission de surveiller, puis de dénoncer les opposants politiques ou tout autre citoyen exerçant son droit d’opinion. « C’est à ce stade qu’un voisin devient peu à peu un ennemi, plus dangereux que les agents officiellement désignés de la police, pour celui qui, par hasard, nourrit ‘‘des pensées dangereuses’’.» (Arendt 1972 : 154)

Après l’indépendance du Burundi, l’opposition politique entre les composantes sociales avait l’ethnie comme essentiel indicateur. Le hutu s’opposait au tutsi et inversement ; cela paraissait facile. Jadis et de nos jours encore, les oppositions ont pris un autre schéma : sans ignorer le premier schéma évoqué, il est davantage prouvé que le hutu s’oppose au hutu, le tutsi au tutsi, et ainsi celui-ci peut collaborer avec celui-là au nom des intérêts politiques et/ou nationaux. Par voie de conséquence, l’ennemi cesse d’être l’autre de l’autre ethnie, devient l’autre de l’autre famille politique. Ainsi le passage de l’ennemi ethnique à l’ennemi politique est en train d’être effectué, non sans obstacles car certains politiques s’agrippent encore à l’idéologie divisionniste ‘‘hutu versus tutsi, tutsi versus hutu’’ et projettent sans vergogne d’exhumer les ‘‘démons de l’ethnicisme’’. Mais pour servir quel Burundais vivant dans quel Burundi?

L’histoire récente du Burundi serait-elle le modèle paradigmatique d’un tel tableau? C’est à l’étalon des conséquences dont l’A.A. révèle la nature que la réponse à une telle question peut être appréciée. La situation de monopole de pouvoir, prévient l’A.A., peut avoir comme conséquences: a)l’augmentation de la criminalité et du nombre de handicapés, d’orphelins; de veuves et de veufs, l’appauvrissement des populations et toutes sortes de déviations sociales; b) le non-respect de l’autorité et des lois qui engendre l’anarchie, la méfiance et le manque de civisme qui conduisent à des troubles civils et à la rébellion ; c) la généralisation de la culture de la violence qui entraine un mépris global du caractère sacré de la vie ; d) Les pratiques arbitraires, les abus généralisés de pouvoir, la corruption et le pillage des ressources nationales (art.6a, b, c, d).

Conclusion

Le débat sur la sécurité a révélé que l’A.A. et la L.F. sont des conventions politiques dont la philosophie est en contradiction avec celle de ceux qui devraient en assurer le strict respect. Ne l’ayant pas pris en compte, ces deux textes ont, sans le savoir, construit un totalitarisme politique masqué de pluralisme politique et ont ainsi institué une sorte de ‘‘Tiers ’’ à qui tous les pouvoirs de décider de la vie et/ou de la mort du citoyen ont été confiés. Ainsi, dotée de toutes les prérogatives de sécurité, la nouvelle classe dirigeante a cédé à la dérive autoritaire et a institué le pouvoir disciplinaire à la place du pouvoir sécuritaire.

Ainsi, nous avons démontré que les prérogatives dévolues au Président de la République dans l’A.A. et la L.F dissimulent un certain présidentialisme proposé comme grand remède aux grands maux qui ont gangrené la situation politique des années 90. Au sortir de la guerre, le Chef de l’Etat doit détenir plein pouvoir pour mener à bien les réformes et assurer la sécurité des citoyens. Ceci a constitué une source inéluctable des dérives autoritaires et d’un certain hybrisme politique auxquels peu de dirigeants d’Etats post-conflit échappent. Piégé déjà par la déficience ontologique, celui-ci s’est détourné du projet républicain de l’A.A. et la L.F., celui de construire un Etat sécuritaire par la gouvernementalité biocratique, pour ériger un Etat disciplinaire par une gouvernementalité thanatocratique, à cause de laquelle le Burundi replonge actuellement dans une crise socio-politique profonde. 




[1] Dans la suite de l’article, nous utiliserons les symboles A.A (pour Accord d’Arusha) et L.F. (pour Loi Fondamentale).

[2] L’objectif de l’A.A. et les premières déclarations du préambule de la L.F. témoignent de cette tendance. Je suis conscient que le Burundi avait soif de paix et était en quête de celle-ci après tant de décennies de guerre. Toutefois, l’actuelle crise ne nous oblige-t-elle pas de poser des questions sur cette orientation pacifiste peu ou prou essentialiste?

[3]Le lecteur peut bien m’opposer l’argument selon lequel je suis en train de développer, à travers une telle idée, un possible essentialisme.Car, peut-il surenchérir, l’être humain est capable de bien ou de mal, l’encapsuler dans ce dernier, c’est oublier qu’il est capable de l’élévation. Je le concède. Mais, à force d’être uniquement aprioriste, un tel  point de vue ne tient pas compte de la situation propre au Burundi et à tous les pays de la Communauté des Pays des Grands Lacs : génocide et idéologie de génocide, violences sexuelles faites aux femmes, tueries extrajudiciaires, exactions et exécutions sommaires, rébellions, tripatouillage ou projet de tripatouillage des Constitutions, mal gouvernance, enrichissement illicite et appauvrissement des populations, corruption structurelle, flagrante violation de la Loi fondamentale, haute trahison, etc.).

[4] Nous nous limitons au Protocole III : ‘‘Paix et sécurité pour tous’’ de l’Accord d’Arusha pour la paix et la réconciliation au Burundi, signé à Arusha en août 2000.

[5] Les mêmes dispositions sont reprises dans la L.F. aux articles 15 et 18.

[6]En architecture, la prison panoptique est un édifice qui possède un poste d’observation depuis lequel il est possible d’embrasser par la vue tout l’intérieur. Cette image a été reprise par Foucault pour illustrer la « société de surveillance ». Imaginé par le philosophe Jeremy Bentham « 'objectif de la structure panoptique est de permettre à un individu d'observer tous les prisonniers sans que ceux-ci ne puissent savoir s'ils sont observés, créant ainsi un ‘sentiment d'omniscience invisible’ chez les détenus » (Wi cité par Valérie Demers 2005: 38)

 

Référence Bibliographique: 

Accord d’Arusha pour la paix et la réconciliation au Burundi, 28 août 2000, Arusha.

Arendt, H 1972. Le système totalitaire (traduit de l’américain par Jean-Loup Bourget,

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Blanchette, L.-P Michel 2006. Foucault : Genèse du biopouvoir et dispositifs de sécurité,

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Demers, V et Lapointe, U 2005. Légitimité et gouvernance dans les œuvres de Michel

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Rousseau, J.J 1966. Du contrat social, Paris : Garnier-Flammarion.

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