LA FAMILLE DANS LES INSTRUMENTS INTERNATIONAUX DES DROITS DE L'HOMME

Abstract: 

This article attempts to respond to the following questions: which family is affected? Do human rights define what a “family” is? What kinds of rights are attributed to it? These questions spring up throughout the reading of the core legal international human rights instruments, namely; the Universal Declaration of Human Rights, International Covenant on Political and Civil Rights, International Covenant on Economic, Social and Cultural Rights, The Convention on the Elimination of All Forms of Discrimination against Women (CEDAW), and the Convention on the Rights of the Child. Indeed, human rights have marked history after World War II. The debate has overwhelmed social and political realm in many ways. While this discourse is more visible in other areas than in the political arena, it has not spared family life. This is what is demonstrated on international scene as the burning issue. As such, the family is always historically and culturally situated. The finding reveals that, all the above Human Rights instruments do share a common understanding of the family although they tend to disagree that, it is a fundamental and natural institution. Yet it is this very last aspect that really matters as a backbone in the current life mutations and complexities.

  1.  Introduction

 

Les droits de l’homme ont marqué l’histoire mondiale après la deuxième guerre mondiale, et ils ont touché divers domaines de la vie socio-politique. La famille aussi  n’a pas été épargnée par ce courant de « la révolution des droits » comme dirait Michael Ignatieff (2000) :

 

Depuis les quarante dernières années, la révolution des droits a pénétré les plus intimes sphères de la vie privée. Quand le langage des droits se déplaça de la sphère publique à la table à manger familiale et ensuite dans la chambre à coucher, il renversa les rôles basés sur le sexe, la division familiale du travail, et l’identité sexuelle elle-même (Ignatieff 2000: 85)[1].

 

Une question qui se pose est de savoir quelle est cette famille qui a été affectée par cette révolution des droits. En effet, qui dit famille dit une institution qui est historiquement et socialement située. Dans quelle manière, par exemple, une famille africaine a été touchée ou transformée par le discours des droits humains par rapport à une famille occidentale, arabe ou asiatique ? Ces quelques questions nous mettent déjà en garde contre une affirmation rapide que les droits de l’homme ont transformé la vision et la conception familiales. En même temps, cependant, il est un fait avéré que le discours des droits de l’homme s’est tellement internationalisé qu’il n’est presque plus possible de se cacher derrière le rideau culturel[2] pour s’offusquer de son influence sur la transformation socio-politique des différents milieux culturels. Selon Jack Donnelly, aujourd’hui,

 

Tous les Etats dans le monde contemporains ont accepté que les droits de l’homme sont un sujet légitime des relations internationalesautant ils abhorrent que leur manquements apparaissent à l’attention de l’audience nationale et internationale. Et tous les Etats sont d’accord que la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH) et les Pactes Internationaux des Droits de l’Homme constituent une source faisant autorité des normes internationales des droits de l’homme  (Donnelly 2013 : 15).

 

S’il est vrai que l’internationalisation évoquée ici est plutôt légalece qui n’assure pas nécessairement son effectivité socio-politiqueil y a assez de travaux et même l’expérience qui montrent que le discours des droits humains est utilisé par l’activisme local dans divers milieux socio-politiques (Goodale, 2013 ; Merry, 2005).

 

Si tel est le cas que le discours des droits de l’homme a transformé la conception de la famille, les rôles et même l’identité sexuelle, et qu’il se retrouve employé dans différents milieux socio-politiques, il devient non seulement intéressant mais encore impératif de voir ce que les textes référentiels des droits de l’homme disent de la famille, et tel est l’objet du présent essai. Aussi sera-t-il question de lire les textes légaux internationaux pour voir ce qu’ils disent de la famille. Les textes légaux sont des textes qui font force de loi et qui se rapportent à la question de la famille dans le droit international des droits de l’homme. Nommément, il s’agira du « Bill of Rights », (Beitz, 2009) i.e., DUDH, Pacte International des Droits Civils et Politiques (PIDCP), et le Pacte International des Droits Economiques, Sociaux et Culturels (PIDESC), ainsi que les Conventions relatives aux droits de la femme (Convention sur l’Elimination de toutes les Formes de Discrimination Contre la Femme [CEDCF]) et de l’enfant (Convention relative aux Droits de l’Enfant [CDE]). En peu de mots, il s’agira de parcourir ces textes majeurs pour y analyser la conception de la famille, y souligner les ambiguïtés qui peuvent s’y trouver et laisser surgir les questions qui s’y posent.

 

2.       Famille comme sujet de droits dans la DUDH

 

Le mouvement moderne des droits de l’homme prend racine dans l’adoption de la DUDH. Il sied donc de commencer par ce texte-mère pour y examiner ce qu’il dit de la famille. En le lisant on trouve que le terme « famille » est évoqué au moins cinq fois. Il est premièrement utilisé dès l’entrée dans le préambule pour désigner « la famille humaine » comme le sujet des droits bientôt énoncés dans la déclaration «considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde ». Dans ce contexte, le terme « famille » est utilisé de manière métaphorique pour désigner toute l’humanité ou tous les êtres humains comme formant une unité. « Famille » est ensuite utilisée dans l’article 12 qui protège la sphère privée de l’individu ainsi que sa famille. Il est énoncé que « nul ne sera l'objet d'immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d'atteintes à son honneur et à sa réputation ». La famille est ici comprise comme l’un des éléments propres à l’individu qui doivent être protégés contre l’invasion extérieure indue.

 

On parle encore de la famille dans l’article 16 la famille est proprement traitée comme sujet de droit, mais avant de s’y atteler, passons en revue les deux autres occurrences. Dans l’article 23.3, la famille est évoquée dans le cadre de la protection sociale et économique, il est stipulé que le salaire doit être à mesure de pourvoir une existence qui respecte la dignité du travailleur ou de la travailleuse et de sa famille. En ses propres termes, « quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu'à sa famille une existence conforme à la dignité humaine et complétée, s'il y a lieu, par tous autres moyens de protection sociale ». Enfin, il est question de la famille dans l’article 25.1 en rapport avec la santé et le bien-être des membres de famille. En d’autres termes, ici la famille n’est pas elle-même visée par le droit. L’article se lit comme suit : « toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille ». Mais revenons maintenant sur l’article 16.

 

L’article 16 qui comporte trois alinéas est fondamental dans la compréhension de la famille dans le corps des droits de l’homme et il retiendra notre attention très particulièrement. En effet, il met en exergue trois points majeurs. D’abord, il explique comment la famille est formée (art. 16.1) :

 

A partir de l'âge nubile, l'homme et la femme, sans aucune restriction quant à la race, la nationalité ou la religion, ont le droit de se marier et de fonder une famille. Ils ont des droits égaux au regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution.

 

La famille naît du droit au mariage qu’a tout homme et toute femme en âge de se marier et ce, sans aucune discrimination (dans les termes de l’article, sans aucune restriction quant à la race, la nationalité ou la religion). D’ores et déjà, on peut soupçonner une tension à venir dans l’interprétation de cet alinéa, lorsqu’on dit que le mariage est un droit qui doit être exercé sans tenir compte des restrictions qu’imposent les traditions et les religions vis-à-vis de qui et quand, quelque fois même du comment se marier. En guise d’exemple, Johannes

Morsink (1999) souligne que c’est à cause de cette formulation que l’Arabie Saoudite s’abstint lors du vote de la déclaration (1999 : 24). En outre, l’article semble marquer une différence entre « se marier » et « fonder une famille ». C’est comme si la famille n’était pas simplement une conséquence du mariage. Il ne s’agit pas de « se marier » pour « fonder une famille »--ce qui ferait la fondation d’une famille la fin du mariage - mais plutôt « se marier » et « fonder une famille ». Cette conjonction « et » semble suggérer que les deux droits sont indépendants l’un de l’autre, comme si l’on pouvait « se marier » sans « fonder une famille », ou fonder une famille sans nécessairement se marierce qui d’ailleurs n’est pas impossible[3].

 

Un autre élément de cet alinéa qui donne à réfléchir et qui aura sans doute à soulever des tensions une fois rapportées dans les différentes traditions, est la mention que c’est « l’homme et la femme » qui ont le droit de se marier et de fonder une famille. Encore une fois, le démon est dans le détail ! L’homme et la femme, et non pas l’homme avec la femme ! De quelle famille s’agit-il ici de former? Avec cette conjonction « et », le champ est ouvert à toute possibilité d’interprétation parce qu’il n’est pas clairement affirmé que, quand bien même la famille serait fondée par l’exercice du droit au mariage, il s’agirait d’un mariage entre l’homme et la femme. L’homme et la femme en âge de se marier exercent leur droit de se marier tel que chacun(e) l’entend. Cette conjonction ouvre le débat par exemple sur les mariages homosexuels, les mariages avec enfants ou sans enfants, ainsi que d’autres formes qu’on peut s’imaginer.[4] Cette lecture est corroborée par l’alinéa 2 qui asserte que tout mariage est fondé sur le consentement des époux. Mais avant d’y arriver, relevons encore ce point qui, certainement, ne peut ne pas poser des questions. En effet, bien qu’il mette l’accent sur la question de l’égalité dans le mariage, l’alinéa 1 mentionne également sa dissolution. Morsink illustre comment, déjà pendant la période de la préparation de la DUDH, l’inclusion de la dissolution du mariage souleva un tollé. En effet, Van Istendael, le représentant de la Fédération Internationale des Syndicats Chrétiensrappela à la commission chargée d’élaborer le texte de la DUDH que « la dissolution du mariage était inacceptable pour les millions de chrétiens et que le texte proposé était en contradiction avec cette croyance » (1999 : 122).

 

Ces quelques questions sont relevées juste pour souligner combien la famille dans les droits de l’homme ne constitue pas un consensus d’interprétation déjà quant à sa formation. Ensuite l’article souligne un autre élément important déjà mentionné ci-dessus : le consentement dans le mariage. Dans les termes de l’alinéa, « le mariage ne peut être conclu qu'avec le libre et plein consentement des futurs époux ». Comme cette clause le souligne, le consentement ne peut être que libre ; autrement dit, l’al.2 affirme la liberté dans le choix de futur(e) époux(se). Mais encore une fois, il n’est pas évident qu’un tel idéal ne bute contre les traditions et les pratiques religieuses, qui peuvent mettre des limites et imposer des critères sur qui épouser. En guise d’exemple, Rod Nordland publiait dans le New York Times (2014) une histoire romantique, Roméo et Juliette à l’Afghane. Zahia et Mohammad Ali, provenant de deux traditions musulmanes différentes, ne peuvent pas se marier parce que ce serait un déshonneur pour leurs familles respectives. Un exemple concret pour montrer que l’exercice du droit au mariage reste en conflit avec certaines pratiques culturelles presque soixante-dix ans après sa déclaration.

 

Enfin, le troisième alinéa définit et consacre la famille comme un sujet de droit. Il est libellé comme suit : « la famille est l'élément naturel et fondamental de la société et a droit à la protection de la société et de l'État ». La famille définie comme « l’élément naturel et fondamental », est reconnue comme sujet du droit, et le contenu de son droit souligné —la protection—et les agents exécuteurs de ce devoir identifiés—la société et l’Etat. Cette formulation reviendra dans d’autres textes comme on le verra plus tard et la question est de savoir pourquoi la famille reçoit un tel statut dans un texte qui est censé annoncer les droits de la personne humaine et non pas les droits des institutions sociales.

 

Mary Ann Glendon (2001 : 182)  souligne que l’article 16 est une combinaison d’anciennes et de nouvelles idées, puisant dans différentes législations nationales ; mais Morsink (1999) nous donne une histoire détaillée de la mise en forme de cet alinéa trois qui doit sa forme et son soubassement philosophique à l’un des grands architectes de la DUDH, le libanais Charles Malik. Selon Morsink, la formulation proposée de cet article sur le mariage se lisait ; « mariage et la famille seront protégés par l’Etat et la société ». Il ajoute que cette proposition resta dans la préoccupation de la commission qui préparait le brouillon de la déclaration, jusqu’au moment où Malik lui donna une nouvelle tournure assez controversée (1999 : 254).

 

Daniel Cere pense que cette proposition sur le mariage était un peu « légère » (thin) et n’aura pas pu « survivre le test de la conversation internationale sur les droits de l’homme qui produisit la DUDH ». Il continue en ajoutant que « la plupart des membres non-occidentaux de la commission jugèrent [cette version] insatisfaisante ». C’est dans ce cadre qu’intervient le rôle de Malik, particulièrement dans la conception et la rédaction de l’al. 3 de cet article sur le mariage (Cere  2009 : 71). Il proposa que « la famille dérivant du mariage est la cellule naturelle et fondamentale de la société. Elle est dotée par le Créateur des droits inaliénables antécédents à tout droit positif et comme telle devra être protégée par l’Etat et par la société » (Morsink 1999 : 254). La justification philosophique de cette nouvelle proposition basée sur la loi naturelle à la Thomas d’Aquin[5] n’est pas à démontrer. La famille est l’entité fondamentale  de la société, raison pour laquelle elle précède toute loi positive puisque cette dernière n’est mise en place que dans la société. Et c’est la justification que Malik fournit : « la société n’est pas composée d’individus, mais plutôt de groupes dont la famille est la première et la plus importante cellule ; les libertés et droits humains fondamentaux sont originairement nourris dans le cercle familial. Pour ce faire, elle mérite plus de proéminence” (Ibid.: 255).

 

Deux conséquences majeures peuvent être tirées de cette nouvelle formulation. D’une part, la famille est conçue comme étant présociale et comme entité qui fonde la société. D’autre part—et à cause de la précédente—la société n’est pas d’abord un agrégat d’individus, mais plutôt composée de groupes dont le plus fondamental est la famille[6]. Aussi comprend-on maintenant pourquoi elle doit être sujet de droit parce que sans elle, la conception et l’existence même de la société disparaît. De plus, elle est le terreau où les libertés et droits fondamentaux—dont la commission essayait de mettre en place—sont nourris et développés en famille. Ainsi, l’idée derrière cette formulation est la dimension sociale de l’individu protégé par lesdits droits.

 

Cere qualifie cette vision de la famille du point de vue naturel comme une conception profonde (thick) du mariage (2009 : 71), mais elle ne tarda pas d’essuyer des critiques. Partant de sa conception marxiste de la société, le représentant de l’URSS récusa la définition que Malik avançait, lui faisant remarquer que la famille assumait plusieurs visages dans le monde en fonction des différentes traditions et religions, certaines étant monogamiques et d’autres polygamiques, et surtout, tout le monde ne croit pas que la famille soit dotée de droits inaliénables par le Créateur du moment où il y a ceux qui ne croient pas en Lui. On l’aura compris que la première flèche est dirigée contre le fait que la famille est « naturelle », avec possibilité de s’accorder sur sa définition et sa composition. John Stuart Mill s’était déjà plaint que le terme « nature » et ses dérivés ont été tellement utilisés dans différents contextes qu’ils causent maintenant une confusion (Mill 1971 : 368). Martha Nussbaum a récemment repris la critique de cette conception de la famille comme «naturelle», en montrant que « nature » peut se comprendre sous au moins quatre angles : biologie, tradition, nécessité et norme. Après avoir passé en revue chacune de ces dimensions, elle conclut que la famille ne peut pas être comprise comme étant « ‘naturelle’, pas même dans le sens d’être uniforme ». Par conséquent, force est d’admettre qu’il « n’y a aucune forme particulière de la famille qui soit nécessaire et inévitable » (Nausbaum 2000 : 261). Ainsi, elle propose plutôt de concevoir la famille dans le sens légal, puisqu’ « il est en fait clair que la forme de la structure familiale ainsi que les privilèges et droits des membres de la famille sont, en plusieurs aspects, les produits de l’action étatique » (Ibid.).

 

Ainsi, même si à l’issue d’âpres discussions et surtout avec le combat de Malik, la formulation de l’alinéa maintint « naturel et fondamental » et s’élagua de « dérivant du mariage » et du Créateur », consacrant ainsi la famille comme sujet de droit, l’on voit que cette conception ne fait pas l’unanimité. 

3. Adaptation et reformulation de la famille dans le PIDCP

La formulation de la DUDH sera reprise dans les documents subséquents, malgré le débat et la controverse quant à sa signification qui restent d’actualité. Ainsi, le PIDCP mentionne la famille dans son préambule comme elle l’est dans la DUDH où « famille » est liée à toute l’humanité dans le nom composé de « la famille humaine ». Il est aussi question de la famille dans l’article 17 qui stipule la protection de la vie privée de la personne ainsi que sa famille contre « l’immixtion extérieure ». Ici aussi, l’article 17 du PIDCP reprend l’article 12 de la DUDH. Mais la famille, comme sujet de droit est évoqué dans l’article 23 de ce pacte. Avant de s’y arrêter, la famille est également évoquée dans l’article 24, comme une des instances—en plus de la société et de l’Etat—qui doivent protéger l’enfant. Dans ses propres termes, « tout enfant, sans discrimination aucune fondée sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, l’origine nationale ou sociale, la fortune ou la naissance, a droit, de la part de sa famille, de la société et de l’Etat, aux mesures de protection qu’exige sa condition de mineur ».

 

Concernant l’article 23 qui est le cœur de la formulation du droit de la famille, il reprend l’article 16 de la DUDH, moyennant certaines reformulations et un ajout. En effet, alors que l’article 16 est composé de trois alinéas, l’article 23 en possède quatre. Celui est libellé comme suit:

 

1. La famille est l’élément naturel et fondamental de la société et a droit à la protection de la société et de l’Etat. 2. Le droit de se marier et de fonder une famille est reconnu à l’homme et à la femme à partir de l’âge nubile. 3. Nul mariage ne peut être conclu sans le libre et plein consentement des futurs époux. 4. Les Etats parties au présent Pacte prendront les mesures appropriées pour assurer l’égalité de droits et de responsabilités des époux au regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution. En cas de dissolution, des dispositions seront prises afin d’assurer aux enfants la protection nécessaire.

 

Comme on le voit, le premier alinéa reprend textuellement l’alinéa 3 de l’article 16 de la DUDH. Le deuxième alinéa est la reformulation de la première partie de l’alinéa 1 de l’article 16. Un détail important toutefois : cette reformulation omet la non-discrimination dans le mariage. Alors que la DUDH dit que « à partir de l'âge nubile, l'homme et la femme, sans aucune restriction quant à la race, la nationalité ou la religion, ont le droit de se marier et de fonder une famille », le PIDCP ne mentionne pas qu’il n’y aura pas de « restriction quant à la race, la nationalité ou la religion », se contentant d’énoncer que «le droit de se marier et de fonder une famille est reconnu à l’homme et à la femme à partir de l’âge nubile ». Toutefois, l’ambiguïté quant à la nature du mariage due à la conjonction « et » ainsi que l’origine de la famille reste. Il n’est pas clair si la famille est formée par le—donc est l’effet du—mariage, ou s’il s’agit de deux droits distincts, celui de se marier et celui de fonder une famille. Dans tous les cas, la formulation de cet alinéa laisse ouverte la possibilité d’une telle interprétation.

 

L’alinéa trois reprend le thème du consentement exigé pour tout mariage déjà exprimé dans l’alinéa 2 de l’article 16 de la DUDH, tandis que l’alinéa 4 est la reformulation de la deuxième partie de l’alinéa 1 de l’article 16 concernant l’égalité des droits dans le mariage ainsi qu’à sa dissolution. Quelques ajouts, cependant, méritent d’être relevés. Premièrement, comme le PIDCP a la force d’obligation pour les Etats parties—contrairement à la DUDH qui, au temps de son lancement, n’était qu’un document moral—ce dernier alinéa leur lance un appel de prendre les mesures adéquates pour que cette égalité entre les époux soit effective légalement. Deuxièmement, il porte une attention particulière à l’enfant quand il y a dissolution du mariage. « En cas de dissolution, souligne-t-il, des dispositions seront prises afin d’assurer aux enfants la protection nécessaire ». L’article porte plus d’attention aux individus qui forment la famille, en même temps qu’il affirme cette dernière comme sujet de droit.

 

A l’instar de l’article 16 de la DUDH, cet article du PIDCP ne fit pas l’unanimité des Etats signataires. Ainsi certains émirent-ils des réserves quant à son application dans leurs législations respectives. Par exemple, l’Algérie fit remarquer que «le Gouvernement algérien interprète les dispositions de l’alinéa 4 de l’article 23 du Pacte sur les droits civils et politiques relatives aux droits et responsabilités des époux, au regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution, comme ne portant en aucun cas atteinte aux fondements essentiels du système juridique algérien ». Quant à la Belgique, elle «déclare interpréter le paragraphe 2 de l’article 23 en ce sens que le droit de se marier et de fonder une famille à partir de l’âge nubile postule non seulement que la loi nationale fixe l’âge de la nubilité mais qu’elle puisse également réglementer l’exercice de ce droit ». L’Irlande fit savoir sa réserve sur la dissolution du mariage, disant qu’il « souscrit aux obligations énoncées au paragraphe 4 de l’article 23, étant entendu que cette disposition n’implique en rien le droit d’obtenir la dissolution du mariage ». Quant à Israël, cet article sera préféré aux lois religieuses qui régissent le mariage en cas de conflit entre celles-ci et celui-là. Sa réserve se lit, « en ce qui concerne l’article 23 du Pacte ainsi que toute autre disposition de celui-ci à laquelle peuvent s’appliquer les présentes réserves, les questions relatives à l’état des personnes sont régies en Israël par les lois religieuses des parties en cause. Dans la mesure où ces lois sont incompatibles avec ses obligations au titre du Pacte, Israël se réserve le droit d’appliquer lesdites lois ». Ces quelques exemples sont une illustration supplémentaire de débat que peut causer la famille dans le discours des droits de l’homme.

4. La famille dans le PIDESC

L’autre texte important qui parle de la famille est le PIDESC. Comme son jumeau et reprenant la formule déjà habituelle de la DUDH, le PIDESC utilise la famille dans son préambule dans le cadre de la « famille humaine ». Mais c’est l’article 10 qui traite dans le fond la question de la famille. Le PIDESC parle aussi de la famille dans l’article 11 quand il s’agit de protéger la santé de la personne et du bien-être de sa famille, comme l’avait déjà exprimé l’article 25 de la DUDH. Pour ce qui est de l’article 10, il présente une formulation très intéressante. En effet, il condense dans un seul alinéa tous les éléments que nous avons discutés jusqu’ici, et il met l’accent sur la protection et l’assistance à accorder à la famille. Ainsi, la famille est conçue ici moins comme sujet de droits qu’un objet de sollicitation de la part des Etats parties. L’alinéa en question est le suivant :

 

Les Etats parties au présent Pacte reconnaissent qu’une protection et une assistance aussi larges que possible doivent être accordées à la famille, qui est l'élément naturel et fondamental de la société, en particulier pour sa formation et aussi longtemps qu'elle a la responsabilité de l'entretien et de l'éducation d'enfants à charge. Le mariage doit être librement consenti par les futurs époux.

 

Plusieurs points sont à souligner. Premièrement, l’article retient que la famille est « l’élément naturel et fondamental de la société », sans toutefois y attacher beaucoup d’importance comme il avait été le cas dans les autres sources étudiées. Deuxièmement, l’assistance et la protection dont il est question ne sont pas le droit de la famille, mais plutôt, les Etats parties reconnaissent l’assistance et la protection doivent être accordées à la famille. Le changement dans la formulation est de taille et, par conséquent, très important. En effet, si les Etats parties avaient reconnu le droit de la famille à l’assistance et à la protection, la famille devenait le sujet de droit. Mais dans la présente formulation, non seulement le mot « droit » est habilement évité, mais encore la famille est dans la position de soumission, objet de la sollicitude des Etats qui reconnaissent—mais sans véritable engagement—à l’assister et la protéger. Troisièmement, même cette assistance et protection semblent être liées à certains moments et certaines prestations. L’alinéa mentionne que cette assistance et protection seront fournies « en particulier pour sa formation et aussi longtemps qu'elle a la responsabilité de l'entretien et de l'éducation d'enfants à charge ». Une question qu’on peut se poser est de savoir de quelle formation il s’agit. Quel genre d’assistance et de protection faut-il  apporter à « la famille en formation » ? Qu’en est-il des familles sans enfants ? Toutes ces questions soulignent une sorte de confusion que la formulation de cet alinéa renferme. Enfin, l’article enjoint aux Etats parties d’offrir une protection spéciale aux mères et aux enfants respectivement dans ses alinéas 2 et 3.

5. La famille dans la CEDCF et la CDE

Concernant la Convention sur les droits de la femme (CEDCF), la famille est évoquée non pas comme un sujet de droit, mais plutôt dans son rapport avec l’objet de la Convention, qui est l’élimination de toute forme de discrimination contre la femme. Ainsi, l’article 12 dans son premier alinéa réclame l’égalité de l’homme et de la femme dans « la planification de la famille ». C’est le même ton dans l’article 16 qui plaide pour la non-discrimination de la femme dans la famille et l’égalité de l’homme et la femme dans les rapports familiaux ainsi que les mêmes droits et devoirs dans tout le processus du mariage et la responsabilité envers les enfants. En d’autres termes, la famille comme institution n’a pas une attention particulière.

 

Quant à la Convention relative aux droits de l’enfant (CDE), elle ne consacre pas un article particulier à la famille, mais elle y fait référence dans son préambule. Dans son premier paragraphe, elle utilise la formule assez habituelle maintenant de « la famille humaine », mais c’est surtout le paragraphe cinq qui livre la conception de la famille. Ce dernier souligne une fois de plus que «la famille, unité fondamentale de la société et milieu naturel pour la croissance et le bien-être de tous ses membres, et en particulier des enfants, doit recevoir la protection et l'assistance dont elle a besoin pour pouvoir jouer pleinement son rôle dans la communauté ». Cette formulation combine la définition formelle et fonctionnelle de la famille. D’une part, il est dit que la famille est « l’unité fondamentale de la société », retrouvant l’idée motrice de la contribution de Malik dans la composition du droit de la famille. Néanmoins, on aura remarqué que des deux adjectifs qui s’appliquaient à la définition conceptuelle de la famille comme « élément naturel et fondamental de la société », un seul est gardé pendant que l’autre est transféré au côté fonctionnel de la famille comme « milieu naturel pour la croissance et le bien-être de ses membres ». Autrement dit, le caractère fondamental de la famille est maintenu tandis que la polémique sur la naturalité de la famille est abandonnée. On ajoute, néanmoins, une suggestion que la famille est tout de même le milieu naturel où les membres s’épanouissent. Cette définition reprend, enfin, le vocabulaire du PIDESC qui plaide pour « l’assistance et la protection » de l’Etat, et le paragraphe l’exprime comme un devoir. Outre ces paragraphes, la convention parle de la famille dans le paragraphe six sous forme d’adjectif pour souligner que l’enfant se développe mieux dans « le milieu familial ».

Conclusion

 

Cet essai avait pour but d’analyser la place de la famille dans les textes internationaux des droits de l’homme. La découverte est qu’au niveau international, la famille n’a pas reçu l’unanimité dans les approches, si bien que les discussions montrent des désaccords. En guise d’exemple—si jamais ce qui a été dit jusqu’ici n’était pas assez convaincant—Morsink observe que pour la représentation uruguayenne, le plus important était de souligner que la famille était l’élément fondamental et naturel de la société, le reste n’étant pas très essentiel. Une telle proposition

aurait protégé le droit de fonder une famille de la part de ceux dont l’orientation sexuelle n’est pas hétérosexuel tout en faisant justice aux données anthropologiques qui nous disent qu’à long terme le mariage monogamique et hétérosexuel est le meilleur outil pour la continuité de l’existence d’une société  (Morsink 1999 : 256).

 

Pourtant, nous savons ce que Charles Malik, un des grand piliers de la DUDH, suggéra comme conception de la famille comme « dérivant » seulement du mariage—à coup sûr hétérosexuel, puisque sa conception se base sur la théorie du droit naturel. Ainsi, s’il y a déjà un tel désaccord au niveau international, qu’en sera-t-il dans les contextes régionaux ? Comment la famille a-t-elle été incorporée dans les différents instruments régionaux des droits de l’homme ? A-t-elle gardé le même sens ? Constitue-t-elle toujours une pierre d’achoppement quant à son interprétation ? Ce sera la tâche d’un travail ultérieur d’élucider toutes ces questions.

 


[1]Toutes les traductions de l’anglais au français sont les nôtres.

[2]On peut rappeler ici la fameuse controverse des « valeurs asiatiques » avancées par certains pays asiatiques pour défendre la priorité des droits culturels et économiques par rapport aux droits politiques. Pour une étude approfondie et fouillée sur la question, voir Langlois (2001).

[3]Il faut remarquer que la DUDH ne donne pas une définition de la famille; ce qui aurait pu éclairer le rapport entre mariage et la fondation d’une famille.

[4]Je remercie le relecteur pour m’avoir fait remarquer ce point.

[5]Dans sa Somme Théologique, Thomas d’Aquin traite la question du droit et met une hiérarchie entre le droit éternel, le droit naturel et la loi humaine, i.e. le droit positif. L’ordre proposé ici signifie aussi une priorité lexicale dans le sens où le niveau inférieur doit son être et sa justifiabilité de sa dérivation—ou en tout cas sa non-contradiction avec le niveau supérieur. Par exemple, le droit positif doit sa validité dans sa conformité avec droit naturel, lui-même compris comme la participation humaine à la providence divine. Voir spécialement Somme Théologique I-II, Question 90, mais pour plus de détails sur la loi chez St. Thomas d’Aquin, voir Somme Théologique I-II, Q. 90-97.

[6]L’origine aristotélicienne de cette conception de la société saute aux yeux. Voir La Politique, livre Ier, chap. 2.

Référence Bibliographique: 

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