LES ARCANES INSONDABLES DE LA QUETE DES IDENTITES VERS UNE NOUVELLE IDENTITE AFRICAINE

Abstract: 

The study of the concept of identity requires engaging with the issue of authenticity of being. Hence it is the very question of “who am I?” and its implications which is at the centre of this article. The issue of authenticity is linked with that of identity which refers to what distinguishes us from others on the one hand, and what makes us similar to them on the other hand. It refers also to what is specific to one’s identity, similarity, dissimilarity, difference and resemblance. Thus identity has two aspects. The first aspect is the definition of the subject in the attempt to respond to the question “Who am I?”. In this aspect, identity states what differentiates one person from the other. The second aspect is the quest for belonging as a basis of one’s sociality. It grounds the social link uniting the individual to all other people who share the same symbols, values, social practices and language.

 

On the African continent today, the issue of identity is present in all African minds and lips. Each African is mobilised first of all about the lost, missing, or uncertain identity. Paradoxically, African individuals or groups desire their identity to be recognised even when they fill that it has been lost. The consecration of autonomy as the ultimate norm seems to have the priority over the search for the whole meaning of human life and genuine fraternity in which singular identities should be dissolved. Henceforth, it is in the tension individual-fraternity that individuals must determine themselves the sense of their existence if they want it to be sustainable. It is this point that this article seeks to put across.  

Introduction

 

L’Afrique est une. La mosaïque des races, des cultures et des peuples n’estintelligible que comme diversité de l’unité du continent. Ce sont les rameaux de la même vigne de l’humanité. Parler d’unité ne signifie pas ici que les peuples africains en viennent à se recouvrir platement les uns les autres sans distinction aucune, sans que chacun tienne un lieu. Le lieu révèle que chaque Africain est à la fois lui-même et son autre, ou qu’en rentrant en soi-même, il cesse en même temps d’être à lui-même. Il est le singulier de ce qui est universel. Universel veut dire ce qui est tourné vers l’UN, ce qui est versé dans l’UN. Déjà Aristote définissait l’Universel comme l’univers tout entier en repos chez soi, dans l’âme. Par cette inscription de l’universel en l’âme, l’être africain apprend simplement à devenir ami de l’autrui vivant et disparu, à s’exposer au Toi Absolu.Ceci fait de lui un être ‘‘communionaire’’, toujours déjà relationné au prochain vivant, à l’autrui trépassé et au Transcendant. C’est cette triple relation que nous allons étudier à travers les points suivants :

 

1. L’être africain entre le particulier et l’universel

2. De la fraternité philosophique comme subsomption des identités singulières

3 La conclusion.

 

1. L’être africain entre le particulier et l’universel

 

L’Africain, perdu dans les mirages de l’abstraction, pourrait se dérober à l’exigence de l’incarnation, c’est-à-dire à l’expérience de communion de laquelle dépend la mise en mouvement de son enclave. ‘‘Motion’’ bienfaisante, dirions-nous ! Sans cela, un double risque. D’abord, Il trahira sa mission à force de se réduire à une détermination indigente d’un moi conquérant. De la sorte, il se murera vivement dans son Moi singulier et dans une vaste nécropole. Puis, encombré de soi-même,      il vivra une situation écartelante d’une contradiction entre la totalité du

réel qu’il voudra monopoliser et la conscience obscure de ce néant qu’il est malgré tout. Ce qu’il lui faut, c’est la méditation sur sa vie et sur son état de potence. Mourir n’est-il pas « rentrer en soi-même, revenir à soi » (Tilliette 2003 : 44)? Le ‘‘moi’’ qui meurt à soi sort de sa solitude et cesse ainsi de se river sur sa finitude. Des rayons pourraient bien filtrer sous sa porte fermée, d’ici tinterait dans ses oreilles ce mélodieux quatrain de Sully Prudhomme :

 

Oh ! qu’ils aient perdu le regard

            Non, non, cela n’est pas possible :

            Ils se sont tournés quelque part

            Vers ce qu’on nomme l’invisible (Tilliette 2003 : 44).

 

L’Africain, de quelque tendance que ce soit, reste ouvert à un ‘‘ailleurs’’ qui toutefois prend son envol à partir de son ‘‘ici’’. Ces deux réalités partagent tellement des affinités qu’il est difficile de les séparer. Un être pour lequel il n’y aurait ni ici, ni maintenant, pourrait-il encore s’apparaître comme moi ? Mais une telle localisation se suffit-elle à elle-même ? Ne convient-il pas de lui adjoindre une ‘‘délocalisation’’ qui la porterait vers un au-delà ? 

 

Cette triple interrogation nous situe au cœur  de la problématique de l’identité et de l’altérité. Que faut-il savoir de l’identité ? Mais d’ailleurs s’agit-il vraiment d’un savoir ou d’une réalité qu’il faut découvrir, soit en soi-même, soit en portant le regard au-delà de soiune réalité qui du reste se construit tous les jours ? Vouloir étudier la notion d’identité, c’est s’apprêter à affronter  tout l’être compris dans son authenticité. C’est donc à la question « qui suis-je ? » et à ses « implications » que cette analyse doit s’atteler.

 

Cette question évoque l’identité. Celle-ci désigne à la fois ce qui nous distingue des autres et ce qui nous rend semblables à eux. Elle renvoie aussi bien au spécifique qu’à l’identique, au semblable qu’au dissemblable, à la différence qu’à la ressemblance. D’un côté donc, l’identité répond à une logique de définition du sujet (qui suis-je ?)et,       de l’autre côté, à une logique d’appartenance (sur quoi se fonde ma sociabilité ?). Dans le premier cas, elle dit en quoi je diffère de tout autre que moi. Dans le second, elle fonde le lien social qui m’unit à tous ceux qui partagent les mêmes valeurs symboliques, les mêmes pratiques sociales, les mêmes formes de langage. Le concept d’identité s’articule de façon réflexive à l’interface de l’appartenance et de la singularité.    Le philosophe ivoirien Boa l’exprime bien en ces termes : 

 

L’identité personnelle ou individuelle ne peut se construire en dehors de l’appartenance à des identités collectives parce que tout homme éprouve le besoin de s’enraciner dans la culture du groupe qui le reconnaît, c’est-à-dire l’accepte, l’estime, le valorise. Elle permet une réelle protection et une sécurité symbolique. Les identités collectives servent de références à tous ceux qui se sentent menacés dans leur intégrité ou qui cherchent à être reconnus dans ce qu’ils estiment être leur spécificité.

 

Sur le continent aujourd’hui, la question de l’identité imprègne tant les consciences. Chacune est mobilisée avant tout autour d’un objet perdu, ou incertain, qui se dérobe sans cesse. Chaque individu ou groupe désire d’autant plus qu’on reconnaisse son identité qu’il a le sentiment de n’en avoir plus. Le sacre de l’autonomie comme norme ultime semble avoir de la préséance sur la quête du sens de la vie humaine. Désormais l’individu détermine lui-même le sens de son existence afin de  l’inscrire dans la durée. Il est ce qu’il entend être. C’est ainsi que        « nous assistons à l’émergence d’une nouvelle conscience morale et spirituelle africaines portée par l’individualisme, la perte des liens sociaux et la recherche du bonheur matériel. » (Boa 2007). 

 

En fait, l’Africain aspire à la vie dans un monde où il peut choisir son mode d’existence, agir conformément à ses convictions, organiser la société sans dépendre de quelque ordre cosmique ou grande chaîne des êtres que ce soit. Ce monde auquel croyaient nos devanciers temporels tend aujourd’hui à être discrédité.  Cet ordre de l’univers dans lequel les êtres humains figuraient à leur place parmi les anges, les corps célestes et les autres créatures (Mazama 2003 : 196 ; Sumner 1988 : 89; Tempels 1948 : 90) est en passe de perdre son aura dans nos milieux urbains. L’Afrique des villes fait l’expérience du « malaise » et de « désenchantement de notre monde » (Tylor 2005 :11). L’homme africain aurait-il perdu la dimension héroïque de la vie, le sens de tout idéal? Souffrirait-il d’un manque de «  poids ontologique de l’expérience humaine » (Marcel 1964: 110)?  La progressive disparition de nos idéaux ne dévoile-t-elle pas l’aboutissement ultime du déclin de la sagesse ? De la sorte n’aspirons-nous pas à un « minable confort » ?

 

Nous lions la progressive disparition de nos idéaux à un rétrécissement de la vie. En effet, nous sommes en train de  perdre  de vue des vastes perspectives à cause de notre repliement sur notre individualité. Même l’égalité que nous réclamons à cor et à cri devient ‘‘égaliticide’’ à force de nous ramener vers nous-mêmes et nous renfermer entièrement dans la solitude de notre propre cœur. Dans cette optique, la notion d’égalité est confondue avec celle d’identité. Cette confusion est-elle justifiable ? Peut-on nier les différences existantes entre les individus ? Par définition, toute différence est susceptible de servir de critère à un ordre, et donc à une hiérarchie, source d’inégalités entre des êtres humains. Il est donc clair que la plupart de nos différences sont une construction sociale. Sinon comment justifie-t-on ‘‘objectivement’’ que la couleur de la peau ou les compétences en informatique sont plus pertinentes pour hiérarchiser les individus que leur sexe ou le fait d’avoir une grande taille ?

 

Il est possible de répertorier une infinité de hiérarchisations des individus entre eux. Faut-il, pour l’essentiel, dire que les inégalités qu’elles engendrent entre les humains sont avant tout liées au concept de domination ! En ce sens combattre les inégalités ne signifie pas simplement vouloir réduire des écarts de conditions d’existence essentiellement matériels, mais c’est bien vouloir lutter contre les différentes formes de domination (économique, culturelle, etc.) dans nos groupes sociaux. L’égalité au nom de laquelle les inégalités sont ici stigmatisées est-elle possible ? De quelle égalité est-il question ? S’agit-il de l’égalité entre les humains ? Ou alors faut-il penser à l’égalité des pratiques et des actions des individus ? Toutes les pratiques et activités humaines ne sont pas ‘‘égales’’, ne serait-ce que parce que certaines d’entre elles élèvent ou infériorisent leurs pratiquants. Par exemple, dans une compétition sportive de mille mètres, on peut penser que ce qui est critiquable, ce n’est pas tant le fait qu’il y ait un classement à l’arrivée, dans la mesure où celui-ci s’applique à des activités ou à des compétences, mais le problème se pose lorsque le classement entraîne des différences et des avantages en termes de capitaux économiques et symboliques (prestige ou gloire).

 

Il appert de ceci que le terme égalité se laisse percevoir plutôt par ce qu’il n’est pas (absence de domination) que par ce qu’il est[1]. Mais c’est ici que l’idée elle-même pose question : l’égalité n’est ni un ‘‘pari’’ ni un ‘‘postulat’’ (qui pourrait apparaître faux) ni même une ‘‘réalité’’. Ce n’est pas quelque chose à définir ou à démontrer. Elle est à la fois un idéal à atteindre (l’absence de hiérarchie et de domination entre les humains) et un principe directeur, une valeur fondamentale, une manière de voir le monde qui refuse de hiérarchiser les individus et de créer une domination symbolique à partir de différences qui pourraient, dans un autre contexte, n’avoir aucun sens.

 

Mais poser la notion d’égalité comme un idéal ou un principe ne demeure-t-il pas abstrait ? Ne convient-il pas de la comprendre en tenant compte des conséquences concrètes de l’application d’un tel principe ? Sans ses manifestations concrètes, l’idée d’égalité n’est-elle pas condamnée à rester une minuscule devise inscrite aux frontons de nos chapelles et mairies ? Ces questions rappellent que l’égalité de fait est un idéal exigeant, évidemment très loin d’être atteint, et sans lequel l’égalité de droits  ne servira qu’à masquer des inégalités. Au nom de quoi ?  

 

D’un certain individualisme adoubé par les pouvoirs politiques! ‘‘Qui suis-je’’ ? Voilà la question catalytique de la large vision de la  philosophie individualiste. Celle-ci veut assurer l’autonomie du sujet dans un monde où les repères s’effacent, c’est-à-dire dans un monde où les identités ne vont plus d’elles-mêmes. Elle met au premier plan la notion d’identité, alors qu’elle ne cesse de promouvoir le Même.            La sensibilité égalitaire impose aux individus de se différencier dans la similitude d’œuvrer à leur épanouissement personnel sur fond d’indistinction. Tâche épuisante. La crise identitaire n’est pas sans lien avec la composante dépressive ou mélancolique de la vie actuelle.

 

La face sombre de l’individualisme est bien connue. Elle tient « à un repliement sur soi, qui aplatit et rétrécit la vie, qui en appauvrit le sens et éloigne (l’homme) du souci des autres et de la société » (Taylor 2005 :12)[2]. Adhérant à cette philosophie, nous menons aujourd’hui la vie qui semble tourner à la foire d’empoigne. Tous nos projets de société sont pensés en fonction de la quête du bonheur et du bien-être des individus ou des groupuscules. Seule la raison instrumentale semble déterminer désormais l’étalon qui prévaut. Parallèlement,  aux forces hiérarques, gardiennes de nos valeurs traditionnelles, on n’accorde aucun crédit. Dans ce cas, à quoi est livré l’homme, si ce n’est à un étalon destiné à la reproduction?   

 

Le mot latin identitas, qui constitue la racine étymologique de la notion d’identité, signifie effectivement ‘‘égalité parfaite’’. « Identité » n’est cependant pas entendue ici au sens général d’accord parfait. Deux êtres ‘‘égaux’’ peuvent-ils l’être comme des égalités mathématiques ? Leur égalité n’est-elle pas bien inférieure à celles-ci ? Il s’agit plutôt de l’identité en tant que lien entre l’individu et le collectif, c’est-à-dire la position de l’individu à l’intérieur d’une entité sociale et politique plus large, clairement perceptible, et la délimitation de cette entité de référence par rapport à d’autres entités. Il y a ici résurgence de la double thématique de la localisation et de la ‘‘délocalisation’’, c’est-à-dire du clos et de l’ouvert, ou du particulier et de l’universel, déjà évoquée.

 

La question de l’identité se pose dès la naissance d’un être humain et se développe tout au long de l’enfance ; elle s’exprime dans le nom et touche les rapports aux parents, à la famille, au lieu, au sexe, etc. L’identité évolue par rapport à l’environnement proche et lointain. Est-ce pour cette raison « qu’on a souvent, et à juste titre, fait ressortir l’impossibilité qu’il y a à assigner au moi des frontières précises » (Marcel 1998 : 18)? Chacun de nous n’est-il pas le dépositaire d’un héritage ‘‘vertical’’ venant de son milieu d’origine, de ses ancêtres, et d’un héritage ‘‘horizontal’’ venant de son époque ? La quête du particulier et de l’universel n’est-elle pas la soif permanente de tout Africain?

 

La mission de l’être africain est de conférer à l’existence du continent et de sa  communauté le sens de la corrélation du particulier et de l’universel. C’est dans cet acte de transcendance que le particulier pour le particulier et l’universel pour l’universel, mieux vaudrait dire le particularisme et l’universalisme, n’ont plus voix au chapitre. C’est dans cet acte de transcendance qu’il doit  créer et se recréer. Telle est sa vocation. Aussi, son acte créateur doit-il  se suspendre à un ordre qui le dépasse et auquel incombe la tâche de le sortir peu à peu de l’uniforme pour qu’il devienne un être. Donc, se sachant être, c’est-à-dire sorti du cocon de la communauté ontologique- masse, il ne crée que pour sacraliser voire humaniser davantage l’être humain. Dès lors, il cesse d’être un simple ‘‘je suis’’. Car sa devise de transformation de sa société et du monde n’est plus ‘‘sum’’, mais ‘‘sursum’’[3]. Créer, pour lui, cesse d’être créer exclusivement pour soi-même, et devient créer au-dessus de soi.

 

De cela, il convient de discerner ceci: « un être capable de rentrer en lui-même et du même coup de prendre contact avec une réalité invisible et sans frontière, témoigne par là même d’une certaine transcendance          par rapport au cours spontané de la vie » (Marcel 1964 : 127).                   Ce dépassement de soi est une sorte de dessaisissement de l’enflure de l’orgueil qui est en train de  gangrener actuellement le continent, tout en masquant les dangers mortels charriés par notre incapacité de conférer un véritable sens à notre vie. C’est là qu’il est impératif de situer 

 le commencement, le principe de la sagesse telle qu’elle doit se définir aujourd’hui. Il s’agit d’une humilité fondée en raison et qui est comme la contrepartie de l’illumination dont s’accompagne tout acte de compréhension authentique. Mais cette humilité est liée à la conscience vigilante d’un danger ou d’une tentation, celle de l’affirmation centrée sur un C’est moi qui… (Marcel 1968:307). 

 

Considérée de ce point de vue, cette réflexion offre les fondements d’une éthique de fraternité qui dépasse la contingence spatio-temporelle. Parlons-en dans le point suivant.

 

2. De la fraternité philosophique comme subsomption des identités singulières

 

Au vu de ce qui précède, il sied donc, à notre humble avis, de changer d’échelle si nous voulons encore sauvegarder le dialogue intérieur, essentiel à la croissance spirituelle de tout être humain authentique, c’est-à-dire à celle de celui qui peut se maintenir ouvert à l’autre, et qui est prêt à l’accueillir. Le règne de la paix en Afrique en est tributaire, car « là où l’intimité recule, (la fraternité) elle aussi est atteinte et risque trop souvent de dégénérer en rhétorique et en pathos.» (Marcel 1983 : 41).Aussi voulons-nous proposer au continent africain la fraternité philosophique, celle selon laquelle 

 

le meilleur de l’activité consiste non point dans la découverte de quelque truisme, dont l’universalité n’a d’égale que l’inefficacité concrète, mais bien dans cette critique appréciatrice qui sait déceler avec une piété sagace la marque de l’Esprit sur les rivages éphémères que tour à tour illumine la ferveur des hommes (Marcel 2004 : 4).

 

Ce sur quoi  portera notre attention ici, c’est l’expérience de la présence d’autrui. Deux points en constitueront la charpente à savoir : la Présence des vivants et des morts, et la présence au Toi Absolu comme fondement d’une nouvelle identité Africaine.

 

2.1. La présence des vivants et des morts

 

2.1.1. Notion de présence

 

Il convient de préciser ici le sens que nous donnons au terme présence. En effet,

 

[la] présence signifie plus et autre chose que le fait d’être là ; en toute rigueur, on ne peut pas dire d’un objet qu’il soit présent. Disons que la présence est toujours sous-entendue par une expérience à la fois irréductible et confuse qui est le sentiment même d’exister, d’être au monde. De très bonne heure s’opère chez l’être humain une jonction, une articulation entre cette conscience d’exister…et la présentation de se faire reconnaître par l’autre- ce témoin, ce recours, ou ce rival, ou cet adversaire qui, quoi qu’on ait pu dire, fait partie intégrante de moi-même, mais dont la position peut varier presque indéfiniment dans mon champ de conscience (Marcel 1998:18)

 

Le monde des objets n’est présent ni au sens de plénitude d’une présence, ni au sens de totalement donné ou constatable. En effet, nous ne voyons de l’objet qu’un aspect momentané et limité dans l’espace : une seule surface d’un cube par exemple. C’est pourquoi Marcel a pu dire que « la voie la plus directe qu’il soit possible de suivre pour arriver à penser le mystère consiste peut-être à dégager la différence de registre spirituel qui sépare l’objet et la présence » (Marcel 1997: 220). Peut-on dire que le savant soit présent à son objet ? N’entretient-il pas abstraitement le rapport qui l’y lie ? N’a-t-il pas tendance à traiter la réalité, l’univers comme un tiers par rapport au dialogue qu’il poursuit avec soi-même ? Quelle est cette présence qui manque ici ? Ne faut-il pas évoquer une autre activité humaine pour saisir la nature du rapport entre l’être humain actant et cette dernière ? Cela ne nous permettrait-il pas d’appréhender du même coup la véritable essence de la présence ? A la lumière de ce questionnement, il est possible de concevoir une présence de l’homme à son objet qui ne se laisse aucunement traduire en langage d’objet.

 

En fait, en approfondissant notamment la nature de la relation entre un paysan africain  et la terre, on réunirait les conditions maximales pour saisir ce qu’il convient d’entendre par présence. « La terre à laquelle le paysan est si passionnément attaché n’est pas quelque chose dont il puisse vraiment parler. On peut dire qu’elle est même au-delà de ce qu’il voit, elle est liée à son être, et il faut entendre par là non pas seulement son action mais jusqu’à sa peine » (Marcel 1997 :133). C’est pourquoi il n’est pas exact d’attribuer uniquement à ce lien un caractère utilitaire. Cette remarque nous semble judicieuse. Ne faut-il pas situer cette relation au-delà de l’exclusif profit ? Pour s’en rendre compte, évoquons la condition malheureuse d’un paysan qui a vendu ses champs et vit à la ville jouissant de toute l’affection de ses enfants. Comment expliquer que cet homme qui matériellement vit mieux que par le passé ne parvient pas à s’adapter au nouveau milieu urbain ? Ce paysan ne souffre-t-il pas d’une blessure incurable?

 

En toute rigueur, on ne peut pas, à propos de ce paysan, dire qu’il vit en présence de ses plantations. Il n’est pas dans une position qui lui permet de les capter. Un tel être peut-il être capté ? L’expression ‘‘en présence de’’ ne semble-t-elle pas nous y conduire ? La présence n’est-elle pas différente du fait d’être en présence de ? L’expression « en présence de » n’implique-t-elle pas « l’opposition du en moi et du hors de moi que je dois absolument transcender » (Marcel 1977: 64)? Dans ce sens, ne nous éloigne-t-elle pas du mystère de l’être ?

 

Cette idée de mystère de l’être est le mystère même de la présence. Ici, c’est à ce qu’il y a de plus intime dans le commerce entre les êtres que nous devons nous référer. Au sens spirituel du terme, avions-nous déjà dit, la présence ne se réduit pas au fait d’être là. Dans cette perspective, la présence, au lieu d’être donnée, est justement révélée. En fait, « nous vivons dans un continent de coudoiements, de frottements, d’accommodations réciproques où on n’échappe le plus souvent au conflit que par une sorte d’automatisation »(Marcel 1997: 245). Peut-on parler dans cette perspective de présence ou de révélation ? Cette dernière, dit G. Marcel, ne peut se produire pour le moi qu’à condition qu’il se retire ou se  rende creux, c’est-à-dire qu’il se recueille. Un être ne nous est-il pas présent quand il s’ouvre à nous ? Ceci implique-t-il forcement qu’il soit placé à côté de nous? La présence à autrui n’exige-t-elle pas la présence à soi-même comme préalable ? Que faut-il entendre par présence à soi ? Est-elle un invariant ? Quelle est au juste son essence ?

 

D’ordinaire, on se forme de cette expérience une notion intellectuelle. Et pourtant, comme le dit si bien Marcel,

 

« je ne suis pas du tout invariablement présent à moi-même, je suis au contraire le plus souvent aliéné, ou décentré. Et quand, du fond de cette aliénation, je cherche à saisir ce qu’est la présence à moi-même, j’en viens à ne plus l’imaginer, à ne plus y croire. Mais, pour autant que je cesse de réaliser ce que peut être ma propre présence à moi-même, à fortiori je me mets hors d’état de croire à la présence d’autrui à moi-même »(Marcel 2001: 114).

 

En quel sens est-on fondé à affirmer que le ‘‘moi’’ est présent à soi-même ? Ne peut-il pas désigner également l’absence ou la carence ? Pour ne pas tomber dans une sorte d’illusion du moi, ne convient-il pas de parler de la réalité ou de l’être ? Pour ce faire, la présence à soi ne doit-elle pas se mêler avec la créativité ? Ne faut-il pas recourir à l’expérience vécue, qui seule peut nous permettre d’établir une distinction entre le fait d’être là et la présence ? C’est ici qu’il faut évoquer peut-être une phénoménologie de l’expérience quotidienne.         Il s’agit d’étudier brièvement l’expérience de la présence d’autrui vivant et disparu ainsi que celle du Toi Absolu que fait le ‘‘moi’’.

 

 

 

 

2.1.2. Présence des vivants

 

La présence est différente d’un « coudoiement instantané » et d’une « conjonction fortuite ». Cette mise au point est importante. Elle a l’avantage de souligner le fait que la présence, par son caractère métaphysique, ne peut être saisie, « mais évoquée à la faveur d’expériences directes et irrécusables, qui ne relèvent pas de l’équipement notionnel dont nous disposons pour atteindre les objets » (Marcel 1964 : 94). Ainsi, être présent pour quelqu’un, ce n’est pas seulement être à côté de lui, mais c’est être avec lui. C’est vivre « une co-présence ». Cette notion est différente de la communication sans communion. Celle-ci s’établit souvent entre les hommes de façon matérielle, un peu à la manière de deux postes distincts : un émetteur et un récepteur. Voilà le cas typique de la communication irréelle. Etayons cette affirmation ! N’avons-nous jamais eu le sentiment d’être dans la même pièce que quelqu’un, que nous voyons, entendons parler et pouvons toucher, et pourtant nous est absent et infiniment plus loin que tel être aimé qui est à des milliers de lieues ou qui n’appartient plus à notre monde ?

 

Cette question touche à l’échange entre deux personnes. Celui-ci cesse d’être lorsque « le courant qui doit exister normalement entre des amis est absolument arrêté » (Poitier 1976 : 184). La présence de l’autre, effectivement vécue, ne nous renouvelle-t-elle pas fondamentalement ? Pour ce faire, n’est-elle pas révélatrice de notre pleine existence ? Ce dont nous avons besoin, c’est ‘‘la chaleur humaine’’, qui est le véritable thermomètre de la vie en société ou du ‘‘vivre-ensemble dans la lumière’’. Vivons-nous vraiment dans la lumière ? Ne sommes-nous pas encombrés d’arrière-pensées au sujet des autres ? Ne leur prêtons pas des intentions à notre endroit ? « Si en présence de l’autre, dit Marcel, (…) je me fais ombre à moi-même, du coup il cesse de m’être présent, et réciproquement, je ne puis pas non plus être présent pour lui » (Marcel 2001:189). L’autre ne se présente-t-il pas à moi comme un témoin ? N’atteste-t-il pas par sa présence cet être auquel je cherche à m’éveiller et à éveiller quiconque est en prise sur moi ? Mais quel est cet être dont il veut certifier l’authenticité, si ce n’est le fait de se découvrir à moi ? Effectivement, ce qui se manifeste à moi,

 

 c’est que cet autre est porteur en lui-même d’une certaine vie et qu’il irradie comme une lumière. Et à partir du moment où j’ai bénéficié de cette attestation, il se peut bien que j’aspire à devenir par rapport à cet autre un co-témoin (Marcel 1964:110).      

 

La présence est intégratrice. En tant qu’elle est présence,  elle opère entre deux êtres une merveilleuse affinité. Et c’est en raison d’une telle affinité, que l’expérience dont elle est la source, au lieu de se laisser aller comme un corps livré à la pesanteur ou comme une plume qu’emporte le vent, se concentre, s’affirme, se proclame.

 

C’est donc à travers l’engagement que la présence est reconnue. Celui-ci ne pouvant s’accomplir purement et simplement dans l’enceinte du sujet lui-même, un transcendant n’y est-il pas nécessairement impliqué ? En fait, l’engagement reste lié à ce que Marcel appelle « le vœu créateur ». Celui-ci,

 

 n’est autre chose que le fiat en vertu duquel je me décide à mettre toutes mes énergies au service de ce possible, qui déjà s’impose à moi, mais à moi seul, comme une réalité, afin de le transformer en une réalité pour tous, c’est-à-dire en une œuvre constituée(Marcel 1998: 153).

 

Faisons remarquer que la réalité à laquelle nous nous référons ici n’est telle que par rapport à un foyer d’évaluations qui coïncide avec notre vie et s’éteint si celle-ci s’anéantit. Dans ce sens, notre fiat ne peut être séparé de notre attitude générale en face de la vie, ou plus exactement de l’œuvre de vie. Dès lors, l’illusion consisterait à oublier la dépendance de notre fiat et de le traiter comme existant par soi et par nous. Le vœu créateur ne nous impose-t-il pas son lot de sacrifice ? Chez Marcel, « le sacrifice n’est susceptible d’être accompli que dans la mesure où la conscience cesse de se traiter comme centre de projection » (Marcel 2001: 39).

 

En effet, celui qui se sacrifie met sa vie à la disposition d’une réalité supérieure. Il entend situer ainsi son être au-delà de sa vie. Son souci primordial est de se rendre disponible aux autres. Il est convaincu d’une chose : « il n’y a pas, il ne peut y avoir de sacrifice sans espérance, et l’espérance est suspendue à l’ontologique » (Marcel 1940: 106 ;  voir aussi Marcel 1940: 121). Le sacrifice n’est ni un refus, ni une démission. A sa base, point de philosophie négativiste. A sa racine, par contre, « on trouve, disons un ‘‘je meurs’’, mais un ‘‘toi, tu ne mourras pas’’, ou encore un ‘‘parce que je meurs, tu seras sauvé’’, ou plus rigoureusement, ‘‘ma mort accroît tes chances de vie’’ » (Marcel 2001: 38).      

 

2.1.3. La présence d’autrui disparu

 

‘‘ Aimer un être, c’est lui dire : ‘‘ toi, tu ne mourras pas’’. Une telle affirmation ne se réduit pas à un vœu, ni à un optatif ; elle présente le caractère d’une ‘‘assurance tremblée’’. Parlant de l’acte de foi du vivant aimant fait à l’être aimé disparu, Marcel écrit ceci: 

 

Il est impossible que tu ne survives pas, car mon amour m’a fait reconnaître en toi un être et l’être est capable de franchir cet abîme qu’on appelle la mort. D’ailleurs, tu m’es présent bien qu’invisible. Même si je n’ai aucun signe spécifiable et transmissible de ta présence, je sais et j’affirme que tu es encore avec moi. Entre toi et moi n’est point besoin de signes. Il s’est créé entre nous une intimité qui rend de telles médiations superflues. Quels que soient les changements survenus, nous restons ensemble. L’événement, qui est de l’ordre de l’accident, ne peut rendre caduque la promesse d’éternité incluse dans notre amour. Ce serait te renier que de n’en être pas assuré. Si je consentais à ton anéantissement, je trahirais notre amour et, pour autant, c’est comme si je te livrais à la mort (Marcel 1997: 155).     

Au cœur de cet acte de foi le seul problème fondamental que nous percevons est celui du conflit qui peut surgir entre l’amour et la mort. En effet, s’il est prouvé qu’une relation désertée par l’amour ne peut que s’engloutir dans la mort, il faut toutefois reconnaître que là où l’amour peut triompher de tout ce qui tend à le dégrader, la mort  ne peut pas ne pas être définitivement vaincue. Ce qui vient d’être dit soulève en partie les questions suivantes : Est-il concevable que l’être perdu ou censé être perdu participe encore à notre vie ? Dans l’affirmative, à quelles conditions le peut-il ? Mais peut-on vraiment perdre l’être ? S’il était vrai de dire que j’avais tel frère ou tel ami, est-il exact d’affirmer que je ne l’ai plus ? Peut-on vraiment perdre l’être aimé ? Ne perd-on pas que ce qu’on possédait ? L’être considéré  perdu n’est-il pas réduit à un simple objet?

 

Marcel s’est livré à un examen minutieux de l’idée de « perte ». Dans Présence et Immortalité, le terme « perte » évoque la possession ou l’avoir. Aussi il est convenable de dire par exemple que j’ai perdu un tel ou tel autre objet. En fait, ce que je possède peut m’être arraché un jour et se distancer de moi. Il est possible que je convertisse un être en un objet. Me voici dès lors exposé à perdre cet objet restant différent de moi,  et avec lequel il m’est impossible de réaliser  un ‘‘véritable nous’’. Une telle relation, s’il en existe, ne présente aucun caractère d’indestructibilité. En principe, on peut donc poser que plus le rapport qui a uni l’homme à un autre être a été strictement possessif, plus sa disparition devra être assimilée à la perte d’un objet. Faut-il encore dire ! Même retrouvé, on ne peut attribuer à un objet perdu aucun caractère présentiel.

 

C’est donc à l’homme que la présence est dévolue. Dans ce cas, deux êtres présents l’un à l’autre sont ceux que seul l’amour oblatif unit. Voilà pourquoi la mort de l’être aimé reste une épreuve de la véritable présence. Celle-ci peut apparaître comme coupure ou rupture si l’amour a été possessif ou égocentrique, si l’être disparu a été considéré comme un objet ou un instrument. Un tel être n’a jamais été présent et sa mort reste sans incidence ontologique sur la vie de ses proches. Mais la situation se présente tout autrement si, grâce à l’amour oblatif et à la réciprocité de la profonde amitié hétérocentrique, chacun devient le centre pour l’autre et trouve son centre dans la communion. De cette manière, il participe si ontologiquement d’autrui qu’une tentative de séparation peut altérer son être. L’expérience ne montre-t-elle pas que plus l’être disparu a été réellement aimé comme être, moins sa disparition est ressentie comme la perte douloureuse d’une possession objective ? 

 

L’être aimé mort n’est pas absent.  Certes, il y a bien un évanouissement spatio-temporel, mais il reste plus présent qu’un vivant. Seul l’amour refait cette présence par sa fidélité qui défait l’absence. En fait, on pourrait admettre qu’il est présent comme absent. Toutefois, la mort n’est pas sa fin propre. Il cesse, dirait-on, d’être ‘‘un être pour la mort’’. Qu’on nous comprenne bien ! Nous n’avons aucune intention, comme les spiritistes, de denier à la mort le sérieux qu’elle comporte. Nous ne voulons pas non plus, contrairement au dogmatisme, reconnaître à la mort le caractère ultime.  Nous estimons fort opportunément qu’autant la mort ne s’ouvre pas sur une vie mystérieuse dont la méditation est impossible, autant elle n’est  pas suivie d’un anéantissement total de l’être aimé. 

 

Dans une Afrique où, sous l’influence desséchante de la ‘‘technique’’, les relations de communion sont en train de disparaître, la mort risque de devenir un fait brut et divers, et elle cesserait ainsi d’être un mystère. Ne traitons-nous pas nos morts aujourd’hui comme s’ils étaient seulement posés devant nous et non en nous ? N’avons-nous pas méconnu la relation débordante tissée entre eux et nous ?

 

Il est donc nécessaire de considérer la mort comme un mystère et de l’aborder surtout avec une pensée d’espérance qui, par essence, y est orientée. De cette façon, toute méditation sur la mort peut devenir une méditation sur la vie. N’y a-t-il pas entre vie et mort une intime corrélation ? Serait-il aberrant d’admettre que l’être disparu ne se révèle qu’à travers son absence, et que c’est précisément en cela que consiste son immortalité ?

 

Avec l’idée d’immortalité il est impossible que la métaphysique de la présence ne remonte pas à la source même de notre ‘‘vivre-ensemble dans la lumière’’, c’est-à-dire au Toi Absolu et à son amour pour les créatures. Ainsi la métaphysique de la présence peut se laisser féconder par la philosophie du mystique. N’existe-t-il pas un parallélisme entre le chemin du mystique vers le Toi Absolu et celui du métaphysicien vers l’être ? Le métaphysicien ne tire-t-il pas profit de la prière ? N’est-il pas possible de discerner sa progression dans la pensée du Toi Absolu à partir de l’acte de prier? Examinons ces questions à travers le point ci-dessous.

 

2.2. La présence au Toi Absolu : Fondement d’une nouvelle identité Africaine

 

La prière a une double dimension universelle : critère de la vie religieuse authentique et essence intersubjective. A ce propos, écoutons G. Marcel dans son texte dont le contenu nous semble d’une grande richesse séminale :

 

Le rapport à Dieu, la position de la transcendance divine permettent seuls de penser l’individualité ; ceci veut dire non pas seulement que l’individu se réalise lui-même comme individu en se pensant comme créature, mais encore que par la médiation du croyant ceux-là mêmes qui restent dominés par (…) l’esprit de la terre peuvent graduellement assumer peut-être une individualité. Si nous pouvons penser la grâce divine (au sens de la clémence), c’est parce que le croyant ne peut se résoudre à penser que son intervention sera vaine et qu’il y a des êtres irrémédiablement voués au néant. Le véritable esprit d’universalité qui est l’esprit religieux par excellence ne se réalise que par la croyance à la paternité divine, par la croyance à ce que j’ai appelé la participation comme fait – fonction de cette participation par la foi qui dans l’ordre religieux doit être regardée comme le véritable primum movens…           Il y a à mon sens dans cette tension, dans ce dualisme vivant entre les deux modes de participation qui se réconcilient dans l’unité personnelle de Dieu, le principe de la prière (Marcel 1927 : 86).

 

Par la foi le croyant reçoit son être véritable, c’est-à-dire son ‘‘individualité libre et vivante’’. Ainsi donc par l’acte de foi, il participe à la ‘‘paternité divine’’.  Qu’en est-il pour les autres, ceux qui ne sont pas croyants ? Sont-ils privés de toute participation à Dieu, et donc voués à ne plus être ? Il n’y a aucun être privé de participation. Par conséquent aucun être n’est ‘‘irrémédiablement voué au néant’’. En fait, outre la participation de foi, propre au croyant, il en existe une autre : participation de fait. Voilà un dualisme qui, aux yeux de G. Marcel, est intenable. Celui-ci ne peut être dépassé ou transcendé que par et dans la prière du croyant. La prière n’est-elle pas un appel à la ‘‘clémence divine’’ ? Cette dernière n’est-elle pas conçue comme générosité inconditionnelle à l’égard de tous les êtres ? La double dimension de la prière à laquelle nous faisions allusion tout à l’heure est ici mise en évidence : prière comme critérium de la vie religieuse authentique et prière comme essence intersubjective.

 

De la vie religieuse authentique! Marcel ne manque pas de donner une position personnelle à ce sujet. En effet, à la question ‘‘qu’est-ce que la prière’’, l’auteur du Journal métaphysique donne la réponse ci-après : « Prier, c’est refuser activement de penser Dieu comme ordre, c’est le penser vraiment comme Dieu- comme pur Toi » (Marcel 1927: 159). La prière est une invocation au Toi Absolu. Celui-ci échappe par essence à toute prise objective. Sans quoi on le traiterait comme un lui dénaturé qu’on ramènerait à l’humaine et dérisoire mesure. Aussi tout attribut du Toi Absolu n’a de valeur pour nous que s’il reconnaît sa véritable Nature.

 

Partant, tout est indiqué de discerner ce qu’il est convenu d’appeler prière authentique. Marcel en détermine ci-dessous l’esprit :

 

 Il me semble,dit-il, que l’esprit de prière se définit d’abord négativement comme rejet d’une tentation, et cette tentation consisterait à se refermer sur soi dans l’orgueil ou dans le désespoir qui d’ailleurs communiquent. Mais positivement l’esprit de prière ne se présente-t-il pas avant tout comme une disposition accueillante par rapport à tout ce qui peut justement m’arracher à moi-même, à la propension que je puis avoir à m’hypnotiser sur mes propres maux ? (Marcel 1997: 105) 

 

Dans la prière authentique, le croyant se relie aux autres êtres. De cette manière, une telle prière ne peut être une simple prise de conscience, un pur et simple phénomène subjectif bien que notre tentation de le penser ainsi soit grande. Dans son essence, la prière authentique n’est pensable que comme intersubjectivité actualisée, c’est-à-dire comme un «‘‘nous’’ qui transcende la dualité du moi et de l’autre, et réalise à des degrés divers une communion » (Belay 2003 :53). Elle est donc union aux êtres visibles et invisibles, unité avec le Toi Absolu dans l’expérience mystique à son haut plus niveau. Ajoutons que l’intersubjectivité est reconnue par un acte de liberté. Ainsi,

 

 je puis toujours me comporter comme si je n’avais réellement aucun accès à la réalité d’autrui, comme si l’autre n’était qu’un ensemble de possibilités à utiliser ou de menaces à conjurer. C’est là un solipsisme pratique…Seulement pour celui qui, de quelque façon que ce soit, a pénétré dans le domaine de l’intersubjectivité, ce solipsisme pratique ne peut apparaître que comme un aveuglement, un aveuglement au moins à quelque degré volontaire(Marcel 1997: 68).

 

Pour cette raison, l’intersubjectivité peut être niée, mais cela n’apparaîtrait  qu’un pur et simple refus. Aussi n’est-il pas de notre essence de ne pas demeurer enfermés en nous- mêmes ? Ne devons-nous pas abandonner notre sentiment de solitude ou de cristallisation irrémédiable ? Ne sommes-nous pas, qui que nous soyons, pénétrés par le sentiment de la transcendance ? L’homme n’est-il pas appelé à s’ouvrir à la transcendance ?

Conclusion

 

C’est sur la dyade  solitude- fraternité que l’éthique de la fraternité se fonde. Celle-ci se vérifie dans la pratique quotidienne. Elle est la critique de l’identitarisme et du fraternalisme. Le premier parce qu’il peut aboutir au pire et inspirer par exemple la xénophobie la plus agressive. Ceux qui adhèrent à la philosophie identitariste ne tiennent pas compte que l’identité n’est pas une forteresse aveugle, une cuirasse derrière laquelle on doit s’abriter pour se couper des autres. L’identité appartient à l’individu ou au groupe. Mais faut-il oublier qu’elle est cette fenêtre grâce à la quelle on peut découvrir le monde ? Le second étant donné qu’il est incapable de rendre à l’homme le courage et la force d’être, de le ravitailler du dedans en le plongeant dans un milieu spirituel avec lequel il communie par son centre même. De plus, à force de prôner le gigantisme, le fraternalisme ne nous fera retrouver que difficilement le sens du prochain. En fait, pour rétablir ce dernier, on est tenu de multiplier le plus possible autour de lui les rapports d’être à être, et de lutter aussi activement que possible contre l’espèce d’anonymat dévorant qui prolifère sur le continent.

 

Seule une conception polyphonique de l’être peut aider l’Afrique à reconnaître ce qu’il y a de plus précieux dans la singularité de chacun de ses membres et de chacune de ses cultures. Une telle conception lui permettra de comprendre que chaque homme et chaque femme africains, chaque civilisation africaine révèle un aspect de la richesse de l’essence humaine. Elle éclaire aussi ce que nous apprennent l’expérience et l’histoire, à savoir que les civilisations peuvent s’enrichir mutuellement si elles s’ouvrent les unes aux autres et surtout s’harmoniser dans la paix, en d’autres termes que l’Universel n’est pas nivellement par abstraction mais communion dans la vérité et l’amour. Cette communion implique une transcendance qui précisément l’unifie, c’est-à-dire le « Toi Absolu » (Dieu) qui est principe et fin de tout amour humain.

 

 


[1]L’anthropologie marcellienne de l’égalité est aux antipodes d’une philosophie égalitariste qui érige l’individu égalitaire en centre d’aimantation, lui donnant de la sorte l’opportunité de se calfeutrer ou de se crisper sur soi-même voire de  se centrer sur la revendication, faisant ainsi foi à la rationalité égologique et autoréférentielle, ou à la logique de l’autonomie de la conscience. Selon Marcel, par contre, seule la fraternité peut féconder une relation de type égalitaire parce qu’elle est essentiellement hétérocentrique. Son acte de foi prend justement compte de cette ‘‘hétérocentricité’’:

 

Tu es mon frère, je te reconnais pour tel…Pourquoi, dirai-je, éprouverais-je le besoin d’être ton égal ? Nous sommes frères à travers toutes nos dissemblances et pourquoi ces dissemblances n’impliqueraient-elles pas des inégalités en ta faveur- je ne dirai sûrement pas à mon détriment- car puisque nous sommes frères, c’est en vérité comme si l’éclat qui émane de tes dons, de tes actes, ou tes œuvres, rejaillissent sur moi ; ce que j’exprimerai peut-être en disant très simplement, je suis fier de toi, ce qui n’aurait vraiment aucun sens, ce qui ne serait même pas possible si je gardais le souci d’être ou de me montrer ton égal (Marcel 1964: 244).

[2]La question soulevée ici porte sur la racine de notre progrès. Nous critiquons tout aussi bien l’individualisme et la solidarité africaine dont on vante les vertus sans donner davantage la preuve de sa fécondité. Une telle solidarité ressemblerait à un solidarisme auquel les parasites impénitents tirent leur sève. Ainsi donc, ce n’est ni l’individualisme, ni le solidarisme qui sortiront l’Afrique de son état ‘‘d’acharnement thérapeutique’’ où elle est encore placée. Seule cette devise sur sa bannière de son existence l’aidera à s’humaniser : prise de conscience. En fait, elle doit prendre conscience, comme le dit Quenum, que « chacun doit manger son pain à la sueur de son front, chaque goutte de sueur est comme une énergie hydraulique qui pénètre la terre, l’irrigue, pour le bien de tous.» (Quenun 2004 : 30). 

[3]Si le sum évoque  le je narcissique embastillé dans son moi-territoire, le sursum est ouvert à l’autrui et aspire à la vie de l’au-delà, c’est-à-dire à une réalité supra-personnelle qui préside à toutes ses initiatives, qui est à la fois son principe et sa fin.

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