LA FAMILLE DANS LES INSTRUMENTS REGIONAUX DES DROITS DE L’HOMME

Abstract: 

This article has focused on different human rights instruments in the World’s history and cultures to date. Indeed, it reviewed the Universal Declaration of Human Rights and other international legal human rights instruments, legal bodies, either cultural or geographical in order to adapt these international norms to their cultural particularities. Chronological examination reviewed specialist literature from European Convention on Human Rights (1950), to the South-Eastern Asian Declaration of Human Rights (2013), through the Americas’ Convention on Human Rights (1969), the African Charter (1981), and the Arabic Charter of Human Rights (2008). Results reveal a critical reflection that underscores questions that emerged from these international norms with different cultural backgrounds to the regional human rights instruments. Therefore, a constructive dialogue should bridge international norms and regional human rights instruments, whereby; the former gets acculturated while the latter ushers in a constant moral evaluation of values.  

  1. Introduction

 

Après la mise en place de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH), des ensembles régionaux ont mis sur pied des mécanismes pour donner une vie légale aux idéaux moraux contenus dans cette déclaration. Dans cet article, nous allons lire ces textes en vue d’en dégager leurs différentes conceptions de la famille. Aussi procéderons-nous chronologiquement, avant d’arriver à une réflexion comparative avec une attention particulière au contexte africain.

 

 

  1. La famille dans la Convention Européenne

Le premier en date des ensembles à se doter d’un texte légal fut l’Europe qui, au lendemain de la DUDH en 1948, élabora une Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, en 1950. Elle sera complétée et amandée par plusieurs protocoles. Ce texte consacre deux articles à la famille. Dans l’article 8, il est question de la protection de « la vie privée et familiale ». Il est évident que cet article tire son inspiration dans l’article 12 de la DUDH[1]. Toutefois, elle introduit une nuance. Le droit porte sur la protection de la vie privée et familiale de la personne, bénéficiant de ce droit, alors que la DUDH proclame la protection de sa vie, sa famille, … Dans la Convention européenne, le sujet du droit est la vie en famille et non la famille en tant qu’institution, alors que dans la DUDH, la famille est protégée au même titre que la vie de la personne et du droit. En outre, cette protection de la vie privée et familiale « n’est pas absolue », comme dirait Jacques Fierens (1994 : 411), dans la mesure l’alinéa deux de cet article prévoit les cas légaux il peut y avoir une ingérence extérieure.

 

Un autre texte qui mentionne la famille est l’article 12 qui stipule qu’« à partir de l’âge nubile, l’homme et la femme ont le droit de se marier et de fonder une famille, selon les lois nationales régissant l’exercice de ce droit ». Nul besoin de souligner que l’article reprend la première partie de l’alinéa 1, art. 16 de la DUDH, ainsi que l’idée contenue dans l’article 23, alinéa 2 du Pacte International des Droits Civils et Politiques (PIDCP). Quelques traits différents se font toutefois remarquer. Le premier est que la Convention européenne ne s’attarde pas sur la définition de la famille, ni conceptuelle –comme élément naturel et fondamental de la sociéténi fonctionnellecomme milieu naturel s’épanouissent les membres. L’article note que ce droit sera exercé selon les lois nationales. Ainsi, l’objectif de l’article n’est pas la famille mais plutôt le mariage comme son titre l’indique. La question sur le droit de se marier et de fonder une famille surgit. Pour Fierens, « les organes de Strasbourg se sont toujours gardés de définir la famille » et « la famille ne présuppose pas nécessairement le mariage. La vie en famille ‘légitime’ est protégée au même titre que la famille dite ‘naturelle’ » (Fierens 1994 : 409).

 

Suivant cette interprétation, le droit de se marier et celui de fonder une famille sont deux choses différentes. L’article ne se focalise pas sur la famille elle-même comme institution jouissant de certains droits, mais plutôt sur l’individu exerçant son droit de fonder une famille, soit à travers le mariage ou par tout autre moyen. Quant à la dernière disposition, Fierens l’interprète dans le sens de permettre au droit national de prévoir certaines restrictions, si besoin était (Fierens 1994 : 415). Si l’on peut s’accorder sur cette lecture, il n’en est pas le cas quand il écrit que « l’article 12 vise en outre le mariage entre deux personnes de sexe biologique différent » et que donc, « les Etats contractants peuvent dès lors valablement interdire le mariage des homosexuels » (Fierens 1994 : 416). Ce n’est pas si évident de conclure que l’article se limite au mariage des personnes de sexe biologique différent, dans la mesure l’article n’utilise que la conjonction « et » qui ne saurait établir une nécessité entre les termes l’homme et la femme. Pour ce faire, l’interprétation reste ouvert—du moins si l’on s’en tient à cette formulation.

 

Pour conclure, cet article sur le droit au mariage ne mentionne pas deux autres éléments importants très présents dans les textes internationaux. Le premier est la dissolution du mariage. L’article 5 du Protocole 7 viendra « corriger » cela en réaffirmant l’égalité des époux « au regard du mariage, durant le mariage et de sa dissolution ». Dans les termes de l’article, « les époux jouissent de l’égalité de droits et de responsabilités de caractère civil entre eux et dans leurs relations avec leurs enfants au regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution ». Si l’on considère que ce Protocole 7 fut rédigé en 1984, soit cinq ans après l’adoption de la Convention relative aux droits de la femme, l’on peut supposer que l’article cinq vint harmoniser la Convention européenne des droits de l’homme avec l’esprit de la Convention sur l’Elimination de toutes formes de Discrimination Contre la Femme (CEDCF). Le deuxième et dernier point non mentionné est le plein et libre consentement des époux pour tout mariage. Serait-ce du fait que la plupart des pays européens avaient déjà ce principe dans leurs droits nationaux, vu que le droit de l’article 12 s’appliquerait « selon les lois nationales régissant l’exercice de ce droit » ?

 

Indépendamment de la réponse à ces quelques interrogations, on voit déjà que l’inclusion de la famille dans la Convention européenne des droits de l’homme ne prend pas tout ce qui était dans les textes internationaux des droits de l’homme ayant rapport avec la famille. Si déjà l’Europe n’épouse pas complètement les formulations internationales de la famille, alors que d’aucuns lui attribuent la source des textes des droits de l’homme, l’on ne peut s’attendre qu’à plus de nuances quand on introduit la famille dans les instruments régionaux des autres parties du globe.

 

  1. La famille comme sujet de droits dans les Amériques

 

Le deuxième ensemble en date qui se forgea une convention des droits de l’homme fut les Amériques. Johannes Morsink note que l’Amérique latine avait une tradition de protéger la famille (Morsink 1999 : 253), et cela transparaît dans l’attention que la Convention américaine relative aux droits de l’homme lui accorde. Dans son article 12, elle revient sur le droit de la personne à la protection « dans sa vie privée, dans la vie de sa famille… ». Encore une fois, il est évident que cet article s’inspire de l’article 12 de la DUDH, et les deux affirment la protection de la vie familiale au même titre que la vie privée de la personne détentrice de ce droit. Mais c’est l’article 17 qui traite à fond de droit de la famille et de manière la plus étendue :

 

 

1. La famille est l'élément naturel et fondamental de la société; elle doit être protégée par la société et par l'Etat.

2. Le droit de se marier et de fonder une famille est reconnu à l'homme et à la femme s'ils ont l'âge requis et réunissent les conditions exigées à cet effet par les lois nationales, dans la mesure où celles-ci ne heurtent pas le principe de la non-discrimination établi dans la présente Convention.

 3. Le mariage ne peut être conclu sans le libre et plein consentement des parties.

 4. Les Etats parties prendront les mesures appropriées pour assurer l'égalité de droits et l'équivalence judicieuse des responsabilités des époux au regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution.  En cas de dissolution, des dispositions seront prises afin d'assurer la protection nécessaire aux enfants, en fonction uniquement de leur intérêt et de leur bien-être.

5. La loi doit reconnaître les mêmes droits aux enfants nés hors des liens du mariage qu'à ceux qui y sont nés.

 

Comparé à l’article 16 de la DUDH, on remarque que cet article reprend tous ses grands points : la définition conceptuelle, la formation de la famille et le droit de se marier, le libre consentement et même la mention de la dissolution du mariage, ainsi que le critère de non-discrimination. Toutefois, il introduit quelques éléments nouveaux, notamment l’égalité en droits et en devoirs des époux, mais d’une manière particulière, l’article affirme que les enfants nés au sein ou en dehors du mariage jouissent des mêmes droits. Ces points marquent une avancée dans le domaine des droits des enfants et de la femme qui prendront forme quelques décennies plus tard (la CEDCF en 1979 ; et la Convention relative aux Droits de l’Enfant-CDE, en 1989). Dans son article 19, la Convention évoque également la famille en tant qu’organe qui doit procurer à l’enfant des « mesures de protection qu'exige sa condition de mineur ».

 

La Convention, toutefois, introduit deux autres nouveautés. La première est que, contrairement à la Convention européenne, la protection accordée à la famille est absolue. En effet, dans son article 27, la Convention annonce les conditions dans lesquelles les garanties peuvent être suspendues, notamment

 

En cas de guerre, de danger public ou dans toute autre situation de crise qui menace l'indépendance ou la sécurité d'un Etat partie… pourvu que ces mesures ne soient pas incompatibles avec les autres obligations imposées par le Droit international et n'entraînent aucune discrimination fondée uniquement sur des considérations de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion ou d'origine sociale.

 

Cet alinéa, cependant, est suivi d’un autre qui limite l’étendue de cette suspension, et la protection de la famille figure parmi les garanties qui ne peuvent être touchées (art. 27.2). Une autre nouveauté introduite est le fait que, non seulement la famille est sujet de droit, mais aussi elle est objet de devoir. Dans son article 32, il est écrit que « toute personne a des devoirs envers la famille, la communauté et l'humanité ». La traduction française n’est pas assez claire. Est-ce que la personne a des devoirs envers la famille en général, ou envers sa propre famille ? Quel genre de devoir ? Mais le texte en anglais précise que « every person has responsibilities to his family », ce qui montre que c’est la responsabilité envers sa propre famille.

 

Une fois de plus, l’on voit que la convention américaine traite différemment  la famille vis-à-vis des instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme. Tout en reprenant tous les grands éléments, elle ajoute d’autres points qui lui donnent sa couleur locale. L’on pourrait s’attendre au même fait sous d’autres cieux.

 

  1. La famille dans la Charte Africaine

 

En 1981, l’Afrique s’offrit une Charte des droits de l’homme. Dans son article 18.1, cette Charte affirme que « la famille est l'élément naturel et la base de la société. Elle doit être protégée par l'Etat qui doit veiller à sa santé physique et morale ». Encore une fois, son lien avec les articles 16.3 de la DUDH et  23.1 du PIDCP ne laisse aucun doute. La famille est définie formellement  comme élément naturel et fonctionnellement comme base de la société. L’article précise également en quoi consiste sa protection et l’agent chargé d’exécuter ce droit. Alors que les instruments internationaux parlaient de la société et de l’Etat comme agents chargés de protéger la famille, la Charte africaine charge l’Etat à « veiller sur [la] santé physique et morale » de la famille. Une différence de taille saute déjà aux yeux. Si l’Etat doit veiller à la santé physique et morale de la famille, comment pourra-t-il le faire sans s’immiscer dans la vie privée de la personne et celle de sa famille ? Ceci est d’autant plus inquiétant que la Charte n’a pas d’article garantissant ce droit à la protection de la vie privée de la personne. Ce point marque déjà un grand écart entre la Charte africaine et les instruments internationaux des droits de l’homme.

 

Le deuxième alinéa du même article stipule que « l'Etat a l'obligation d'assister la famille dans sa mission de gardienne de la morale et des valeurs traditionnelles reconnues par la Communauté ». Cette disposition semble suggérer que l’obligation se rapporte plus à la mission de la famille, qu’à la famille elle-même, mais il n’est pas clair si l’Etat assiste la famille selon le principe de subsidiarité, selon lequel la famille reste la voie par laquelle les valeurs sont inculquées à ses membres, ou si l’Etat doit accomplir lui-même cette mission. Dans tous les cas, l’Etat semble s’arroger un rôle important dans l’organisation de la famille et les valeurs qui s’y développent.

 

L’article est complété par deux alinéas de plus, l’un garantissant le droit contre la discrimination de la femme et la protection de la femme et l’enfant (al. 3) : « l'Etat a le devoir de veiller à l'élimination de toute discrimination contre la femme et d'assurer la protection des droits de la femme et de l'enfant, tels que stipulés dans les déclarations et conventions internationales ».), tandis que l’autre reconnaît les droits aux personnes handicapées ou âgées (al. 4 « Les personnes âgées ou handicapées ont également droit à des mesures spécifiques de protection en rapport avec leurs besoins physiques ou moraux »).

 

Si l’on compare ce qui est formulé dans cet article avec les éléments récurrents des instruments internationaux, l’on voit qu’il y a un grand un écart. Tout d’abord, la Charte ne garantit pas le droit au mariage et à fonder une famille à l’homme et la femme, ou à l’homme avec la femme. En plus, elle est silencieuse sur l’âge du mariage ainsi que sur le besoin du consentement libre des futurs époux. Malgré la reconnaissance du droit contre la discrimination de la femme, la Charte ne garantit pas l’égalité en devoirs et en droits entre les époux, sans parler qu’elle ne mentionne même pas le terme « dissolution » du mariage. Dans ce contexte, les questions fusent de partout : comment est-ce que la famille est formée et quel est on rapport avec le mariage ? Qu’en est-il de ce dernier ? Est-ce un droit ? Comment est-il exercé et sous quelles conditions ? Il est à remarquer également que la Charte insiste plus sur la famille-institution comme étant le sujet de droit, sans mentionner les individus qui entrent en mariage.

 

Telles sont déjà quelques différences qu’on peut relever, mais la Charte introduit aussi un autre élément nouveau. Comme la Convention américaine, la Charte africaine enjoint à la personne le devoir envers sa famille autant qu’à d’autres collectivités. Son article 27.1 affirme que « chaque individu a des devoirs envers la famille ». Ici aussi comme dans le cas américain, la traduction française n’est pas claire quant à savoir si les devoirs en question sont dus à la famille en général, mais le texte en Anglais précise que l’individu a les devoirs envers sa famille (Every individual shall have duties towards his family). L’article 29 revient une fois de plus sur le devoir de l’individu envers sa famille, mais cette fois-ci en le détaillant. Il est dit que

 

L’individu a en outre le devoir de préserver le développement harmonieux de la famille et d'œuvrer en faveur de la cohésion et du respect de cette famille ; de respecter à tout moment ses parents, de les nourrir, et de les assister en cas de nécessité.

 

La différence entre les articles 27 et 29 concernant le devoir de l’individu envers sa famille réside dans le contenu de ses devoirs énoncés dans l’article 29. Mais le poids repose sur les épaules de l’individu sans la réciprocité entre, par exemple, cet individu et les parents.

 

L’analyse ci-dessus montre que la Charte africaine des droits de l’homme s’est certainement inspirée des textes internationaux des droits de l’homme, tout en marquant sa distance aussi bien par rapport à ces textes qu’aux variantes régionales.

 

  1. La Charte arabe et la question de la famille

 

Les pays arabes ont aussi une Charte des droits de l’homme, en vigueur depuis 2008. Elle fait aussi référence à la famille dans différentes instances. L’article 21 protège la vie privée de la personne et sa famille de l’ingérence extérieure, dans presque les mêmes termes que l’article 12 de la DUDH, comme elle stipule que « nul ne fera l’objet d’immixtion arbitraire ou illégale dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteinte à son honneur ou à sa réputation ». Sa propre touche vient dans l’article 33 qui traite directement de la famille. Dans son premier alinéa, il est dit que

 

La famille est la cellule naturelle et fondamentale de la société; elle est fondée sur le mariage entre l’homme et la femme; le droit de se marier et de fonder une famille selon les règles et les conditions régissant le mariage, est reconnu à l’homme et à la femme dès qu’ils sont en âge de contracter un mariage. Il ne peut y avoir de mariage sans le plein et libre consentement des deux parties. La législation en vigueur réglemente les droits et les devoirs de l’homme et de la femme au regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution (Art.12, al.10).

 

Ce passage contient tous les principaux éléments du mariage contenus dans les instruments internationaux tels que la définition de la famille, du droit de se marier et de fonder une famille ; du libre consentement des époux, de l’âge pour se marier et il mentionne la dissolution du mariage. Il est toutefois à noter que l’alinéa n’a pas une disposition sur la non-discrimination dans l’exercice de ce droit, et l’égalité des époux « au regard, durant et lors de la dissolution » du mariage n’est pas affirmée, quoique l’article 3.c. semble parier à ce défi puisqu’il y est écrit que «chaque État partie à la présente Charte s’engage à prendre toutes les mesures nécessaires pour garantir la parité des chances et l’égalité effective entre l’homme et la femme dans l’exercice de tous les droits énoncés dans la présente Charte ». Sinon, dans le présent article, « les droits et les devoirs » sont laissés aux soins de la « législation en vigueur ». Mais l’inquiétude reste, comme le note Nidhal Mekki: « l’égalité entre l’homme et la femme au regard du mariage risque d’être remise en cause par l’effet du renvoi (opéré par l’article 33, alinéa a) à la législation en vigueur dans les Etats parties ». Il ajoute, « on sait très bien ce qu’il en est de cette égalité dans le droit interne de la plupart des Etats Arabes » (Mekki 2009 : 320).

 

Cependant, la plus grande innovation est la précision sur la nature du mariage et son rôle fondationnel de la famille, celle-ci étant à son tour le fondement de la société. En effet, la Charte précise que « la famille est fondée sur le mariage entre l’homme et la femme » (c’est nous qui soulignons). En d’autres termes, n’est famille que celle dérivant du mariage de l’homme avec la femme. L’ambiguïté de l’article 16.1 de la DUDH où il est simplement dit que « l’homme et la femme… ont droit de se marier et fonder une famille » est levée. La famille vient du mariage entre l’homme et la femme. En outre, cette famille fondée sur le mariage entre l’homme et la femme devient le fondement de la société puisque « la famille est la cellule naturelle et fondamentale de la société ».

 

Le deuxième alinéa du même article garantit le droit de la famille à la protection par la société et par l’Etat, comme c’en est le cas de l’article 16.3 de la DUDH, mais il détaille le contenu de cette protection et ses bénéficiaires. Il est question de protéger tous les membres de la famille, et certaines catégories doivent recevoir une attention spéciale, notamment la mère, l’enfant, les personnes âgées, les handicapés ou autres personnes dans le besoin d’assistance spéciale, et même la jeunesse. Il dit,

 

L’État et la société garantissent la protection de la famille, le renforcement de ses liens, la protection de ses membres, l’interdiction de toutes les formes de violence ou de mauvais traitements dans les relations entre ses membres, en particulier à l’égard de la femme et de l’enfant. Ils garantissent également à la mère, à l’enfant, à la personne âgée et aux personnes ayant des besoins particuliers la protection et l’assistance nécessaires et assurent aux adolescents et aux jeunes les meilleures chances de développement physique et mental.

 

Les alinéas trois et quatre insistent de nouveau sur la protection de l’enfant et de la jeunesse, jusqu’à recommander que « les États partie prennent toutes les mesures nécessaires pour garantir notamment aux jeunes le droit d’exercer une activité sportive ». Une clause assez intéressante puisqu’elle semble impliquer une interdiction ou au moins une obstruction à faire du sport dans certains Etats.

 

Il est question aussi de la famille dans l’article 38 qui reprend l’article 25.1 de la DUDH qui garantit le droit à un niveau de vie suffisant aussi bien pour l’individu que pour sa famille. « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant, pour elle et sa famille, qui leur assure le bien-être et une vie décente, y compris la nourriture, les vêtements, le logement et les services, et a droit à un environnement sain », est-il écrit. Enfin, la Charte parle de la famille comme chemin par lequel l’Etat doit aider les personnes handicapées. Dans l’article 40.2, il est stipulé que « les États parties fournissent gratuitement des services sociaux à toutes les personnes handicapées, apportent à celles d’entre elles qui en ont besoin un soutien matériel, directement ou par le biais de leur famille ou de la famille qui s’occupe d’eux ». Voilà encore une fois une conception de la famille qui, tout en s’inspirant des instruments internationaux, y impose sa touche distinctive.

 

  1. L’Asie du Sud-Ouest et les droits de la famille

 

Bouclons notre tour d’horizon par l’Association des pays de l’Asie du Sud-Est (ASEAN en Anglais) qui sortit sa propre Déclaration des droits de l’homme en 2013 (ASEAN Human Rights Declaration, derechef AHRD). Quoiqu’une simple déclaration—par conséquent non-obligeante légalement—elle nous donne une idée des droits garantis à la famille dans cette partie du globe. Et de la famille il en est question dans l’article 19, où il est dit que

 

La famille comme l’unité naturelle et fondamentale de la société a droit à la protection par la société et par chaque Etat membre de l’ASEAN. Les hommes et les femmes en âge nubile ont droit de se marier sur base de leur plein et libre consentement, de fonder une famille et de dissoudre le mariage comme prescrit par la loi.

 

L’article tire, à coup sûr, son inspiration des instruments internationaux des droits de l’homme, particulièrement l’article 16 de la DUDH. Aussi est-ce sans surprise qu’il contienne les éléments principaux qui nous sont maintenant familiers, tels que la définition de la famille, le consentement, droit au mariage et de fonder une famille, l’âge pour entrer en mariage, pour ne citer que cela. L’AHRD formule même clairement le droit au divorcer, au même titre que le droit de se marier et de fonder une famille. Dans ce sens, l’ASEAN se réapproprie ce qui est internationalement reconnu. On aurait cru que le principe de la non-discrimination soit absent, mais il a été déjà signalé dans l’article 2 des principes généraux que les droits et la liberté contenus dans la déclaration s’exerceront sans aucune forme de discrimination, telle que « la race, le genre, l’âge, le langage, la religion, l’opinion politique ou autre, l’origine nationale ou sociale, le statut économique, la naissance, l’incapacité ou autre statut ». En d’autres mots, l’article est conforme à ce que nous avons déjà vu et n’y apporte même pas de modification, même si l’article 7 des principes généraux fait remarquer que même si tous les droits sont universels et indivisibles, « leur réalisation doit être considérée dans le contexte régional et national, gardant dans l’esprit les différents contextes politique, économique, légal, social, historique et religieux ». Vu que l’AHRD n’est qu’une déclaration, il sera intéressant de voir comment elle se traduira dans un texte légal (Charte ou Convention) qui prend en compte ces différents contextes aussi bien dans la conception et signification des droits de l’homme que dans leur réalisation.

 

  1. Reprise et réflexion

 

Après ces quelques exemples sur les différentes manières dont la famille est traitée dans les divers contextes régionaux, nous allons consacrer cette dernière section à quelques questions résultant de rapides comparaisons entre les différents ensembles, tout en mettant l’accent sur le contexte africain.

 

La première question qui vient à l’esprit quand on parle de la question de la famille dans le discours des droits de la l’homme, surtout au niveau régional, c’est sa conception et sa définition. En Europe, « les organes de Strasbourg se sont toujours gardés de définir la famille ». La conséquence est que « la Cour a isolé une série de critères dont aucun n’est indispensable, mais dont la réunion éventuelle indique la présence d’une vie familiale. On peut citer la consanguinité, les liens substantiels et affectifs, la cohabitation, la dépendance financière » (Fierens 1994 : 409).

 

D’autre part, la Charte arabe limite la famille à celle fondée sur le mariage entre l’homme et la femme, tandis que la Charte africaine est plutôt silencieuse sur tous ces aspects de la question de la famille et les droits de l’homme. Ainsi se pose la question de savoir quel genre de famille il s’agit: Est-elle monogamique ou polygamique ? S’agit-il de la famille nucléaire ou/et étendue ?

 

Fierens fait observer que l’article 12 de la Convention européenne a été considéré comme « compatible avec l’interdiction de la bigamie et la non-reconnaissance du mariage célébré selon le rite religieux, au mépris des formes civiles » (ibid.). Serait-il le cas dans les autres coins du monde ? Il est évident que cette question n’est que rhétorique puisque l’on peut avancer l’hypothèse selon laquelle la famille qui jouit du droit dans le contexte des droits de l’homme sera définie en fonction du contexte dans lequel elle est située. En guise d’exemple, même la Charte arabe qui nous apparaît la plus précise à ce sujet, mentionne seulement que le mariage est entre l’homme et la femme, mais l’on ne peut pas conclure par-là que c’est entre un seul homme et une seule femme. De plus, la disposition ne montre pas jusqu’à quelle échelle s’étend la famille. En effet, elle peut commencer avec l’homme et la femme et finir par devenir un village. Restera-t-elle la famille dont il est question dans les instruments légaux des droits de l’homme ?

 

 

Ces interrogations deviennent plus pointues une fois placées dans le contexte africain[2]. En effet, aussi bien dans l’Afrique traditionnelle que contemporaine, le mariage n’est pas une affaire entre un homme et une femme, mais plutôt une alliance entre les deux familles des futurs époux ; et qui dit famille entend la famille la plus étendue possible. De plus, l’absence de la polygamie est souvent du moins à une conception du mariage et de la famille qu’à la limite des moyens, sauf pour certaines croyances religieuses (notamment le mariage dans le Christianisme). Ilene Speizer (1999) a fait une étude dans certains pays francophones de l’Afrique de l’Ouest et les résultats montrent que la polygamie est toujours d’actualité quand les moyens le permettent et que les valeurs religieuses ne s’y opposent pas. Très récemment, le parlement kényan a voté et le président a signé une loi autorisant un homme à avoir plusieurs femmes, afin d’accorder le droit positif aux pratiques culturelles de certaines communautés. Tous ces points corroborent l’insistance de la Charte africaine sur les valeurs traditionnelles. Déjà dans le préambule, il est dit que les « vertus des traditions historiques et [les] valeurs de civilisation africaine … doivent inspirer et caractériser leurs réflexions sur la conception des droits de l'homme et des peuples », et elle y revient dans son article 17. Raison pour laquelle, l’on peut affirmer sans peur de son tromper que les valeurs chrétiennes n’ont pas influencé sa conception de la famille, et par conséquent, nous devons creuser dans les valeurs « traditionnelles » pour comprendre la conception et la vision de la famille qui y sont développées.

 

Suivant ces valeurs traditionnelles, la famille est conçue dans sa dimension communautaire, où l’individu se réalise comme lui-même. Cette réalisation de soi est liée au destin de la famille et de la communauté en général. Dans les termes de Thandabantu Nhlapo, « la famille est le lieu où les peuples africains construisent les fondations de leurs vies sociales » (Nhlapo 1995 : 211). Les événements tant heureux que malheureux sont vécus en famille. Par exemple, comme le note Jack Goody, « être orphelin, le veuvage ou le divorce, tout en étant toujours des tragédies personnelles…, n’étaient pas affrontés dans la solitude » (Goody 1989 : 122). L’on pourrait supposer que cette vision d’une famille étendue n’est que la conséquence du mode rural de l’Afrique traditionnelle, mais des études et l’expérience nous montrent que les mêmes pratiques subsistent aujourd’hui dans les villes africaines et même entre Africains vivant en Occident (Aldous 1962 ; Se 1997). C’est dire que la dimension communautaire de la famille reste présente dans les pratiques sociales africaines.

 

Selon Nhlapo, cette « éthique communautaire provenait de la position et du rôle du mariage dans plusieurs sociétés africaines comme véhicule pour atteindre des fins et protéger les intérêts jugés supérieurs à ceux du couple qui se marie » (ibid.). Autrement dit, le mariage fait entrer le nouveau couple dans un vaste réseau qu’est la famille, et il n’est pas rare que les intérêts de la famille prime sur ceux dudit couple. Shula Marks et Richard Rathbone, il est vrai, nous mettent en garde qu’ « il n’y a pas de notion d’une seule histoire de ‘la famille’ en Afrique » (Marks et Rathbone 1983 : 150), puisqu’effectivement il y a des histoires de la famille, tellement l’Afrique est vaste aussi bien géographiquement qu’historiquement, et plus encore culturellement. Mais c’est un trait caractéristique de l’Afrique que la famille est conçue et valorisée toujours dans sa dimension communautaire. Du coup, elle va au-delà de « l’homme et la femme » qui ont le droit de se marier et de fonder une famille comme il est stipulée dans les instruments internationaux des droits de l’homme. L’on pourrait peut-être même commencer à comprendre pourquoi la Charte africaine des droits de l’homme qui, ne l’oublions pas, met l’accent sur « les vertus des valeurs traditionnelles » africaines, retient simplement la famille comme « éléments fondamental et naturel de la société » (article 18) sans entrer dans le détail quant à sa fondation et sans dire un mot sur le mariage lui-même. En effet,  en raison de la diversité culturelle africaine qui influence la conception de la famille, il est à s’imaginer qu’on ne pouvait pas arriver à formuler une définition cardinale de la famille, sinon une référence à la famille étendue. Ainsi, comme le remarque bien Nhlapo (1989 : 9), « ‘la famille’ à laquelle il est fait référence ici est la famille étendue plutôt que la cellule nucléaire qu’on trouve dans le monde développé » (1989 : 9). Un autre point qu’on peut tirer de cette vision communautaire de la famille basée sur les valeurs traditionnelles, c’est que la famille est fondée sur le mariage entre l’homme et la femme, quoique celui-ci n’implique pas la monogamie ou la polygamie.

 

Avec une telle définition plastique de la famille, plusieurs questions surgissent. D’abord, il est sans conteste que la définition de la famille doit s’adapter aux valeurs culturelles des milieux dans lesquels ses droits sont réclamés. Mais en même temps, dans le cas de l’Afrique, comment l’Etat peut-il garantir ces droits à une entité avec une extension indéfinie ? Par exemple, Nhlapo fait observer que

 

L’élément fondamental de la famille africaine peut être une famille polygamique (consistant de deux ou plusieurs familles nucléaires affiliées par plusieurs mariages—i.e., en ayant un parent marié en commun) ou une famille étendue (consistant de deux ou plusieurs familles nucléaires affiliées à travers l’extension de la relation parent-enfant plutôt que celle d’époux-épouse—i.e., en joignant la famille d’un adulte marié à celle de ses parents). Ceci a des implications profondes sur la manières dont les enfants sont élevés—un enfant africain possède un certain nombre de personnes qu’il peut appeler père, mère, frère ou sœur. Les parentés de sang sont évidemment incluses mais la liste peut comprendre les voisins et autres membres du village (Nhlapo 1989 : 12). 

 

Partant de ce principe de famille élargie, toute une région peut être une même famille et en raison des alliances entre différentes familles, que devient le bénéficiaire de ce droit à la protection par l’Etat dont il est question dans l’article 18 de la Charte ? Si c’est tout le village qui devient sujet de droit comme famille, force est de reconnaître que l’Etat risque de se trouver dans l’incapacité pratique de remplir son rôle.

 

Une autre inquiétude est la possibilité de conflit entre les valeurs traditionnelles africaines malgré ses vertus et l’idéal promu par les instruments internationaux des droits de l’homme. Dans le cas d’espèce qu’est la famille, quel droit les époux possèdent-ils surtout si les pratiques culturelles favorisent plutôt l’institution familiale sans tenir compte des droits de l’individu ? De plus, certaines structures institutionnelles peuvent être oppressives pour les individus, et la famille n’est pas complètement indemne de telles tares. Pour prendre l’exemple Kényan qui est plus récent, comment une loi autorisant la polygamie pour l’homme est-elle juste envers la femme, quand celle-ci n’est pas consultée par l’homme et n’a pas les mêmes droits de prendre plusieurs époux si elle le voulait, et tout cela sous la seule justification de la culture africaine ? Aussi Nhlapo a-t-il raison de s’interroger sur la possibilité de réconciliation entre l’article 18.3 de la Charte africaine qui enjoint de « ‘s’assurer de l’élimination de toute discrimination contre les femmes’ et le devoir d’être conscient des ‘valeurs de la civilisation africaine’ » (1989 : 14). Et quand il y a conflit, quelle partie devra-t-elle prendre le dessus ? L’individu ou l’institution porteuse et protectrice de ces valeurs ?

 

L’un des exemples concrets d’un tel conflit est le problème du consentement. Celui-ci suppose naturellement un certain âge de raison pour pouvoir discerner et prendre une décision informée. Pourtant, nous savons qu’il y a des cas de mariage de mineure où ce consentement peut être mis en doute. Et même quand c’est un mariage en âge nubile, la pratique traditionnelle[3] dans plusieurs cultures africaines était l’alliance entre familles plutôt que le consentement entre les individus. Ou tout simplement une pratique culturelle où le consentement n’est que présupposé mais pas recherché. Nhlapo donne l’exemple d’une pratique swazi au Swaziland où les jeunes filles étaient mariées parce que prises au piège de passer une nuit chez le prétendant (Nhlapo 1989 :16). Un autre exemple, traditionnellement au Burundi, une fois que les deux familles s’étaient mises d’accord de sceller l’alliance par le mariage de leurs enfants, ces derniers n’avaient plus beaucoup à redire. Ces quelques exemples illustrent un problème conceptuellement exprimé par le possible conflit entre les valeurs culturelles africaines et l’idéal des standards exprimés dans le discours des droits de l’homme. La solution idéale à cette situation est de ne sacrifier aucune des parties, mais la réconciliation n’est pas facile.

 

Avant de conclure par une réflexion sur la possibilité de cette réconciliation, voyons un autre domaine de possible friction entre la conception de la famille dans les textes internationaux et son inculturation dans les contextes régionaux. Nous avons vu que l’un des points importants est le principe de la non-discrimination eu égard au sexe, race, nationalité et religion. Arrêtons-nous sur la religion. Déjà au moment des discussions sur l’article 16 de la DUDH, il y a eu une opposition des groupes chrétiens quand on mentionna le mot « divorce » parce que cela heurtait leur conception et leur vécu du mariage et même leur compréhension de la famille (Morsink 1999: 125). Dans la pratique, la religion joue toujours un grand rôle aussi bien dans le mariage que dans la famille.

 

 

Replacé dans le contexte africain, les religions du livre (Judaïsme, Christianisme et l’Islam) sont certainement exclues des valeurs traditionnelles. Appréhendé à ce niveau, la famille et l’individu impliqués dans le mariage se retrouvent à la croisée de trois chemins pas nécessairement compatibles. D’abord, il y a les valeurs traditionnelles que la Charte voudrait considérer comme son socle herméneutique ; ensuite il y a les standards contenus dans le discours des droits de l’homme dont la Charte veut se réapproprier en les reformulant pour épouser les valeurs de la civilisation africaine ; enfin, il y a les valeurs religieuses garanties par l’article 8 de la Charte et qui peuvent être en conflit aussi bien avec les valeurs traditionnelles qu’avec les standards des droits de l’homme, comme nous l’avons déjà vu.

 

Dans le cas de figure, il peut y avoir une tension entre une personne religieuse se sentant dans l’obligation de suivre sa conscience en terme de la conception du mariage, et les parents ou la famille étendue qui voient et protègent l’intérêt de la « famille ». De plus, la religion ne s’arrête pas au niveau procédural du mariage qui est le fondement de la famille, mais elle régit aussi la relation entre les membres de ladite famille, laquelle relation peut facilement s’écarter de l’idéal de la famille dans les valeurs traditionnelles africaines. Il n’est pas facile de résoudre de tels conflits quand ces vues et visions entrent en conflit, et leur mention ici ne fait qu’agrandir la conviction que la famille dans le discours des droits de l’homme constitue une pierre d’achoppement.

 

Conclusion

 

Notre ambition était de relire les documents régionaux des droits humains pour y examiner la conception de la famille. Il appert que chaque ensemble régional adapta les vues internationales à ses particularités contextuelles. La reprise de tout ce cheminement s’est focalisée sur les conflits qu’on peut rencontrer en lisant et analysant la Charte africaine des droits de l’homme. Nous avons laissé une question en suspens concernant la réconciliation entre le droit de l’individu et celui de l’institution familiale, et c’est par là que nous voudrions clore notre réflexion.

 

D’abord, il faut souligner qu’il ne peut en être autrement, la famille doit être redéfinie en tenant compte des circonstances temporelles, spatiales, culturelles et historiques. Dans ce sens, la Charte a raison de vouloir adapter la conception de la famille aux valeurs africaines, surtout sa dimension de solidarité et de communauté. Toutefois, comme nous espérons l’avoir montré, le texte est très vague quant à sa conception de la famille et surtout l’absence d’attention due à l’individu comme sujet de droit. Les droits de l’homme sont évoqués pour corriger ou éviter les tors infligés à la dignité humaine, et souvent les auteurs de ces tors sont les institutions mêmes ou alors ils se cachent derrière l’autorité institutionnelle. C’est pourquoi la Charte africaine ferait un grand pas en affirmant le droit de l’individu dans la famille que l’Etat doit protéger comme famille qui promeut la dignité de ses membres. Cela ne garantit pourtant pas la résolution du conflit entre l’individu et la famille, comme étant tous les deux sujets de droits.

 

Dans le contexte occidental, le débat se situe entre les libéraux et les conservateurs, les uns promouvant les droits de l’individu sans tenir compte de la communauté et les autres défendant les valeurs communautaires et familiales (Ignatieff 2000). Vu du point de l’Afrique, les parties prenantes à la discussion sont différentes. D’une part, il y a ceux qui défendent les valeurs africaines comme une résistance à l’imposition des valeurs occidentales tels que les droits de l’homme, et d’autres qui voient en ces derniers une opportunité qu’offre la modernité à l’individu pour s’affranchir du joug qu’imposaient les structures traditionnelles. Pour nous, il ne s’agit pas de favoriser l’un aux dépens de l’autre. Tout ce que la modernité offre n’est pas nécessairement à valoriser dans le contexte africain, mais également, tout ce qui était considéré comme valeur dans l’Afrique traditionnelle, n’est peut-être plus nécessairement le cas aujourd’hui. Ceux qui militent pour des « valeurs traditionnelles de la civilisation africaine » ne semblent-ils pas promouvoir et essentialiser ces valeurs comme des êtres incorruptibles dans le temps et l’espace ?

 

Or, il n’y a pas de telles choses comme des valeurs qui ne soient historiquement conditionnées et par conséquent, temporellement et spatialement limitées. Le simple fait de dire « valeurs africaines » marque l’historicité des valeurs. Pour ce faire, les valeurs ne sont pas des réalités figées, mais plutôt une réalité vivante, incrustée dans l’expérience de la communauté/institution qui les incarne à travers son histoire. A cause de cette historicité des valeurs, le schème des valeurs se renouvelle constamment, acquérant de nouvelle signification aux dépens d’une autre, quelque fois devenant complètement dévaluées pour des raisons diverses[4].

Pour revenir à notre cas concret des valeurs africaines liées à la famille, une fois en contact avec le discours des droits de l’homme, l’on ne devrait pas les poser comme critères a priori, quitte à tomber dans la contradiction ou la confusion, mais plutôt les engager dans un dialogue qui les enrichirait mutuellement. Peut-être que certains éléments du discours des droits de l’homme révéleraient certaines pratiques considérées comme valeurs alors qu’en fait, elles aliènent la dignité de la personne humaine. Nous avons pris l’exemple de la polygamie qui est clairement injuste envers la femme quand celle-ci y est forcée parce que n’ayant pas été consultée dans la décision, et qui ne lui accorde pas le même droit. Une telle structure est, par conséquent, moralement injuste même si elle était pratiquée en Afrique traditionnelle et continue de l’être aujourd’hui, parce que tous ceux qui sont affecté par une telle pratique doivent être consultés dans la prise de décision (Habermas 1996 : 30). Ainsi, l’on ne devrait pas la perpétuer par le simple fait qu’elle fut une valeur africaine, puisque les conditions historiques actuelles ne la justifient plus comme valeur. Ou si jamais elle devait être maintenue, elle devrait satisfaire les critères moraux de la généralité et de la réciprocité, où les personnes impliqués jouissent des mêmes droits dans l’égalité et sont respectées dans leur dignité ; ce que Rainer Forst appelle « le droit à la justification » (Forst, 2012 : 19-20).

 

D’autre part, ceux qui pensent que tout ce que la modernité (encore que modernité couvre un champ plus large que ce qui est abordé ici) apporte doit être valorisé, seront amenés à peser les conséquences de l’hyper-valorisation de l’individu, notamment au sein du mariage et la famille (Parkman 2004). Les libéraux eux-mêmes le reconnaissent. Ignatieff (2000 : 109) écrit par exemple que « seule une personne complaisante peut être satisfaite de l’état du mariage et famille modernes ». Un tel constat est une invitation pour d’autres univers culturels, notamment l’univers africain, à n’adopter quoi que ce soit qu’avec un sens critique. Il ne s’agit pas de remplacer toutes les anciennes valeurs par les « nouvelles », mais plutôt de confronter les nouveaux éléments avec les anciens pour examiner en quoi ils représentent un ajout dans la protection et la promotion de la dignité humaine. Ainsi par exemple, certainement que la valeur de la solidarité familiale pèsera plus que l’isolément de l’individu. En retour, toutefois, il n’est pas impossible que l’individu confirmé comme sujet dans ses droits commence à remettre en cause le poids d’une famille étendue à l’infini qui peut être parasitaire, et ainsi être un frein même à l’épanouissement de ses membres (Ingiyimbere 2010). En ce qui est de la famille qui nous a occupé jusqu’ici, il s’agit de laisser les valeurs jaillir de la rencontre entre les anciennes valeurs de la civilisation africaine et celles inscrites dans les textes légaux des droits de l’homme. Ainsi pourrons-nous espérer bâtir des familles où chaque membre est respecté dans sa dignité, et c’est en fait des individus respectés dans leurs droits qui peuvent former une famille digne d’être protégée parce que c’est ainsi qu’elle est « une unité fondamentale et naturelle de la société ».

 




[1]Pour de plus amples discussions sur la conception de la famille dans les différents textes légaux au niveau international, voir notre article « La famille dans les textes internationaux des droits de l’homme », RES, Vol 10, No1, pp. 55-72

[2]C’est notre conviction que ces interrogations seraient également pertinentes dans d’autres contextes notamment asiatiques, mais notre attention se focalise spécialement sur l’Afrique.

[3]Nous insistons sur la pratique traditionnelle parce qu’aujourd’hui le mariage est influencé par la rencontre entre les cultures africaines et la culture occidentale.

[4]Cette formule ramassée sur l’historicité des valeurs rappelle l’urgence d’une évaluation morale constante des valeurs, et la DUDH peut être l’une de ces instances de réévaluation morale des valeurs, en même temps qu’elle-même (DUDH) s’inculture dans les différents contextes à travers le même processus. 

Référence Bibliographique: 

Aldous, J 1962. “Urbanization, The Extended Family, and Kinship ties in West

Africa”. Social Forces, 41(6): 6-11 ;

ASEAN 2013. ASEAN Declaration of Human Rights.

Conseil de l’Europe 1950. Convention européenne des droits de l’homme.

Fierens, J 1994. La protection de la vie familiale dans la Convention européenne

des droits de l’homme. Les Cahiers de droit, 35(3) : 401-417.

Forst, R 2012. The Right to Justification. New York: Columbia University Press.

Goody, J 1989. Future of the Family in Rural Africa. Population and Development

Review, 15: 119-144.

Habermas, J 2000. The Inclusion of the Other: Studies in Political Theory. Ed. by Ciaran

Cronin. Cambridge: MIT Press.

Ignatieff, M 2000. The Rights Revolution. Toronto: Anansi.

Ingiyimbere, F 2010. Spreading from the West: Rethinking the Universality of

Human Rights.  Hekima Review, 43 (Déc): 153-165.

Ligue des Etats Arabes 2004. Charte arabe des droits de l’homme.

Mekki, N 2009. Les Etats Arabes et la Déclaration Universelle des Droits de

l’Homme. Arab Law Quarterly,23: 307-328.

Morsink, J1999. The Universal Declaration of Human Rights; Origins, Drafting and Intent.

Philadelphia: University of Philadelphia Press.

Marks, S.& Rathbone, R 1983. The History of the Family in Africa: Introduction.

Journal of African History, 24: 145-161.

Nhlapo, RT1989. International Protection of Human Rights and the Family:

African variations on a Common Theme. International Journal of Law and the Family, 3: 1-20.

____________ 1995. “Cultural Diversity, Human Rights and the Family in

Contemporary Africa: Lessons from the South African Constitutional Debate”.International Journal of Law and the Family, 9: 208-225.

Nordland, R 2014. 2 tar-Crossed Afghans Cling to Love, Even at Risk of Death.

New York Time(10 mars, A1).

OAS 1969. Convention américaine relative aux droits de l’homme.

ONU 1948. Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.

_____1979. Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des

femmes.

_____1989. Convention relative aux droits de l’enfant.

OUA 1981. Charte africaine des droits de l’homme et des peuples.

Parkman, A M 2004. “To what ‘Mariage’ Do We Have a Right?” In Lødrup, P. and

Modvar, E. ed., Family Life and Human Rights. ; pp. 553-567. Oslo, Gyldendal Akademisk.

Se, F1997. “Migration and family interactions in Africa”. In A Adepoju (ed), Family,

Population and Development in Africa, pp. 109-138. London, Zed Books.

Speizer, I1999. “Men, Marriage, and Ideal Family Size in Francophone Africa”.

Journal of Comparative Family Studies, 30(1): 17-34.

Rubrique: 

Français

Revue Ethique et Société
Fraternité St. Dominique
B.P : 2960 Bujumbura, Burundi

Tél: +257 22 22 6956
Cell: +250 78 639 5583; +257 79 944 690
e-mail : info@res.bi
site web: www.res.bi

 

Fraternité Saint Dominique de Bujumbura

Nous, Dominicains du Burundi sommes des membres d'un Ordre religieux international et multiséculaire dont le charisme fondateur s'articule autour de...

Lire la Suite

Couvent Saint Dominique de Kigali

Nous, Dominicains du Rwanda sommes des membres d'un Ordre religieux international et multiséculaire dont le charisme fondateur s'articule autour de

Lire la Suite