EN MÉMOIRE DE VÁCLAV HAVEL

Abstract: 

The present European chronicle centres on Vaclav Havel, a humanist, moral, political figure and the first post-communist President of Tchecosolvaquia. The chronicler is neither much concerned about the biography of Havel nor the analysis of his works. Instead he centres on Havel’s recurrent work, namely “The Power of the powerless”. This work is essentially political, yet fundamentally moral and spiritual. It calls today’s society to a life in which truth and love triumph over the life of lie and hatred. After reflecting on post-totalitalism, the chronicler sees the implications of Havel and his work on today’s society and the Church. As far as the society is concerned, the spirit of Havel and his work is such that we need to resist the society of consumption which is the consequence of the neo-liberal economism. Consumerism tends to weaken the consciousness of people by locking them in a life of illusions and falsehood. The suggestion is the reconstruction of a kind of solidarity which is not based on pure economy. As far as the Church is concerned, the spirit of Havel and his work warn us against keeping institutional silence on burning and sensitive issues which, nevertheless, are discussed from an underground perspective.

  1. Aperçu sur Václav Havel

Václav Havel est en 1936 à Prague et est décédé le 18 décembre 2011 à Hrádeček (en République tchèque). Dramaturge, essayiste, penseur politique, premier président de la Tchécoslovaquie postcommuniste, il a été l’un des opposants les plus marquants au régime communiste. Havel est aussi certainement l’un des plus grands humanistes contemporains. Sa lutte était portée par une conviction fondamentale : « La vérité et l’amour doivent l’emporter sur le mensonge et la haine. »

Attiré dès sa jeunesse par le théâtre, l’accès à l’université lui est interdit par le pouvoir. Il publie des poèmes, crée des pièces rapidement interdites, et est obligé de travailler comme manœuvre pour vivre. Il participe au mouvement culturel plus ou moins souterrain qui aboutit au Printemps de Prague en 1968, durement réprimé par l’Union soviétique. Il entre alors résolument dans ce qu’on nomme la dissidence, bien que lui-même soit plutôt critique par rapport à ce terme, car il s’agit bien de mener une lutte politique ouverte dans le régime totalitaire. Avec quelques autres personnalités, dont l’écrivain Jan Patočka, il est à l’origine de la Charte 77, signée par 242 personnalités du monde culturel et politique. Cette Charte en appelle aux droits de l’homme et à un dialogue avec le gouvernement à ce sujet. En raison de son activité, Havel fait trois séjours en prison, il passe en tout près de cinq ans[1].

Je me propose d’évoquer ici cette grande figure humaniste, morale et politique, non par un développement de sa biographie, ni à partir d’une analyse de ses œuvres, mais en me centrant sur un écrit fondamental, cité très souvent : Le pouvoir des sans-pouvoir[2]. Je dirai ce qui est l’actualité de cet écrit, alors que le régime communiste s’est effondré depuis plus de vingt ans.

2.       Le pouvoir des sans-pouvoir : une logique de résistance

2.1.              Le système post-totalitaire

Le pouvoir des sans-pouvoirest publié en octobre 1978, près de deux ans après le lancement de la Charte 77. Il s’agit d’un texte essentiellement politique à fondement moral et spirituel. Il s’agit pour Václav Havel de répondre à la question : Comment se libérer de la dictature post-totalitaire ?

 

Qu’est-ce que le post-totalitarisme ? Le communisme s’est d’abord imposé avec une force brutale, dont Staline et le goulag sont le symbole. À la fin des années 70, la situation n’est plus la même. L’exercice du pouvoir et la dictature ont changé de forme et de méthode. Il était totalitaire et il est devenu post-totalitaire. Cela signifie qu’il n’a plus besoin de la force brutale et de la répression massive pour s’imposer. Cela signifie aussi que la distinction entre dominants et dominés n’est plus aussi claire et tranchée : pratiquement tout le monde participe, de façon plus ou moins volontaire et consciente, au maintien du système. La société post-totalitaire est un ordre sans vie.

 

Pour expliquer ou illustrer ce fonctionnement post-totalitaire, Havel utilise une parabole, que citent de multiples écrits se référant à sa pensée, car elle est particulièrement éclairante. Je reprends cette parabole en la résumant.

 

Un beau matin, un marchand de légumes a placé dans sa vitrine entre oignons et carottes, une banderole : « Prolétaires de tous pays, unissez-vous ! ». Pourquoi a-t-il fait cela ? Par conviction, par militance, par enthousiasme idéologique ? Nullement. Ce mot d’ordre ne signifie rien pour lui : il ne veut nullement communiquer par quelque chose de sa vision du monde. La banderole a été livrée par son grossiste, comme cela se fait chaque année à la même époque pour tous les marchands de légumes. S’il ne l’avait pas affichée, il sait qu’il aurait eu des ennuis. Il l’a donc fait, non par conviction, mais pour ne pas avoir d’ennuis, comme tous les autres marchands de légumes. Cette banderole a cependant une signification. Elle dit et déclare quelque chose : Je me conduis comme on l’attend de moi, et j’ai droit à une vie tranquille. En plaçant sa banderole, il adresse un message non aux clients, mais en haut, vers les supérieurs : Je suis obéissant. Et la banderole dit en fait : J’ai peur, c’est pourquoi j’obéis sans restriction. En fait, le message aurait été le même s’il avait affiché une telle déclaration. Mais dire les choses de façon aussi explicite aurait été humiliant pour lui, et cela lui aurait occasionné des ennuis.

 

La banderole dit son obéissance à une instance supérieure. Celle-ci n’est pas son fournisseur, ni ses chefs, ni les hauts fonctionnaires, ni le ministre de l’économie. Cette instance supérieure est l’idéologie à laquelle tout le monde se soumet et au sein de laquelle tous, de bas en haut et de haut en bas, jouent le jeu attendu pour que rien ne change. Cette idéologie donne à l’individu l’illusion de vivre en harmonie avec la société en y ayant sa juste place dans la dignité. Elle « permet à l’individu de tromper sa propre conscience et de masquer au monde et à lui-même sa véritable situation et son modus vivendi sans gloire » (p. 74). Le haut fonctionnaire y trouve davantage d’intérêt que le marchand de légumes : il a du pouvoir et nombre de privilèges, mais il n’est lui-même qu’un rouage du système. En ce sens, on peut parler d’autototalitarisme, car tout le monde est de fait à la fois victime et support du système : la banderole se trouve au même moment dans l’étal du marchand de légume, au bureau de poste, à l’école, dans les locaux administratifs, etc.

 

« On peut donc dire que le but du système post-totalitaire n’est pas, comme il apparaît habituellement à première vue, la simple conservation du pouvoir dans les mains du groupe dirigeant ; ce phénomène social d’instinct de conservation est subordonné à quelque chose de “supérieur”, à une sorte d’évolution propre au système : la “gravitation” du système. Quelle que soit la place qu’il occupe dans la hiérarchie de pouvoir, l’individu ne représente pas pour le système quelque chose “en soi”, mais seulement quelqu’un qui se doit de porter et de servir cette “gravitation”. C’est pourquoi même sa soif de pouvoir ne peut s’imposer durablement que si elle est orientée de façon identique à la “gravitation”. En tant qu’ “alibi-pont” entre le système et l’individu, l’idéologie dissimule le gouffre entre les intentions du système et les intentions de la vie. Elle prétend que les exigences du système résultent des nécessités de la vie. C’est une espèce de monde de l’ “apparence” qui est présenté comme la réalité » (p. 76).

 

Le discours de l’idéologie est mystifiant. L’individu n’est pas forcé d’y croire, mais il doit se conduire comme s’il y croyait ou au moins le tolérer en silence. On attend de lui non qu’il soit convaincu, mais qu’il soit conforme. Finalement, tout le monde vit dans le mensonge. L’idéologie, qui est la force du système, n’est efficace que dans la mesure où les individus sont disposés à vivre dans le mensonge. Pour éviter que le mensonge ne soit mis en lumière, le système post-totalitaire s’organise pour anesthésier la société civile, abolir toute différence, et donc abolir la liberté elle-même.

 

Sur la base de cette analyse, Havel en appelle à une vie dans la vérité.

2.1. L’appel à une vie dans la vérité

Tout semble clos et parfaitement contrôlé dans le système post-totalitaire. Pourtant Václav Havel n’est pas un résigné. Il est même et se dit fondamentalement optimiste. Sur quoi repose cette confiance ? Qu’est-ce qui peut l’alimenter ?

 

Contre le pouvoir oppresseur, il n’y a qu’une seule force : la conscience et le pouvoir libérateur de la parole. Si le marchand de légumes décide de ne pas mettre sa banderole, « il sort de la “vie dans le mensonge” ; il refuse le rituel et viole les règles du jeu ; il retrouve son identité et sa dignité réprimées ; il accomplit sa liberté. Sa révolte sera une tentative de “vie dans la vérité” » (p. 86). Les représailles seront immédiates. Ceux qui appliqueront les sanctions le feront par loyauté, ou parce que tout le monde, au niveau de responsabilité qui est le sien, le fait ainsi. En effet, l’acte du marchand de légumes est dangereux : il a dénoncé et brisé le jeu, il a détruit l’apparence et rendue manifeste la vie dans le mensonge.

 

Il existe chez les individus une sphère cachée, qui exprime les véritables intentions de la vie, son ouverture sur la vérité. Cette sphère est réprimée, elle n’en existe pas moins. La vie dans le mensonge de la société post-totalitaire semble constituer un roc. En fait elle est fragile : elle est maintenue par une camisole de force. Mais il suffit que quelqu’un troue cette camisole, pour qu’elle risque de se déchirer totalement. D’où la sévérité du contrôle et la précipitation de la répression. Le Printemps de Prague, en 1968, a été l’émergence politique d’un mouvement culturel de liberté et de créativité. Il a été aussitôt brutalement réprimé par l’Union soviétique parce qu’il menaçait de fissurer tout l’empire. Ce qui menace le système n’est pas d’abord une opposition politique organisée, c’est un mouvement culturel de liberté et de dignité qui, ensuite, devient force politique. C’est de fait ce qui est arrivé à partir de 1989 et qui a conduit Václav Havel au pouvoir politique, malgré sa réticence et contre son propre désir.

 

L’acte éminemment moral d’une pensée libre, qui réveille la société civile, est une menace pour le système. Le changement ne vient pas de politiciens professionnels, il vient du monde culturel, « de mathématiciens, de philosophes, d’historiens ou de simples ouvriers[3] » (p. 101). Le changement politique se prépare par un profond changement existentiel et moral.

 

Dans le système, celui qu’on désigne comme un dissident n’est pas un insatisfait professionnel, ce n’est pas d’abord un membre d’un groupe constitué. C’est un membre de la société civile, citoyen responsable. C’est généralement plutôt un intellectuel porté à l’écriture, qui fait connaître ses positions non-conformistes de façon aussi publique que la situation le permet ; qui par la vérité de sa parole est pris au sérieux par le public et le pouvoir (et donc contesté et réprimé par celui-ci) ; qui dépasse son intérêt particulier en étant sensible à ce que souffrent les autres, et par là même prend une dimension politique. Il n’est pas dissident de la société, mais dissident de la vie dans le mensonge. À partir de cette position suffisamment partagée, peut naître « ce que l’ont pourrait appeler la “vie indépendante spirituelle, sociale et politique de la société” » (p. 118). Il s’agit d’espaces de vie, de foyers qui ne se séparent pas de la société, mais qui instaurent des modes de vie plus libres, auto-organisés, instituant des structures parallèles, source de créations culturelles libres (y compris la littérature clandestine) et de prises de positions civiques variées. Dans cette recherche de vie dans la vérité, la défense des droits de l’homme joue un rôle fondamental.

 

Après 1989, Václav Havel a mis en cause la société de consommation (qui était déjà au sein du système communiste l’alliée du post-totalitarisme) comme une nouvelle forme de société post-totalitaire qui écrase la vie dans la vérité et brime la liberté et la dignité. Il critiquera vigoureusement l’Union européenne en ce sens : européen convaincu, il n’admet pas la soumission aveugle au pouvoir économique caractéristique de la société de consommation.

3.       Quelle résistance aujourd’hui ? Quelle dissidence ?

3.1.              Le pouvoir des sans-pouvoir et la société contemporaine

Václav Havel dénonce la société de consommation. Avec des nuances et des différences, le système dominant aujourd’hui, d’inspiration néolibérale, est une forme de société post-totalitaire : une énorme machine qui s’entretient elle-même, au sein de laquelle la consommation endort les consciences et induit une vie dans le mensonge.

 

Le système dominant connaît aujourd’hui de multiples crises : crise financière et économique, mais aussi crise des ressources énergétiques et minières, crise environnementale et climatique, crise morale du sens de la vie en commun.

 

Face à la crise financière et économique, en Europe principalement, il y a deux discours contradictoires. Le premier est celui de la politique imposée par l’Union européenne, sur base de la décision collective prise par les gouvernements au sein du Conseil européen, politique mise en œuvre de façon plus ou moins rigoureuse par les différents États : politique de l’austérité. Le résultat, en particulier pour les États les plus faibles (Grèce, Espagne, Italie…), mais de façon moins brutale aussi pour les autres, est l’augmentation du chômage, les restrictions portant sur la protection sociale, les réductions drastiques imposées aux services publics (en particulier dans le domaine de l’enseignement et de la santé). Le coût de cette politique pour les plus faibles est dramatique. Cette politique est mise en cause par nombre d’économistes, y compris libéraux : une telle purge va briser le peu de croissance encore possible, et donc rendra encore plus impossible le remboursement des dettes. À moyen échéance, ce sera la faillite de certains États, avec le risque grave d’effondrement de l’euro et de l’éclatement de l’Union elle-même.

 

Contre ce discours de l’austérité, il en est un autre, qui ne nie nullement qu’il y ait des assainissements à opérer, mais met la priorité sur la relance de la croissance et la création d’emplois. Si ce discours est plus positif et finalement sans doute plus réaliste que le premier, il bute aussi sur une contradiction fondamentale. Pour relancer la croissance, il faut stimuler la consommation. Seule une demande accrue de produits de consommation peut accroître la production et donc relancer la machine économique, et par là créer de l’emploi. Mais il n’y a pratiquement plus de place pour une politique à moyen et long terme visant une limitation fortement maîtrisée de l’augmentation de la température moyenne de

notre planète, qui aurait des conséquences catastrophiques, surtout dans les pays les plus pauvres ; plus de place pour une véritable politique d’économie des ressources naturelles. De telles politiques demandent des investissements importants dans le présent, alors que manquent les ressources financières…

 

Václav Havel n’a-t-il pas raison de dire que le changement ne peut venir de l’intérieur du système lui-même, et donc des acteurs politiques réels du présent, tous plus ou moins liés par ce système. Il me paraît évident aussi que dans les circonstances présentes les propositions politiques radicales, – qu’elles soient d’extrême droite ou d’extrême gauche, – ne tiennent pas la route, ne sont pas opératoires, et entraîneront encore davantage de problèmes et de souffrances pour la majorité de la population. En particulier parce qu’elles reposent sur une vision explicite ou implicite nationaliste : quitter l’Union européenne, quitter l’euro. Solution illusoire de s’en sortir seul dans une économie de plus en plus globalisée et mondialisée. Seule une solidarité accrue entre les États peut ouvrir à un avenir.

 

Mais cette solidarité devra reposer sur un autre présupposé que le pur économique. C’est un autre projet de société dont on a besoin : plus participatif, impliquant davantage les citoyens, plus économe, investissant davantage dans l’éducation, créant plus de lien social, capable d’accueillir et de valoriser les différences tout en préservant la qualité d’un vivre ensemble et le sentiment d’appartenance de tous à la même société.

 

Cette réorientation fondamentale ne peut naître que d’une maturation culturelle qui contribue à sortir d’une vie dans le mensonge pour une vie dans la vérité. Or les mensonges sont permanents : l’enrichissement des riches finira par avoir des retombées favorables pour tous, alors que toute l’histoire montre le contraire s’il n’y a pas processus politique de répartition et de redistribution ; les dangers du nucléaire et l’impossible gestion des déchets radioactifs, la limitation des ressources rares, l’élévation de la température, tout cela est sans doute réel, mais faisons confiance à la science et à la technique qui seront bien capables de résoudre tous ces problèmes, ce qui nous permet de vivre comme si de rien n’était ; l’islam est la principale menace qui pèse sur notre société, il est par nature incapable de démocratie et violent, en oubliant de dire notre passé violent et d’évaluer tout le chemin que nous avons accompli, et en passant sous silence la violence actuelle des rapports géopolitiques, etc.

 

L’espoir est dans l’éveil et le développement de la société civile, de l’espace de la parole libre et du débat, des pratiques innovantes, des auto-organisations et des liens de solidarité organisée par les structures associatives, de la diffusion des informations alternatives, etc.

 

La pensée de Havel peut certainement aussi nourrir l’initiative et la résistance au sein des sociétés dictatoriales et totalitaires actuelles. Mais je ne m’arrête pas sur ce point, me situant moi-même dans mon propre contexte.

3.2.             Le pouvoir des sans-pouvoir et l’Église catholique

Serait-il abusif et déplacé de se demander si, pour une part et avec bien des nuances et des différences, la description du système post-totalitaire ne s’applique pas à l’Église catholique telle qu’elle fonctionne aujourd’hui ? Je me permets de suggérer quelques parallèles. À chacun d’en juger[4].

 

Le pouvoir de la bureaucratie est appelé pouvoir du peuple [l’Église est une communion], au nom de la classe ouvrière, la classe ouvrière est asservie [au nom du service des pauvres, la théologie de la libération et les communautés de base sont réprimées] ; l’humiliation totale de l’individu est présentée comme sa libération définitive [l’éminente dignité des femmes], la mise à l’écart de l’information est présentée comme l’accession à l’information [la rétention et les distorsions d’information concernant les décisions et procédures romaines], la manipulation opérée par le pouvoir comme le contrôle public du pouvoir [le ministère dans l’Église n’est pas un pouvoir, mais un service] ; /.../ l’interdiction de la pensée indépendante est présentée comme la conception du monde la plus élevée [certaines options morales ou institutions sont l’expression immédiate d’une loi et d’une volonté divines : la condamnation de toute forme de contraception, l’exclusion des femmes du ministère ordonné…] /.../ Le pouvoir est captif de ses propres mensonges, c’est pourquoi il doit continuer à falsifier le passé [Vatican II est en continuité en tout avec Trente et Vatican I : l’Église a toujours défendu la liberté de conscience et la liberté religieuse, la démocratie, les droits de l’homme, comme chacun le sait], il falsifie le présent, il falsifie l’avenir [il suffit de prier pour que les vocations sacerdotales refleurissent]. /.../ Il feint de ne persécuter personne [et les théologiens condamnés et évêques réduits au silence]. Il feint de ne pas avoir peur [« N’ayez pas peur !]. Il feint de ne pas feindre(p. 77).

 

Václav Havel écrit que, dans son fonctionnement, le système post-totalitaire « ne pourrait exister s’il n’y avait pas un certain ordre “méta-physique” qui lie tous les éléments, les réunisse et les subordonne à un genre unitaire d’ “autojustification” du pouvoir » (p. 78). Cet ordre “méta-physique” est son idéologie. Le fonctionnement actuel de l’Eglise ne repose-t-il pas sur une telle “méta-physique”, une idéologie théologique : une conception restrictive de la révélation dont seul le magistère infaillible est le dépositaire, son pouvoir étant de caractère quasi divin.

 

C’est au nom de cet ordre métaphysique que dans l’Église catholique, depuis le Concile, nombre de questions sont bloquées, nombre de dossiers sont fermés, sans débat possible, de façon quelque peu différente sans doute selon les continents et régions. Sans prétendre être exhaustif, on peut citer, de façon générale, la question des ministères et du célibat des prêtres ; pour l’Afrique plus particulièrement, une parole claire et responsable concernant la lutte contre le sida, la question de l’inculturation de la théologie et de la liturgie ; pour l’Asie, le dialogue interreligieux et la théologie des religions non chrétiennes ; pour l’Europe et les États-Unis, l’accès des femmes aux ministères, l’accès des divorcés remariés à l’eucharistie, l’accueil des couples homosexuels, les questions bioéthiques… Le système est clos, parfaitement cadré et bouclé. Et il fonctionne pour une part sous la forme d’un autototalistarisme : d’un côté, pour les postes de responsabilité principaux, le screening se fait à partir du conformisme à la théologie magistérielle romaine ; d’un autre côté, l’autocensure est omniprésente : nombre de théologiens ne disent pas réellement ce qu’ils pensent, parce que leur emploi en dépend (s’ils se permettaient une parole libre, ils auraient des ennuis, ou ils se cantonnent à des terrains non polémiques…) ; nombre d’évêques, sauf quelques émérites, ne disent pas non plus ce qu’ils pensent réellement, par peur de Rome, par peur de division, et à force de ne pas le dire finissent sans doute par penser comme il faut… L’Église n’est-elle pas ainsi menacée de devenir elle aussi un ordre sans vie ?

 

Le pouvoir des sans-pouvoirnous offre, à mon avis, quelques clés d’analyse pertinentes pour comprendre les difficultés vécues actuellement par et dans notre Église. Ce texte nous offre-t-il aussi quelques pistes de position et d’action ? Une aide pour une vie dans la vérité ?

 

L’analyse de Havel conduit à la conclusion que ce qu’il appelle la gravitation propre au système post-totalitaire, – on pourrait dire son inertie naturelle et essentielle, – est telle que celui-ci ne peut que perdurer ou s’effondrer du fait de la résistance morale et politique des dissidents. Il en a de fait été ainsi pour l’Union soviétique et ses satellites. Cela vaudrait-il aussi pour l’Église catholique romaine ? Certains pensent de fait aujourd’hui que cette institution est vouée à s’effondrer. Personnellement, je ne crois pas que l’Église va s’effondrer comme institution historique. Il est possible que sa structure actuelle connaisse une crise majeure et s’effondre plus ou moins. Mais je suis convaincu que l’Évangile lui-même garde des ressources vie, et qu’il ne peut faire histoire sans prendre forme dans une institution. Je suis aussi personnellement convaincu que la structure épiscopale et le service de communion auquel est appelé l’évêque de Rome feront partie de cet avenir institutionnel.

 

Alors je partage un certain optimisme de Václav Havel. Il ne savait pas ce que serait la sortie du communisme, quel système prendrait sa place (et il est vrai que de ce point de vue il a été déçu, mais au moins ce n’est plus la dictature et il existe des espaces réels de liberté et une progression des droits de l’homme). Je ne sais pas non plus ce que sera l’Église de demain, quels changements ou bouleversements à la fois institutionnels et doctrinaux elle devra connaître pour garder sens dans le monde présent.

 

Mais comme Havel, je pense que cet avenir se prépare de jour en jour par ce qui se vit à la base dans les communautés chrétiennes, et que de ce point de vue, il y a urgence à ce que se réveille et s’exprime la “société civile”  au sein de l’Église, cette société civile que Rome fait tout pour neutraliser et anesthésier. Or cette société civile croyante n’est pas morte : davantage que par le passé, nombre de croyants pensent par eux-mêmes et prennent la responsabilité de leur propre pratique morale à distance des principes ecclésiaux et pensent personnellement le contenu de la foi ; des groupes se réunissent et lisent ensemble librement la Bible ; des pratiques liturgiques publiques ou moins visibles sont mises en œuvre en s’écartant des directives de la hiérarchie ; des transgressions multiples donc, plus ou moins raisonnables, plus ou moins prudentes. Des théologiens accompagnent ce mouvement, des écrits circulent et sont diffusés plus ou moins publiquement. Tout cela qui trouve son analogie dans ce qu’écrit Václav Havel et dans la vie dans le monde communiste d’avant 1989… Les derniers temps, des appels collectifs sont rendus publics et font débat, souvent assez mal reçus par la hiérarchie (Rome veille et pousse à l’intransigeance). Tout cela, qui est de l’ordre de la dissidence intérieure, est sans doute en train de modeler une culture catholique différente. Et c’est porteur d’un avenir différent.

 

L’audace et la liberté, alliées avec du discernement et une certaine prudence (certaines provocations sont inutiles et contreproductives) préparent, par capillarité, un avenir plus ouvert, plus évangélique. C’est bien pourquoi, il y a espérance.

 


[1]Lors de son dernier séjour, il se trouvera dans la même cellule que le P. Dominik Duka, provincial clandestin des dominicains. Depuis lors, celui-ci est devenu archevêque de Prague et cardinal.

[2]Traduction française dans VH, Essais politiques, Paris, Calmann-Lévy, 1989, pp. 65-157.

[3]Qu’on pense à Lech Walesa en Pologne, à Lula au Brésil.

[4]Je cite ci-dessous l’essentiel d’un assez long passage de Havel, et j’y insère entre crochets les parallèles ou analogies possibles. Chacun pourra aussi voir des analogies à partir de la description du post-totalitarisme donnée par Havel.

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