UNE EXIGENGE UTILE PENSER LE DESTIN DE L’AFRIQUE A LA LUMIERE DES GRANDS CONCEPTS DE LA PHILOSOPHIE DE PAUL RICŒUR

Abstract: 

 

Abstract: Paul Ricoeur has developed an imposing philosophical building. His works are counted among the most outstanding of the last 20th century. They cover a variety of disciplines of knowledge from an interdisciplinary perspective. Thus, Ricoeur provides a touch-base for the ethics of life which inspires researchers from cultural, social, spiritual and political horizons. He develops themes and concepts which can also offer a background against which the present place of Africa in the world can be understood, particularly, in the perspectives of change which the continent needs to operate in order to build the future. Accordingly, the paper chooses such concepts as ideology utopia, ethico-mystical nucleus, initiative, action and ethics in order to show how they can serve as a theoretical foundation and a philosophical spine which could help to understand the major problems which African countries are wrestling with and to unveil vital issues and their existential meaning.

Dans la mesure la fécondité d’une pensée philosophique se manifeste par sa capacité à ouvrir de nouveaux horizons de réflexion et à offrir de nouvelles possibilités de comprendre le monde et de le changer au-delà du champ primordial se situait la personne qui l’a produite, mon intention,  dans cette réflexion, est double.

Je veux d’abord construire, à partir de Paul Ricœur, une grille théorique pour analyser un domaine essentiel de la situation de l’Afrique dans le monde actuel : le domaine des rêves pour un autre monde possible. La grille dont il sera question s’enracine dans la distinction que le philosophe français établit entre idéologie et utopie et des déterminations qu’il attribue à chacune de ces dynamiques afin de les unir dans une intelligence globale du fonctionnement de l’imaginaire social.1

Ensuite, j’utilise cette grille comme instrument théorique et sonde pour analyser les nouvelles idéologies africaines contemporaines dans les utopies qu’elles ont libérées et qu’elles sont susceptibles de déployer encore aujourd’hui. Sous cet angle de vision, je cherche à découvrir en elles des valeurs de fond qui sont celles de l’initiative et de l’action pour un nouvel imaginaire et une nouvelle énergie de vie, noyau éthico-mythique d’une nouvelle destinée de l’Afrique dans la construction d’un nouveau monde possible.

  1. L’horizon de l’imaginaire éthique : une voie essentielle

Tout ce dont je me propose de parler s’enracine dans le contexte politique de la guerre froide. Au sein d’une société occidentale furieusement prise dans le tourbillon des systèmes d’idées qui ambitionnaient de donner une explication globale du monde et d’offrir à l’humanité entière les clés d’un changement radical pour un avenir lumineux. Deux idéologies antagonistes y ont fleuri et divisé la planète en deux pôles de puissance. Elles se présentaient comme deux configurations des « idées qui participent d’une finalité sociale ou encore qui l’insufflent », comme dirait le philosophe Edgar Morin (2012 :237). En une floraison d’utopies aussi somptueuses les unes que les autres pour séduire les nations et les peuples, elles avaient l’allure de projets éternels en dehors desquels aucun salut n’était possible : ni dans le champ économique, ni dans le champ politique, ni dans le champ socioculturel, ni dans le champ des espérances spirituelles. Leurs noms mêmes en disaient long sur la portée et la radicalité de leurs ambitions : communisme et capitalisme.

D’un côté, le monde structuré par le communisme autour de l’Union Soviétique exerçait une gigantesque attraction sur une vaste partie de la planète, sur la base de l’idéologie marxiste-léniniste. Une idéologie dont les formes variaient du modèle stalinien en Europe de l’Est aux marxismes tropicaux du type marxisme-béninisme de Mathieu Kerekou, en passant par les multiples socialismes comme celui de Julius Nyerere en Tanzanie ou celui de Marien Ngouabi au Congo-Brazzaville. Ce système promettait le bonheur sans fin dans l’éclat des utopies de solidarité, de générosité et de fin de toutes les misères et de toutes les souffrances, quand la lutte des classes aurait mis au pouvoir du capitalisme vampire et des ses suppôts locaux dans tous les pays. Un monde nouveau était censé surgir de ce sol idéologique et briller sans fin dans toutes ses utopies. De l’autre côté, le camp capitaliste exaltait les splendeurs de la liberté contre les servitudes communistes, autour des Etats-Unis comme terre des richesses et des promesses infinies, dans une variation de formes qui allait des démocraties représentatives de l’Europe occidentale jusqu’aux républiques ubuesques comme le Zaïre de Mobutu Sese Seko et l’Empire Centrafricain de Jean Bedel Bokassa.

Dans la configuration orageuse du monde ainsi écartelé entre l’Est et l’Ouest, on brandissait des idéologies et on magnifiait des utopies, sans que les peuples et leurs élites sachent exactement de quoi il s’agissait ni en quoi ils étaient engagés. Les termes idéologie et utopie avaient en cela un enjeu vital extraordinaire : ils sonnaient comme des oracles, s’agitaient comme des gris-gris et s’imposaient comme des amulettes aux consciences et aux sociétés en vue de fournir aux politiques en présence des armes de validation de leur fécondité populaire.

La philosophie pénétra dans cette sphère des mots-fétiches. Avec des auteurs aussi philosophiquement puissants que Karl Mannheim ou Ernst Bloch, héritiers d’une tradition magnifique qui descendait du cartésianisme, du siècle des lumières ou de Marx et ses grands épigones, on visait à sortir ces mots de la sphère des rêveries pour les faire entrer dans l’ordre de la science et les imposer ainsi comme des vérités certaines. Comme en contexte de guerres des idées les mots ont leur pesant de force manipulatrice et de puissance porteuse d’avenir et qu’ils peuvent, en vue de cela, être exaltés ou diabolisés, magnifiés ou dénigrés dans des configurations d’imaginaire il devient difficile de savoir ce qu’ils veulent vraiment dire et à quel dessein ils sont vraiment utilisés, les philosophes s’attelèrent à les soumettre au crible de leurs analyses. Ils s’engagèrent sur la voie de mettre de la lumière dans la forêt des débats politiques, sociaux, culturels et même militaires qui gravitaient autour des concepts d’idéologie et d’utopie, moteurs des explications que l’Est et l’Ouest donnaient de leur vision globale du monde, de l’homme et de l’histoire, en vue de créer un nouvel ordre de l’être et de la réalité.

On n’a pas idée aujourd’hui du foisonnent d’ouvrages, d’articles, de colloques, d’ateliers, de sessions et de congrès de philosophie et de politique autour de ces concepts. Il n’était pas seulement question de clarifier le sens des mots de plus en plus flous et de plus en plus complexes dans un contexte de turbulences politiques et sociales. Il s’agissait surtout de préciser des enjeux philosophiques qui se profilaient derrière la configuration violente du monde : les enjeux de l’avenir même de l’humanité. Dans la confrontation d’idéologies et d’utopies se décidait en effet le destin de la planète. Et il appartenait aux philosophes de dire de quoi il s’agissait vraiment tant dans le flou des concepts que dans la fureur des enjeux de la vie concrète.

Dans ce contexte, la force de Paul Ricœur fut de se livrer à une clarification conceptuelle qui rendait les problèmes de fond perceptibles pour tous et permettait de poser sur le monde bipolaire un regard philosophique nouveau. Non pas un regard manichéiste dans lequel les systèmes politiques et les orientations économiques développaient leur volonté de puissance et de domination, mais un regard de saisie de l’essentiel et de donation du sens aux enjeux en présence, en vue d’ouvrir une voie aux nouvelles perspectives de monde.

L’originalité de l’approche ainsi proposée consistait à réarticuler idéologie et utopie autour d’une intelligence sociale dont les dynamiques de sens permettaient de comprendre l’intention globale des deux pôles de la guerre froide et de dépasser leurs antagonismes pour une nouvelle visée d’avenir, avec des harmoniques éthiques philosophiquement pertinentes. Paul Ricœur situait ainsi le problème dans une perspective philosophiquement très fertile : celle du fonctionnement de l’imaginaire social comme champ des forces de créativité, d’innovation et d’invention. Plus précisément : le champ de l’initiative et de l’action comme épreuve réelle de la fécondité d’une idéologie ou d’une utopie. Quand ces champs se dévoilent ainsi comme force de validation concrète de tout projet idéologique et de toute perspective d’utopisme créateur, il ne convient pas de les opposer purement et simplement. Il faut les conjoindre dans une dynamique d’inter-fécondation pour la production d’un imaginaire éthique capable d’offrir au monde de voies de changement crédibles.

Avec les concepts que je viens d’évoquer, on peut construire une grille de lecture et d’interprétation de la situation africaine actuelle, en répondant aux questions suivantes :

  • Quelles sont les idéologies actuelles de l’Afrique et quelles utopies fondamentales portent-elles ?

  • Comment font-elles fonctionner l’imaginaire social et sur la base de quelle éthique ?

  • De quelles initiatives et avec quelles actions convient-il de travailler pour engager l’Afrique dans la construction d’une nouvelle société, un ordre social d’innovation et de créativité ?

C’est cette grille de questions inspirées de la pensée de Paul Ricœur qui me servira de levier pour imaginer une autre Afrique possible.

  1. Les fonctions de l’idéologie et de l’utopie : une base essentielle

Georges Ngal (2013) l’a bien perçu : l’un des grands mérites philosophiques de Paul Ricœur est « d’avoir mis en ordre les significations et les fonctions distinctes reconnues à l’idéologie et à l’utopie. » Il a permis ainsi de comprendre comment cette distinction dévoile une dynamique fondamentale de l’imaginaire de toute société qui aspire à affronter ses pathologies profondes par des ruptures radicales et par le lancement des forces de renouveau ouvertes aux changements irréversibles : les révolutions. Les idéologies sont l’expression de cette volonté d’initiative et d’action pour de nouveaux commencements. Les utopies s’inscrivent dans la même dynamique d’incarnation au sein d’un concret qui en fait fleurir tous les rêves et en irisent toutes les chances.

Mais sous quelles formes ces fonctions se présentent-elles réellement dans la société ? Aux yeux du philosophe français, on a souvent tendance, depuis Karl Marx, à ne voir dans l’idéologie qu’une dynamique négative de l’imaginaire, autour d’une double fonction : distorsion-dissimulation et justification-légitimation. On ne voit pas qu’avant cela, l’idéologie a une fonction d’intégration. Celle-ci construit un être-ensemble qu’elle solidifie et qu’elle ne peut que solidifier par tous les moyens utiles, celui de la distorsion-dissimulation comme celui de la justification-légitimation. Entre ces trois fonctions, il existe un trait commun qui sert de force de leur unification. Notamment : l’exigence de constituer ou de produire une interprétation de la vie réelle. « Si l’idéologie est parfois mensongère, légitime ou intègre, elle donne au groupe de pouvoir croire à sa propre identité. Sous les trois formes, elle renforce, redouble, préserve et, en ce sens, conserve le groupe social tel qu’il est. Intervient alors l’utopie. Sa fonction vient projeter l’imagination hors du réel dans un ailleurs qui est aussi nulle part. Paul Ricœur met ici en lumière la nécessaire complémentarité de la fonction de l’utopie par rapport à l’idéologie. » Et il la formule en ces termes :

Si l’idéologie préserve et conserve la réalité, l’utopie la met essentiellement en question. L’utopie, en ce sens, est l’expression de toutes les potentialités d’un groupe qui se trouve refoulées par l’ordre existant. L’utopie est un exercice de l’imagination pour penser un « autrement qu’être » du social

En ce sens, note Georges Ngal, nous avons toujours besoin de l’utopie, dans sa fonction fondamentale de contestation et de projection dans un ailleurs, pour opérer une critique radicale des idéologies. Ce besoin ne doit pas cependant nous faire oublier qu’il existe au cœur de l’utopie une dimension négative, ou plutôt un risque de basculer dans une sphère de réalité dangereuse pour le fonctionnement de l’imaginaire social. Ngal affirme à ce propos :

En même temps qu’il admire le radicalisme de l’utopie, Paul Ricœur en perçoit les faiblesses. L’utopie opère des sauts dans l’ailleurs avec beaucoup de risques : elle « annonce des tyrannies futures qui risquent d’être pires que celles qu’elle veut abattre ». Une absence de réflexion de « caractère pratique et politique sur les appuis que l’utopie peut trouver dans le réel existant, dans ses institutions et dans ce que j’appelle le croyable disponible d’une époque », est nocive pour la société et les individus. A la limite, la logique folle de l’utopie peut remplacer celle de l’action (Ngal 2013)

Nous touchons ici le point essentiel dans l’approche philosophique de Paul Ricœur : l’importance et la centralité de l’action dans les dynamiques de l’idéologie et de l’utopie ainsi que le pouvoir, le devoir et l’impératif d’initiative que la société crée par le souffle idéologique et l’utopisme de ses rêves vitaux.

Autrement dit : c’est par la qualité des actions du changement social et par les initiatives de transformation des rêves en réalités d’aujourd’hui que l’on juge la pertinence et de la fécondité des idéologies et des utopies. Il en est ainsi dans toute société et toute société qui veut se doter d’un pouvoir d’impact sur le monde devra être sensible à cette exigence. Sans quoi, elle danse dans l’insignifiance.

Elle danse dans l’insignifiance par rapport à son propre fondement que son passé lui donne grâce à ses énergies fertilisantes. Comme l’affirme le philosophe congolais Tongo Lakik Mikobi (1987), la force de l’idéologie est de dissimuler l’inessentiel et de dévoiler l’essentiel qui réside dans les fondements de l’être ensemble. Ces fondements sont les sources d’où l’on vient dans le passé le plus lointain, « un tuf de nos héritages. » Un autre philosophe congolais, Dimandja Eluy’a Kondo, appelle cela « les lunes de nos provenances » que l’idéologie réinvente, manipule comme on manipule les forces occultes et on finit par les construire comme la nouvelle vérité de l’être. Sous cet aspect l’idéologie est tout saut un mensonge ou une erreur. Elle est nouvelle réalité construite pour féconder le présent (Dimandja 1987).

Et ce présent, elle le tourne vers le futur, vers le non-encore advenu dont parle Ernst Bloch, une sphère de vie nouvelle que couve l’utopie. L’utopie est à entendre non seulement comme le grand rêve que nous portons et qui nous porte vers l’avenir, mais surtout comme l’instance de l’improbable devenu probable, pour reprendre les vocables de Bimwenyi-Kweshi. Et l’improbable ici, c’est l’inattendu qui peut surgir à tout moment et qu’il faut accueillir non comme une menace, mais comme une chance, toujours selon les vocables de Bimwenyi-Kweshi (1981).

Jean-François Vézina a une belle vision de l’inattendu, qui éclaire de façon magnifique le sens de l’utopie comme accueille de l’avenir à partir de l’habitation des rêves que l’on porte en soi et qui ouvrent un monde nouveau.

L’inattendu, ce n’est pas ce que nous attendons, mais bien ce qui nous attend. Comment recevez-vous ce que vous n’avez pas « demandé » à la vie ? Alors que nous aimons être en contrôle, que nous cherchons les lignes droites et les chemins tracés d’avance, certains événements nous propulsent inévitablement hors des sentiers battus. Qu’il s’agisse d’une rupture amoureuse, d’un nouveau travail, ou de l’annonce d’une maladie, ces situations viennent à tout moment déstabiliser notre existence. Ce chaos apparent, nous pouvons le craindre, mais en choisissant de l’aborder avec curiosité, nous nous donnons l’occasion de nous réinventer. Après tout, ce qui risque de nous faire tomber peut aussi nous apprendre à danser… Accepter de converser avec l’inattendu et de s’ouvrir à la nouveauté, c’est découvrir avec émerveillement que la vie a bien plus d’imagination que nous 2

Une expression est capitale dans ce texte et elle relie utopie et idéologie dans l’imaginaire social : nous donner l’occasion de nous réinventer. Cela signifie que dans les récits idéologiques d’une société comme dans l’imagination utopique d’une communauté, un grand et puissant travail de réinvention est en œuvre. Il appartient au philosophe de le déceler, de le comprendre, de le fertiliser et d’ouvrir ainsi les nouvelles perspectives d’initiatives et de nouvelles possibilités d’action.

Chez Ricœur, qui est très sensible à la pensée de Hannah Arendt, initiative rime avec commencement et invention. Quant à tout à l’action, elle rime avec changement et renouvellement.

Quand on étudie les idéologies et les utopies d’une communauté humaine, on cherche en fait à mettre en branle les énergies d’un nouveau commencement et de vrais changements, grâce à des propositions d’initiatives nouvelles et d’actions novatrices. L’Afrique actuelle a besoin de ce travail auquel je me consacre maintenant grâce à l’énergétique de la pensée de Paul Ricœur : aux liens qu’il noue entre idéologie, utopie, initiative et action comme principe d’activation de l’imaginaire créateur, pour une éthique du changement.

  1. Les nouvelles idéologies africaines et leurs dynamiques d’utopie

Après le travail de construction de la grille nécessaire à l’analyse de l’imaginaire africain actuel dans sa production des idéologies et des utopies nouvelles, je voudrais maintenant m’atteler à l’analyse de ces idéologies et de ses utopies sous leur forme de grands mythes. Je m’attacherai principalement à 5 grands mythes qui agitent les esprits, les intelligences et les imaginations dans les débats africains d’aujourd’hui :

  • Le mythe néo-pharaoniste de la redynamisation des sources africaines de la vie, de l’histoire et de la spiritualité dans l’Egypte antique.

  • Le mythe néo-traditionaliste de la réactivation et de la revitalisation des valeurs africaines traditionnelles.

  • Le mythe néo-panafricaniste en rupture avec ses configurations actuelles issues de la colonisation et en proie aux nouvelles ambitions de renaissance et de renouveau.

  • Le mythe du réalisme afrocentriste qui veut faire du continent africain la source des pulsations essentielles d’un nouveau monde possible.

  • Le mythe de l’Afrique émergente, tournée vers les horizons d’une altermondialisation dont elle est désormais le moteur et le levier.

    1. La splendeur des néo-pharaonistes dans l’Afrique actuelle

J’appelle néo-pharaonistes les élites intellectuelles africaines fascinées par la référence à l’Egypte pharaonique dans leurs recherches sur les problèmes de l’Afrique actuelle. Leur pensée s’articule autour de cinq nœuds dont chacun est à leurs yeux un enjeu politique de première importance pour le continent africain.

Le nœud de la spiritualité. Dans la pensée néo-pharaoniste, la spiritualité désigne le mouvement d’ouverture aux grandes sphères d’énergie dont tout être humain et les sociétés doivent se nourrir pour s’accomplir. Cela depuis le cœur énergétique de la réalité qu’est Dieu jusqu’aux énergies végétale et minérale, en passant par l’énergie des dieux, l’énergie des esprits, l’énergie des ancêtres et l’énergie des hommes parfaits, chaque sphère représentant une exigence pour l’homme d’être dans un certain type de porosité avec la réalité. Chaque fois que sont oubliées ces exigences de fécondation de l’homme par des énergies fondamentales, les individus et la société dépérissent, faute de force spirituelle. C’est cela qui arrive à l’Afrique dans beaucoup de ses nations, avec pour conséquence politique un manque manifeste d’orientation vers l’avenir.

Le nœud de l’éthique. Dans la pensée néopharaoniste africaine, l’éthique est l’incarnation des valeurs irriguées par la spiritualité dans la vie concrète. C’est le domaine des valeurs d’humanité profonde, qui unissent les êtres et composent la trame de leur destinée communautaire. manquent ces valeurs d’humanité, la société se déstructure. C’est ce qui arrive à beaucoup de nations africaines aujourd’hui.

Le nœud de la gouvernance. Il s’agit ici du leadership dans une société, domaine les dirigeants doivent être ouverts à l’exigence éthique et à la puissance de la spiritualité. Quand les leaders n’ont aucun sens de ce à quoi engagent ces réalités sublimes, toute la société se délite, faute de boussole et de gouvernail. C’est ce qui arrive à beaucoup africains aujourd’hui.

Le nœud de l’éducation. Les néo-pharaonistes africains voient dans l’éducation un vrai lieu initiatique de transmission des valeurs, du sens spirituel de l’existence et de la solidité de l’être pour conduire les hommes vers l’état d’homme parfait et le statut d’ancêtre. Quand une société n’a plus de tels repères fondamentaux et que son système éducatif se réduit à la course vers les biens matériels et l’enrichissement insensé, la société se vide de toute substance et dépérit. C’est ce qui arrive à beaucoup de nations africaines aujourd’hui.

Le nœud de la langue. Les peuples qui n’honorent pas leurs langues pour en faire des langues de culture, de savoir, de pensée et de rayonnement mondial sont des peuples d’aliénation et d’extraversion, condamnés à n’avoir aucune influence sur la marche et le destin du monde. C’est ce qui arrive à beaucoup de nations africaines aujourd’hui.

Dans la pensée néo-pharaoniste, les cinq nœuds ainsi définis ont un statut spécial : celui d’établir la mesure à partir de laquelle il est possible de penser la refondation de l’être, condition même de la refondation de la société dans ses dimensions politique, économique, sociale culturelle et religieuse. Plus exactement, ils constituent un protocole d’évaluation de la néopharaonité d’un pays ou d’un peuple en Afrique, par rapport à la grandeur de la pharaonité antique qui, grâce à ces critères, fit de l’Egypte ancienne une nation de première grandeur, selon les papes actuels du néo-pharaonisme, Fabien Kangue Ewane au Cameroun et Martin Massonsa-Wa-Massonsa au Congo-Kinshasa.

De cette Egypte, dans la perspective spécifique de la refondation de l’Etat, de la politique et de la gouvernance en Afrique, trois figures de pharaons sont toujours invoquées comme représentations de ce qu’il y a lieu de construire en termes de mythes porteurs de vie nouvelle :

  • Le pharaon Menès Narmer, fondateur de l’empire de l’Egypte antique par un acte d’unification politique qui est aujourd’hui encore la route politique à suivre en Afrique : s’unir en vue de la nouvelle puissance.

  • Le pharaon Akhenaton, inventeur du monothéisme comme symbole d’une unité spirituelle rassemblant toutes les identités religieuses en une grande vision d’identité commune pour construire une nouvelle destinée au peuple. On voit bien tout le bénéfice que l’Afrique peut tirer de cette figure tutélaire pour casser les reins aux identités meurtrières actuelles.

  • Le pharaon Sesostris, qui fut un conquérant plus grand et plus fascinant qu’Alexandre Le Grand et Napoléon ensemble, puisque ses conquêtes furent la source d’une civilisation mondiale nourrie par le souci des valeurs d’humanité.

 

Il s’agit ici plus de vision mythique dans l’imaginaire que de construction historique scientifique. Ce que l’on veut, c’est de forger pour les nouvelles générations qui rêvent d’une nouvelle Afrique un esprit de puissance créatrice et organisatrice. Les néo-pharaonistes leur proposent un mythe de refondation de l’être et de la société : le mythe de la nouvelle puissance pour un nouveau rayonnement mondial de l’Afrique. Pour réussir la renaissance et la reconstruction de l’Afrique, le nouvel être à bâtir doit se ressourcer à l’esprit de la grande pharaonité politico-éthico-spirituelle que représentent Narmer, Akenathon et Sesostris, symboles dynamiques d’une puissance et d’une grandeur à construire comme énergie d’avenir.

    1. L’éclat de néo-traditionalistes dans leur vision de l’Afrique

Vu sous cet angle, le néo-pharaonisme est fortement lié à un autre courant anthropologico-politique africain actuel : le néo-traditionalisme. Il s’agit d’une volonté ferme de redécouvrir les traditions culturelles de l’Afrique de manière à la fois scientifique et idéologico-mythologique. Cela selon une double perspective : enseigner l’Afrique aux nouvelles générations et booster l’imaginaire de la jeunesse avec les normes africaines capables de les décomplexer totalement et de les conduire à inventer une modernité nouvelle dans la rencontre avec les autres civilisations. Ce néo-traditionalisme résolument tourné vers l’avenir a pour objectif de créer un nouveau type de conscience africaine : la conscience d’une authenticité créatrice, différente des farces identitaires exaltées Mobutu Sese Seko au Zaire, Ngnassimbé Eyadema au Togo et Ngarta Tombalbaye au Tchad il y a quelques décennies. Farces féroces et sanguinaires qui furent une immense catastrophe politique et culturelle pour le continent.

Selon Olivier Sangi, le représentant le plus marquant de cette néo-authenticité enracinée dans une tradition inventive et libératrice, l’ambition est de reprendre toutes les grandes luttes des figures de la liberté africaine dans l’histoire pour en faire une nouvelle sève anthropologique et politique : la sève de la nouvelle puissance d’humanité africaine. En côte d’Ivoire, des chefs de grands mouvements spirituels comme Félix Tchotche Mel dans l’Eglise harriste ont de cette humanité africaine une idée fervente qui en fait le ferment de la libération spirituelle de tout le continent. Les Eglises africaines indépendantes du Nigeria, à l’instar des l’Ordre des Séraphins et des Chérubins, sont prises dans la même ferveur et dans le même rêve.

Deux idées frappent l’esprit quand on étudie les ressorts profonds de la nouvelle authenticité africaine prônée par les néo-traditionalistes. Premièrement, la tradition africaine est invoquée comme puissance à reconquérir dans ses mystiques vitales, dans ses valeurs initiatiques, dans ses efflorescences anthropologiques et dans ses ambitions de créer une société forte. Il s’agit, pour reprendre un concept popularisé par Placide Tempels, de donner à l’Afrique une nouvelle force vitale, fondée sur la vitalité même de l’histoire et de l’humanité africaine.

Deuxièmement, il s’agit d’un processus de fertilisation d’un instinct d’amour du continent, en vue des initiatives qui soient des preuves d’amour pour la nation, « car aimer son pays, affirme Olivier Sangi, n’est pas une question d’attachement sentimental, mais un commandement pour le changer en liant son avenir au présent et au passé ».

Un jour, soucieux de ne pas laisser les néo-traditionalistes verser dans l’idyllisme et la délectation d’une Afrique purement et faussement fantasmée, je rappelai à leur souvenir toute la littérature d’attaque contre la culture africaine et ses atavismes destructeurs. Notamment : la mentalité anti-développement, l’arriération des structures sociales et la faiblesse des rationalités traditionnelles. La réponse que je reçus fut cinglante de lucidité : « Nous préparons un nouveau panafricanisme, nous et ceux que tu appelles néopharaonistes. Nous sommes un et nous ramons tous dans le même sens contre les politiques d’aliénation, de division, d’affaiblissement et de destruction de l’être africain. »

 

    1. Le rêve resplendissant des néo-panafricanistes

Le mythe du néo-panafricanisme est la véritable substance politique du désir d’un nouveau commencement de l’Afrique et de la quête de la nouvelle puissance africaine, deux leviers du discours politique dans la haute sphère des hommes de culture et de pensée dans les grandes capitales africaines. L’homme qui incarne aujourd’hui le néo-panafricanisme, le congolais (RDC) Emmanuel Kabongo Malu, est un féru de la conscience historique africaine, un militant de la puissance africaine et un panafricaniste kadhafiste. Il unit toutes ces dimensions de ses recherches dans une volonté d’action contre la faiblesse actuelle de son pays, la RDC, dans le monde. Son panafricanisme est avant tout un pancongolisme destiné à donner à la nation le statut de tête de pont du nouveau panafricanisme, après la mort de Kadhafi. « Les projets des Etats-Unis d’Afrique, d’un Fonds monétaire africain, d’une organisation panafricaine de communication, d’un gouvernement continental et d’une action commune des pays africains pour une nouvelle mondialisation délestée de la domination occidentale du monde, tout cela dont le colonel Kadhafi rêvait, nous devons en faire l’orientation décisive de la politique congolaise », affirme Kabongo Malu.

L’unité dont il est question n’est pas un rêve creux ni une espérance vide C’est un défi qui a besoin de femmes et d’hommes créateurs d’unité ici et maintenant. Ces hommes et ces femmes, il faut les former, les éduquer, forger un moule dans lequel leur être serait formaté par les valeurs de l’unité africaine. L’essentiel face à un tel défi ne consisterait pas à opposer l’unité du continent à ses diversités actuelles, mais d’inscrire la diversité dans une conscience historique d’enracinement, là l’on comprend qu’une seule et même sève alimente les sociétés africaines comme communauté de destinée, comme faisceaux de problèmes communs et comme passions de mêmes rêves de vie. Bref : comme dynamique d’un même pouvoir créateur.

Le néo-panafricanisme est l’exaltation idéologique de ce pouvoir créateur et de sa capacité de changer l’Afrique aujourd’hui.

  1. Le pragmatisme afro-centriste et son rêve d’Afrique

Aujourd’hui, une forte dynamique afro-centriste travaille les esprits de l’intelligentsia africaine. Enracinée dans le grand mouvement afro-centriste venu des Etats-Unis qu’incarnent des penseurs comme Molefe Asante, elle manifeste une volonté farouche de penser, de rêver et d’agir « de l’intérieur et à l’intérieur de l’Afrique », pour reprendre la belle expression de la militante altermondialiste malienne Aminata Traoré. Penser, rêver et agir ainsi, ce n’est affirmer que le continent africain est le nombril du monde, comme une mauvaise interprétation de l’afro-centrisme tend à l’imposer dans l’imaginaire mondial. C’est plutôt demander aux Africains de prendre conscience qu’ils doivent développer un type d’esprit et une orientation de mentalité qui mettent au cœur de leur vie la défense de leurs intérêts vitaux, de leurs préoccupations essentielles, de leurs soucis cruciaux et des exigences pour eux de construire un avenir de puissance et de bonheur, sans se laisser dicter les réponses à leurs questions par d’autres lieux et d’autres forces. Les afrocentristes affirment qu’être au centre n’est pas être le centre, selon le mot du pédagogue camerounais Gilbert Mboubou. Etre au centre de soi-même pour considérer les problèmes à partir de sa propre perspective est une attitude positive. En revanche, se considérer comme le centre du monde est un nombrilisme stupide dont les Africains qui veulent une autre Afrique possible devraient se méfier.

La véritable attitude afro-centriste n’est pas célébration d’incantations sur sa propre grandeur et d’imprécations contre les autres. Elle est une attitude pragmatique qui consiste, comme l’affirme le poète congolais (RDC) François Médard Mayengo, à considérer que l’on a soi-même un message fondamental pour le monde, que l’on est doté d’une parole de vie pour enrichir le monde parce que l’on est ancré dans son propre être et dans ses propres puissances de vie. Cela conduit à développer des pouvoirs d’initiative et d’action dans ce sens. Avec le développement d’idées de confiance en l’Afrique et en son avenir, envers et contre tout.

    1. La magnificence de l’Afrique émergente et les nouvelles quêtes de puissances

Avec cette vision de construction de l’Afrique nouvelle, on entre dans la dynamique nouvelle d’avenir que l’on nomme aujourd’hui émergence. Le mot est devenu un véritable mantra dans tous les pays africains. Presque chaque nation a son calendrier pour réaliser son rêve d’émergence. Dans le domaine de la pensée, l’intelligentsia africaine s’acharne à donner un contenu à ce nouveau rêve d’Afrique et à se doter d’un beau slogan qui le fasse resplendir. « Révolution de la modernité », « émergence 2025 », « émergence 2035 », « gouvernement des grandes réalisations pour l’émergence », « gouvernement des surdoués en vue de l’émergence », le ciel au-dessus de l’Afrique scintille de toutes ses aspirations d’un monde nouveau. C’est pour concrétiser leur avènement que le penseur Philippe Biyoya prône le réalisme de la richesse et de la puissance comme seule stratégie d’avenir. Spécialiste en géostratégie, il propose une voie d’émergence il convient de penser l’Afrique en fonction du monde tel qu’il est et non en fonction d’un monde idyllique que nous désirerions. Dans ses discussions avec les néo-pharaonistes, avec les néo-traditionalistes et avec les afro-centristes pragmatiques, il m’a paru être une conscience concrète pour une énergétique qui intègre, sans état d’âme, la puissance militaire, la puissance économique, la puissance politique et la puissance culturelle dans des luttes concrètes au sein de l’actuelle mondialisation. « Il faut que les Congolais sachent cela et s’organisent en conséquence ; il faut que les Africains sachent que seules la puissance et la richesse sont chemin d’émergence. », affirme-t-il. C’est le même cri que lance Théophile Obenga quand il propose à l’Afrique de cesser d’être « un pot de terre » pour devenir « un pot de fer », grâce non seulement à l’union politique, mais à la recherche scientifique et au développement technologique sans lesquels rien de grand ne peut être réalisé dans le monde actuel. A partir de l’intelligentsia et de son investissement dans les médias, L’idéologie de l’émergence anime aujourd’hui toute la société africaine et s’offre comme le socle d’un imaginaire nouveau pour le continent.

  1. Du mythe à l’initiative et à la pensée agissante: Paul Ricoeur pour une nouvelle destinée africaine

Toutes les dynamiques de mythes auxquelles je viens de me référer, il est important de les considérer comme une seule et même configuration de sens, un seul champ d’action qui lie passé, présent et avenir dans un même imaginaire d’utopies revigorantes et de dynamisme créateur. Les utopies ont pour nom : liberté, authenticité, renaissance, renouveau, grandeur, puissance et inventivité. Le dynamisme créateur a aussi un nom : l’avènement de nouveaux Africains.

Si toutes ces dynamiques de mythes comme stations de sens dans un même récit, on comprendra que leur substance comme idéologie cherche une nouvelle intégration de l’Afrique dans une destinée commune à bâtir et que leur essence comme utopie conduit à construire un type particulier d’imaginaire créateur.

Dans cette perspective, elles poussent la philosophie à leur donner un sens qui puisse aller au-delà des fonctions idéologiques de distorsion-dissimulation et justification légitimation pour construire un seul et même champ de création d’un être nouveau : l’être africain porteur d’une nouvelle Afrique.

Que le néo-pharaonisme fantasme ou nom sur les liens des peuples africains actuels et le peuple de l’Egypte antique, qu’il s’illusionne sur le caractère scientifique de ses affirmations ou pas, n’est pas l’essentiel. L’essentiel est qu’un peuple s’est donné une origine et que ce mythe de l’origine booste  maintenant son imaginaire créateur et son énergétique de vie. La vérité ici n’est ni vérité historique ni vérité scientifique, mais vérité d’un noyau éthico-mythique les symboles donnent penser, pour reprendre le mot de Ricœur. En cela, le néo-pharaonisme pense le passé de l’Afrique dans son symbole le plus radical : une origine mythique qui invente un nouvel être à construire et à accomplir. C’est une idéologie-puissance, qui se légitime par son efficacité sur l’imaginaire.

Il en est de même pour le néotraditionalisme comme idéologie. Les valeurs d’énergie vitale qui le fécondent relèvent de l’éthico-mythique, c’est-à-dire des fondements construits en vue de l’avenir à construire et d’une destinée à accomplir. Les ancêtres invoqués dans l’éclat de leurs magnificences ne sont pas de beaux mensonges ni de belles vérités éternelles. Ils sont des énergies du nouvel être, là où, comme dit une certaine sagesse africaine, « le mensonge qui unit vaut mieux que la vérité qui divise ». Là où, également, une parole qui élève l’être et change positivement le monde n’a rien à faire avec les critiques qui la détruisent au nom d’une science sans projet de fertilisation de l’être.

Dans la mesure , selon les paroles de Valentin Yves Mudimbe, la tradition qui représente le passé fait de celui-ci une force pour notre être et non un musée d’objets muets ou morts, la réactivation de l’héritage africain en nous est un nouveau mythe salutaire, dont les symboles donne à penser. Et penser à ce niveau, c’est apprendre à vivre avec les vérités profondes des ancêtres : leurs visions, leurs arts de vivre, leurs rêves pour nous et leur sève en nous. Il y a ici engendrement d’une nouvelle destinée, imagination d’un nouveau monde possible et parturition d’une nouvelle énergie de vie. Comme découverte de ce noyau éthico-mythique qu’est la tradition africaine, le néo-traditionalisme opère une transfiguration intérieure de l’Afrique. Que son image de l’Afrique du passé soit vraie ou pas au sens scientifique ou historique, « on n’en a rien à cirer », a dit un jour Tongo Lakik Mikobi, spécialiste congoloais (RDC) de ce qu’il nomme « nyctosophie » (sagesse africaine de la nuit, propre au monde initiatique) et qu’il oppose à la photosophie (sagesse africaine du jour, propre à la vie superficielle des travaux et des jours). Sensible à la sagesse de la nuit, il utilise Paul Ricœur comme réflecteur d’intelligibilité de la nyctosophie comprise comme vérité d’un noyau « éthico-mythique » que seuls appréhendent « ceux qui ont des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, des mains pour toucher et un cœur pour aimer les vérités profondes de l’existence africaine ». Le vrai travail est de créer ces oreilles, ces yeux, ces mains et ces cœurs. « Quand bien, même ils n’existeraient pas, il faut les inventer», affirme-t-il.

Le poète François –Médard Mayengo va dans le même sens. Après une visite au musée de Tervuren il fut confronté aux masques de ses ancêtres, il eut une crise profonde de l’être qui le poussa à se demander si ces masques s’étaient tu pour toujours ou s’ils avaient encore une parole pour l’Afrique et pour le monde d’aujourd’hui. Il découvrit le message des masques en lui-même et écrivit son superbe recueil de poèmes : Tervuren. Un livre de son propre enfantement dans la parole ancestrale profonde. C’est qu’il découvrit ce que Paul Ricœur veut dire quand il parle de noyau éthico-mythique ; « une véritable centrale d’énergie ». Cette énergie est dévoilement de l’être, comme dirait Heidegger. Celui qui la reçoit devient un être nouveau capable de créer un monde nouveau, pleine de profondeur et de sens. Il peut alors créer un récit idéologique qui dissimule et distord la réalité ; mais ce qui est dissimulé n’est pas le fondamental. Le fondamental est plutôt dévoilé, justifié et légitimé comme force d’intégration et de création. Tout le travail des néotraditionnalistes est d’offrir cette vérité à l’Afrique actuelle, dans de nouvelles utopies qui se tournent vers l’avenir comme un avenir de vérités vitales, de forces novatrices, de grandeurs inouïes et d’espérances fécondatrices. La tradition et ses héritages deviennent une poésie du destin : ils enchantent l’avenir et contribuent à sa création.

Il est de même pour le travail de néopanafricanistes. Leur yeux est rivés sur l’avenir qu’ils transforment en noyaux éthico-mythiques : forces qui fertilisent le présent grâce à l’imagination du futur. Et ce futur devient lui-même un symbole qui donne à penser. C’est-à-dire à vivre et à inventer dans l’énergie d’une nouvelle volonté de vie. Inutile de croire qu’ils prennent leurs rêves pour des réalités ou leurs vessies pour des lanternes. Ils inventent ce qu’ils disent en le disant et ils construisent ce qu’ils ont à construire en l’imaginant. L’Afrique unie devient ce que l’on appellerait en philosophie une vérité imaginale : non pas une réalité fantasmée ou un rêve inconsistant, mais une force pour faire être ce qui doit être parce qu’on veut qu’il soit ainsi. Ils sont dans la logique de ce que le philosophe Ernst Bloch appelle le principe espérance. Principe qu’ils transforment en ce que Hans Jonas appelle Principe responsabilité. La question n’est pas de savoir s’ils ont les potentialités et les atouts pour changer l’espérance en responsabilité et de faire s’ils ont à faire. Dans la logique de l’imaginaire qui est la leur, ce sont les rêves qui créent les atouts et les espérances qui deviennent responsabilité.

Les afrocentristes pragmatiques ont compris cela. Leur parole est boostage de l’imaginaire par le pouvoir d’initiative et d’action, dans la conviction que l’homme est ce qu’il veut être et que son avenir se construit en donnant à cette fois des instruments psychiques et matériels solides.

Les idéologues de l’émergence africaine ont aussi compris cela. Ils refusent, comme le dit l’économiste congolais (RDC) Tshiunza Mbiye, le langage de désespérance et l’accoutumance au défaitisme, au pessimisme et au fatalisme. Ils se donnent même des échéances sans savoir s’ils peuvent arriver à les atteindre. Dans leur langage comme dans leurs espérances, ils savent que les mots créent l’être et que la volonté « booste » énergiquement la vie. Ils connaissent les grandes forces de l’esprit des communautés humaines. A savoir que seuls les peuples qui ont de puissants rêves et d’indomptables utopies arrivent à se construire un grand destin dans le monde.

Pour devenir émergents, les pays africains devraient, à leurs yeux, se doter de rêves dynamiques et d’utopies ardentes. L’émergence comme idéologie relève donc d’un nouveau noyau éthico-mythique qui masque les faiblesses réelles de l’Afrique pour mieux légitimer l’urgence des énergies de vie à libérer. Même si, à un premier niveau, on peut être tenté de n’y voir qu’incantation et mantra stériles, il existe un niveau plus en profondeur ils prennent sens parce qu’un nouvel imaginaire a pris consistance grâce à leur tuf, à leur suc, à leur sève. Il ne s’agit donc pas d’un langage vide de sens, mais d’une énergétique de l’esprit, un peu comme lorsqu’on promet aux jeunes terroristes une cohorte de plantureuses vierges afin qu’ils commettent un attentat fracassant et spectaculaire. On ne peut atteindre un tel résultat que lorsqu’un long et travail de formatage de l’imaginaire s’incruste au fond de l’être. Ce que les énergies de la terreur parviennent à faire, les énergies du bien devraient y arriver par la voie de l’imaginaire du bien. L’enjeu de l’émergence est dans ce travail idéologique le combat pour l’avenir est légitimé et validé par une volonté de rupture avec tout l’imaginaire existant.

  1. L’envers des mythes ou l’exigence de nouveaux engagements

Une fois que l’on comprend qu’idéologies et utopies africaines ont un sens éthico-mythiques dont toute la société devrait prendre conscience pour l’invention de l’avenir, la lucidité de Ricœur sur tout ce qui relève de l’utopie et de l’idéologie devrait faire comprendre à tout Africain et à toute Africaine qu’un travail de fond demeure encore. Notamment : lancer des initiatives de transformation sociale et des actions d’invention d’un autre monde possible. Les concepts ricœuriens d’initiative et d’action deviennent ici le chemin d’une philosophie du changement en Afrique.

 

L’initiative est à entendre ici comme une dynamique de rupture et l’action comme une dynamique d’innovation. Toutes les idéologies africaines actuelles et toutes les utopies qu’elles font fleurir ont cette double exigence : vivre la rupture et l’innovation comme un impératif éthique dont l’éducation devrait se charger pour la construction d’un nouvel imaginaire. Avec quoi faut-il rompre dans une démarche d’éthique du changement en Afrique ?

 

Il faut avant tout rompre avec l’Afrique de l’imbécillisation collective. J’entends par forces d’imbécillisation collectives tous les faisceaux des récits idéologiques et des configurations discursives qui exaltent les irrationalités, imposent des démoralisations (casser le moral et enlever la morale, comme dirait Francis Grob) et imposent des pratiques de corruption spirituelles dont le continent africain souffre tant en politique qu’en économie. Et surtout dans le champ culturel et l’imaginaire religieux aujourd’hui dominés par l’effondrement de l’intelligence créatrice. On ne peut y arriver que par de nouvelles initiatives concrètes, qui s’offrent comme des dynamiques alternatives : universités alternatives, médias alternatifs, gouvernance alternative, économie alternatives, politiques alternatives et cetera.

 

Il faut aussi rompre avec l’esprit d’une société de banalité. Depuis que la philosophe Hannah Arendt a lancé son concept de banalité du mal pour caractériser l’attitude du nazi Eichmann dans la petitesse et la légèreté d’esprit d’un petit fonctionnaire obéissant aux ordres, on ne peut pas ne pas élargir le concept de banalité aux conformismes et aux routines qui caractérisent une Afrique enracinée dans ses misères, ses pauvretés et ses souffrances, sans énergies de véritables révoltes constructrices contre une condition devenue scandaleusement routière dans son long fleuve tumultueux de servitudes quotidiennes imposées par les violences physiques ou par les violences symboliques : servitudes politiques, servitudes économiques, servitudes culturelles et servitudes spirituelles partout visibles. La conformation à toutes ces servitudes créent un imaginaire sans initiative ni force d’action pour les changements décisifs. Or, sans principe d’inservitude, comme dirait Kasereka Kavwahirehi, aucun changement profond n’est envisageable pour un peuple.

Dans la mesure ce sont les noyaux éthico-mythiques forts et leur puissance d’invention qui propulsent les individus, les peuples, les nations et les civilisations vers l’avenir dont ils rêvent et qu’ils doivent construire, la lutte contre la banalité de la vie ne peut réussir en dehors de la fertilisation des consciences et des esprits par la fonction imaginante propulsée par de nouveaux récits, de nouveaux symboles pour plus haut, pour plus loin, comme dirait le poète Saint-John Perse. L’Afrique a besoin de vaincre la banalité de sa soumission aux fatalités par une nouvelle parole de révolte constructrice, celle qui, loin de violences meurtrières et destructrices, fonde la nouvelle destinée africaine sur une éthique de la vitalité inventive dans tous les domaines qui comptent pour l’avenir. D’où l’importance de promouvoir partout dans nos pays des logiques d’innovations, d’inventions, avec une certaine idée du bonheur partagé et du futur maîtrisé.

 

Ebenezer Njoh Mouelle, philosophe camerounais avait saisi l’exigence de cette double rupture lorsqu’il proposait au continent de passer de la médiocrité à l’excellence grâce au développement comme vitalisation de l’homme créateur. Le penseur congolais (RDC) Philippe Kabongo Mbaya illumiait quant à lui le chemin qui passe de l’esprit d’esclave à l’esprit de liberté, grâce aux batailles permanentes de libération dans tous les domaines. Si on lit ces propositions avec la visée éthique de novation chez Paul Ricœur, c’est-à-dire avec l’esprit d’initiative et d’action transformatrice comme structure même de l’être, le passage d’une société d’imbécillité collective à une société d’intelligence communautaire, d’une société de banalité routinière à une société de créativité permanente en vue du bonheur partagé devient pour l’Afrique le chemin de l’homme nouveau.

 

Le renouveau de l’homme africain selon cette perspective dévoile alors un enjeu que toute l’œuvre de Ricœur a imposé à mon esprit : une nouvelle éducation à penser, à développer, à promouvoir et à faire rayonner dans de nouvelles utopies, de nouvelles idéologies, la quête de nouveaux noyaux éthico-mythiques pour la refondation de l’être africain et l’invention de la nouvelle destinée africaine.

 

Conclusion

 

L’Afrique est encore à fonder et à inventer dans son nouvel être, dans une philosophie globale dont la pensée de Paul Ricœur aide à poser les jalons et à offrir les arrhes.

 

Cette philosophie, je la vois comme l’émergence d’un nouvel imaginaire qui entre en éruption sous la poussée de ce que les néo-pharaonistes, les néo-traditionalistes et les néo-panafricanistes mettent en lumière : le pouvoir de réinvention de l’Afrique à partir de puissants rêves d’Afrique qui brillent tout au long de notre histoire. Je la vois aussi comme une nouvelle inscription de l’Afrique dans le monde d’aujourd’hui et dans ses exigences de maîtrise de la mondialisationn en toute sa complexité et dans toutes ses contradictions, grâce aux énergies du pragmatisme afro-centriste et aux souffles de l’émergence. L’Afrique a tout ce qu’il faut pour y être un acteur de taille dans ses enjeux, en bien comme en mal. Mais sa vocation profonde est de s’inscrire comme force du bien dans la bataille de l’altermondialisation, pour un autre monde possible dont elle a une vision profonde à partir des catastrophes, des tragédies et des drames de sa propre histoire.

 

L’éthique fondée sur cet héritage, c’est le cœur de l’éducation que le continent africain peut offrir comme projet au monde d’aujourd’hui. L’heure de l’Afrique sera cette ère d’invention de valeurs éducatives pour un monde nouveau. En toute splendeur.

 

1Pour ce travail, je m’appuie principalement sur les livres suivants de Paul Ricœur : Du texte à l’action, Paris, Seuil, 1981 ; Temps et récit, t. 2 : La configuration dans le récit de fiction, Paris, 1984 ; Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990 ; Lectures 1. Autour du politique, Paris, Le Seuil, 1991 ; Réflexion faite, Paris, Editions Esprit, 1995.

2 Résumé du livre Danser avec le chaos : accueillez l’inattendu dans votre vie, de Jean François Vésina.

 

Référence Bibliographique: 

Bimwenyi-Kweshi, 1981. Discours théologique négro-africain. Paris : Présence

Africaine.

Dimandja, O 1987. Préface. In Mana, Destinée négro-africaine. Bruxelles.

Morin, E 2012. La Voie, Pour l’avenir de l’humanité. Paris : Arthème Fayard.

Ngal, G 2013. Préface, in Mana, Philosophie africaine et culture. Kinshasa :

Noraf.

Ricœur, P 1981. Du texte à l’action. Paris : Seuil.

Ricœur, P 1984. Temps et récit, t. 2 : La configuration dans le récit de fiction. Paris :

Seuil.

Ricœur, P 1990. Soi-même comme un autre. Paris : Seuil.

Ricœur, P 1991. Lectures 1. Autour du politique. Paris : Seuil.

Ricœur, P 1995. Réflexion faite, Paris, Editions Esprit.

Tongo, L M 1987. Réflexions. Bruxelles : Editions de l’Archipel.

Vézina, J-F 2012. Danser avec le chaos : accueillez l’inattendu dans votre vie. 

Domaine: 

Rubrique: 

Français

Revue Ethique et Société
Fraternité St. Dominique
B.P : 2960 Bujumbura, Burundi

Tél: +257 22 22 6956
Cell: +250 78 639 5583; +257 79 944 690
e-mail : info@res.bi
site web: www.res.bi

 

Fraternité Saint Dominique de Bujumbura

Nous, Dominicains du Burundi sommes des membres d'un Ordre religieux international et multiséculaire dont le charisme fondateur s'articule autour de...

Lire la Suite

Couvent Saint Dominique de Kigali

Nous, Dominicains du Rwanda sommes des membres d'un Ordre religieux international et multiséculaire dont le charisme fondateur s'articule autour de

Lire la Suite