DE L’INTURIRE A L’IGITURIRE : L’IMPACT DE LA CULTURE SUR LA LUTTE CONTRE LA CORRUPTION AU BURUNDI

Abstract: 

Corruption is a very complex concept. Its definition varies from physical decomposition to metaphysical degeneration as well as moral and political decay. The consequence of this complexity is that it becomes difficult to circumscribe the phenomenon of corruption, even when it is limited to the political arena. Although different approaches highlight certain common aspects of corruption such as bribery, nepotism and embezzlement, the issue of corruption is even more complex when one attempts to unearth it in the Burundian context. Indeed, these aspects constituting the content of corruption could not be applied to the traditional conception of political power in Burundi. Yet, the same traditional conception of power underlies the modern (post-independence) behaviour of the civil servants. Thus the claim of this paper is that the juridical and legal frameworks adopted so far will not help to curb the phenomenon of corruption in Burundi, as long as the political power does not shift from the politics of favours and privileges to the politics of duty and rights. That is what the paper calls the shift from the subjects of His Majesty to the subjects of law/rights, as a way of creating a context conducive for an effective war against corruption in Burundi.

1.       Circonscription de la question

La corruption est un phénomène répandu et presque connu de tous, parce que traversant différents domaines. Arnold Heidenheimer et Michael Johnston[1] font remarquer que le Oxford English Dictionary mentionne neuf définitions dont les trois principales se regroupent autour de la corruption comme :

 

1. Physique –par exemple, ‘la destruction ou la spoliation d’une chose, spécialement par la désintégration ou par la décomposition avec insalubrité et répugnance ; la putréfaction ;

2. Morale  qui englobe aussi la corruption politique ; elle consiste dans le fait d’être ou de devenir corrompu moralement; le fait ou la condition d’être corrompu; la détérioration morale ou la décadence; la dépravation;

3. La perversion d’une chose de son état original de pureté –par exemple, la perversion d’une institution, coutume, etc. de sa pureté primitive; l’instance d’une telle perversion (2002 : 7).

 

Malgré leur largesse, les trois catégories ne cernent pas toute l’étendue de la corruption. D’aucuns aujourd’hui entendent la corruption dans son sens économique, comme un service monnayé – qui peut relever de la corruption morale et avec probablement des conséquences politiques, mais ne conduisant pas nécessairement à une corruption physique. Cette difficulté de définir précisément la corruption montre combien le phénomène est complexe. Il le devient davantage quand on le place dans le contexte burundais.

 

Pour deux ans consécutifs, Transparency International (TI)a classé le Burundi le premier corrompu dans la Communauté Est-Africaine, consécutivement en 2010 et 2011 (2012). Pourtant, quand, en 2003, il y eut le cessez-le-feu entre le CNDD-FDD –alors le mouvement rebelle- et le gouvernement d’alors, l’un des ministères était chargé de la bonne gouvernance, dont le responsable était l’actuel président de la République, Pierre Nkurunziza. Celui-ci lança le désormais fameux « tolérance zéro » dans le discours d’investiture de 2010[2]. Une manière de dire que les nouvelles autorités mettaient le combat contre la corruption à l’ordre du jour. De fait, le Burundi n’a jamais connu autant d’arsenal juridique et légal contre la corruption que pendant ces dernières années depuis 2006. Beaucoup de lois ont été votées et plusieurs institutions ont été créées pour lutter contre la corruption. International Crisis Group (ICG) fait observer que « dès son arrivée au pouvoir, le CNDD-FDD a lancé les réformes annoncées. Diverses institutions de lutte contre la corruption ont ainsi été mises en place par le nouveau pouvoir grâce à l’appui technique et financier des bailleurs ». Les premières étaient une Cour, un parquet général et une brigade spéciale; ensuite il y a eu « la Cour des comptes et l’Inspection générale de l’Etat (IGE) » venus compléter « le dispositif légal et règlementaire de lutte contre la corruption ». ICG mentionne d’autres mesures et lois adoptées pour lutter contre le fléau de la corruption :

 

D’autres réformes stratégiques de gouvernance publique ont été impulsées à partir de 2005 : le statut des fonctionnaires et les finances publiques. Les textes statutaires et légaux sur la fonction publique ont été «rafraichis» par une nouvelle loi qui impose le respect de critèresdont la transparence – dans le recrutement des fonctionnaires, auquel veille une Commission nationale de recrutement. Les finances publiques ont fait l’objet d’une loi organique en 2008 qui modernise un cadre légal et règlementaire jugé obsolète, incomplet et imprécis. En outre, un nouveau code des douanes (2007), un nouveau code des investissements (2008), un nouveau code des marchés publics (2008), une nouvelle administration fiscale (l’Office burundais des recettes, OBR, 2009), une agence de promotion des investissements (2010) ont vu le jour (ICG 2012 : 5).

 

On voit que s’il fallait juger le Burundi par ses instruments légaux et juridiques contre la corruption, sans doute qu’il ne serait pas classé parmi les premiers pays corrompus. Cependant, comme l’ICG l’observe,

 

[…] alors que les écrits et la propagande du CNDD-FDD dénonçaient la capture politico-ethnique de l’Etat et les pratiques néo-patrimoniales, ces problèmes réapparaissent sous des formes déjà connues par le passé mais avec une ampleur inconnue jusqu’ici au point qu’au cours d’un entretien, un Congolais habitué des deux pays n’a pas hésité à déclarer : ‘C’est grave ce qui se passe au Burundi, la corruption devient comme au Congo’» (ICG, 2012 : 5).

 

On peut dire avec Nimubona et Sebudandi (2007 : 30) que la corruption est devenue « un phénomène social au Burundi ». La question à cette étape est alors de savoir les raisons de cet écart entre l’existence d’instruments légaux et juridiques et la prédominance du mal qu’ils sont censés éradiquer. La réponse rapide est de dire que la loi n’est pas appliquée ; ce qui est vrai, mais elle ne rend pas compte du vrai problème : pourquoi alors la loi contre la corruption n’est pas appliquée ?[3]

 

Beaucoup de suggestions ont été faites (par ex. ICG 2012, Nimubona et Sebudandi, 2007) à propos des causes de la corruption au Burundi. Mais l’impression est que la corruption est un phénomène moderne et du coup les causes sont à chercher dans la gestion postcoloniale de l’Etat Burundais, encouragées et même entretenues par les différentes crises historiques et socio-politiques qu’a connues le Burundi. Sans nier les hypothèses développées par ces différents auteurs (ainsi que d’autres), l’hypothèse développée dans ces lignes est que la corruption trouve un soubassement culturel fort dans la conception traditionnelle du pouvoir. Nimubona et Sebudandi (2007 : 3) y font allusion, mais sans pousser plus loin, quand ils soulignent que« la corruption est ‘un phénomène social’. Ses causes et ses dimensions sont solidement encastrées dans le social, c’est-à-dire qu’elles sont liées aux traditions, aux perceptions et aux représentations de la population ». Leur étude étant de nature sociologique pour analyser les résultats d’une enquête menée sur le territoire burundais, elle n’accorde pas une profondeur suffisante à l’analyse de ces « traditions, perceptions et représentations de la population » dans lesquelles sont « encastrées les causes et les dimensions » de la corruption comme phénomène social. C’est la tâche que se donne cet essai, essayant de cerner le vocabulaire politique traditionnel afin de le rapprocher de ce qui est aujourd’hui décrié comme corruption. Aussi trois grands moments structureront-ils ces lignes. D’abord, nous essaierons de voir ce qui est, globalement, compris comme corruption; ensuite, nous lirons le dictionnaire politique du Burundi traditionnel qui véhiculait une conception du pouvoir et traduisait les rapports entre dirigeants et dirigés. Enfin, nous conclurons par une ébauche de pistes pour confronter le mal de la corruption, en fonction des trouvailles des points précédents.

2. Corruption, un concept qui défie les définitions

 

La corruption est un concept élusif dont chaque définition présente ses propres problèmes (Uslaner, 2008 : 6). Pour cet auteur, si la corruption peut être définie selon Rose-Ackerman, comme « un mauvais usage du pouvoir public pour un gain privé ou politique », il reste qu’il n’est pas aisé de savoir si « la corruption dépend des standards d’une société donnée –ou d’un groupe de citoyens », dans la mesure « ce que l’un pense être corrompu peut être considéré par l’autre comme acceptable ». Une telle approche conduit à ce que Uslaner appelle « les arguments culturels » de la corruption qu’il estime dangereux parce que conduisant à certains stéréotypes, il devient presque impossible de transformer une société corrompue en une honnête communauté (Ibid.). Cependant, la prise en compte de l’évolution d’une société peut éclairer la manière dont elle fait face au nouveau phénomène comme la corruption. L’un des auteurs qui prônent une telle vision de la corruption est Samuel Huntington, pour qui la corruption est intimement liée à la modernisation. Voici ses propres mots,

 

La corruption existe évidemment dans toutes les sociétés, mais elle est aussi évidemment plus commune dans certaines sociétés plutôt que dans les autres, et plus commune pendant certaines périodes dans l’évolution d’une société plutôt que dans les autres. L’évidence impressionnante suggère que son ampleur corrèle raisonnablement bien avec une rapide modernisation sociale et économique. [Ainsi], la corruption peut être plus répandue dans certaines cultures plutôt que dans d’autres mais, dans la plupart des cultures, elle semble être très répandue pendant les phases les plus intenses de modernisation (Huntington 2002 : 253).

 

Huntington identifie trois raisons majeures qui font que la modernisation favorise la corruption. Premièrement, la modernisation implique le changement des valeurs de base de la société. D’une manière particulière, cela veut dire une acceptation graduelle par les différentes groupes dans la société des normes universelles basées sur les réalisations, l’émergence des loyautés et les identifications des individus et des groupes avec l’Etat-nation, ainsi que la propagation de l’hypothèse selon laquelle les citoyens possèdent des droits égaux contre l’Etat et des obligations égales à l’Etat. Partant de cette première conséquence de la modernisation, selon Huntington, la corruption dans une société en modernisation est ainsi, en partie, non pas plus le résultat de la déviance des normes reconnues que la déviance desdites normes des modèles établis du comportement (Huntington 2002 : 254). Pour Huntington, la montée des normes qui favorisent la mise en place des normes universelles établissant les droits et obligations de chacun aboutit à l’émergence d’une distinction entre la sphère publique et la sphère privée. Si une culture d’une société, dit-il, ne distingue pas entre le rôle du roi comme une personne privée et le rôle du roi comme roi, il est impossible d’accuser le roi de corruption en usant le trésor public » (Huntington 2002 : 254).

 

Or, une telle distinction entre le public et le privé, selon notre auteur, est le résultat de la modernisation. En d’autres mots, la modernisation favorise la corruption parce qu’elle introduit de nouvelles normes qui peuvent être en contradiction, sinon en déviance avec les pratiques normalement acceptées.

 

Deuxièmement,

 

la modernisation contribue à la corruption en créant des nouvelles sources de richesses et de pouvoir, dont la relation à la politique n’est pas définie par les normes traditionnelles dominantes de la société et sur lesquelles les normes modernes ne sont pas encore reconnues par les groupes dominants dans la société ». [Dans cette ligne],« la corruption est un produit direct de la montée de nouveaux groupes avec de nouvelles ressources et leurs efforts pour se constituer eux-mêmes efficaces dans la sphère politique » (Huntington 2002 : 255).

 

La corruption à ce niveau est ce que Uslaner appelle « le piège de l’inégalité », surtout « l’inégalité économique qui pourvoie un terrain fertile pour la corruption » (2008 : 28), parce qu’elle crée un groupe avec des ressources économiques en luttant pour avoir une grande influence dans la politique.

 

Troisièmement,

 

La modernisation encourage la corruption de par les changements qu’elle introduit

dans la productivité du système politique. La modernisation, particulièrement dans les pays se modernisant tardivement, implique l’expansion de l’autorité gouvernementale et la multiplication des activités soumises à la régulation gouvernementale  (Huntington, 2002 : 255).

 

Dans ce cas-ci, la corruption est favorisée par les lois mêmes censées la combattre. Comme il le souligne, « dans une société la corruption est répandue, le passage des lois strictes contre la corruption sert seulement à multiplier les opportunités de la corruption » (Ibid.).

 

Ces manières par lesquelles la modernisation encourage la corruption montrent combien les anciennes valeurs, par exemple, dans le cas du Burundi, peuvent entrer en conflit avec ce que l’on comprend par la corruption. C’est le point de vue de John Gardiner qui suggère que la définition de la corruption varie entre les différentes nations, dont l’exemple frappant est celui des anciennes colonies européennes. Ces dernières se sont retrouvées en conflits de valeurs parce que les nouvelles règles européennes contredisaient les anciennes normes. En ses propres mots, quand « un système légal européen a été imposé sur les codes et valeurs traditionnels des populations autochtones, les pratiques officielles acceptées par tous dans les jours précoloniaux devinrent ‘impropres’ [parce que] les valeurs coloniales étaient introduites ». Il donne un exemple d’un représentant d’une nation du Pacifique à une conférence contre la corruption qui déclara que sa

culture n’avait pas de corruption « jusqu’au moment le système britannique fut introduit. Ce sont les Britanniques qui nous ont apporté le concept de la corruption » (Gardiner 2002 : 38).

 

Ce point de vue de Gardiner est intéressant pour nous à plusieurs titres. D’une part, si un concept est  introduit dans un univers sémantique qui lui est étranger, que devient son contenu ? Impose-t-il son contenu sur la nouvelle réalité ou crée-t-il un nouveau champ de signification qui lui est propre ? D’autre part, que deviennent les anciens codes et valeurs qui régulaient la communauté quand le nouveau concept déstabilise l’éthos social ? Dans le cas de la corruption, pourquoi les anciennes pratiques, communément acceptées, devraient-elles céder l’espace au diktat du nouveau concept ? Ces quelques interrogations ne sont qu’indicatrices d’un inévitable conflit entre la corruption comme un concept éminemment moderne appliqué à des pratiques soutenues et encrées dans l’éthos traditionnel. Ainsi, à la définition élusive s’ajoute cette dimension culturelle de la corruption couplée avec l’influence de la modernisation. Raison pour laquelle Seumas Miller et al. (2005 : 20) ont raison de faire remarquer que « le concept de corruption est en quelque sorte vague et hautement générique, et par conséquent les types de corruption sont assez diverses ».

 

Néanmoins, même si le concept de la corruption se complique, son analyse s’organise autour de certains thèmes dominants et elle consiste en certains nombres d’activités qui sont souvent qualifiées de corrompues, comme l’est d’ailleurs celui ou celle qui les commet. Mark Philp (2002 : 44) souligne que la plupart des définitions de la corruption sont centrées sur l’intérêt public, le service public et le marché. Partant de la définition basée sur le service public, la corruption est définie par Nye comme « un comportement qui dévie des devoirs formels d’un rôle publique pour un privé (par ex. personnel, la famille proche, une clique privée) concernant le pécuniaire ou les gains d’un statut ». La corruption est aussi un comportement qui « viole les règles contre l’exercice de certains types du secteur privé concernant l’influence ». Dans cette catégorie se retrouvent les actes comme les pots-de-vin, le népotisme et le détournement (Philp, 2002 : 44-5)[4]. Concernant la définition centrée sur l’intérêt public, « la corruption peut être dite exister partout celui/celle qui tient le pouvoir et chargé(e) d’accomplir certaines choses… est, à cause de l’argent ou d’autres cadeaux qui ne sont pas légalement pourvus, induit(e) à prendre des actions qui favorisent quiconque offre des récompenses et par fait un dommage à la chose publique avec ses intérêts » (Ibid.). Quant à la définition liée au marché, la corruption est conçue suivant les méthodes et les modèles économiques pour analyser le système politique. Leff, par exemple, définit la corruption comme « une institution extralégale utilisée par les individus ou les groupes d’individus pour gagner l’influence sur les actions de la bureaucratie ». Dans la même ligne, Van Klaveren note que « la corruption signifie qu’une autorité civile abuse de son autorité pour obtenir du public des revenus supplémentaires » (cités par Philp, Ibid., 49).

 

Son analyse étant spécialement focalisée sur la corruption politique, Philp montre les limites de chaque définition, qui peut aller jusqu’à adopter l’une plutôt que l’autre approche pour parler de la corruption. Toutefois, pour notre projet, les trois approches ont le mérite de souligner les différents angles pour définir la corruption, et mettent en exergue certaines des activités libellées comme corrompues, permettant ainsi de laisser ouvert le grand éventail pour  définir la corruption. En outre, les approches mentionnées recoupent l’analyse de Huntington, liant la corruption à la modernisation. En effet, comme la corruption est essentiellement un phénomène lié à la modernisation d’une société, l’intérêt et le service publics deviennent des secteurs clés révélateurs du degré de corruption. Mais cela ne peut pas ignorer la dimension économique, surtout quand la corruption est pratiquée dans le contexte d’extrême pauvreté comme celui du Burundi. Aussi faudra-t-il garder dans l’esprit ces différentes dimensions quand on abordera le phénomène au Burundi. Mais avant de passer à ce point, il est important de passer en revue les principales activités constituant le contenu de la corruption.

 

L’une d’elle est certainement (surtout au Burundi) les pots-de-vin. Wrage montre que le mot anglais « bribe » traduit ici par « pot-de-vin », vient du mot français, « bribe » dont le sens désarme tout activisme contre la corruption.

 En effet, dans son usage médiéval, il signifie, « donner un morceau de pain à un mendiant ». Aussi Wrage (2007 : 8) s’interroge-t-il avec raison, « comment un mot désignant aumône pour les affamés devint un mot pour le paiement illicite et l’extorsion ». Malgré son origine dans une pratique religieuse, le pot-de-vin est aujourd’hui compris comme « quelque chose de valeur échangée entre deux parties pour induire le récepteur à user sa position de manière inappropriée en faveur du donneur » (Wrage 2007 : 14). A analyser cette définition, on voit qu’elle est téléologique ; c’est le but de la chose échangée qui en fait un pot-de-vin : influencer celui/celle dans une position d’autorité pour agir à la faveur du donneur, « de manière inappropriée ». L’auteur lui-même remarque que ce n’est pas facile de circonscrire ce que c’est « une manière appropriée » de donner des cadeaux (ibid. 36-48). Quand est-ce qu’un cadeau est considéré comme agissant de manière inappropriée sur celui qui le reçoit, surtout s’il n’est pas facile de déceler les intentions du cœur ? En outre, un cadeau peut être donné aujourd’hui comme gage pour un service de demain. Ici peut facilement s’immiscer la casuistique du pot-de-vin, arguant qu’il s’appliquerait seulement quand le receveur le demande comme condition avant de rendre le service demandé et à quoi on a droit. Par contre, il serait cadeau quand le donneur le fait de bon cœur comme remerciement après un service rendu. Bon argument en effet, sauf qu’il brouille les limites entre faveur et droit. Pourquoi devrait-on remercier par un cadeau celui qui n’a que rendu un service dont il reçoit le salaire et surtout sur lequel on a droit ? Il est clair que l’ambiguïté entre cadeau et pot-de-vin n’est pas complètement dissipée.

 

Ce genre de raisonnement me rappelle un cas. Un jour je voyageais de Bujumbura à l’intérieur du pays, dans un bus qui n’avait que quelques passagers et un certain nombre de sacs de denrées alimentaires. A un moment, nous arrivâmes à une de ces positions policières. Notre chauffeur, sans attendre aucun contrôle policier, sortit avec les documents et le fameux billet de 2000 Fbu. Quand il revint, je lui fis remarquer qu’il corrompait la police. Et lui de me répondre qu’il n’y avait pas de corruption parce qu’il n’était pas en faute, puisqu’il n’achetait aucun service. Seulement, continua-t-il, le policier était son ami et il lui laissait juste une bière. Comment la définition que Wrage a proposée peut-elle aider à décider si une telle action était ou non une corruption ? Ces questions rebondiront avec un élan neuf dans le contexte burundais. Mais il y a aussi d’autres pratiques.

 

Nye mentionne le népotisme qu’il définit comme « l’octroi de patronage à base des relations familiales plutôt que par le mérite » (cité par Philp 2002 : 45). Ici aussi, on ne peut manquer à redire. Certains philosophes, comme Michael Walzer (1983), prônent l’organisation politique à base communautaire l’attribution des droits et devoirs se fait sur base d’affinité communautariste, définissant ainsi le « nous » et « les autres » avec possibilité de refuser l’entrée ou refouler celui/celle que « nous » jugeons indigne de notre communauté (Walzer 1983). Pourquoi un tel raisonnement ne serait pas acceptable quand il s’agit d’attribuer du travail dans une communauté déjà établie ? Pourquoi un père ne peut pas préférer son fils à un étranger qui, tous les deux, se présentent pour un même travail, surtout quand les deux ont la même qualification ? Pourquoi la relation familiale n’entrerait pas en ligne des critères pour définir le mérite ? Que deviendrait le népotisme dans un système la relation familiale joue un critère de décision ?

 

Parlons enfin du détournement, que Nye définit comme « l’appropriation illégale des biens publics pour un usage privé » (cité par Philp 2002 : 45). Ce point nous amène au cœur même de ce que Huntington disait de la corruption comme concept de modernisation, il y a la distinction entre le public et le privé. Sans la séparation de ces deux sphères, il serait impossible de concevoir le détournement. En effet, détourner suppose une orientation ; une direction. Aussi détourner les biens publics présuppose l’orientation de ces biens au public, par opposition aux biens privés mais auquel les privés contribuent.

 

L’on pourrait aussi mentionner le blanchiment d’argent, mais les trois notions suffisent pour notre propos, dans la mesure l’objectif est de voir comment la notion de corruption entre en conflit avec certaines pratiques traditionnelles au Burundi. Or, traditionnellement, il n’y avait pas d’argent, et par conséquent, il serait incongru d’y introduire blanchiment d’argent. Si aujourd’hui la lutte contre la corruption au Burundi implique aussi la lutte contre le blanchiment d’argent, c’est parce qu’elle est comprise dans son sens moderne, et nous espérons que ce que nous suggérerons comme pistes pour juguler le phénomène seront assez généralisables pour prendre en compte toutes les pratiques de corruption.

3.       L’inturire sans l’igiturire ?

 

A partir de ce que nous avons essayé de comprendre par la corruption et malgré la complexité de délimiter le concept, y a-t-il lieu de parler de corruption dans la politique traditionnelle au Burundi ? Premièrement, le Burundi traditionnel était dirigé par le mwami (le roi), secondé par ses lieutenants princiers, chefs et sous-chefs. La question principale est alors de savoir comment le pouvoir politique s’organisait. Malgré la présence et la prestation incontestable des Bashingantahe,[5] il est sans conteste que la monarchie burundaise n’était pas constitutionnelle. Ainsi, beaucoup d’observateurs soulignent que c’était le clientélisme qui structurait le système politique de la monarchie burundaise. Lemarchand (1994 : 12), par exemple, souligne que « le langage du clientélisme donne un important point de repère pour comprendre le cadre culturel du lien patron-client, et par le même fait, il met en lumière les aspects normatifs les relations du pouvoir ». En effet, continue-t-il, « dans la conscience populaire de la plupart des Barundi, l’exercice du pouvoir est virtuellement synonyme de don des cadeaux » (Lemarchand 1994 :13). Jean-Pierre Chrétien souligne également que, dans le Burundi du 19e siècle, « les livraisons annuelles étaient spécialement le sorgho qui remplissait les greniers du roi et des princes, ainsi que des cruches de bière » (2000 : 179). Cet exercice du pouvoir associé au don des cadeaux donne lieu à l’analyse du vocabulaire politique d’alors.

 

Le mwami lui-même étant du droit divin ne devait presque rien à personne, alors que tout le monde lui devait tout. Il était Sebarundi (le père des Barundi, celui qui avait droit à la terre et aux bétails). Source de fécondité et de prodigalité, le moto royal ganza sabwa (règne/gouverne et sois le recours de ceux qui demandent) ne faisait que le traduire. Aussi aller à la cour royale était gushengera, qui impliquait une montée parce que justement on allait dans les hauts lieux. Toutefois, gushengera impliquait gushikana (amener les cadeaux), qui en même temps sous-entendait gusaba (demander, implorer, solliciter, prier). Les raisons de tout ce processus variaient, mais toujours était-il qu’on implorait plus les faveurs du monarque plutôt que de réclamer ses droits envers lui[6]. Le roi pouvait kugabira (céder pour de bon) à qui il voulait, mais surtout à celui qui avait bien demandé (umusavyi mwiza). Or, un bon demandeur (umusavyi mwiza) signifiait un certain nombre de prestation et de cadeaux pour justement plaire au roi. En effet, on n’implore pas les mains vides (ntawusabana iminwe misa) !

 

Ce qui se faisait individuellement était requis aux différents échelons du pouvoir. Les chefs des différentes régions devaient se présenter régulièrement (gushengera) pour confirmer leur allégeance. Comme le souligne Chrétien (2000 : 177), « un chef qui n’apparaissait pas, surtout aux festivités de la fête annuelle d’Umuganuro était suspecté de rébellion ». De cette manière, le roi s’assurait de « maintenir le cordon ombilical avec ses chefs, malgré la distance et le système héréditaire » (Ibid.).

 

Parlant de ce système héréditaire, il n’est pas inutile de rappeler que le Burundi était essentiellement gouverné par la classe royale des Baganwa, même si les autres couches sociales pouvaient occuper les échelons inférieurs. Lemarchand le souligne disant que « la couronne se tenait au sommet de la pyramide sociale dans laquelle les hautes positions, en dessous de la couronne, étaient occupées par les descendants de la famille royale (Abaganwa), avec les ordres inférieures, Tutsi, Hutu, Twa, constituant la base » (1970 : 305). Ainsi, alors que le roi était garant de l’unité, la fécondité et la prospérité du royaume, et même s’il avait des territoires qui lui étaient réservés (ivyibare vy’umwami), le pouvoir quotidien était géré par les Baganwa ou leurs chefs et sous-chefs.

 

Les Baganwa eux-mêmes obéissaient à la logique du don qui structurait l’appareil politique au Burundi. L’étymologie du nom Abaganwa, vient du verbe kuganwa lui-même dérivé du verbe kugana (se diriger vers !). Umuganwa est donc celui vers qui on se dirige, aussi bien pour chercher protection que pour réclamer justice, ou simplement pour gusaba. De plus, il faut remarquer que gusaba n’avait rien d’humiliant parce qu’il était accepté comme mode de fonctionnement politico-social. Aussi pouvait-on entendre souvent se souhaiter mutuellement urakagira amasabo, qui n’est rien d’autre que souhaiter à quelqu’un d’avoir un grand et bon réseau de relations, –importantes et utiles. Ainsi les noms kirundi Masabarakiza (les faveurs délivrent) ; Nzigamasabo (J’espère/je compte sur les faveurs), etc. Donc, kugana umuganwa kugira usabe (se diriger vers le prince pour solliciter des faveurs) était intimement lié à la conception même du pouvoir de ce dernier qui doit donner à profusion : kuganura! Quiconque occupant une fonction importante dans la hiérarchie politique était supposé être généreux envers ceux qui s’approchaient. Lemarchand (1994: 13) fait remarquer à juste titre que « de même que les tenants du pouvoir étaient supposés montrer la générosité, le statut de dépendants étaient conceptuellement lié au verbe ukusaba, traduit de façon variée comme ‘solliciter’, ‘implorer’ ou ‘se soumettre’ ». Et Augustin Nsanze (2001: 24) fait remarquer que « celui qui n’avait pas de vaches et un territoire à gouverner n’avaient pratiquement pas droit au nom de Muganwa ». Pour dire, en définitive, que le système du don opérait aussi à l’échelon des Baganwa.

 

Sous les Baganwa étaient les chefs et les sous-chefs. Cette catégorie était communément appelée celle des Batware. Gutwara dans le contexte politique signifie diriger, mais le verbe peut aussi signifier prendre. Les deux sens –diriger et prendre -ne sont pas nécessairement opposés dans le contexte qui est le nôtre. En effet, alors que les Baganwa recevaient leurs territoires par droits naturels parce qu’ils étaient de la famille royale, les chefs provenant d’autres origines sociales entraient dans la gouvernance par faveur, le roi ou le prince leur cédant une partie de leurs territoires, dont ils prenaient alors possession. Nsanze (2001 : 21) note que « pour le roi et les princes, [le don du territoire igihugu- était un acquis naturel, comme il [appartenait] à l’aristocratie dynastique ; pour les batware-nkebe, il [s’agissait] d’une délégation de pouvoir, une faveur du roi. Et pour les autres, c’était plus un bénéfice qu’un don, mais la succession héréditaire [finissait] par consacrer le bénéfice en don ». Or, le modèle de gouvernement des étages inférieurs suivait celui du roi. Ne dit-on pas que umwera uva ibukuru ugakwira hose (un bon exemple qui commence par le haut finit par se propager partout)? Comme le souligne le même auteur, « les différents chefs devaient s’inspirer du modèle central, à quelque exception près » (Nsanze 2001 : 20). Le système du don, par conséquent, opérait également au niveau des chefferies.

 

Or, comme nous l’avons vu, on ne sollicitait pas les mains vides. Raison pour laquelle qui disait gusaba disait gushikana : apporter des cadeaux.[7] Ce verbe gushikana est dérivé de gushika qui, traduit en dehors du contexte, signifie arriver, mais qui prend une autre dimension dans ce contexte politique. Il signifie s’approcher des sphères de décision, ou plus précisément, des lieux de dispensions de dons. D’où le nom d’umwishikira, qui veut dire le plus proche collaborateur. Gushikana donc était un moyen de s’approcher des greniers du dispensateur (des faveurs aussi bien économiques, sociales que politiques) ; un chemin pour devenir un umwishikira. La fin heureuse de gusaba-gushikana était kugabana. On aura déjà remarqué que le verbe vient de celui qu’on a déjà rencontré : kugaba, (comme kugabira) qui dépasse de loin dispenser des dons, dans la mesure il implique aussi commander, posséder, avoir droit sur quelqu’un ou sur quelque chose. Aussi Lemarchand (1994 : 12) lui associe-t-il le terme ubugabo qui est aussi polysémique, pouvant signifier le courage, la virilité, la force, le respect, etc.. Kugabana signifie d’un côté, avoir part à, partager; de l’autre côté, il signifie recevoir un don de quelqu’un. Les deux sens sont à propos dans notre cas, parce que recevoir le don de la part d’un officiel politique était, d’une certaine manière, partager son pouvoir, parce qu’on devenait en quelque sorte umwishikira ; on s’approchait de la caserne secrète du pouvoir. On devenait un collaborateur.

 

Cette dimension de la « collaboration » qui s’installait à travers le processus de gusaba-gushikana-kugabana, était entretenue maintenant par les cadeaux saisonniers de la part de celui qui a reçu le cadeau pour remercier le dispensateur : gukura ubwatsi. Ainsi, non seulement il y avait cadeau pour demander une faveur, mais il y en avait également d’autres pour remercier une fois la faveur obtenue.

 

Jusqu’ici il a été question de décrire le fonctionnement socio-politique du Burundi traditionnel,[8] mais l’on n’a pas posé la question du pourquoi le don des cadeaux étaient l’élément structurant l’appareil politique. nous touchons au nœud du problème. L’administration politique n’était pas un service public auquel on recevait un salaire ou une autre gratification quelconque. Igihugu dans son sens complexe «interfèrent l’économique, le politique et le sociologique » (Nsanze, 2001 : 21), parce qu’englobant le territoire et la population, était la source de revenu pour le dirigeant. Le dirigeant dépendait de son igihugu, et la population dépendait aussi du chef. Le proverbe comme ntikiribwa ivu (on ne mange pas la terre du territoire), ou encore impene irisha aho iziritse (la chèvre broute elle est attachée) signifiait que le responsable politique (à tous les échelons), vivait de ce que ses sujets offraient. Nsanze (2001: 21) résume tout cela en disant que « le don d’un territoire était synonyme de don d’une population de sujets qu’on exploitera au mieux, qu’on pressurera ou encore mieux, qu’on ‘mangera’, selon le langage populaire même ». Et la manière de « manger le pays » se faisait sous différentes formes de prestations et de cadeaux. D’où le not même d’inturire qui n’était autre qu’un bon vin d’hydromel (à base de miel et du jus de banane concentré) qu’on offrait au roi et à la classe dirigeante pour les différents mobiles qui motivaient ugusaba. En plus d’inturire, il y avait inkuka ou ingorore qu’on pouvait/devait (selon le cas) offrir à l’officiel politique, et tout cela sans ressentiment, parce que toutes ces prestations, surtout celles spécialisées de certains clans, «étaient considérées comme un honneur» (Chrétien 2000 : 179).

 

La question qui se pose maintenant est de savoir s’il l’on pouvait parler de corruption dans ce genre de système. En parlant de la corruption, nous avons surtout retenu les pots-de-vin, le népotisme et le détournement des déniers publics comme principales activités formant son contenu. Les pots-de-vin consistent en dons afin d’influencer un officiel pour agir de « manière inappropriée » en faveur de quelqu’un. Dans le cas du Burundi, en quelles circonstances une telle situation pouvait se présenter ? En effet, gushikana était justement supposé influencer l’officiel afin d’agir favorablement en faveur de celui qui présentait le cadeau. Peut-être pouvait-on récriminer contre la dureté et les exigences du chef qui pouvait demander plus de cadeaux, mais il n’y avait pas lieu de parler de pot-de-vin. En outre, il n’y avait pas une quantité requise pour obtenir telle ou telle autre faveur. Peut-être, dans le champ de la justice, on pouvait parler d’igiturire, mais après coup. En effet, quand on suivait un procès et qu’on remarquait qu’il avait été tranché de façon partiale, l’on pouvait dire qu’il y avait eu corruption ; c’est-à-dire une influence sur les juges. Mais même ici, on ne se révoltait pas contre le don des cadeaux inturire- parce que les cadeaux se donnaient, mais l’incapacité des juges de suivre le procès convenablement. Autrement dit, l’opinion était moins contre les cadeaux eux-mêmes que la corruption morale des juges. Ces derniers pouvaient toujours recevoir des cadeaux et rendre un jugement droit et équitable.

 

Concernant le népotisme, il n’y a pas beaucoup à dire parce que le pouvoir était dynastique – la famille royale- et leurs bishikira - les chefs. Aucun d’eux n’était élu par le peuple, mais plutôt ils étaient tous des proches collaborateurs à travers le processus gusaba-gushikana-kugabana. Sans doute qu’il y avait des hommes capables, mais ceux-ci étaient d’abord des hommes soit de la famille royale, soit des proches de cette famille. Par conséquent, le népotisme n’avait vraiment pas de place.

 

Enfin, il y a le détournement des fonds publics pour des intérêts privés. Nous avons déjà relevé que le détournement présuppose la distinction entre la sphère privée et la sphère publique, afin de différentier l’usage des biens publics de celui des biens privés. Or, comme nous l’avons souligné, l’igihugu était une propriété du chef, d’où il tirait sa subsistance. Il était donc difficile de tracer la ligne de partage entre ce qui lui revenait comme individu privé ou comme administratif des biens publics.

 

En considérant de tout cela, nous pouvons conclure avec Jean-François Médard (2002 : 380), que « strictement parlant, dans le cas de l’utilisation traditionnelle du patrimoine, nous ne pouvons pas utiliser le terme corruption, dans la mesure la distinction entre le public et le privé n’est pas clairement formulée, et il y a de la confusion entre domaines publics et privés ». La conception traditionnelle du pouvoir n’avait pas d’espace pour y voir la corruption telle que nous l’entendons aujourd’hui. Mais est-ce que la conception politique actuelle est différente de celle qui est traditionnelle pour juguler la corruption ? En répondant à cette question, nous pourrons formuler quelques propositions pour combattre la corruption au Burundi.

 

 

 

4.        Des sujets de sa majesté aux sujets du droit

 

Le Burundi vient de célébrer son jubilé d’or d’indépendance. Les cinquante ans d’indépendance ont été émaillés de crises et ont connu plusieurs gouvernements. Mais cette indépendance de 1962 n’était que le recouvrement de celle perdue avec l’arrivée de la colonisation. Celle-ci a transformé profondément l’appareil politique du Burundi, si bien qu’après la chute de la monarchie en 1966, il y avait deux sources d’inspiration politique dans l’histoire politique du Burundi : le temps de la monarchie et la période coloniale. La thèse que nous soutenons es la suivante : non seulement le Burundi a connu, comme tous les autres pays décolonisés un néocolonialisme (Peau noire, masques blancs de Franz Fanon !), mais aussi il a vécu un néo-monarchisme drapé sous le républicanisme et bien ficelé dans le monopartisme, de sorte que flair plane dans l’air politique jusqu’à aujourd’hui. Trois raisons importantes soutiennent cette thèse.

 

Premièrement, la colonisation se faisant de manière indirecte, l’autorité coloniale n’a pas eu de contact direct avec la population, sinon qu’à travers les différents chefs. Peu importe les tourbillons politiques entre les Batare et les Bezi, ou les chambardements belges au niveau des chefferies, le mode de gouvernement a été presque le même pour le commun peuple, parce que les ordres passaient toujours par les chefs et c’est aux chefs qu’ils obéissaient, même si ceux-ci étaient plutôt soumis au colon plutôt qu’au roi ou prince. Si quelqu’un avait besoin de faveur, il devait passer par le processus de gusaba-gushikana-kugabana. En outre, les colons eux-mêmes sont entrés dans le système du don et faveur (Chrétien 2010:106-115). Donc, après l’indépendance, début de l’histoire politique moderne du Burundi, la conception politique n’avait pas tellement changé, surtout pour le petit  peuple.[9]

Deuxièmement, avec l’indépendance, la nouvelle élite politique n’a fait que reprendre la place des anciens chefs, si bien qu’il n’était pas aisé de sentir la transition qui avait eu lieu. Ceci était d’autant plus facile que les premiers à fréquenter l’école étaient les enfants de la classe dirigeante. La lutte pour le pouvoir n’était qu’entre les intellectuels, et même si le moyen de légitimation politique avait passé de l’héritage naturel ou de kugabana au diplôme, ceci ne changeait pas fondamentalement le rapport entre dirigeant et dirigé.

 

Troisièmement, le vocabulaire politique n’a pas été changé, suivant la coutume bien connue selon laquelle uko zivugijwe niko zitambwa (tel rythme, telle dance), ou encore hasabwa uwimye (on courtise celui qui règne). Le culte de personnalité des différents présidents qui se sont succédés était la réincarnation de la dévotion que jouissaient les souverains d’antan. Le Tugire Mwambutsa fut remplacé alors le Tugire amahoro na Micombero yayaduhaye ; et quand celui-ci fut déchu, cela fut remplacé par Tugire amahoro n’umugambwe w’abadisagana Uprona ; et au déclin du monopole uproniste, on forgea Tugire amahoro n’ubumwe bw’abarundi.[10] Ce n’est pas sans intérêt de constater qu’avec l’arrivée du multipartisme, l’on sombra dans la cacophonie parce que chaque parti venait avec son idéal et du coup il n’y avait plus d’une idéologie unificatrice, si bien qu’aujourd’hui encore on se souhaite la paix et la suite dépend de l’audience et de la circonstance. Aujourd’hui encore, en effet, il n’est pas rare d’entendre les gens appeler le président de la république Sebarundi.

De plus, on a continué d’ utiliser gusaba : gusaba akazi (demander du travail) ; gusaba ijambo (demander un rendez-vous). On n’insistera pas sur le népotisme pendant les trois premières républiques tellement il n’était pas à démontrer, mais même avec l’avènement du multipartisme, l’on se souvient de gususurutsa[11] avec la victoire du Frodebu, et aujourd’hui on se plaint que l’embauche à un travail quelconque dans un service public requiert l’appartenance au parti au pouvoir. En d’autres termes, kugira umwana i mwaro (avoir quelqu’un hautement placé dans les sphères politiques) est resté la règle de fonctionnement du pouvoir comme cela existait au temps monarchique.

 

Le lecteur pourrait se demander en quoi tout cela concerne la corruption. La réponse est le rappel de notre thèse, à savoir que : que l’arsenal juridique contre la corruption au Burundi n’a pas fonctionné, ne fonctionne pas et peut-être ne fonctionnera aussi longtemps qu’il opérera dans un contexte la conception politique est clonée à celle de la période monarchique, dont nous avons vu qu’il n’y a pas possibilité de parler de corruption. Sinon, nous risquons de tomber dans ce que Médard (2002 : 397) appelle la « comédie des actions contre la corruption, comme c’était le cas avec l’ajustement structurel et la démocratie, pour gagner les faveurs du monde extérieur ».

 

Parler de corruption, aussi bien dans sa compréhension que dans sa lutte, demande un univers sémantique qui lui est propre. Cet univers sémantique doit passer des sujets de sa majesté aux sujets du droit. Quand un tel passage aura lieu, le peuple se sent lui-même l’auteur de sa propre loi et les dirigeants sont les serviteurs du peuple plutôt que l’inverse. L’igihugu n’est plus le champ offert au chef pour qu’il le « mange », mais il rend service et il doit en rendre compte à celui qui en est le propriétaire : le peuple. Aussi la souveraineté autonome du peuple s’exerce-t-elle quand le peuple est lui-même l’auteur de la loi à laquelle il se soumet[12]. Une telle loi organiserait la société de telle sorte que les droits et les devoirs de chacun, ainsi que les règles régissant les différentes institutions sont publiquement connues, et chacun les fait siennes parce qu’il participe dans son élaboration[13]. Ainsi, le nouvel univers sémantique du droit, plutôt que de fonctionner par les affinités familiales[14] et les jeux de faveurs, il tiendrait tous les habitants à égale distance afin d’unir même les étrangers, tout en reconnaissant les particularités de chacun (Habermas, 2000 : 15). C’est le principe même de l’égalité devant la loi qui exige un respect égal et un traitement équitable pour tous devant la loi. C’est ce que Habermas (2000 : 40) appelle « le respect égal pour tous, tout en étant cependant sensible aux différences individuelles ». Il ne faut pas simplement évoquer le slogan de l’« égalité de tous devant la loi »; mais plutôt il faut arriver au niveau tous se sentent égaux devant la loi. Dans un tel cadre, le fonctionnaire rendrait des comptes à son chef qu’est le peuple, et le peuple demanderait des comptes à « son serviteur ». Compris dans ce sens, le président n’est pas et ne peut être Sebarundi[15], parce qu’il est l’un d’eux et « un égal parmi les égaux », choisi pour un mandat connu de tous, avec un cahier de charges bien déterminé. Sans l’institution d’un tel contexte politique basé sur le droit et l’égalité devant la loi, le combat contre la corruption devient difficile à mener.

 

Le cas actuel du Burundi est intéressant parce que ce dernier est dans une période de transition. Est-on déjà à ce niveau le peuple est l’auteur de sa propre loi ? La réponse à cette question ne peut qu’être ambiguë. D’une part, « oui » le peuple est l’auteur de ses lois parce qu’il existe aujourd’hui des institutions démocratiquement élues et les lois sont choisies suivant le processus légal reconnu et prescrit par la loi[16]. D’autre part, cependant, on peut dire « non », parce que le peuple lui-même n’a pas encore renoncé à sa dépendance des dirigeants. Il n’a pas encore assumé son autonomie comme auteur de sa loi. En guise d’exemple, dans toutes les crises qui arrivent, que ce soit une veuve qui réclame une aide ou une autre affaire devant la justice, tout le monde demande que le président de la république ou abakuru -les grands-fassent quelque chose, demandant une faveur au lieu de faire appel à un droit qui leur est .

 

Un autre élément révélateur de l’influence de la conception traditionnelle sur la lutte contre la corruption est la place qu’occupe le secret. L’un des grands atouts pour lutter contre la corruption c’est « rendre compte » –accountability ! Mais aujourd’hui comme hier, le secret est non seulement un critère épistémologique mais aussi un pilier de l’administration dans la politique burundaise. Travailler dans la transparence, et rendre compte de ce qu’on fait est tout simplement contre la culture. Plutôt que de nommer certains partis dont les membres sont des Bagumyabanga ou Abazigamibanga, on peut penser aux conseillers qu’on appelle toujours Abanyamabanga[17]. Et toujours dans notre culture, il est interdit « de regarder dans la bouche de celui qui mange », comme il est aussi strictement prohibé d’ouvrir la « bouche quand on mange », à moins qu’on veuille trahir son manque d’éducation. Dans un tel contexte de top secret, le peuple ne connait pas ses droits et ses devoirs, et par conséquent il ne peut demander aucun compte à personne.

 

Dans leur remarquable étude sur la corruption au Burundi, les professeurs Nimubona et Sebudandi (2007) soulignent justement que les gens sont révoltés contre la corruption. D’où le sous-titre de leur travail « révolte et résignation ». Toutefois, si on regarde de près, la révolte est soulevée contre la corruption des gens au pouvoir, c’est-à-dire ces gens qui sont dans des places   ils peuvent recevoir la corruption. Ainsi, ce professeur de Rutana qui attend avec impatience le jour de la révolution « qui sera comme une délivrance » (2007 : 22) ; ou cet enseignant de Bururi qui attend le jour l’on va « tordre le cou des responsables corrompus », illustrent cela (Ibid. 23). En outre dans toute l’étude, on ne trouve pas une révolte contre ceux qui corrompent. Certainement que ces derniers peuvent avoir des raisons assez compréhensibles, notamment quand il s’agit « des secteurs utiles et indispensables comme l’éducation, la santé » (Nimubona et Sebudandi, 2007 : 24). Georg Cremer (2008 : 21) souligne également que « les officiels publics accablent ceux qui dépendent de leurs services avec des retards qui leur infligent des coûts, les forçant ainsi à donner des pots-de-vin pour des services auxquels ils avaient droit ».[18] Donc, il est clair qu’il peut y avoir des situations les gens sont forcés de donner des pots-de-vin. Toutefois, ne pas dénoncer la corruption de ceux/celles qui corrompent même à ce niveau, montre justement que le vocabulaire du droit et du principe de l’égalité n’a pas encore pénétré l’univers culturel burundais pour combattre la corruption. Il en est de même de la pratique des Bashingatahe eux-mêmes qui opèrent sur les collines. Ils ne peuvent pas passer un jugement si les plaignants ne donnent pas de la bière appelée agatutu k’abashingantahe, et cela dépend des Bashingantahe puisqu’il n’y a rien de fixé par la loi. Pourquoi l’agatutu k’abashingantahe[19] serait « propre » alors que ce que le magistrat demande serait appelé « corruption » ?

 

Tous ces exemples montrent que la population, quoique révoltée, n’est pas contre la corruption comme telle, mais contre les responsables corrompus. Or, ceci n’est pas sans rapport avec un élément qui semble être absent de l’étude de Nimubona et Sebudandi. Malgré le large éventail que couvre leur étude, il y manque une variable qui, à notre avis, est très importante dans la perception de la corruption au Burundi : l’appartenance politique. L’on peut parier que ignorer ou tolérer la corruption varie selon qu’on en profite ou pas. Nous pouvons postuler que ceux qui sont en dehors de rênes du pouvoir sont les plus opposés à la corruption, alors que les sympathisants du pouvoir en place feignent ne pas voir les pratiques de corruption, et ce, même quand on n’y est pas nécessairement impliqué personnellement. Il n’est donc pas impossible que la « révolte résignée » que nos auteurs ont relevée soit un ressentiment contre ceux qui profitent aujourd’hui de la situation, plutôt qu’un dégoût moral contre la corruption elle-même d’où qu’elle peut venir. Ne dit-on pas, en effet, que umukuru yova iyo uba (c’est toujours souhaitable qu’un haut personnage provienne de là où on habite) ? L’idée sous-jacente à ce souhait est toujours le gusaba et kugaba, et donc l’atmosphère des faveurs plutôt que l’esprit du droit.

 

Tout ce bagage culturel pèse lourdement sur le combat contre la corruption au Burundi, et, à notre avis, la tension entre les certains médias indépendants et certains membres la société civile avec le pouvoir actuel serait à situer à ce chevauchement entre certaines pratiques culturelles et la transition vers le langage du droit et de l’égalité. En effet, quand les médias travaillent de façon objective pour informer le public, ils violent le tabou du secret, en exposant aux yeux de tous ce qui était supposé rester caché. Selon la conception politique traditionnelle, le pouvoir qui, de nature est public, est géré dans le secret. L’on se souvient du symbole de tambour dans lequel ce qui est caché à l’intérieur n’est connu que de celui qui l’a fabriqué ; akari mu nda y’ingoma kamenywa n’uwayikanye. Or, une partie de l’information doit provenir des lieux mêmes de décision, la sphère politique qui, jadis, requérait gushikana pour s’y approcher. En procédant de la sorte, ils brisent ainsi la chaîne même de l’administration qui, normalement, devait se passer discrètement de gusaba-gushikana à kugabana. Ainsi, en brisant le secret grâce à l’information, les médias informent le public et celui-ci devient conscient de ses droits, constate sa duperie et commence à réclamer son dû. Cette attitude brise le deuxième tabou politique qui est celui d’oser se tenir au pied d’égalité pour demander ses droits aux grands, les abakuru.

 

Cet effet des médias sur le public est ce que j’appelle le phénomène Kabizi. Kabizi est de fait une émission quotidienne qui passe sur la Radio Publique Africaine (RPA), du lundi au vendredi, donnant la parole aux auditeurs, soit pour dire ce qui les a touchés dans les nouvelles de la semaine, soit pour poser des questions à l’invité du jour. Mais ce que j’appelle le phénomène Kabizi est l’ensemble des émissions semblables qui passent sur les différentes radios et qui donnent la parole aux auditeurs. A les écouter, on se rend précisément compte que les gens demandent des comptes aux dirigeants et dénoncent la violation de leurs droits. Et c’est cette conscience des droits et de l’égalité devant la loi qui peut rendre efficace la lutte contre la corruption. Le cas Nshimirimana est typique. Ce dernier, un participant régulier de l’émission Kabizi, avait été arrêté alors qu’il suivait un procès en audience publique dans sa commune. La nouvelle a atteint l’émission même et beaucoup de sympathisants ont commencé à poser des questions aux différents responsables qui passaient par l’émission. Une séance même lui a été consacrée. Quelques jours plus tard, il était libéré ! A partir de cet exemple assez simple sinon banal, dans un pays sans internet et facebook, on voit qu’un phénomène comme celui-ci peut porter des fruits dans la conscientisation des citoyens à propos de leurs droits.

 

Quant au tabou « d’oser regarder les grands dans la bouche pendant qu’ils mangent », ne serait-il pas transgressé par certains membres de la société civile, comme l’Olucom (Organisation de lutte Contre la Corruption et les Malversation Economique 2012) qui n’hésite pas de nommer les personnes impliquées dans les dossiers de corruption ; ou encore OAG (Observatoire de l’Action Gouvernementale) qui publie des études montrant l’usage du denier public, pour ne citer que ceux-là ? Si la transgression du tabou a lieu, elle peut alors conduire à des tensions entre les gouvernants qui tendent à se concevoir, consciemment ou inconsciemment, comme des anciens chefs, ne pouvant ainsi tolérer cette ingérence dans ce qui devrait être une chasse gardée (igihugu dans le sens traditionnel) et ceux qui militent pour que igihugu comme rex publica, la chose publique, ne soit pas détourné pour des intérêts privés. Du coup, est-ce que du langage de la corruption on peut dire que les premiers refuseraient de consommer la transition de la vision traditionnelle du pouvoir politique vers l’adoption du langage du droit? Les seconds défendraient la conception du peuple comme la seule source du pouvoir, parce que lui seul est souverain et autonome. Entre les deux camps, il y aurait la grande majorité des Barundi qui s’éveillent doucement et qui passent lentement des sujets de sa majesté aux sujets du droit[20]. Et là réside une promesse d’espoir !

5.       Conclusion

 

La corruption, terme très courant mais concept très vaste et même très vague couvre un grand champ sémantique, de la métaphysique à la morale et la politique, en passant par la dégradation physique. Cette devient donc difficile à saisir, mais plus encore difficile à délimiter pour mieux la combattre dans le contexte du Burundi. Bien compris dans les sociétés en processus de modernisation, cette étude voulait démontrer qu’au Burundi, malgré la promulgation des lois et la mise sur pied de différentes institutions chargées de lutter contre la corruption, il sera toujours difficile d’avoir des résultats tangibles, parce que l’environnement culturel et politique n’a pas encore forgé un vocabulaire adéquat définirait ce qu’on entend par corruption. L’analyse du vocabulaire politique, son fonctionnement dans le Burundi traditionnel et son transfert dans les pratiques actuelles se voulait une illustration de cette difficulté. Par conséquent, pour remporter la bataille contre ce fléau de la corruption, il reste un énorme de sensibilisation et d’éducation de tous pour faire évoluer les mentalités, afin que, au lieu de miser sur la bienveillance d’un ami ou la bonté d’une parenté, entretenue par les cadeaux, on compte sur la sécurité du droit et la neutralité de la loi, qui nous tiennent tous à égale distance comme des étrangers, mais avec le même respect. Mais d’ici là, les efforts engagés par les différents acteurs sont à saluer et à encourager !

 


[1]Les traductions de l’Anglais en Français sont les nôtres

[2]Lors de son investiture, le président Nkurunziza a séduit le public par le fameux «tolérance zéro» aux corrompus: «Nous proclamons déjà la Tolérance zéro à tous les coupables d’actes de corruption, de malversations économiques et d’autres infractions connexes. Que cela ne soit pas compris comme un simple slogan. Et des lois seront initiées ou révisées afin de réussir ce pari. Vous Nous jugerez à nos actes, Un homme averti en vaut deux. Nous voulons aussi impulser un nouvel élan chez les responsables qui devront savoir annoncer leurs programmes, et qui se verront en évaluation à mi-parcours et connaîtront les effets de cette dernière. Nous allons donc implanter la culture de redevabilité à chaque niveau de responsabilité. Que chacun sache qu’il a des comptes à rendre et que les performances soient évaluées afin que la rigueur soit faite dans l’optique de l’amour du travail bien fait (Nkurunziza 2012).

[3]L’on peut situer cette problématique de non application de la loi contre la corruption dans un contexte plus large pour se demander pourquoi la loi n’est pas appliquée en général, mais cette question déborde les limites de cette réflexion.

[4]Gardiner (2002 : 29-36), quant à lui, organise la définition de la corruption autour de trois thèmes qui recoupent, d’une certaine manière, celles analysées ici. Il s’agit de la corruption définie légalement, suivant l’intérêt public ou l’opinion publique.

[5]Lemarchand fait remarquer que « dans un sens, les Bashingantahe formaient un noyau démocratique de la société burundaise, construit dans la hiérarchie des rôles politiques qui contenait en soi la réalisation d’un corps politique » (1970 : 28).

[6]Encore une fois, on ne sous-estime pas le rôle des Bashingantahe même à la cour royale, qui pouvaient même décider contre le roi. Cependant, il faut remarquer que ces Bashingatahe de la cour, même si Lemarchand y voit la constitution d’un corps parlementaire, ils n’étaient pas élus par le peuple pour le représenter auprès de la cour. D’ailleurs, appartenir à ce cercle des Bashingantahe de la cour pouvait être le motif de gushengera et gushikana.

[7]Chrétien donne un bon exemple de ce processus de gusaba qu’il traduit par « prier », « demander » et gushikana, dans les cas des chefs de l’est du Burundi qui voulaient s’attirer les faveurs des Pères nouvellement installés à Muyaga, après avoir vu leur influence auprès de l’autorité coloniale (2010 : 110).

[8]Il faut souligner que la description a été faite à gros traits sans entrer en profondeur sur la qualité des cadeaux et les autres affinités qui les accompagnaient, notamment les relations claniques et les interdits totémiques. Quoiqu’une telle analyse en détails bénéficierait ce travail en information, elle ne contribuerait pas qualitativement à la thèse développée ici.

[9]En insistant sur « le petit peuple », on peut déjà soupçonner la direction que prend notre réflexion, quand il s’agit de lutter contre la corruption : éducation du peuple à une nouvelle vision politique. Sinon, c’est évident que l’élite d’alors qui avait bénéficié de la colonisation pour étudier avait certainement changé sa vision politique. D’où les différents partis politiques à la veille de l’indépendance, dont certains étaient antimonarchiques, alors que d’autres prônaient une monarchie constitutionnelle. Une tentative eut d’ailleurs lieu avec les quatre ans de la monarchie, depuis l’indépendance en 1962 jusqu’à sa chute en 1966.

 

[10]Tous ces refrains étaient des souhaits formulés pendant les assemblées publiques avant et après un discours. Littéralement, le premier utilisé sous le règne de Mwambutsa veut dire « Ayons Mwambutsa » ; le deuxième en usage sous la première république est : « Ayons la paix avec Micombero qui nous l’a donnée » ; le troisième très en vogue sous la deuxième république parce que le monopartisme connaissait son apogée signifie « Ayons la paix avec le parti des Badasigana Uprona » ; et le dernier qui est la trouvaille de Buyoya avec son idéologie d’unité nationale se traduit « Ayons la paix avec l’unité des Barundi ».

[11]Il s’agissait du remplacement d’anciens fonctionnaires (la plupart de l’ancien parti unique Uprona), par les nouveaux venant des partis qui avaient gagné les élections de 1993.

[12]Nous devons à Kant (1993 : 37-8) de nous avoir suggéré que l’autonomie vient de la capacité de se doter de loi, et que ce n’est qu’à une telle loi qu’un être rationnel autonome doit obéir. Notre suggestion de l’autonomie souveraine du peuple s’en inspire. Faut-il pour autant entendre qu’on prône le contractualisme kantien ? La question ne peut être résolue ici, dans la mesure où ce qui intéresse notre essai est la capacité d’un peuple (la souveraineté autonome) de se doter lui-même d’une loi, alors que la question du contrat social à la Locke et Kant serait de l’ordre des conceptions philosophiques sur le système qui favoriserait le mieux une telle capacité d’être des sujets de droits.

[13]Nous nous inspirons de ce que John Rawls (2005 : 201-02) appelle une société bien ordonnée, c’est-à-dire une société où chacun sait et reconnaît ses droits et devoirs, ainsi que les règles qui régissent les différentes institutions publiques.

[14]Il est vrai que certains modèles asiatiques se sont développés sur base familiale, donnant lieu à ce qu’on appelle aujourd’hui le capitalisme corporatif. Mais la question de corruption n’est pas résolue pour autant, comme un des relecteurs l’a souligné en renvoyant à l’ouvrage de Micheal Johnson, 2010. Syndromes of Corruption : Wealth, Power and Demoncracy, qui fait remarquer le danger de corruption des oligarchies claniques (voir chap. 5). Nous devons cette note à nos relecteurs que nous remercions.

[15]Il y a une interprétation plus positive que celle proposée ici de Sebarundi, basée sur le fait que le leadership traditionnel était plutôt inclusif et pourvoyait pour tous sans exception, le contraire n’étant qu’un abus qui pouvait le pousser à démissionner, « gutanga ». S’il est possible d’accepter une telle explication dans le contexte traditionnelle, du fait que le roi était garant du bien du royaume, mais surtout de la fécondité et de la prospérité (d’où Se-barundi : littéralement, Le Père des Barundi), elle ne peut cependant pas trouver une place dans le schéma que nous proposons, basé sur l’autonomie législative du peuple. C’est plutôt le peuple qui est le père de l’exécutif incarné par le président et non l’inverse. D’où l’argument développé ici que le président ne peut être Sebarundi dans le sens appliqué au roi, même si, dans la gouvernance, il peut promouvoir une inclusion de tous et même avoir une attention pour tous.

[16]Nous nous situons ici on niveau procédural seulement (presqu’à la Rawls).

[17]Les conseillers des rois et des chefs étaient des Bashingantahe, supposés être des hommes intègres, justes et équitables. Toutefois, le caractère secret de leur travail (garder les secrets: kugumya ibanga), et que le système moderne a repris, reste. Comme on le remarque, la question ne se pose pas sur la qualité des personnes impliquées (même aujourd’hui, certainement qu’il y a des conseillers Abanyamabanga qui sont intègres, justes et équitables). Plutôt, c’est ce caractère secret qui s’oppose à la transparence nécessaire pour combattre la corruption. Et la transition sémantique des Banyamabanga d’hier à ceux d’aujourd’hui sous un même terme n’est pas nécessairement évidente pour tout le monde.

[18]Ceci rappelle un cas de corruption où quelqu’un a justifié son pot-de-vin envers un magistrat qui pouvait libérer un membre de sa famille grâce à l’argument que c’était moins cher de lui donner la somme qu’il demandait, plutôt que de continuer à visiter la personne incarcérée. Miller et al.(2005:67) appellent un tel raisonnement « les arguments conséquentialistes ».

[19]Ce qu’on offre aux notables (Abashingantahe) qui siègent pour trancher un litige.

[20]Vu que l’attitude proposée pour lutter efficacement contre la corruption est celle de changement de mentalité politique qui engendre un nouveau statut juridique l’on pourrait se demander s’il n’y a pas ici l’absolutisation du droit aux dépens, par exemple, du changement moral des comportements, notamment l’importance de l’intégrité, du rôle de la vérité et de la vertu dans le combat contre ce fléau social qu’est la corruption. La remarque est judicieuse et le rôle de la moralisation des personnes et des acteurs sociaux est d’une importance capitale dans la lutte contre la corruption. Cet essai insiste sur l’importance du contexte conceptuel de la corruption plutôt que sur les acteurs individuels. En adoptant une nouvelle posture juridique suite à un changement de conception politique, les individus seront appelés à prendre une autre attitude morale. C’est bien connu que la loi contribue à la moralisation d’une société, en même temps que la morale doit imprégner la loi pour que celle-ci ait une force obligeante. Dans le cas qui est le nôtre, notre thèse est qu’un tel changement permettra à l’arsenal juridique de fonctionner et participer à la moralisation de la société et des individus.

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