L'AFRIQUE EST-ELLE BIEN PARTI ?

Sulvie Brunel (2014). 

Auxerre : Sciences Humaines Editions, 183 pages.

Ce titre d’un professeur à Paris-Sorbonne, géographe, économiste et spécialiste des questions de développement, rappelle celui de René Dumont, à savoir, L’Afrique noire est mal partie en 1962. A la première vue, le lecteur pourrait se demander si Brunel n’aurait pas transformé l’affirmation de Dumont en question. Bien que le livre fasse le point sur les réussites et les échecs de l’Afrique du premier tiers du 21ème siècle comme le dit Brunel elle-même, sa réponse est presque la même que celle de Dumont à l’aurore des indépendances africaines : « L’Afrique n’est pas si bien partie » (p.35). La question est alors comment l’Afrique pourrait bien partir.  La réponse de Brunel tourne autour du mot équité exprimé en ces termes: « Redistribuer, créer de l’emploi et des opportunités… » (p.23).  C’est à partir de cette question et de sa solution que l’auteur établit, dans dix chapitres pouvant être indépendants les uns des autres, la balance entre quelques réussites enregistrées dans les années 2000 et les échecs rappelant l’Afropessimisme des années 1990. C’est entre ces deux antipodes que Brunel tire son but et nous propose la finalité de l’ouvrage: « fournir à l’aune de l’insertion de l’Afrique dans la mondialisation et des grands enjeux du développement durable une grille d’analyse claire d’un continent compliqué, où les paradoxes et les exceptions abondent » (p.17).

 

Pour faire son point, Brunel présente trois images de l’Afrique qui « se chevauchent et se superposent » au point de rendre l’analyse de l’Afrique complexe et difficile (p.9). La première Afrique est celle de la misère, ou de l’horreur ou, pour reprendre l’expression répétée de Brunel, « l’Afrique nue ». Il s’agit d’une Afrique du chaos, de la violence et de la désespérance dont la conséquence est les flux des réfugiés, des déplacés et la prédation d’une part ainsi que des interventions militaires et humanitaires subséquentes auxquelles se mêlent des missionnaires opportunistes d’autre part. Il s’agit ici d’une réalité qui saute aux yeux quand les médias quotidiens nous présentent l’image du Soudan, du Burundi, de la Somalie, de la Centrafrique ainsi que les cadavres séchés dans le désert du Sahara où les nombreux morts noyés dans la mer Méditerranée.

 

La deuxième Afrique est celle de l’émergence ou de l’aurore. Il s’agit d’une Afrique prometteuse et aux atouts multiples, caractérisée par le décollage économique avec des taux appréciables de croissance et des investissements étrangers directs  qui mettent en évidence un continent devenu désormais « un partenaire à part entière dans les relations internationales » (p.41). C’est l’image de « L’Afrique qui gagne » (p.27), l’Afrique bougeant et bouillante comme « atelier et future marché du monde » (p.40). Les pays qui représentent bien cette image sont entre autres les pays à la suite du modèle de Singapore de Lee comme le Rwanda, l’Ethiopie mais aussi le Kenya qui est aujourd’hui classé comme le (seul) pays émergent de l’Afrique.

 

La troisième Afrique est celle de l’exotisme caractérisée par des parcs naturels et des populations authentiques. Il s’agit d’une Afrique face à laquelle l’Occident manifeste ce que Brunel appelle le « syndrome de Tarzan » à l’heure de l’écologisme; une attitude qui consiste à cultiver la certitude de sa compétence gestionnaire face aux peuplades indigènes dont le besoin de se développer se heurte à la conservation et la protection de l’environnement. Bien que cette image soit présentée quelque peu négativement, elle pourrait sortir l’Afrique de l’horreur si la richesse de la faune et de la flore africaine est perçue comme un avantage comparatif qui accélère et hâte l’émergence.

 

L’auteur part de l’Afrique émergente dont l’aurore, justement, peut faire rêver indument le grand soir de Karl Marx. C’est l’Afrique de la croissance économique à court terme issue des politiques économiques prometteuses, de l’urbanisme en plein essor. Selon Brunel, cette émergence n’est que pure apparence. En effet, l’émergence observée en Afrique est portée par l’extérieur. Les grandes puissances courtisent l’Afrique et cherchent des alliances chacune pour ses intérêts: La Françafrique n’est qu’une poursuite de la politique coloniale, la Chinafrique est motivée par les opportunités économiques pour l’économie chinoise en expansion, l’Obamafrique est motivé par la menace de la sécurité mondiale. Chacune de ces alliances « exploite le vide géopolitique d’une Afrique assise sur un tas d’or, mais incapable de parler d’une seule voix et suscite des vocations hégémoniques de toutes les puissances en mal de profondeurs stratégiques » (p.60). L’implication en est l’ingérence sur ingérence qui se perpétue comme si le reste du monde était persuadé de savoir mieux que les Africains ce qui est bon pour l’Afrique. C’est ainsi que l’ingérence économique du libéralisme se voit gonfler par l’ingérence politique (au nom de la démocratie et  de la bonne gouvernance comme cadre de développement et de la sécurité durables) et l’ingérence écologique basée sur le fait que l’Occident se prend pour un « Tarzan protecteur de la forêt et les grands singes contre les méchants noirs (p.99). C’est cette « tyrannie des experts » que William Easterly (2013) continue à déplorer simplement parce qu’elle empiète sur les droits des pauvres dans un continent pauvre. 

 

En second lieu, l’émergence est apparente parce que l’Afrique semble sortir de la pauvreté. Elle progresse apparemment tant elle sort des décennies de chaos. Ce progrès ne veut pas dire que l’Afrique s’est rattrapée (p.80) : son retard ne se comble pas. Brunel le montre par une projection à titre indicatif: en Afrique de 2030, la pauvreté affectera toujours le quart de la population. En troisième lieu, la croissance économique observée est une croissance sans développement pour reprendre l’expression de George Ayittey. L’Afrique reste un continent de pauvreté. Plus de la moitié de la population, soit 400 millions, vit de moins de 1.25 dollar par jour, un pauvre sur 3 dans le monde vit en Afrique. Cela se voit du fait même que les pires indicateurs sociaux du monde se trouvent en Afrique. Ce mal-développement serait à la base de la résurgence de l’ethnicité et le culte de l’autochtonie, un couple qui s’allie à la religion pour aider les leaders à s’éterniser au pouvoir.

 

Mais, quelle est la réalité que cache cette émergence et comment l’Afrique peut-elle si bien partir ? Nous soulignons ici six réalités que  notre lecture a repérées. La première c’est la réalité de l’économie atypique et peu canonique: l’Afrique entre dans la mondialisation par une économie criminelle couplée de celle de la débrouillardise (économie informelle bien que formalisable). Selon l’auteur, cette économie se résume en 4D qui compromettent l’émergence de l’Afrique, à savoir: détournement, dette, drogue et djihad (p. 61). Cette quadrilogie sabote trois priorités qui mobilisent  les chefs d’Etats de l’Union Africaine, mais qui ont échoué tant au niveau continental qu’au niveau de l’intégration régionale : la sécurité pour lutter contre le terrorisme, la nourriture par l’agriculture soutenue et l’union pour le renforcement mutuel dans la mondialisation.

 

La deuxième réalité est le mélange atypique de 3 M (militaires, marchands et missionnaires) caractéristique du chaos qui nourrit les grandes dévotions dans lesquelles versent certains leaders d’une part et poussent une partie des habitants du continent à rêver d’autres contrées où il fait beau vivre d’autre part. La conséquence est l’exil qui alimente l’économie criminelle par le trafic d’organes et les réseaux de prostitution et la fuite des cerveaux que forme l’Afrique pour les perdre après. La grande partie de ceux qui rêvent d’un eldorado ailleurs sont surtout des jeunes  (formés ou pas) que l’Afrique ne sait pas valoriser alors qu’ils lui donnent un avantage comparatif sur le reste du monde.

 

La troisième réalité est l’insuffisance criante d’énergie. Malgré les efforts louables en cours (construction des barrages et les énergies renouvelables) et les potentialités, Brunel observe que moins d’un tiers de personnes peut se brancher en ville, un dixième en milieu rural, 48 pays africains ont une capacité de production inférieure à celle de l’Argentine. Les besoins énormes dans ce secteur font de l’Afrique un véritable laboratoire du développement durable. Evidemment, Brunel n’est pas la seule à faire cette observation, fut-elle, pertinente. Joseph Ki-Zerbo, parmi d’autres, en discute comme on peut le voir dans ses publications comme Repères pour l’Afrique (2007), A quand l’Afrique (2004) et Eduquer ou périr (1990).

 

Laquatrième réalité est celle de l’urbanisation. Il s’agit d’un défi à la tête d’hydre dont les tentacules ne sont pas faciles à maîtriser. Retenons trois aspects de ce défi. L’extension démesurée des villes au ras du sol gaspille l’espace au détriment des terres agricoles qu’occupent désormais les déguerpis chassés du centre-ville à cause du nouveau lotissement. La pollution s’accroît avec la difficulté de gérer les déchets ménagers et l’évacuation des eaux usées. Le  phénomène du nombre croissant des enfants de la rue couplé de l’explosion de la mendicité met en évidence la rupture des solidarités traditionnelles, l’Afrique du bien matériel ayant évincé l’Afrique du lien social.

 

La cinquième réalité est celle d’une agriculture négligée, archaïque par sa pratique et sa politique avec comme implication la dépendance. L’Afrique dépense beaucoup pour acheter à l’extérieur ce qu’elle pourrait produire tandis que d’autres opérateurs viennent s’installer sur le continent pour le faire. Bien que l’Afrique dispose de 60% des réserves de terres cultivables de la planète, ses rendements sont très faibles avec moins d’1% des terres utilisables mise en valeur. La question de la sécurité alimentaire de l’Afrique ne trouve pas de réponse au moment où certains pays comme la Chine et l’Arabie Saoudite délocalisent leur sécurité alimentaire vers les vastes pays peu mis en valeur. Il s’agit donc de se reposer la question de comment « permettre  aux paysans de se nourrir et nourrir leurs concitoyens » comme meilleur moyen de développer durablement un pays d’une part,  et « de veiller à ce que la faim ne se nourrisse de l’insécurité et l’entretienne » d’autre part (p.131). Une équation !

 

La sixième réalité est celle du drame du Sahara, que Brunel appelle l’angle de la mort de la mondialisation. Apparemment, un espace immense sans vie possible, le Sahara est aujourd’hui devenu un lieu de tous les trafics de la mondialisation criminelle qui traite mieux les marchandises que les êtres humains. C’est ce qu’illustre la tragédie d’émigration par voie désespérée, des rébellions et le terrorisme issus des chocs entre le monde chrétien de cultivateurs sédentaires et un monde musulman d’éleveurs, le tout entretenu par les jeux de pouvoirs qu’a connu la Lybie de Kadhafi.

 

Ces six réalités se résument en cinq grands défis que le leadership africain doit affronter pour l’Afrique de demain : l’accroissement de la productivité agricole, l’éducation et la formation, l’eau, le changement climatique et la bonne gouvernance. Si l’Afrique veut bien partir, il lui revient d’affronter par elle-même ces défis. Les problèmes africains doivent trouver des solutions africaines. Ainsi Brunel retourne l’Afrique à l’Afrique : l’émergence de l’Afrique requiert un développement solidaire, la solidarité étant une valeur clé dans le patrimoine culturel africain.  Cette solidarité doit être ré-inculturée pour la rendre visible et vivante entre les jeunes et les vieux, cadets et ainés, ruraux et urbains, les traditions passées et la modernité la plus inventive. Cette solidarité conduirait à la croissance inclusive qui suppose des programmes de redistribution sociale volontaire avec l’objectif de sortir de l’Afrique inégalitaire.  Il s’agit donc de se mettre à construire une Afrique équitable.

 

En somme, l’œuvre de Brunel se recommande par son analyse et sa simplicité généreuse, ses détails d’un réalisme qui innerve tant le problème posé et la solution proposée. Rien de plus fondamental que de mettre l’Afrique devant ses propres défis et la retourner à elle-même. Cependant, en parcourant le livre, le lecteur est choqué par deux choses. La première est un racisme mêlé à un pédantisme paternaliste à peine voilée. C’est ce qui se voit dans de propos choquant comme : « … l’Afrique est nue… cela ne veut pas dire que son corps est laid » (p.35). La deuxième, c’est un certain scepticisme nourrit d’un pessimisme de départ comme si l’Afrique était éternellement condamnée et désespérante. Bien que l’auteur affirme que la situation de l’Afrique n’est pas une fatalité (p.38), son pessimisme se lit clairement entre autres dans le titre « Un retard qui ne se comble pas » avec toute une litanie des conditionnalités qui s’en suit.

 

Ce regard critique ne nuit en rien à la valeur du livre qui, à plus d’un titre, peut intéresser les sociologues et les géographes du développement africain. Mieux encore, le livre de Brunel est un message  aux leaders africains et à leurs conseillers en matière de la gouvernance du développement économique à l’ère des Objectifs du Développement Durable (ODD).

 

Références bibliographiques

Easterly, W 2013. The tyranny of experts: Economists, dictators, and the forgotten rights of the poor. New York: Basic books.

 

Symphorien Ntibagirirwa

RES/IDEE

 

 

 

 


[1]Nous faisons référence à la Commission nationale pour l’Unité et la Réconciliation au Rwanda, la Commission Vérité et Réconciliation au Burundi, et la Commission Vérité et Réconciliation en R.D.C. 

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