LA FÉDÉRATION DU KILIMANJARO DANS TOUS MES RÊVES

Abstract: 

In this contribution, I revisit a dream which has been haunting my mind, and of which certain ideas can be found in my publications for the quarter of a century. It is the dream of an East-African Federation. Firstly I am struck by the absurdity of the border between Burundi and Rwanda which resulted from warring kings and further confirmed by German and Belgian colonisation. Both sides of the Kanyaru River are populated by the same people divided into two small states torn by a never-ending caste war. The suppression of this border would be good news.

 

However, even if the two countries were to form one country, the resulting country would suffer from being land-locked, relying on its neighbours on the Eastern side, namely, Tanzania and Kenya, for its exports and imports. Furthermore, it is not sure that the merger of Burundi and Rwanda alone would transcend the Hutu-Tutsi conflict. Having tirelessly defended the creation of the “Federation of Kilimanjaro”, I wholly applaud the birth of the East African Community for which I congratulate the architects.

1.       Introduction

Combien y a-t-il de regroupements d’États en « communautés économiques » sur le continent africain? J’avoue que je n’en sais rien. Ceux dont l’existence m’est connue par hasard sont désignés par des acronymes que j’évite de déchiffrer par crainte de me tromper. J’échouerais certainement si l’on me demandait de nommer les États qui constituent la COMESA (Common Market…?) ou la CEDEAO (Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest?). J’hésite même sur l’appellation exacte du regroupement des trois États de l’Afrique belge je suis (Burundi, République démocratique du Congo, Rwanda). S’agit-il de la Communauté de l’Afrique des Grands Lacs (CPGL) ou de la Communauté « Économique » de l’Afrique des Grands Lacs (CÉPGL)? Dans ce cas précis, mon ignorance relève du fait que j’ai toujours cru, à tort ou à raison, qu’un tel ensemble était bancal et sans intérêt : il existe depuis des décennies mais n’a empêché aucun des trois États membres de sombrer dans la barbariechacun à son tour, puis simultanément.

 

Par contre, mon intérêt par rapport aux rapprochements en train de se produire en Afrique de l’Est ne fait aucun doute. Ainsi, un matin pareil aux autres, j’ai eu une belle surprise lors d’une visite routinière  à un site d’information sur le Burundi parmi les douze que je fréquente assidûmentJ’ai d’abord vu un titre: « Nkurunziza prend la présidence de la CEA ». En lisant l’article, j’ai découvert que CEA signifie « Communauté Est Africaine ». J’étais plus habitué au sigle anglais EAC, East African Community. L’existence de ce regroupement d’États encore souverains m’était connu mais, curieusement,  je n’avais jamais pris la peine de m’informer sur l’évolution du processus d’intégration. J’avais déjà vaguement entendu que la communauté disposait d’un parlement. Et dans l’article sous mes yeux, j’appris qu’entre les 5 pays de l’Afrique orientale (Burundi, Kenya, Ouganda, Rwanda, Tanzanie) il y avait  un « marché commun » et une « union douanière » déjà en vigueur, que l’union monétaire interviendra en 2012 et que la fédération aura lieu en 2015. Excellent! Sauf que l’on y va peut-être trop vite en besogne, et ce qui se fait sans le temps risque d’être détruit par le temps!

 

Ce jour-là, aucun des autres sites d’information que j’ai consulté ne mentionnait la passation du témoin entre le Tanzanien Kikwete et  le Burundais Nkurunziza à la tête de la CEA. C’est connu : les bonnes nouvelles ne font pas les  manchettes. Quelque chose d’énorme et d’absolument  positif est en train de se produire depuis quelques années mais je n’y ai prêté qu’une attention distraite. Je m’étonne et je m’irrite de n’avoir pas vu venir et de n’avoir pas célébré le début de la réalisation d’un rêve qui m’obsède depuis vingt ans et qui m’a causé bien des désagréments parce que, quand j’essayais de le partager, je trouvais parmi mes interlocuteurs bien des détracteurs virulents et très peu de partisans résolus. C’est probablement la raison pour laquelle je l’ai mis en veilleuse. Par fatigue et par manque de courage, j’avais cessé d’y penser pendant qu’à mon insu il s’inscrivait dans les faits, sans discours ni trompettes. Et voilà que me prend la tentation de revisiter ce rêve en retraçant son itinéraire dans mon aventure intellectuelle! Parfois, on ne peut vaincre la tentation qu’en y cédant.

 

2.      Le scandale de l’Akanyaru

Aussi loin que remonte ma curiosité pour l’histoire immédiate et la politique en Afrique, je me suis toujours heurté à des opinions tranchées auxquelles je ne pouvais adhérer. J’ai souvent entendu des Africains tempêter contre l’absurdité des frontières léguées par la colonisation. J’ai également entendu les politiciens africains défendre bec et ongles le dogme de « l’intangibilité » de ces mêmes frontières. Ces deux  positions contradictoires m’indiffèrent depuis que je me suis posé la question de savoir ce qui pourrait distinguer un Burundais d’un Rwandais. Je me suis rendu compte que toutes les différences qu’on pourrait énumérer entre les deux peuples ne pèsent rien à côté de leurs ressemblances. S’agit-il d’ailleurs de deux peuples? Il me semble plutôt que c’est un même peuple en deux États et avec le même type de problèmes. Entre les deux, la frontière n’a pas été imposée arbitrairement par les colonisateurs.

 

L’Akanyaru est la rivière-frontière entre le Burundi et le Rwanda depuis l’époque précoloniale. Cette frontière résulte des exploits de « l’Ancien Testament », des labeurs effrayants de nos rois guerriers. Le système des castes également, et il n’était pas propre au Burundi et au Rwanda: on le retrouvait dans plus d’une dizaine de royaumes pastoraux de la région. Mais ces autres royaumes ont été  rattachés à de vastes ensembles dans lesquels les anciennes frontières et le clivage des castes sont devenus caducs. Mais pour le Burundi et le Rwanda, la cruauté de l’histoire a pris la forme de la défaite de l’Allemagne lors du premier conflit mondial. Le partage du butin colonial entre les vainqueurs a séparé le Rwanda-Urundi du reste de la Deutsche Ostafrica pour en faire un appendice du Congo belge. Personne ne savait bien sûr que ce choix opéré à l’issue du choc des titans que fut cette  guerre des maîtres mènerait dès l’aube des indépendances cette province de l’humanité divisée en deux États minuscules vers  un demi-siècle de convulsions sanglantes.

 

J’étais déjà conscient de tout cela quand l’idée fixe d’une fusion entre le Burundi et le Rwanda s’est emparée de moi, non pas à la manière d’un coup de tonnerre, mais lentement, insensiblement. J’imagine que les origines lointaines de cette fixation remontent à mon séjour de formation au Rwanda entre 1974 et 1976. Pendant ces deux années, j’ai pu constater que des deux côtés de l’Akanyaru vivait un même peuple accablé par les mêmes démons de la zizanie, mais également animé par les mêmes espoirs de paix et de réconciliation. Plus tard, mon obsession de l’unité sera formulée dans une conférence de « crise » à Montréal (1994) qui deviendra un chapitre de mon livre La Pax Americana en Afrique des Grands Lacs (Mbonimpa 2000). Je rêvais alors de la construction de mille ponts sur l’Akanyaru, du renvoi des douaniers armés au chômage ou en recyclage, de la création d’une patrie élargie et pacifiée dans laquelle nos enfants diraient : « Mon Burundi comprend le Rwanda;  mon Rwanda comprend le Burundi. »

 

J’ai bien constaté que mes élucubrations ne convainquaient personne. Je me souviens de ce nationaliste rwandais et anglophone qui opposa à mon plaidoyer un cinglant : « It is not going to happen! » C’est le même contradicteur qui, lors d’une période de questions et commentaires après une autre conférence que je venais de prononcer sur l’invasion du Zaïre par les armées du Burundi, de l’Ouganda et du Rwanda, déclara que le Zaïre n’avait que ce qu’il méritait : « It is a home-made problem! ».         Je me souviens aussi de ce Burundais, qui avait pourtant séjourné au Rwanda comme réfugié pendant des années, et qui répliqua laconiquement à mon discours passionné sur l’urgence de fédérer ces deux pays: « À quoi bon? ». À leurs yeux, j’apparaissais comme un extra-terrestre tenant des propos aussi absurdes que l’idée d’une grossesse qui changerait de ventre. Pourtant, il me semblait intelligent de défendre qu’on ferait bien des économies en mettant fin à la duplication de toutes les institutions (armées, gouvernements, universités, représentations diplomatiques…).

 

Mon utopie de l’union se heurtait bien sûr à quelques objections plus articulées et plus solides que les raccourcis véhéments auxquels je viens de faire allusion. Ainsi, quelqu’un me fit remarquer: « Nous ne résoudrons pas nos problèmes en les additionnant. » Celui qui me jetait cette évidence à la figure pensait bien sûr à la guerre qui faisait rage entre les Hutu et les Tutsi, au Burundi comme au Rwanda. Un autre releva qu’il y a dans le monde, et hors de l’Afrique, plein d’exemples de peuples dont les fractions appartiennent à des États différents et qui ne rêvent pas d’une impossible réunification. Ainsi, la tribu germanique se retrouve en Allemagne, en Autriche, en Suisse, en Belgique, en France… La tribu francophone se retrouve en France, en Belgique, en Suisse, au Canada. La tribu néerlandophone se retrouve en Belgique et aux Pays-Bas.

 

Mais justement, en ce qui concerne l’Europe, la dispersion est en passe de disparaître dans une fédération. Et le premier pas de ce vaste ensemble en train de se constituer fut le regroupement de trois petits États (Belgique, Pays-Bas, Luxembourg) pour former le Benelux. Et il a fallu à l’Europe le plus grand chagrin possible pour que survienne « l’irruption de l’esprit » : le second conflit mondial fut à l’origine du « Marché Commun » qui évolua en « Communauté Économique Européenne » avant de donner lieu à l’actuelle « Union Européenne. » Je ne trouvais donc pas du tout idiot que deux petits États de l’Afrique des Grands Lacs puissent constituer l’embryon ou le cœur d’un plus vaste regroupement d’États dans le futur. La guerre de tous contre tous qui sévissait dans ces deux pays pouvait justement devenir la motivation fondamentale de l’union plutôt que l’obstacle qui rendrait impensable son avènement.

À l’origine de mon rejet du nationalisme et d’un patriotisme nombriliste se trouve une colère inapaisable, une indignation inextinguible face aux immenses gaspillages de ressources matérielles et humaines occasionnés par l’attachement à des frontières insensées. Il me semblait qu’Albert Tévoédjré pensait au Rwanda et au Burundi quand, de la manière la plus corrosive, il tourna en dérision l’illusion de la souveraineté dans un extraordinaire passage de La pauvreté, richesse des peuples:

 

Tous les pays indépendants du monde entier ont à leur tête un président qui dirige un gouvernement de 20 à 30 ministres. Tous disposent d’ambassades à l’étranger, occupent un siège à l’ONU, s’appuient sur une police rigoureuse, une armée équipée de thanks et de mirages. Tous établissent des universités nationales, des compagnies nationales d’aviation(…) Tous expriment leur souveraineté par un drapeau et un hymne national. Or, la République démocratique du Kilimandjaro vient d’être proclamée État souverain et indépendant. Donc, la République démocratique du Kilimandjaro doit avoir un drapeau, une armée, une université (…) Tous les dirigeants politiques des pays indépendants du monde habitent des palais bien gardés, circulent en limousine noire précédée et suivie de motards, disposent de fonds secrets, de nombreuses résidences secondaires à travers le monde…Or… Donc… (Tévoédjré 1978 :68).

 

Mais l’inouï ne s’est pas réalisé. On pourrait même dire que d’un certain point de vue, la séparation entre le Burundi et le Rwanda s’est radicalisée : les fréquents rapatriements forcés de demandeurs d’asile rwandais par les autorités burundaises constituent un signe non équivoque de cette régression. En même temps, on assiste à l’inversion du processus que j’avais imaginé. L’intégration est-africaine en marche n’a pas commencé par là où je voulais qu’elle naisse. La frontière de l’Akanyaru est toujours là : elle n’a pas disparu pour marquer le point de départ d’une longue marche vertueuse.

Ce n’est toutefois que partie remise : sa disparition interviendra comme point d’arrivée d’une intégration qui aura suivi une autre logique, une autre dynamique. L’échec de la prophétie n’aboutit donc qu’à une déception momentanée puisque l’essentiel n’est pas le parcours ou le chemin emprunté, mais le but visé. Et l’objectif final, c’est justement ce que j’ai appelé la « Fédération du Kilimandjaro » (Mbonimpa 2000 : 206-211), pensée comme négation de la mythique « République démocratique  du Kilimandjaro » que raille Tévoédjré.

 

3.      L’intégration est-africaine

Je n’ai jamais pensé l’union entre le Burundi et le Rwanda comme une fin en soi, mais comme la première étape d’une très longue aventure. Déjà, La Pax Americana en Afrique des Grands Lacs, qui contient des textes dont la rédaction s’est étalée sur quelques années, il est évident que je perçois les limites de l’entité territoriale burundo-rwandaise même pacifiée et débarrassée de la guerre des castes: l’ensemble resterait nettement enclavé. On n’y changerait d’ailleurs presque rien si l’on ajoutait l’Ouganda au regroupement. Voilà pourquoi, dans cet essai, la fédération dont je parlais insistait beaucoup sur l’association entre le « Burundi-Rwanda » avec la Tanzanie qui résoudrait le problème de l’enclavement et apporterait à l’ensemble la précieuse expérience d’une fédération déjà réalisée : la Tanzanie, n’est-elle pas le Tanganyika et le Zanzibar unis depuis un demi-siècle? Dans ma tête, c’était donc cela, la seconde étape de l’intégration régionale, la troisième étant l’ajout des deux autres pays de l’ancienne British East-Africa, soit le Kenya et l’Ouganda.

 

En revisitant mes prises de position sur cette question, je constate aussi que je n’ai jamais élevé ces trois étapes au rang de dogmes ou de vérités à croire. Ainsi, dans Scénarios pour le Burundi, je propose un processus[1] d’intégration dont le Burundi serait le déclencheur mais dont les adhésions successives se réaliseraient dans l’ordre suivant: Tanzanie, Kenya, Ouganda, Rwanda. Ce n’est pas nécessaire de se perdre en considérations pour expliquer comment le Rwanda, co-initiateur du mouvement « fédéraliste » dans la version précédente de mon utopie, devient ici le dernier pays à y adhérer. Par contre, on peut constater que la Tanzanie a toujours un rôle de premier plan.

 

Quand j’ai cessé de publier des ouvrages du genre « études / essais » pour me convertir à la fiction, l’obsession fédéraliste ne s’est pas estompée : elle crève les yeux dans mon premier  roman (Mbonimpa 2001), dès la première page du premier chapitre. Cette fois, les divers pays ne sont pas nommés dans les chapitres relatant la mise au monde de la fédération. Mais n’importe quel lecteur originaire de l’Afrique interlacustre n’aurait aucune difficulté à identifier le scénario fictif qui  ressemble d’ailleurs à ce qui est en train de se produire en pleine histoire. Ici, la Fédération du Kilimandjaro est orchestrée par la société secrète des Phacochères qui, dans un premier temps, parvient à placer ses initiés à la tête des trois pays anglophones de la région, le Kenya, l’Ouganda et la Tanzanie. L’inclusion du Burundi et du Rwanda n’intervient qu’à la toute fin du processus, à la suite d’une intervention armée des voisins de l’Est pour déloger les seigneurs de guerre décidés à entraver le projet fédéraliste qui jouit pourtant d’une adhésion majoritaire au sein de leurs populations.

 

Mon second roman (Mbonimpa 2003) contient également des traces du rêve fédéraliste, paradoxalement projeté dans un passé qui n’a jamais eu lieu, et dans une géographie mythique où l’on reconnaît pourtant assez facilement l’Afrique interlacustre et ses royaumes précoloniaux. Les clairvoyants ont prédit un désastre aux contours imprécis qui dévasterait toute la terre connue. Pour s’y préparer et limiter les dégâts autant que faire se pourrait, Kabero, le puissant roi du Manamba se mua en génie rassembleur. Par la négociation, par la ruse et par la force il parvint à fédérer six royaumes. Il les incita à créer de vastes greniers pour disposer en tout temps d’immenses réserves de graines sèches afin de prévenir toute famine. Il fusionna les armées des royaumes de « l’Entente » et instaura la règle de la solidarité obligatoire. Les six royaumes devraient s’entraider quand le malheur frapperait l’un d’entre eux, que ce malheur prenne la forme d’une invasion de sauterelles, d’une longue sécheresse, d’une épidémie de pucerons qui réduirait à néant la récolte de haricots, d’une épizootie qui décimerait les troupeaux, ou de guerriers d’un improbable conquérant venu de loin rêvant d’un vaste empire. Le désastre annoncé se produisit et les royaumes coalisés ne purent éviter l’asservissement: la colonisation signifia effectivement la fin d’un monde et le début d’un autre.

 

Je retrouve enfin mon idée fixe dans un dernier texte qui, cette fois n’est pas du genre fictif : un chapitre de livre sous la forme d’une lettre ouverte à Colin Powell, alors Secrétaire d’État à Washington (Mbonimpa 2002). Dans cette lettre, je dénonçais le rôle très actif des États-Unis dans ce que l’on a appelé la « guerre mondiale » qui se déroulait sur le sol congolais, pays dont certains voulaient ouvertement le démembrement pur et simple. Pour mettre fin aux appétits annexionnistes démesurés, je proposais[2] que les États-Unis soutiennent, à l’Est du Congo, la fédération de ses trois voisins enclavées et agressifs (Burundi, Ouganda, Rwanda) avec la Tanzanie et le Kenya.  Dans ce texte, je n’ai pas tellement insisté sur la marche à suivre. Par contre, pour tenter de convaincre qu’une telle option n’était pas farfelue, j’ai présenté des arguments en faveur d’une fédération qui ancrerait ces pays agresseurs résolument à l’Est et mettrait fin à leurs tentations d’expansion vers l’Ouest. Ce sont ces arguments que j’évoquerai dans la dernière partie de cette contribution.

 

4.      Les raisons d’un parti-pris

Pourquoi j’y ai cru et pourquoi j’y crois encore, même si la solution fédéraliste n’est pas à prendre pour une panacée? J’y ai cru parce qu’au plus fort du face-à-face mortel entre les Hutu et les Tutsi, au Burundi comme au Rwanda, je ne voyais aucune autre manière d’éviter l’enfermement dans l’intolérable éventualité de la « destruction mutuelle assurée ». J’y ai cru et j’y crois encore parce que, au Burundi comme au Rwanda, c’est évident depuis longtemps que la pression démographique du peuple de jardiniers sur les terres arables et l’exiguïté du marché de l’emploi  mènent à l’impasse. Une vaste fédération ancrée à l’Est ne connaîtrait pas le problème des « paysans sans terre » et créerait plus d’opportunités d’embauche. Dans de telles circonstances, les tentations expansionnistes vers l’Ouest n’auraient plus de sens.

 

J’y ai cru parce que dans une grande fédération, l’insoluble question des armées de caste provoquant des rébellions également de caste, ne serait plus qu’un mauvais souvenir dans une fédération où l’armée serait du ressort fédéral, comme d’autres secteurs clés susceptibles de constituer des bastions de l’exclusion si le statu quo perdurait. Je pense notamment au secteur de l’éducation et de la justice.

 

J’y ai cru également parce que j’espérais que la fédération résoudrait l’un des problèmes les plus épineux auxquels faisaient face les pays de la région jouissant d’une paix relative : celui des réfugiés qui, pendant des décennies, avaient franchi les frontières en provenance des deux pays voisins déchirés par des guerres civiles interminables. Ces réfugiés deviendraient tout simplement citoyens de la fédération et donc libres de sortir des camps où ils étaient confinés,  pour s’établir partout où ils voudraient sur l’ensemble du territoire fédéral. Cela mettrait fin à la honteuse géographie de l’exclusion qui cantonne les réfugiés hors de l’espace réservé aux vrais humains, aux  ayant-droit (Malkki 1995). Cet argument répond également à l’objection de ceux qui ne voient pas l’intérêt qu’auraient les pays relativement stables à s’unir avec des pays turbulents : les camps de réfugiées constituent un vrai problème pour le pays hôte!

 

J’y crois encore parce qu’une telle fédération entraînerait la constitution d’un vaste marché où la libre circulation des biens et des personnes s’inscrirait dans les faits. Les investisseurs de partout auraient confiance et n’hésiteraient pas à s’y engager, ne craignant plus des conditions de sécurité précaires et nuisibles à la bonne marche des affaires.

 

J’y ai cru et j’y crois encore parce qu’une telle fédération mettrait fin à l’enclavement du Burundi, de l’Ouganda et du Rwanda en les rattachant à un ensemble naturel auquel ils appartiennent déjà. Économiquement, ils dépendent de la Tanzanie et du Kenya pour leurs importations et leurs exportations. Culturellement et géographiquement, ils font de facto partie de « l’Espace Swahili » bien plus que de « la Francophonie » ou du « Commonwealth ».

 

J’y crois enfin parce que l’instauration d’une telle fédération pourrait être l’objet d’un formidable exercice de démocratie. La ratification de l’union devrait être soumise au référendum dans chacun des pays concernés. Il me semble que le consentement ou le « oui » à l’option fédéraliste recueillerait partout de confortables majorités. On aurait alors une fédération voulue et soutenue par des citoyens et des peuples libres qui y auraient adhéré sans contrainte et en toute connaissance de cause.

 

 

 

5.      Conclusion

Chacun pense et agit à partir de là où se trouvent ses pieds. J’avoue donc, en guise de conclusion, que je parle à partir de quelque part et que les opinions exprimées dans cet article ne revendiquent pas le statut de « parole d’évangile ». Mes propos sont ceux d’un Hutu originaire du Burundi et, de toute évidence, mon rêve fédéraliste a été conçu comme voie de sortie du dédale où se débattaient les miens. Tous les scénarios évoqués ont en commun le fait que  la fédération est pensée en fonction de sa capacité d’éteindre les incendies qui, sans répit, ravagent le territoire de ma naissance depuis que j’ai l’âge de raison. Il va donc sans dire que d’autres promoteurs de la même idée n’auraient pas recours aux mêmes arguments. Je pense notamment à ceux qui ont mis en branle la roue de l’intégration et dont je ne connais pas les motivations. Mais qu’importe?

 

Toutes les rivières vont à la mer, en passant par des rapides et des méandres de toutes sortes. Et quand, parfois, elles se rencontrent, elles partagent le même lit sans querelles intestines. Mais au fond, pour ce genre d’aventure collective gigantesque, y aurait-il un chemin qu’il suffirait de « découvrir » avant de s’y engager comme dans une autoroute menant au but, sans détours ni reculs? En fait, quand on se trouve en amont, on ne sait pas par quels zigzags, par quelles bifurcations passera le chemin vers l’aval : le chemin n’existe pas d’avance, il faut le tracer en avançant.

 

Espérons donc que les partisans et les artisans de la fédération est-africaine sauront mobiliser les moyens à mettre en œuvre pour qu’en temps opportuns nous aboutissions à l’union, à l’embouchure, comme une arrivée chez soi.

 

 

 

 


[1]Scénarios pour le Burundi(Wolvenhof, 2000). Il s’agit d’un document collectif dont personne ne peut s’attribuer individuellement la production en tout ou en partie. Il reste toutefois que lors des séminaires qui ont mené à l’accouchement de ce document, c’est moi qui ai proposé le scénario « Bugirigiri. Le Burundi dans un grand ensemble régional » et qui l’ai défendu contre une farouche opposition de certains participants qui trouvaient que j’utilisais ce forum pour promouvoir une « plateforme politique » ou que mes propos trahissaient un regrettable déficit de patriotisme. C’est aussi moi qui ai rédigé le prologue et  assuré l’édition de la dernière mouture de l’ensemble du document.

[2]Il ne s’agissait pas simplement d’une proposition destinée à alimenter le débat lors d’un colloque. Avant de la publier comme partie d’un livre, la lettre a été effectivement envoyée au Département d’État, et j’ai reçu un accusé de réception avec un vague commentaire, non pas de Colin Powell, mais d’un fonctionnaire du « Central African Desk » me disant que j’exagérais l’implication des États-Unis dans la région, mais reconnaissant tout de même que certaines choses qui se passaient au Congo étaient inacceptables.

Référence Bibliographique: 

 

Malkki, LH 1995.  Purity and Exile. Violence, Memory and National Cosmology

among the Hutu Refugees in Tanzania. Chicago: University of Chicago Press.                        

 

Refugees in Tanzania. Chicago: University of Chicago Press

 

Mbonimpa, M 2003.  Le dernier roi faiseur de pluie. Sudbury : Prise de parole.

 

Mbonimpa, M 2002. Lettre au Général Colin Powell, Secrétaire d’État des

États-Unis : Plaidoyer pour une autre politique en Afrique des Grands

Lacs. In Antoine Lutumba Ntetu (dir), L’après-guerre en Afrique des Grands Lacs. Des stratégies pour une paix réelle et durable, pp.91-106. Chicoutimi : Université du Québec à Chicoutimi.

 

Mbonimpa, M 2001. Le totem des Baranda. Sudbury: Prise de parole.

 

Mbonimpa, M 2000.  Burundi : l’autre Rwanda. In Melchior Mbonimpa (dir),

La Pax Americana en Afrique des Grands Lacs, pp. 31-58. Hull, Québec : Vents d’Ouest.

 

Mbonimpa, M 2000. Fédération du Kilimandjaro. In Melchior Mbonimpa

(dir), La Pax Americana en Afrique des Grands Lacs, pp. 206-2011 Hull, Québec : Vents d’Ouest.

 

Tévoédjré, A 1978. La pauvreté, richesse des peuples. Paris : Éditions Ouvrières.

Domaine: 

Rubrique: 

Français

Revue Ethique et Société
Fraternité St. Dominique
B.P : 2960 Bujumbura, Burundi

Tél: +257 22 22 6956
Cell: +250 78 639 5583; +257 79 944 690
e-mail : info@res.bi
site web: www.res.bi

 

Fraternité Saint Dominique de Bujumbura

Nous, Dominicains du Burundi sommes des membres d'un Ordre religieux international et multiséculaire dont le charisme fondateur s'articule autour de...

Lire la Suite

Couvent Saint Dominique de Kigali

Nous, Dominicains du Rwanda sommes des membres d'un Ordre religieux international et multiséculaire dont le charisme fondateur s'articule autour de

Lire la Suite