L’INTEGRATION REGIONALE A L’EPREUVE DES FRONTIERES

Abstract: 

In many instances, to talk about regional integration often implies only the economic dimension. Yet, regional integration is a multi-dimensional project whose economic aspect is but one aspect among many. This paper contends that regional integration goes beyond the economic sphere. Firstly, it argues that regional integration is not meant to advance the cause of economic globalization. Secondly, regional integration involves more than just the economy. Thirdly, and as consequence of the above two hypotheses, regional integration is a means of resistance against drowning into the economic globalization process. Thus, to achieve its goal, this essay discusses certain obstacles that regional integration has to overcome, considered under the following three sections. In the first section, the paper argues that the ambition of any regional integration is to build up a body capable of resisting being dissolved into economic globalization. In the second section, it examines the place of citizens in the process. In the third section, it considers the case of Africa to illustrate how regional integration has to be realistic and honest about its goal as well as the means to be used in order to achieve this goal.

1.       La question de l’intégration régionale dans son contexte

 

Il me semble que chaque fois qu’on évoque une intégration régionale, on pense directement à l’économie. Ce qui n’est pas sans raison parce que, pour plus d’un, l’intégration régionale est l’effet de la libéralisation du marché et la conséquence de la globalisation de l’économie. Blomström et Kokko font remarquer que

 

[M]ême si certains accords régionaux ont été motivés par des considérations politiques, il est clair que c’est l’économie qui est généralement la force motrice : les pays entre en accords d’intégration régionale parce que l’intégration promet des intérêts économiques variés (1997 :1)[1].

 

Grenville, quant à lui, comprend l’intégration régionale comme « synonyme de la globalisation » (2005 :43). Dans ce sens, en suivant la conclusion de Clark, l’intégration régionale concerne l’économie parce que « la vaste majorité des théoriciens de la globalisation la présentent comme une caractéristique de l’activité économique » (cité par Panić 2003 :4). Panić ajoute,

 

[P]lus spécifiquement, le processus est premièrement et avant tout associé avec les aspects économiques de ce que beaucoup d’observateurs voient comme une tendance irréversible vers une plus grande interdépendance et une intégration internationale (Panić 2003 :4).

 

Cette relation plus ou moins ambiguë entre l’intégration régionale et l’économique scelle une relation essentielle entre l’intégration régionale et la globalisation. Or, comme d’aucuns le savent aujourd’hui, la mondialisation/globalisation[2] est plus que l’économique. Véhiculée par les nouvelles technologies et les nouveaux moyens de communications, la mondialisation/globalisation touche aussi le social, le politique, le culturel, l’environnemental, ainsi que d’autres secteurs, débordant ainsi largement le cadre économique. Par conséquent, l’intégration dans sa relation essentielle avec la mondialisation/globalisation dépasse l’économique comme son corollaire et elle ne peut être confinée à un seul domaine. En outre, la question se pose de savoir dans quel sens cette relation essentielle s’établit. Est-elle une relation positive basée sur la coopération entre les deux, c’est-a-dire, l’intégration régionale bénéficie la globalisation et vice-versa ? Ou plutôt, est-ce une relation de résistance ?

 

Toutes ces questions nous amènent à approcher différemment la question de l’intégration régionale et de proposer trois thèses que nous essaierons de défendre dans cet essai. Premièrement, l’intégration régionale n’est pas initiée d’abord comme un moyen d’atteindre la mondialisation/globalisation. Deuxièmement, souvent évoquée dans l’économie, l’intégration est toujours plus que l’économique. Troisièmement et comme conséquence de ces deux thèses, cet essai soutient que l’intégration régionale est un moyen de résistance. Pour ce faire, l’intégration régionale se heurte à l’épreuve des frontières aussi bien géographiques que culturels, mais surtout politiques.

 

Pour défendre ces trois thèses toujours considérées ensemble, nous subdiviserons cet essai en  trois sections. Dans la première section, nous montrerons l’ambition de toute intégration régionale comme moyen de résistance à la dilution dans la mondialisation/globalisation, l’économique devient une porte d’entrée plutôt qu’une fin. Dans la deuxième section, nous examinerons la place du citoyen dans ce processus d’intégration régionale. Et enfin, dans la troisième section, nous suggérerons que l’intégration régionale soit réaliste et honnête sur le but visé et les moyens à utiliser, en prenant le cas de l’intégration régionale en Afrique.

2.      Ambition et vision

Avant de nous interroger sur l’ambition et la vision de la l’intégration régionalequ’entendons-nous d’abord par intégration régionale ? De prime abord, la recherche d’intégration ne date pas d’aujourd’hui. Alice Landeau, parmi tant d’autres, note que l’intégration régionale n’est pas une idée nouvelle, parce que déjà au XVI siècle, il y a eu une proposition « d’union entre l’Angleterre et l’Ecosse en 1547-48 » (Landeau 2001 :186). Partant de cette longue histoire de recherche de l’intégration, Landeau (2001 :189) note que « l’intégration régionale comprend quelques éléments de complexité, due à l’amalgame entre la coopération régionale, l’intégration régionale, régionalisation, et régionalisme ». C’est la raison pour laquelle, selon Landeau (2001 :189), « l’intégration régionale implique l’harmonisation des politiques dans des aspects économiques sélectionnés de la coopération. Elle comprend des instruments politiques pris ensemble».

 

Cette définition met l’accent sur l’économique alors que l’une de nos thèses soutient que l’intégration régionale est plus que l’économique. De plus, Landau elle-même reconnaît que « l’intégration régionale a plusieurs facettes » (Landau 2001 :186). Quant à Stephen Grenville (2005 :43), « le bénéfice de l’intégration régionale vient de la synergie entre les étroites questions économiques et les larges aspects du point de vue social et politique ». A la suite de ces remarques, la définition opérationnelle dans cet essai est que l’intégration régionale est un processus qui commence par l’économique pour toucher les autres aspects des pays impliqués : aspects politique, social, culturel. Ainsi, comme le note bien Grenville, « la coopération non-économique est bâtie sur une base économique » (Grenville 2005 :43).

 

Ayant défini l’intégration régionale comme un processus qui entre par la porte économique pour viser plus que l’économique, quelle est l’ambition de cette intégration ? La réponse à cette question dépendrait d’une part, du côté de l’attaque (économique, politique, social) et d’autre part, elle varierait d’une intégration à une autre. L’Union Européenne (EU) souvent prise comme modèle d’une intégration réussie n’a pas commencé dans les mêmes conditions avec les mêmes ambitions que l’intégration de l’Amérique du Nord (NAFTA), ou celles de l’Asie (ASEAN), et moins encore celles des différentes organisations régionales Africaines. Pourtant, quelques points communs ne manquent pas. Du point de vue économique et dans le courant de la mondialisation/globalisation, la première chose visée par l’intégration est l’ouverture du marché, la facilitation et l’harmonisation des procédures administratives pour l’investissement, et surtout la libre circulation des biens et des personnes. Dans ce sens, l’intégration régionale représente un niveau d’ouverture et offre de nouvelles capacités aux membres pour entrer dans le marché mondial. Comme le mentionne Stephan Schirm (2002 :8), « la visée de nouveaux accords et leur stratégies libéralisatrices donnent une possible explication : les accords étaient spécifiquement créés pour donner plus d’énergie à la compétition des membres sur le marché mondial ».

 

Cette explication économique de l’intégration met l’accent sur les bienfaits de la libéralisation et l’agrandissement du marché en entrant en accord avec d’autres pays. Comme le remarque Walter Mattli (1999 :11), « assez généralement, les explications économiques sont des théories positives sur les gains et les pertes du bien-être associés avec l’intégration régionale ». En même temps qu’une telle ouverture sur le marché mondiale et l’accroissement des capacités de compétition semblent montrer le côté positif de l’intégration, ils démontrent la thèse que nous avons émise, stipulant que l’intégration régionale vient comme un moyen de résistance. Selon Schirm, l’intégration accroît la capacité de compétition des membres sur le marché mondial, mais cette nécessité d’accroitre la capacité compétitive n’est autre que la conséquence de la mondialisation qui fragilise les Etats de telle sorte qu’isolément, ils ne peuvent plus faire face à la pression. Schirm avec d’autres affirme avec raison que « la globalisation a dramatiquement accru la mobilité transfrontalière des facteurs économiques, modifiant ainsi le pouvoir des Etats de formuler leur politique », et ce parce que les territoires deviennent très perméables, la souveraineté s’érode, pendant que l’économie se dénationalise (Schirm 2002 :8, 9). Suivant cette tendance, l’intégration régionale vient comme un moyen de résister à cette perte de souveraineté, de colmater les brèches territoriales dans une tentative de redonner une couleur locale à l’économie[3].

 

De telles positions confortent notre thèse que l’intégration régionale est un moyen de résistance, mais sont-elles suffisantes comme explications ? L’Organisation for Economique Co-operation and Development (OECD) note que « les facteurs du marché sont cruciaux quand il s’agit d’expliquer les initiatives de l’intégration régionale ». Cependant, continue l’organisation, « une telle explication fonctionnelle fournit une partie seulement du tableau », parce qu’ « il n’y a pas une seule motivation pour établir une intégration régionale formelle » (OECD 1995 :32). Mattli est même plus incisif quand il critique l’explication économique de l’intégration régionale. Pour lui, « En ce focalisant étroitement sur les marchés, ces théories déconsidèrent un aspect vital de l’intégration, nommément la provision des règles communes, les régulations, et les politiques qui gouvernent les espaces économiques régionaux » (Mattli 1999 :11). En d’autres mots, la dimension économique ne peut pas tout expliquer de l’intégration régionale. L’OECD va encore plus loin pour souligner que « généralement, il y a une combinaison de deux ou plus des motivations suivantes : le développement économique et l’efficacité, l’émulation, les liens historiques, la sécurité et la stabilité politique, négociation et contrepoids du pouvoir, l’oasis saine ou la sécurité d’accès au marché » (OECD 1995 :32). Mattli (1993 :3) résume tout en disant que « l’intégration régionale est un produit de beaucoup de forces variées ».

 

Partant de ce constat que chaque intégration régionale est plus que l’économique et qu’elle est vient comme moyen de résistance, il est évident que la dimension politique vient comme véritable motif de toute initiative d’intégration régionale. En effet, à examiner de près, toutes les initiatives régionales naissent de/dans la fragilité des Etats. Ladite fragilité peut être de diverses origines, mais rarement sont-elles des initiatives prises pour avancer la globalisation. Au contraire, les entités régionales viennent comme moyen pour les Etats membres de résister la dilution dans globalisation. Mais comme le moteur de la globalisation est la libéralisation du marché, la porte d’entrée devient l’économie mais avec un projet caché d’évoluer vers une communauté politique. Même pour l’EU qui, au début, semblait n’être qu’une communauté économique, l’OECD (1995 :32) souligne avec raison que « les motivations politiques sont clairement derrière ce qui apparaissait à la surface comme des objectifs commerciaux de l’intégration européenne comme inscrits dans l’Organisation pour la Coopération Economique Européenne ».

 

Ces lignes montrent à suffisance que l’ambition de toute intégration régionale est l’effort de lutter contre « la perméabilité territoriale, l’érosion de la souveraineté et la dénationalisation de l’économie » engendrées par la mondialisation/globalisation comme le dit Schirm (2002 :8, 9). La question est de savoir si l’intégration permet aux pays membres de réaliser cette ambition.

 

Aujourd’hui c’est une question d’actualité en sciences politiques, juridiques, sociales et en philosophie que de se questionner sur le sens de l’Etat à l’ère de la mondialisation/globalisation, certains n’hésitant même pas à signer son certificat de décès. Panić, par exemple, écrit qu’

 

il est généralement reconnu que les liens de l’économie internationale sont aujourd’hui plus que jamais avant très étendus, rendant difficile pour les pays individuellement d’atteindre leurs objectifs économiques et sociaux dans l’isolément. Par conséquent, il est parfaitement rationnelle, de se demander…si l’Etat-nation n’a pas atteint la fin de son utile existence (2003 :245).

 

Les arguments avancés pour proclamer la décadence de la souveraineté de l’Etat-nation sont « les technologies de communication, les marchés mondiaux, les corporations transnationales, et la globalisation financière » (Landau, 2001 :39). Ces facteurs brouillent les distinctions traditionnelles entre « domestique/internationale, intérieur/extérieur, territorial/non-territorial » (Landau, 2001 :39). C’est cette situation de fait qui pousse Ohmae de dire que « les Etats-nations sont devenus moins que de petits acteurs, ils sont devenus remarquablement des moteurs inefficaces de distribution de richesse. Les Etats sont une fiction nostalgique » (Ohmae cité par Landau, ibid.). Dans un tel tableau si sombre, est-ce que l’intégration régionale permet aux Etats-nations d’échapper à leur déchéance[4] ?

 

Poser cette question c’est toucher le nerf central de cette réflexion, à savoir l’intégration qui bute à l’écueil des frontières, soulignant par là un dilemme. D’une part, l’intégration régionale se veut un garant de la souveraineté menacée, et pourtant elle-même est une menace à la souveraineté. En effet, si les nouvelles technologies de communication, les corporations transnationales et la mondialisation financières entrent comme par intrusion, menaçant de façon inévitable la souveraineté dans son monopole du contrôle du pouvoir, la pression qui pousse les pays à chercher à s’associer pour lutter contre cette intrusion exige l’abandon d’une certaine partie de leur souveraineté. C’est ici où le politique se retrouve même primordial à l’économique dans le domaine de l’intégration régionale. En effet, l’intégration est un acte de souveraineté qu’un pays pose en cédant une partie de ladite souveraineté comme moyen de la sauver contre la menace de l’érosion totale posée par la globalisation. L’intégration régionale est donc avant tout un acte politique qui calcule les intérêts économiques afin de gagner plus de souveraineté. A notre avis, tout acte d’intégration régionale produit deux sortes de souveraineté : la souveraineté nationale et la souveraineté régionale.

 

La souveraineté nationale concerne spécialement l’identité nationale d’un peuple qu’il ne voudrait pas céder à l’ensemble régional, tandis que la souveraineté régionale devient éminemment politique et économique dans les domaines qui lui sont concédés. Autrement dit, les sphères de souveraineté transférée au niveau régional sont retirées de facto aux souverainetés nationales. Toutefois, une chose est d’asseoir un tel principe, une autre est sa mise en application. Que faut-il prendre des souverainetés nationales et que doit être la souveraineté de l’entité régionale ? Ici apparaît la première épreuve de l’intégration régionale : arriver à délimiter l’espace de l’exercice de sa souveraineté tout en respectant les souverainetés des différents pays membres, surtout qu’on peut s’imaginer que tous les pays ne voudront pas céder la même portion de leur souveraineté. Mattli mentionne deux conditions pour qu’une intégration réussisse :

 

Premièrement, le potentiel des intérêts économiques attendus du marché d’échange dans la région doit être signifiant…deuxièmement, il doit y avoir aussi un accomplissement des conditions de ‘fourniture’. Ces dernières sont les conditions sous lesquelles les leaders politiques veulent et sont capables d’accommoder les demandes pour les institutions régionales à chaque étape du processus de l’intégration(1999 :42).

 

L’approche que propose Mattli a cet intérêt de conjuguer la dimension économique et politique (institutionnelle) dans l’analyse de l’intégration régionale. Et selon les deux conditions, on comprend comment la mise en place de la souveraineté régionale va se confronter constamment contre les souverainetés nationales, suivant les intérêts économiques escomptés et la volonté politique engagée. Plus un pays est encore  auto-suffisant, plus il sera réticent à céder une part de sa souveraineté et même les hommes/femmes politiques ne voudront pas engager leurs peuples dans ce sens. Mais plus un pays attend beaucoup de l’intégration pour sa croissance économique, plus il poussera pour plus de souveraineté régionale, quitte à même sacrifier une grande partie de sa souveraineté nationale. Il y va même du jeu des politiciens qui calculent leur carrière politique sur les enjeux régionaux. Dans les termes de Mattli,

 

Les leaders économiquement promoteurs sont moins enclins à poursuivre une intégration profonde, parce que le bénéfice marginal attendu de l’intégration en termes de chances améliorées de réélection (ou simplement en termes de garder le pouvoir politique) est minimal et ainsi ne méritant pas le coût de l’intégration. Par contre, en temps de difficultés économiques, les leaders politiques seront beaucoup préoccupés pour sécuriser leur survie politique et ainsi sont plus disposés à mettre en place des politiques économiques qui relèveraient l’efficacité économique (Mattli 1999 : 51).

 

En d’autres mots, le premier écueil de l’intégration régionale se joue sur la frontière entre ce qui doit être céder à l’entité régionale et ce qui doit être laissé aux souverainetés nationales.

 

A la question de savoir si l’intégration régionale permet de regagner la souveraineté écorchée par la mondialisation, de racoler la porosité territoriale et de renationaliser l’économie, la réponse ne peut pas être simple pour une question si complexe. D’une part, si une intégration régionale réussit, c’est-à-dire si elle aboutit à une entité politique, celle-ci devient plus puissante parce que plus grande que ses membres pris individuellement. Dans ce sens, on peut y voir un semblant de regain de souveraineté. Ici peut-être l’exemple le mieux adapté aujourd’hui serait l’UE, quoiqu’elle-même, à notre avis, ne soit pas encore complètement une entité politique. A l’état actuel, l’UE comme ensemble se présente comme une ‘souveraineté’ respectée et respectable face à d’autres ensembles politiques comme les Etats-Unis. Concernant la territorialité, l’espace Schengen est  autre exemple de facilité de mouvement pour les membres de l’UE, mais aussi un moyen efficace de contrôler et même de fermer les portes aux non-membres indésirables. Quant à la ‘renationalisation’[5] économique, le vocabulaire à l’extérieur de l’Europe est moins l’économie de tel ou tel autre pays que l’Economie européenne. Cette appellation confirme que, du point de vue économique, il y a eu redéfinition de l’espace d’application grâce à l’intégration. Mais, est-ce pour autant la ‘renationalisation’ ? A coup sûr, pas du tout, parce l’EU n’est pas une nation mais une structure d’une part inter- mais d’autre part supra-étatique. C’est la raison pour laquelle, en évoluant vers une structure politique, elle menace effectivement l’Etat-nation, et c’est pourquoi elle touche la vie du citoyen qui doit se situer dans ce grand ensemble tout en maintenant son identité politique. La section suivante s’attèle à ce nouvel enjeu.

3.      Le citoyen de/dans l’intégration régionale

Michael Walzer tient que la communauté est quelque chose d’important pour les gens vivant ensemble et qui peut même déterminer ce qu’ils peuvent ou ne peuvent pas partager. La citoyenneté fait partie des biens sociaux dont on doit régler la distribution. Selon Walzer, « le bien primaire que nous distribuons entre nous est l’adhésion à une certaine communauté humaine ». « [C]e que nous faisons par rapport à cette adhésion structure tous les autres choix distributifs : cela détermine celui avec qui nous faisons ces choix, de qui nous exigeons obéissance et collectons les taxes, à qui nous attribuons les biens et les services » (Walzer, 1983 :31). C’est dire que, dans un régime démocratique, les décisions qui affectent la communauté, notamment celles d’admettre ou de refuser la citoyenneté et la nationalité aux étrangers, doivent passer par la délibération et la décision communautaires. Si tel est le cas, que deviennent le rôle et la place du citoyen dans le processus de l’intégration, puisque celle-ci aura de l’impact sur son mode de vie ? Jusqu’ici, pour la réussite de l’intégration régionale, nous n’avons considéré, à la suite de Mattli, que les attentes économiques et la volonté politique des leaders qui participent dans le processus d’intégration. Toutefois, est-ce que le politique et l’économique sont les seules conditions de possibilité d’une intégration régionale réussie ?

 

En dépit de l’importance des bienfaits économiques et de la vision politique des leaders pour la réussite de l’intégration régionale, elle ne sera vraiment une réussite que quand les personnes concernées s’y trouveront plus épanouies qu’avant. En d’autres termes, la réussite d’une entité régionale dépendra encore plus profondément de la promesse du bonheur que les communautés concernées prévoient y tirer. A coup sûr, ce bonheur ne peut pas dépendre des seuls gains économiques attendus, comme l’ouverture et la libération du marché, ou encore la circulation des biens et personnes ayant pour résultat, dit-on, la création de l’emploi.

 

L’OECD mentionne d’autres critères comme liens historiques et culturels qui peuvent entrer dans la mise en marche d’une intégration. Il s’avère que ces autres critères extra-politico-économiques peuvent être très prépondérants pour la réussite du processus d’intégration régionale. Ici l’on peut se rappeler de la résistance de la France à l’entrée de la Turquie dans l’EU, Nicolas Sarkozy préférant créer l’union méditerranéenne plutôt que siéger avec les Turques à Bruxelles. La raison fondamentale étant que la Turquie ne fait pas partie de l’Europe, en dépit de tant de liens entre l’Empire Ottoman et l’Empire Romain, et même plus avant la Turquie sous la période hellénique. S’il s’était agi de l’agrandissement du marché, il me semble que la Turquie présentait plus d’atouts que certains pays incorporés dans l’EU. Que l’on se souvienne également du bras de fer entre le parlement européen et le feu pape Jean-Paul II quant à l’influence chrétienne dans la construction de l’Europe. La dimension culturelle aura été le point déterminant[6].

 

Ainsi, si le processus d’intégration veut réussir, il doit consulter les peuples concernés et respecter leur rythme. La plupart des analyses économiques et politiques de l’intégration régionale négligent souvent cette dimension. Naceur Bourenane (2002 :47) va dans le même sens en affirmant que « la dimension culturelle est l’un des déterminants que l’on a souvent tendance à négliger et à considérer comme acquis ». Pourtant, comme le note Paulette Kurzer (2001 :33), « l’identité nationale et étatique est ainsi en partie formée en opposition aux normes internationales partagées et elle différencie un pays (ou les contours géographiques des pays) de ses (leurs) voisins ». En d’autres termes, certaines valeurs particulières à un pays peuvent être une autre frontière à une intégration réussie.

 

Ici apparaît un autre paradoxe. D’une part, certains pays désirant re-joindre une entité régionale sont refusés sur base des valeurs non-partagées ; d’autre part, on accepte la diversité culturelle à l’intérieure de cet ensemble régional. C’est encore Kurzer qui fait remarquer, par exemple, que « la nature de l’union EU est telle qu’il n’y a pas de directe, immédiate pression exercée sur les Etats membres pour adopter des règles communes à travers toute l’Europe à ce qui concerne la régulation des drogues, l’avortement et l’alcool »(Kurzer 2001 :36-7). C’est dire que l’intégration régionale conçue comme moyen de résistance contre la dilution dans les grands ensembles peut être résistée de l’intérieur des Etats membres par peur de perdre leurs identités, si les différences culturelles ne sont pas traitées avec délicatesse.

 

Un tel point de vue suggère l’engagement de l’entité régionale à laisser l’espace nécessaire pour la préservation des identités nationales. Pourtant, en libéralisant le mouvement des personnes et des biens, on expose par le même coup sa propre culture et ses standards moraux à l’influence des voisins. Comme proposé ci-dessus, il faut respecter le rythme des différents peuples, tout en sachant que le métissage culturel –et mêmes les valeurs non-désirées —ne tardera pas à venir. Kurzer note que dans le cas de l’EU,

 

le puzzle…est qu’on devrait s’attendre à ce que les structures culturelles et les normes soient immunisées contre la grandissante gouvernance européenne, pourtant, l’évidence empirique montre différentes conclusions. La politique néerlandaise sur les drogues devient de plus en plus restrictive et ainsi moins différente de celle des ses voisins. Les positions irlandaises sur l’avortement s’assouplissent et diminuent leur spécial attachement à l’éthos catholique. La politique nordique sur l’alcool est en train de tourner dans le sens de la libéralisation (2001 :36-7).

 

Partant de ces exemples, sans que l’EU ait eu besoin de légiférer là-dessus, l’harmonisation des normes s’accomplit à travers le mouvement des biens et des personnes, du moment que l’entité enlève les barrières de mouvement. Un tel constat devrait encourager les décideurs politiques encore une fois à respecter le rythme de leurs peuples, sachant qu’avec le temps, certains points de résistances viendront à s’assouplir et à évoluer vers la mise en place des valeurs communes.

 

Dans certaines circonstances, néanmoins, l’intégration régionale peut permettre la réunification des cultures qui avaient été divisées par les événements historiques. Le cas le plus échéant ici est celui de l’Afrique dont la plupart des pays ont hérité des frontières dessinées à la carte à Berlin sans tenir compte des nations déjà existantes. Il n’est donc pas rare de trouver des peuples à cheval aux différentes frontières entre les différents pays. Ainsi, l’intégration régionale peut permettre de réunir ces anciennes nations et raviver leur culture. L’autre face de la médaille est de savoir si ce fait est désirable par les politiques intérieures des pays membres des entités régionales. Malgré le fait que ce soient des mêmes nations, depuis qu’elles ont été divisées entre les différents pays, elles ont par là même vécues des histoires différentes. Sont-elles encore les mêmes ? Par exemple, l’ancien Royaume du Kongo se subdivise aujourd’hui entre Congo Brazzaville, la République Démocratique du Congo et l’Angola. Est-ce que les Bakongo du Congo Brazzaville se sentent plus proches des Bakongo de la DRC ou de l’Angola, plus que les autres peuples du Congo Brazzaville ? Est-ce qu’ils se sentent plus Bakongo (de l’ancien royaume) que Congolais en tant que nationalité du Congo Brazzaville actuel ? Ces questions montrent une autre frontière qui confronte l’intégration régionale, dans la mesure où la réussite de l’intégration réelle dépendra des réponses qui leur seront apportées.

 

S’il n’y a pas une attention suffisante à ces questions culturelles et historiques, il y a danger de régionaliser les conflits. En même temps que l’intégration régionale permet de réunir des cultures séparées par des événements historiques, elle peut aussi rapprocher des peuples qui se vouaient une haine viscérale que le monopole de la violence par l’Etat –pour paraphraser Max Weber –avait pu maîtriser. En diluant la souveraineté de l’Etat, ces conflits peuvent resurgir. Un exemple typique, quoique complexe, est la situation au Nord-Kivu dans la Région des Grand-Lacs d’Afrique où habitent des Congolais Rwandophone. Depuis le début des guerres dans cet ancien Zaïre avec l’implication des pays de la Région comme le Rwanda, le Burundi et l’Ouganda, ces Congolais Rwandophones sont souvent pris pour Rwandais et non Congolais, alors qu’eux-mêmes se considèrent Congolais. Dans un tel contexte, on peut bien imaginer que les autres groupes congolais seraient moins enclins à entrer en union régionale avec le Rwanda par exemple, en dépit du fait qu’une telle union permettrait d’ouvrir un grand ensemble culturel rwandophone. Mattli souligne combien Charles de Gaule s’opposa farouchement à l’adhésion de l’Angleterre, disant que « l’adhésion complète de l’Angleterre conduirait à la destruction de la Communauté » (1999 :84).

 

De tels positions et conflits ne peuvent en aucun cas favoriser la réussite d’une union régionale. Et en ce qui concerne l’Afrique, Bourenane (2002 :43) observe qu’ « une économie de conflits armées… rend encore plus difficile la construction régionale, à la fois de par les ressources que son cantonnement et sa réduction exigent, et de par sa localisation géostratégique ». Ainsi, quand bien même les intérêts économiques et la vision politique escomptés seraient atteints, une intégration réussie dépendrait énormément de la situation politique de chaque Etat dans son gouvernement démocratique et les relations avec ses voisins pour que chaque citoyen puisse y tirer profit. Si un pays est corrompu et la politique monopolisée par un groupe, l’intégration risque d’exacerber des conflits existants et impliquer toute la région pour leur résolution.

 

Ceci peut, toutefois, produire l’effet contraire : l’édification des nouveaux espaces publics favorables à la résolution pacifiques des conflits par les pays concernés. Une telle édification, d’après Bourenane, offre une aubaine à la stabilité sociopolitique. En parlant de l’Afrique et de la Région des Grands Lacs, il affirme :

 

Dans le cas de la quasi-totalité des pays africains, la construction communautaire, de par les concertations qu’elle implique et la prise en compte collective d’intérêts pas toujours convergents, est un facteur de stabilité sociopolitique des pays. Elle fournit un cadre approprié dans la résolution de conflits coûteux.

 

Par une telle démarche il est par exemple possible d’escompter la transformation de la région des Grands Lacs en zone de coprospérité économique et de dépasser les nationalismes et sectarismes devenus séculaires, et qui minent l’avenir de pays en se situant au-delà de la zone de confrontation(Bourenane 2002 :44).

 

La réalité de cet espoir est toujours attendue pour les Grands Lacs, et le conflit actuel en Côte d’Ivoire montre aussi que les constructions communautaires ne sont pas une panacée pour la « stabilité sociopolitique des pays ».

 

Une telle situation peut être à l’origine de la phobie de l’autre. Dès lors, au lieu de favoriser l’ouverture à l’autre, l’intégration régionale peut produire l’envie de se recroqueviller sur son identité ethnique ou communautaire. Ceci engendre si souvent les extrémismes de tous bords basé sur l’exclusion de l’autre et la philosophie du « vrai natif », celui dont on pense qu’il incarne les valeurs identitaires. L’expérience montre que des tels cas sont vécus dans les pays où les membres font face à des difficultés économiques ou des conflits politiques. Alors qu’elle permet de regagner « une certaine souveraineté » menacée, l’intégration régionale peut en même temps être redoutée à cause de sa philosophie d’ouverture aux grands ensembles qui peuvent provoquer la peur de perdre l’identité[7]. Dans ce cas de figure, la réaction sera de retrouver son groupe ethnique et d’exclure les autres. Et pour des pays ou des régions où existent déjà des tensions ethniques, l’intégration régionale peut alors être un catalyseur plutôt qu’un calmant des conflits. Le pire de tout cela pouvant être des guerres d’autonomie pour certains groupes, même à l’intérieure de ce grand ensemble.

 

Une autre frontière face à l’intégration régionale peut être la langue officielle de l’entité. L’unité linguistique peut, en effet, être une base d’intégration, en créant un grand ensemble culturel. De plus, il est fort probable que les peuples avec des liens historiques et culturels seront plus enclins à vouloir s’intégrer avec certains plutôt qu’avec d’autres –même s’il n’est pas évident que le peuple avec plus de moyens se précipitera à adhérer aux entités régionales par le seul fait des liens historiques et culturels. Même à ce niveau, la langue peut être un écueil à l’intégration régionale. Si certains « petits » candidats, c’est-à-dire ceux qui estiment avoir plus à gagner qu’à perdre de l’organisation régionale, sont prêts à sacrifier leur propre langue, les « grands candidats » peuvent imposer la leur. La question étant alors de savoir si une telle union basée sur deux poids-deux-mesures n’est pas déjà un mauvais départ. Faut-il adopter une langue étrangère ou faut-il maintenir toutes les langues des Etats-membres ? Dans le cas de l’Afrique où dans certains pays il existe plusieurs groupes linguistiques, quelle langue faut-il adopter aux dépens de quelle autre ? Est-ce que l’intégration régionale peut offrir un cadre de floraison des différentes langues tout en évoluant vers une unité linguistique, c’est-à-dire une langue commune aux membres?

 

Autant de questions qui intéresseront le citoyen dans son questionnement sur l’intérêt de rejoindre d’autres peuples pour former un grand ensemble régional. Il peut ne pas comprendre les grands enjeux des leaders politiques, mais ces derniers doivent prendre en compte les siens, s’ils veulent une intégration réussie. En outre, pour le citoyen, l’intégration comme la mondialisation/globalisation n’est pas simplement objet de crainte et de peur. Les dividendes économiques et politiques de l’intégration vont l’affecter d’une manière ou d’une autre. De plus, elle représente une bonne opportunité de bâtir des grands et larges réseaux de coopération, surtout bâtir des réseaux de solidarité et d’émulation mutuelle pour établir une société civile solide au-delà des frontières. Les organisations régionales des droits de la personne humaine ou agences humanitaires bénéficient énormément des expériences des uns et des autres. De telles pratiques participent dans la construction de la démocratie mondiale. Amartya Sen est l’un des grands partisans de cette démocratie mondiale sans besoin de l’Etat mondial. Selon lui,

 

la distribution des bénéfices des relations mondiales ne dépend pas seulement des politiques domestiques, mais aussi de la variété des arrangements sociaux internationaux, incluant notamment les accords de commerce, les droits d’auteur, les initiatives mondiales de la santé, les provisions de l’éducation internationale, les facilités de diffusion technologique, la retenue écologique et environnementale, le traitement des dettes accumulées (souvent contactées par les irresponsables chefs militaires du passé), et la retenue des conflits et des guerres locales…Une agitation publique active, le commentaire des nouvelles et la discussion ouverte sont parmi les voies dans lesquelles la démocratie mondiale peut être poursuivie, sans attendre l’Etat mondial (Sen 2009 : 409-10).

 

En d’autres mots, l’ouverture et la construction régionales offrent des opportunités de bâtir des réseaux d’activisme qui font avancer la démocratie mondiale, grâce à la circulation de l’information et d’autres échanges bénéfiques à l’argumentation publique. Le citoyen bénéficie d’un tel environnement en s’ouvrant et en apprenant le respect des opinions différentes, conduisant à la mise en place d’une culture de tolérance. Mais un tel idéal ne doit pas déconsidérer les écueils soulevés et qui peuvent entraver la réussite de l’intégration régionale.

 

En conclusion, l’intégration régionale comme moyen de résistance doit être attentive aux attentes du citoyen, le consulter et respecter son rythme de vie sans le brusquer dans la prise des décisions. Le citoyen doit s’attendre à être affecté par un tel processus dans son identité. Aussi doit-il, ensemble avec les leaders politiques, lutter contre les dérives qui peuvent s’en suivre, tels que l’extrémisme et l’exclusion. Ceci étant, qu’en est-il de l’intégration régionale en Afrique ?

4.      L’intégration régionale en Afrique : nécessité dans l’ambiguïté

La littérature sur l’intégration en Afrique a la particularité de lier fondamentalement le développement économique aux réformes politiques. Dans un volume publié sous la direction d’Obioma Iheduru (2001), les intervenants reviennent sur les liens inévitables entre la reconstruction et stabilité politique pour un développement durable. En d’autres termes, pour beaucoup des chercheurs Africains et Africanistes, l’intégration régionale vise d’abord à la consolidation des entités politiques et démocratiques viables qui favoriseraient un décollage économique. Kelechi Kalu, au lieu de célébrer la mort de l’Etat rendu inutile par la mondialisation, propose la consolidation des Etats Africains en créant des grandes entités politiques au détriment des anciens Etats nations et les Etats hérités de la colonisation :

 

La structure stratégique des Etats en Afrique devraient être changée de telle sorte que cinq super-états soient créés autour de l’Algérie (Etats Unis d’Afrique du Nord), Kenya (Etats Unis d’Afrique de l’Est), la République Démocratique du Congo (Etats Unis d’Afrique Centrale), Nigéria (Etats Unis d’Afrique de l’Ouest) et l’Afrique du Sud (Etats Unis d’Afrique du Sud).

 

Et il ajoute,

 

Les grands Etats existant en Afrique pourvoiront à l’administration initiale et le soutient infrastructurel pour une Convention Constitutionnelle qui harmonisera les questions économiques, politiques, culturel et social(Kalu 2001 :39).

 

Il faut noter d’emblée que de telles vues vérifient nos thèses de départ que l’intégration régionale est conçue comme moyen de résistance et qu’elle va au-delà de l’économique ; c’est la raison pour laquelle elle se heurte à l’épreuve des différentes frontières. Kalu propose ces cinq super-états comme moyen efficace pour l’Afrique d’avoir une place dans le concert des nations, « où la production et les flux du capital humain et du capital financier ignorent de plus en plus les frontières nationales ». Une telle voie est un « des mécanismes [que] l’Afrique doit trouver pour résoudre ses difficultés par la coopération » (Goldstein 2002 :9).

 

Il faut, cependant, remarquer que ce moyen de résister par l’intégration régionale n’est pas sans ambiguïté. On peut constater qu’il y a une tendance à rechercher l’intégration régionale à l’intérieure de l’Afrique et une autre qui cherche à rassembler l’Afrique comme un ensemble régional lui-même. Ceci ne date pas d’hier. Déjà dans le tumulte des indépendances, des leaders comme Nkrumah plaidèrent pour les Etats Unis d’Afrique, parce qu’il voyait dans cette unité une force pour faire face aux anciens colonisateurs qui partaient malgré eux et devaient devenir des partenaires à contre cœur. Pourtant, cette idée ne passa pas pour d’autres indépendantistes qui préférèrent garder les frontières léguées par la colonisation. Or, en souscrivant à cette histoire coloniale, les Etats Africains optaient pour plus de coopération entre les anciennes colonies et les anciens colonisateurs, plutôt qu’entre Africains eux-mêmes. De plus, par le même geste, ils homologuaient la gestion coloniale de l’Etat, puisque tel était le modèle disponible aux leaders (Ingiyimbere, 2005). Aussi Kalu a-t-il raison de souligner que

 

Les Etats Africains ont été des instruments d’intimidation pour la classe sociale, l’ethnie et la région, de corruption et d’étranglement de la société civile par ceux assez chanceux de recevoir des colonisateurs partants, le mandat de leadership…En effet, les colonisateurs de l’Afrique ont laissé le continent et ses gouvernements avec le seul choix de continuer leur modèle d’exclusion pratiqué par les Européens partants(Kalu, 2001 :37).

 

Cette ambition des Etats-Unis d’Afrique n’a cependant pas complètement disparu. Les signataires de l’Acte Constitutif de l’Union Africaine affirment avoir été

 

… inspiréspar les nobles idéaux qui ont guidé les Pères fondateurs de notre Organisation continentale et des générations de panafricanistes dans leur détermination à promouvoir l’unité, la solidarité, la cohésion et la coopération entre les peuples d’Afrique, et entre les Etats africains (OUA, Préambule).

 

Et comme premiers objectifs, l’Union veut « (a) réaliser une plus grande unité et solidarité entre les pays africains et entre les peuples d’Afrique; (b) défendre la souveraineté, l’intégrité territoriale et l’indépendance de ses Etats membres ; (c) accélérer l’intégration politique et socio-économique du continent » (OUA, Art. 3).  Ainsi, en même temps que l’Union veut garder et protéger la souveraineté des Etats membres dans leurs frontières des indépendances (OUA, art. 4, b.), il y a ce désir d’accélérer « l’intégration politique »[8].

 

L’ambiguïté de l’intégration en Afrique réside alors dans cette volonté d’agrandir l’intégration tout en protégeant jalousement les frontières des indépendances. Mais est-ce compatible ? De plus, malgré le vent démocratique qui souffla sur l’Afrique depuis les années 90, le processus de démocratisation et de la bonne gouvernance, le respect des droits humains et le renforcement de la société civile sont toujours plus des désidératas que des réalités dans les pays Africains. Malheureusement, l’actualité du conflit Gbagbo-Ouattara n’est qu’un exemple du moment qui illustre le mal qui somnole. Dans ce cas, est-ce possible de construire une unité politique sans s’entendre sur certaines valeurs fondamentales qui doivent caractériser cette entité ? Il est vrai que l’Union veut favoriser et construire un espace politique démocratique, respectant les droits de la personne humaine et les droits des peuples, en encourageant la participation des peuples Africains (OUA, art. 4). Mais comment de tels idéaux guideront le fonctionnement de l’Union, quand les membres pris individuellement n’en tiennent pas compte ? C’est peut-être pour cela que l’intégration se fait dans les régions où les tentatives n’auront pas été une réussite extraordinaires. Bourenane note que

 

Les expériences de coopération économique et d’intégration régionale en Afrique remontent aux années 60. Dès le recouvrement des indépendances, les Etats ont développé avec un succès inégal et avec des résultats toujours en deçà de ceux escomptés, des projets visant à asseoir les bases d’entités régionales (Bourenane 2002 :19).

 

L’auteur ajoute que

 

L’objectif recherché était multiple et dépassait le strict cadre économique. Il s’inscrivait le plus souvent en continuité des luttes engagées par les mouvements de libération nationale et exprimait une volonté de rupture avec la période coloniale, en faveur de la construction d’ensembles géographiques économiquement viables et politiquement solidaires(Bourenane 2002 :19).

 

Passant en revue les grandes constructions communautaires régionales, Bourenane (2002 : 30) conclut que la dynamique de l’intégration a rencontré des contraintes aussi bien internes qu’externes, mais elle a tout de même enregistré une avancée dans le « cadre organisationnel et réglementaire », surtout dans la décennie 1990-2000.

 

Malgré l’optimisme affiché par l’auteur, force est de constater que cette décennie est celle qui a connu plus d’instabilité politique en Afrique due à la résistance des anciens politiciens de passer d’un monopartisme étatique à une démocratie pluraliste favorable à l’épanouissement des droits humains et la responsabilité politique. Or, comme Lansana Kouyate l’observe,

 

La réussite de l’intégration régionale dépend d’abord largement de la stabilité politique et économique interne. En fait, la bonne santé politique et économique est la condition à remplir par chaque pays pour contribuer efficacement à la réussite de l’intégration et en tirer profit (Kouyate 2002 :158-59).

 

Ainsi, la réussite de l’intégration régionale à l’intérieur de l’Afrique bute aux mêmes obstacles que ceux rencontrés par la volonté de construire une Afrique Unie politiquement et économiquement prospère. Il serait difficile d’imaginer une entité régionale florissante alors qu’elle est faite des pays en ébullition politique, cause de leur défaillance économique. Nous avons mis l’accent ci-dessus avec Mattli sur la volonté des leaders politiques pour la réussite de l’intégration régionale. Or, dans des pays en perpétuel conflit et instabilité politique, il est difficile d’y trouver des politiciens intéressés par l’intégration régionale, alors que ce sont eux qui « doivent… décider non seulement s’ils doivent rechercher les accords régionaux, mais également comment mieux les gérer » (Goldstein et Quenan, 2002 :54). En guise d’exemple, Jakaya Kikwete (2002 : 171) et Jeni Klugman, Bilin Neyapti et Frances Stewart (1999 :7) montrent que la grande cause de l’affaiblissement jusqu’à la disparition de la Communauté d’Afrique de l’Est avant de ressusciter récemment, était principalement de nature politique.

 

Ces considérations nous remettent en face des frontières relevées dans les sections 2 et 3. En effet, non seulement la focalisation étroite aux aspects économiques de l’intégration régionale ignore les autres dimensions importantes, mais plus encore, dans le cas de l’Afrique, elle passe tout simplement à côté de là où il faut commencer si l’on veut réussir une intégration régionale : reconstruire politiquement l’Afrique (Ingiyimbere, 2004). Une telle reconstruction politique de l’Afrique doit conduire à la mise en place d’un espace politique où le citoyen s’épanouit dans ses droits, participe dans les décisions qui le concernent et décide de quelle tendance économique il veut suivre. Aussi ne pouvons-nous que nous accorder avec Koos Richelle qui dit que

 

Certaines conditions préalables essentielles doivent être remplies pour avancer [dans l’intégration régionale] ; elles relèvent du domaine politique et économique. La paix, la sécurité, la stabilité politique, la démocratie et la bonne gestion des affaires publiques sont des points clés, associés à une gestion macro-économique saine  (Richelle 2002 : 178).

 

Kikwete partage cette vision, car pour lui aussi, « l’Afrique doit instaurer des systèmes politiques viables si elle veut lancer des initiatives communes qui lui permettront de parvenir, progressivement ou de manière cumulée, à une intégration régionale durables ».

 

Ces initiatives doivent provenir essentiellement des forces sociales locales —les députés, les organisations professionnelles, les industriels, les associations des commerçants, les organes des professionnels ou les syndicats —qui ont véritablement intérêts à retirer des résultats positifs de cette intégration régionale (Kikwete 2002 :173).

 

Kikwete touche les deux grandes frontières qui ont été récurrentes : la complexité de l’intégration qui concerne plus d’un secteur et l’importance du politique, ainsi que l’importance du citoyen dans le processus de l’intégration, qui doit être consulté afin de ne pas être brusqué dans son identité et dans sa liberté de décision. C’est de ce double processus de reconstruction politique et de consultation populaire que naitront les valeurs communes qui doivent être à la base et cimenter toute initiative d’intégration régionale. C’est pourquoi, une fois de plus à la suite de Richelle, il dit « par-dessus tout, il faut qu’il y ait partage des valeurs et des idées » pour qu’il y ait une réussite de l’intégration régionale en Afrique (Kikwete 2002 :178).

 

Ceci est vrai aussi bien pour l’Afrique qui veut les intégrations régionales à l’intérieure de l’Afrique. Car, aussi longtemps que les pays concernés ne partageront pas les mêmes valeurs et les mêmes idées, ne fût-ce que comme idéal à atteindre par l’ensemble des pays membres, on n’arrivera même pas à une intégration économique, dans la mesure où les efforts des uns risquent d’être torpillés par les conflits des autres. Autrement dit, la stabilité politique des pays Africains et la ferme volonté d’embrasser les valeurs et idées de démocratie, bonne gouvernance, le respect des droits humains ainsi que la résolution pacifique des conflits, sont les pierres angulaires pour une intégration économique. Une telle démarche devra impliquer le citoyen et ainsi cheminer vers de plus grands ensembles qui conjuguent l’unité et la pluralité dans un espace de destin commun qui s’ouvre tout en résistant à la mondialisation/globalisation.

Conclusion

L’objectif de cet essai était de montrer que toute intégration régionale se heurte à un certain nombre de frontières, d’une part parce qu’elle est un moyen de résistance, et d’autre part parce qu’elle déborde le cadre économique qui semble monopoliser le débat quand on évoque l’intégration. Les trois points développés ci-dessus défendaient ces thèses. Le premier point a soutenu que l’économique n’est qu’une porte, parmi d’autres, vers une grande ambition de bâtir une entité politique qui aiderait à retrouver une certaine souveraineté, re-démarquer une certaine territorialité et retrouver le droit de parole dans les affaires économiques, étant donné ces droits/pouvoirs sont fragilisés par la mondialisation/globalisation. La réussite de l’intégration doit tenir compte de plusieurs paramètres, surtout les paramètres économiques et politiques.

 

Toutefois, il y a aussi d’autres paramètres, notamment culturels et historiques qu’il ne faudrait pas négliger. La deuxième section s’est attelée à ce point, soulignant avec force que c’est ici où il faut impliquer le citoyen parce que c’est son identité qui est en jeu. Aussi une consultation populaire peut-elle se démarquer de l’ambition et les objectifs de l’entité régionale, et il faut respecter le rythme de chacun dans ce processus d’intégration. La liberté de mouvement des personnes n’apporte pas simplement l’argent et les marchandises ; elle permet aussi la circulation des idées qui mutent les standards moraux et promeuvent le métissage culturel. La dernière section s’est focalisée sur le cas de l’Afrique, qui s’est avérée atypique. La plupart des auteurs concernés par le développement soulignent l’importance de l’assainissement politique pour tout espoir d’une intégration économique.

 

Or, il semble que peu de pays ne veulent ni embrasser ni partager les mêmes valeurs de reconstruction politique, pourtant professée dans les discours officiels et les Actes fondateurs, qui créeraient un environnement sain pour les affaires économiques et politiques. En plus des frontières déjà relevées dans les points précédents qui peuvent handicaper la réussite de l’intégration, il s’ajoute un besoin criant d’une volonté ferme d’embrasser les valeurs politiques de consultation populaire et l’implication de tous les acteurs intéressés afin de s’ouvrir aux valeurs professées comme principes des unités régionales. Plutôt donc que de fêter la mort de l’Etat à l’ère de la mondialisation, son amélioration (et même se l’imaginer autrement pour dépasser les clivages nationaux et les tares léguées par la colonisation) devient un impératif pour l’Afrique. Cela permettrait d’organiser des unités régionales capables de conférer une nouvelle souveraineté marquée par une réappropriation territoriale pour une nouvelle efficacité politique.

 

Pour réaliser une telle ambition, il faut absolument partager « les mêmes valeurs et les mêmes idées » de bonne gouvernance et de respect des droits de la personne humaine (Richelle 2002 :178). De telles valeurs doivent être incarnées par des leaders politiques épris de l’amour de l’Afrique et animés par une vision plus grande que les seuls intérêts personnels de certains des dirigeants actuels. C’est cela qui permettrait de faire décoller ce continent en proie aux guerres civiles et aux conflits politico-ethniques.

 


[1]Toutes les traductions sont les nôtres.

[2]J’emploie cette expression en deux mots pour marquer ce processus qui embrase le monde entier (un point positif) avec une ambition globalisante qui semble ne pas laisser l’espace à l’identification personnelle (côté que je trouve négatif).

[3]Il faut préciser que la résistance ne signifie pas la fermeture de l’économie, mais plutôt renforcement des capacités de faire face à l’agressivité de la mondialisation/globalisation et d’y contribuer à armes égales.

[4]Il serait intéressant de confronter la thèse et lavision de l’érosion de l’Etat-nation avec la réalité de l’Etat développeur ou l’Etat régulateur de l’économie qui fait que la politique précède l’économie. Comme suggérer dans la suite, sans entrer trop en profondeur, il s’agit moins de la mort de l’Etat que de sa métamorphose. 

[5]Renationalisation est entre guillemets parce qu’on continue de parler, par exemple, du capitalisme d’Etat français, et les pays comme l’Autriche, Allemagne, Holland ont leurs systèmes économiques particuliers bien qu’ils fassent partie de l’EU.

 

[6]Sur le même sujet, on pourrait se référer à la Chronique Européenne « L’Union Européenne : où en est-on ? » dans Ethique et Société V3N3/2006, particulièrement, p.336ff.

 

[7]La question de l’ivoirité en Côte d’Ivoire, ou la suspicion des Congolais d’origine rwandaise en RDC sont des exemples qui montrent que la construction régionale peut être une épée à double tranchant. On pourrait aussi penser aux groupes nationalistes dans certains pays Européens qui s’opposent à l’UE et montent dans les sondages, s’ils ne sont pas déjà au pouvoir.

[8]Soutenant que le politique précède l’économique, une telle intégration politique réussie au niveau du continent africain donnerait un nouveau tonus aux différentes stratégies du développement économiques, notamment le plan d’Action de Lagos (1980) ou le NEPAD (2001).

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